Corps de l’article

1. Introduction

Au Québec, comme ailleurs dans le monde, l’acquisition de compétences professionnelles constitue la finalité de la formation des futures enseignantes[2]. Parce qu’elle implique la mobilisation d’un ensemble de ressources, tant internes qu’externes (Le Boterf, 2006), nécessaires pour réagir adéquatement à une situation dans un contexte précis (Jonnaert, 2002), la notion de compétence a engendré des modifications profondes dans la formation universitaire, qui ne vise plus uniquement à dispenser des connaissances théoriques, mais cherche aussi à permettre l’intégration de ces connaissances à la pratique afin de contribuer au développement du savoir-agir complexe inhérent à la profession d’enseignant. Or, Altet (2010) souligne que l’intégration de la théorie et de la pratique dans la formation pose un défi de taille, puisqu’il semble bien que l’université et le milieu scolaire constituent deux univers entre lesquels les étudiantes se sentent plus ou moins écartelées, tant il leur est difficile d’établir des liens clairs et précis entre les théories qu’elles découvrent dans le cadre de leurs cours universitaires et ce qu’elles doivent réaliser lors de leurs stages. La pratique réflexive, qui consiste à «réfléchir sur sa pratique et réinvestir les résultats de sa réflexion dans l’action» (Gouvernement du Québec, 2001, p. 127), serait l’instrument de prédilection pour permettre une telle intégration dans un contexte de formation en alternance (Correa Molina et Gervais, 2008). Traditionnellement, elle s’ancre dans l’action professionnelle (Schön, 1983) des stagiaires et s’appuie donc au départ sur l’acte d’enseigner, sur lequel porte l’analyse déployée par les stagiaires avec l’aide de leurs pairs, et d’un formateur, ce dernier ayant notamment pour rôle d’apporter «des outils conceptuels d’analyse, des référents théoriques complémentaires pour aider à la compréhension des processus analysés» (Altet, 2010, p. 131).

Dans le cadre de ce projet, nous avons proposé aux stagiaires participant à notre étude d’explorer ensemble le concept de zone proximale de développement (Vygotski, 1934/1997) afin, leur avons-nous précisé, de mieux comprendre le concept sous tous ses aspects en nous appuyant sur leur pratique. Ce concept, que nous évoquons dans différents cours dispensés dans le cadre du baccalauréat en adaptation scolaire et sociale (BASS), est jugé complexe, flou et de nature purement théorique par la majorité de nos étudiantes, alors qu’il paraît doté d’une grande portée pratique à nos yeux de formateurs. C’est la raison pour laquelle nous avons élaboré et réalisé un projet de recherche visant à évaluer la façon dont la compréhension de ce concept évoluait au fil du temps chez nos étudiantes de premier cycle universitaire. Notre article a pour but de décrire les perceptions des stagiaires elles-mêmes quant à cette évolution, dans la mesure où leur vision subjective de leurs propres progrès constitue une variable importante dans le cadre de cette étude.

Pourquoi avoir choisi le concept de zone proximale de développement (ZPD) en particulier? Premièrement, sur le plan théorique, Vygotski (1933/2012a) lui-même souligne l’importance de ce concept pour l’enseignement: «[...] l’enseignement ne doit pas s’adapter au niveau du développement actuel, mais à la zone du développement le plus proche» (p. 147). Et, plus encore, l’enseignement doit être conçu en fonction de la ZPD: «Afin de créer la zone du développement le plus proche, c’est-à-dire, afin de donner naissance à plusieurs processus de développement interne, on a besoin d’un processus d’enseignement scolaire correctement construit» (Vygotski, 1933/2012a, p. 171). Il nous est donc apparu que le concept de ZPD pouvait nous permettre de favoriser l’établissement d’un lien entre la théorie historique culturelle et la pratique enseignante. Deuxièmement, sur un plan plus pragmatique, ce concept nous semblait des plus heuristiques, dans la mesure où il était susceptible de donner aux stagiaires un appui et un langage commun pour analyser leur propre façon d’enseigner. En fait, nous souhaitions également modéliser une intervention dans la ZPD, en permettant aux stagiaires de faire des apprentissages basés à la fois sur leur compréhension du concept de ZPD et sur leur propre pratique, et favoriser ainsi leur développement professionnel. Notre projet de recherche visait donc, à cet égard, un double objectif: 1) comprendre comment les stagiaires s’appropriaient le concept de ZPD à la lumière de leurs expériences d’enseignement en stage et 2) intervenir, en tant que formateurs-chercheurs, dans leur propre ZPD. Aux fins du présent article, nous nous limiterons à présenter les perceptions des stagiaires, comme nous l’avons annoncé ci-dessus, car ce sont les prises de conscience (autre élément fondamental de la théorie historique culturelle) qu’elles ont pu réaliser au cours de notre projet qui retiennent notre intérêt ici. En effet, ces prises de conscience ne sont certes pas à prendre à la légère dans une perspective vygotskienne, puisque ce sont elles qui font le lien entre le passé et l’avenir et permettent de généraliser (Vygotski, 1934/2012a), cet acte de généralisation favorisant une mise à distance de l’objet dont on prend conscience.

2. Cadre théorique: le concept de zone proximale de développement

Il existe plusieurs visions et plusieurs façons d’aborder le concept de zone proximale de développement, et ce, d’autant plus que Vygotski l’a utilisé à la fois pour montrer que l’enseignement doit précéder le développement (Vygotski, 1934/2012a) et pour s’opposer au type d’évaluation faite par les tests de QI, comme nous le verrons plus loin. Toutefois, certains auteurs (Chaiklin, 2003; Yvon et Zinchenko, 2012) insistent sur la nécessité de considérer le concept de ZPD à la lumière de la conception vygotskienne du développement et de ne surtout pas l’isoler de cette dernière pour qu’il garde son sens véritable. Dans le cadre de notre étude, nous avons présenté la définition suivante à nos étudiantes: «[l]a différence entre le niveau de résolution de problème sous la direction et avec l’aide d’adultes et celui atteint seul définit la zone proximale de développement» (Vygotski, 1934/2012a, p. 240), que nous avons analysée ainsi: pour intervenir dans la ZPD de ses élèves, l’enseignante doit déterminer: 1) une tâche propice à leur développement; 2) leurs niveaux actuel et potentiel et 3) une façon adéquate de les accompagner. Ce faisant, nous souhaitions ramener les étudiantes à la théorie développementale de Vygotski, attirer leur attention sur l’importance de bien évaluer le niveau de développement de l’enfant et souligner le fait que la notion d’accompagnement fait partie intrinsèque du concept de ZPD.

2.1 Des tâches développementales

Les tâches ou activités d’enseignement-apprentissage (obuchenie) choisies pour enseigner dans la ZPD devraient viser à contribuer au développement des fonctions psychiques supérieures de l’enfant en lui proposant des concepts scientifiques, en lien avec son niveau de compréhension des concepts quotidiens associés. C’est très précisément le rôle de l’école pour Vygotski, de telle sorte qu’en principe les tâches et activités scolaires devraient toutes contribuer au développement des fonctions psychiques supérieures. Toutefois, il y a lieu de s’interroger sur la nature des tâches scolaires: en effet, l’apprentissage des tables de multiplication ou de l’orthographe des mots d’usage par coeur paraît difficilement constituer une tâche développementale à la façon dont Vygotski les conçoit, puisqu’il contribue uniquement à exercer la mémoire naturelle, contrairement à des activités qui permettent de réfléchir sur les régularités présentes dans les tables ou sur l’aspect morphologique des mots à orthographier, qui favorisent le développement du raisonnement.

2.2 Niveau actuel et niveau potentiel

Les tests de QI ne permettent pas d’évaluer convenablement le développement de l’enfant (Vygotski, 1933/2012b). Pourquoi? Parce qu’ils se contentent d’évaluer ce que l’enfant sait faire seul, c’est-à-dire son niveau de développement actuel ou encore les fonctions psychiques qui sont déjà parvenues à maturité. Or, pour favoriser le développement de l’enfant, il faut également évaluer les fonctions en devenir, celles «qui ne sont pas encore arrivées à maturité, mais qui sont en train de mûrir, les fonctions qui mûriront demain» (Vygotski, 1933/2012b, p. 186-187). En conséquence, «Le seul bon enseignement est celui qui précède le développement» (Vygotski, 1934/2012a, p. 242), le rôle de l’enseignante étant de donner «vie aux processus de développement qui doivent accomplir leur cycle afin de porter leurs fruits» (Ibid., p. 171). En gardant à l’esprit qu’elle ne peut enseigner à ses élèves que ce qu’ils sont capables d’apprendre, l’enseignante doit partir des fonctions déjà développées et viser celles qui sont en maturation. Vygotski (1934/1997) illustre ce propos en évoquant l’enseignement de la lecture-écriture. Attend-on, écrit-il, que les enfants soient dotés d’une capacité d’abstraction et de la volonté nécessaires pour qu’ils puissent apprendre à lire et à écrire? Non, car l’apprentissage de la langue écrite contribue au développement de ces fonctions psychiques supérieures. Il est donc nécessaire de déterminer les seuils inférieur et supérieur d’apprentissage, car «[c]’est seulement dans cet intervalle que se situe la période optimale d’apprentissage d’une matière donnée. La pédagogie doit s’orienter non sur l’hier mais sur le demain du développement enfantin[3]» (Vygotski 1934/1997, p. 356-357). Ainsi, «le processus d’enseignement doit être construit de façon à créer la zone du développement le plus proche» (Vygotski, 1933/2012a, p. 171).

2.3 L’enseignement dans la zone proximale de développement

Vygotski a assez peu discuté de la façon dont il fallait s’y prendre pour enseigner dans la ZPD des élèves. Il évoque très clairement que l’enseignement dans la ZPD requiert nécessairement l’aide d’un adulte ou d’un pair plus compétent. Mais de quelle aide s’agit-il au juste? Lorsque l’on évalue la ZPD de l’enfant ou que l’on enseigne dans cette zone, précise Vygotski (1933/2012b), on peut lui poser des questions suggestives, lui montrer comment résoudre le problème, commencer à résoudre le problème puis laisser l’enfant le finir, lui donner des méthodes de résolution ou de démonstration différentes ou encore lui donner la solution complète puis lui demander de refaire le problème, car l’enfant ne peut imiter que ce que son développement actuel lui permet de comprendre. Par ailleurs, Vygotski (1934/1997) décrit ainsi le rôle de l’enseignant: «[e]n travaillant avec un élève sur un thème, le maître a expliqué, transmis des connaissances, questionné, corrigé, il a obligé l’élève à expliquer lui-même» (p. 365), cette dernière méthode contribuant au développement de la prise de conscience. Enfin, il souligne que l’enseignement direct des concepts scientifiques ne peut profiter aux élèves puisque ces concepts n’existent pas comme tels chez les enfants, mais qu’ils se développent au moyen de la pensée. Il préconise des «méthodes d’enseignement indirectes, plus fines, plus complexes» dans la mesure où elles font «progresser plus haut et plus loin le processus de développement des concepts enfantins […]» (p. 279) sans toutefois nous les décrire de façon plus précise.

2.4 La ZPD des stagiaires

Est-il possible d’enseigner dans la ZPD d’étudiantes universitaires, qui sont de jeunes adultes? La question se pose en effet, puisque Vygotski (1934/2012b) considérait que les modes d’apprentissage de l’enfant et de l’adulte sont profondément différents, sans toutefois s’attarder aux formes d’apprentissage présentes chez l’adulte qui seraient susceptibles de contribuer à la poursuite de son développement cognitif. Or, nos stagiaires s’inscrivent clairement dans la période située entre 18 et 25 ans, que Vygotski (1934/2012b) assimile davantage à l’âge adulte qu’à l’adolescence: «[i]l est difficile d’imaginer que le développement de l’homme au début de sa maturité (de 18 à 25 ans) soit conforme aux lois du développement de l’enfant» (p. 131). Toutefois, il écrit également ce qui suit: «[d]es études expérimentales récentes contredisent l’affirmation de James selon laquelle il est impossible d’acquérir de nouveaux concepts après 25 ans» (Vygotski, 1934/2012a, p. 246), de telle sorte qu’il n’est pas à exclure que ces nouveaux concepts puissent contribuer au développement cognitif à l’âge adulte, comme semble en témoigner cette remarque: «[s]i j’ai acquis les connaissances d’un cours d’anatomie humaine ou que ma pensée abstraite a progressé, je pense que ce n’est pas la même chose. Il existe une différence entre les processus de l’apprentissage et ceux du développement» (Vygotski, 1933/2012a, p. 149-150). Pour enseigner dans la ZPD, il faut donc qu’il y ait possibilité de développement. Or, de même que l’on ne peut qu’inférer le développement de l’enfant (Vygotski, 1927/1999), on ne peut qu’inférer ce qui se développe chez l’adulte. Toutefois, à titre de formateurs, il nous semble possible de proposer des tâches développementales à nos étudiantes, soit des tâches qui contribuent à augmenter leur capacité d’abstraction et à favoriser des prises de conscience, en nous appuyant sur le niveau actuel de nos étudiantes pour développer leur niveau potentiel de compréhension de leur rôle d’enseignante. Dans la perspective de développement professionnel de l’enseignant adoptée par Yvon et Clot (2004), nous avons donc mis en place un dispositif visant à nous permettre d’inférer le développement de la compréhension du concept de ZPD des participantes à partir de leur compréhension des situations examinées et discutées ainsi que de leur propre compréhension de leur évolution.

3. La méthode de recherche: la réflexion partagée à l’aide de la vidéoscopie

Notre étude exploratoire longitudinale a consisté à proposer aux étudiantes un objet de réflexion, c’est-à-dire à les doter d’un instrument conceptuel susceptible de les aider dans leur pratique réflexive, et à recourir à la méthode proposée par Correa Molina et Gervais (2010), appuyée sur la réflexion partagée et l’utilisation de séquences vidéo (Fenstermacher, 1996; Tochon, 2002), que nous décrirons ci-dessous.

3.1 Contexte de la recherche

Notre étude s’est déroulée dans le cadre du programme du baccalauréat en adaptation scolaire et sociale. Il convient de préciser que lors de leur première année tous les étudiants et étudiantes suivent un cours de psychologie du développement socioaffectif et cognitif, qui aborde de façon soutenue (pendant quatre cours de trois heures chacun) la théorie historique culturelle – et donc le concept de ZPD. Le baccalauréat comporte un stage annuel dont la durée et le degré d’autonomie attendue des stagiaires augmentent au fil des ans. Par ailleurs, il existait, au moment où nous avons réalisé cette étude, un cours de quatrième année d’un crédit (soit cinq cours de trois heures) destiné à informer les étudiantes et étudiants sur des thèmes actuels ou encore à leur permettre de mener à bien un projet approuvé par le responsable du programme. Notre étude a été considérée comme un projet par ce dernier, de telle sorte que le bilan final correspondait au travail exigé dans le cadre de ce cours.

3.2 Échantillon

Notre échantillon se composait de 19 étudiantes recrutées à la fin de la première année du BASS, que nous avons réparties en sept groupes, constitués en fonction des affinités des participantes de façon à ce qu’elles se sentent à l’aise pour discuter ensemble. Nous avons rencontré ces étudiantes deux fois par année par la suite, soit au début et à la fin de la deuxième, troisième et quatrième année de leur baccalauréat.

3.3 Instruments

Nos instruments de recherche consistaient à la fois en des enregistrements vidéoscopiques et en des séances de réflexion partagée axée sur le concept de ZPD. En effet, chacune des trois années de la durée de l’étude, les stagiaires ont été invitées à nous présenter deux enregistrements vidéoscopiques de séquences d’enseignement choisies en fonction de notre consigne voulant qu’elles nous proposent une séquence qu’elles jugeaient située dans la ZPD de leurs élèves et l’autre non. À partir de ces enregistrements, nous avons recouru à la méthode de réflexion partagée (Fenstermacher, 1996), soit une méthode semi-structurée qui s’appuie sur la rétroaction vidéo pour stimuler la réflexion concomitante à l’observation d’actions professionnelles ou d’actes d’apprentissage, et ce, de manière coopérative. Ainsi, le fait d’argumenter leur pratique était censé aider les participantes, avec l’aide des chercheurs et de leurs pairs participant à l’étude, à prendre conscience des fondements de leur pratique, à analyser leurs interactions avec les élèves et à réajuster, en conséquence, les principes guidant leurs actions, ce qui, d’ailleurs, constitue en soi une occasion de développement professionnel (Donnay et Charlier, 2006). La particularité de notre étude repose sur le fait que le concept de ZPD devait constituer le fil conducteur de la réflexion des participantes.

Cette façon de procéder s’apparente à la méthode de la double stimulation (Vygotski (1934/1997). En effet, les séquences vidéo constituaient un premier stimulus invitant nos étudiantes à réfléchir sur leur pratique tandis que la pratique réflexive axée sur le concept de ZPD jouait le rôle d’un second stimulus (ou instrument culturel) visant à leur permettre de structurer la réflexion.

La spécificité de la situation psychologique élaborée […] repose sur la présence simultanée de stimuli de deux types dont chacun joue un rôle diffèrent, qualitativement et fonctionnellement.

Vygotski, 1928/2012, p. 97

Notre hypothèse était la suivante: se regarder agir et analyser sa propre action à partir des séquences vidéo permettrait une remise en question et une prise de conscience importantes pour les étudiantes, mais axer la réflexion partagée sur le concept même de ZPD devrait en outre contribuer à l’appropriation de ce dernier non pas de façon abstraite, mais au contraire en l’ancrant dans leur propre pratique.

3.4 Procédure

Une première rencontre de toutes les étudiantes a eu lieu au début de la seconde année du BASS afin de présenter le projet, d’obtenir le consentement des participantes et de faire un bref rappel de la théorie vue dans le cours de développement de première année. C’est lors de cette rencontre que nous avons invité les étudiantes à se filmer lors de leur stage et à choisir leurs deux séquences d’enseignement. Nous n’avons formulé aucune consigne spécifique en ce qui a trait au choix des activités, à l’âge des élèves ou encore au moment où la séquence devait être filmée. Dans un second temps, au retour de stage des participantes, nous avons visionné les extraits choisis en sous-groupes et réfléchi ensemble à la façon dont ils illustraient ou non un enseignement dans la ZPD des élèves. Ces rencontres ont elles aussi été filmées puis transcrites intégralement. Nous avons procédé de la même façon lors des années 2 et 3 du projet. À l’issue des trois années, chaque étudiante nous a remis un bilan personnel à propos de cette étude, dans lequel elles avaient été invitées à réfléchir sur deux grands thèmes, soit 1) la façon dont leur compréhension du concept avait évolué en s’appuyant sur les trois aspects de la ZPD soulignés initialement, puis 2) les retombées formatrices de notre dispositif de recherche. C’est ce bilan qui a fait l’objet de notre analyse aux fins du présent article.

3.5 Analyse des données

Nous avons procédé à une analyse de contenu thématique sur deux niveaux. Le premier a consisté à reprendre les thèmes suggérés aux étudiantes (évolution de leur compréhension du concept et retombées formatrices du dispositif de recherche mis en place). Nous avons également eu recours à un second niveau de catégorisation, qui s’appuyait sur la nature de la tâche, le niveau de difficulté et l’accompagnement. Les deux premiers auteurs de cet article ont procédé à un accord interjuge portant sur environ 20 % de l’ensemble du corpus et sont arrivés à un accord de 80 % à la suite d’une première lecture. Ils ont donc revu ensemble les cas de désaccord de façon à bien comprendre la source des différences et en sont venus à s’entendre sur la totalité des énoncés analysés ensemble.

4. Résultats

Nous présenterons les résultats obtenus grâce à l’analyse du bilan écrit en fonction des différents thèmes traités par les étudiantes et terminerons par le réinvestissement qu’elles nous proposent de faire du dispositif de recherche dans notre formation initiale.

4.1 L’évolution de la compréhension du concept perçue par les stagiaires

4.1.1 La compréhension initiale

La plupart des stagiaires décrivent leur conception initiale de la ZPD, soit avant le début du projet, comme un concept qui leur paraissait confus, abstrait ou théorique qu’elles ne reliaient que peu ou pas à leur pratique enseignante:

La première année où j’ai entendu parler de la zone proximale de développement (ZPD), je croyais que c’était un autre élément très scientifique qui ne pourrait pas vraiment m’être utile au quotidien dans ma pratique d’enseignante en adaptation scolaire et sociale.

Pour l’une le concept était réduit à sa définition, apprise en première année du BASS, pour l’autre il n’évoquait que le nom de Vygotski. D’autres encore, par contre, avaient développé une compréhension un peu plus approfondie, mais qu’elles jugeaient erronée à la fin du projet: vision «cloisonnée», c’est-à-dire applicable à quelques élèves seulement, ou individualisée, soit applicable à un seul élève à la fois, ou encore centrée exclusivement sur l’accompagnement. Pour plusieurs, enfin, le concept de ZPD était synonyme de réussite de l’élève. L’impression générale qui se dégage de ces propos pourrait nous amener à penser que l’enseignement dispensé dans le cours de psychologie du développement suivi en première année était insuffisant, mais en fait elle nous semble plutôt appuyer la vision vygotskienne de l’appropriation des concepts scientifiques (Vygotski, 1934/1997) et des liens entre apprentissage et appropriation (ou développement), qui ne coïncident pas forcément (Vygotski, 1933/2012b). Elle nous incite aussi, à titre de formateurs, à nous pencher davantage sur la façon de soutenir le processus d’intériorisation sur le plan intrapsychique sans lequel il ne peut y avoir de développement (Vygotski, 1933/2012b). Dans le cas qui nous occupe, il ressort des propos des participantes que le fait de mener une réflexion de nature théorique appuyée sur leur pratique leur a permis de donner vie au concept, d’une part, et que l’accompagnement que nous leur avons offert les a aidées à construire progressivement leur compréhension du concept, d’autre part. De façon générale, les stagiaires considèrent que leur compréhension du concept a évolué de façon positive, mais que celui-ci reste complexe, vague, indéfinissable, qu’il varie en fonction des leurs perceptions et de leurs analyses personnelles, ainsi qu’en fonction de l’évolution des élèves. Loin d’être décevants à nos yeux, ces constats nous semblent révéler la profondeur de leur réflexion. Le commentaire de Maude synthétise assez bien la perception de 13 des 19 participantes:

En fait, sur le moment, tout me semble logique et clair lorsque je me demande si la tâche est trop facile ou trop difficile pour l’élève quand je le vois la réaliser. Toutefois, lorsque je mets les trois aspects à considérer pour qualifier la ZPD ensemble, c’est là que je me rends compte que ce n’est pas si clair comme concept, finalement.

Cependant, les étudiantes ne semblent pas découragées et préfèrent suivre la voie empruntée par Marianne, en particulier:

Pour l’instant, je n’ai peut-être pas totalement intégré le concept de ZPD dans mon enseignement, mais c’est vers ceci que je me penche, car je trouve ça très important de permettre à mes élèves en difficulté d’apprentissage d’aller plus loin que leurs capacités.

Il semble donc que notre démarche ait contribué à amorcer un processus plutôt qu’à le conclure. Il s’agit, à nos yeux, d’un aspect très positif du projet, puisque nous visons à former des praticiennes réflexives dès la formation initiale.

4.2 La compréhension des différents éléments de la ZPD

Pour mieux comprendre l’évolution perçue par les stagiaires, nous avons analysé leur propos en fonction des trois éléments que nous leur avions demandé de considérer.

4.2.1 La nature de la tâche

Rappelons ici que nous avons emprunté le concept de «tâche développementale» à Chaiklin (2003), qui l’a mis de l’avant pour préciser que l’on ne pouvait pas enseigner n’importe quoi dans la ZPD, contrairement à ce qu’avancent d’autres auteurs. Pour Vygotski (1933/2012b), il convient de proposer à l’enfant un problème qu’il devra résoudre avec l’accompagnement de l’adulte. Dans le cadre de notre étude, bien que parent pauvre des discussions réalisées au fil des rencontres, la nature de la tâche a été évoquée par 4 des 19 participantes. Ainsi, écrivent-elles, pour intervenir dans la ZPD, il est nécessaire de recourir à des tâches développementales, qui vont contribuer au développement des fonctions mentales ou psychiques supérieures, qu’elles déclinent ainsi: mémoire, réflexion, catégorisation, raisonnement logique, métacognition. Patricia se souvient avoir vu cette notion en classe et estime qu’elle s’est éclaircie dans le cadre du projet:

Concrètement, dans la pratique, pour savoir si une tâche est développementale, j’essaie de la rattacher à des notions d’apprentissage fondamentales (lecture, écriture, etc.) et je me pose comme question «Comment cette activité va permettre à mon élève d’être plus compétent?»

L’une associe la notion de tâche développementale à celle de conflit cognitif qui engendrera la ZPD; l’autre à celle d’activités signifiantes, qui s’apparentent à des situations réelles et qui impliquent la mobilisation de ressources personnelles variées, qui mèneront au développement de la pensée; la troisième à l’acquisition de compétences qui permettent mieux que de simples apprentissages de développer une certaine autonomie chez l’élève. Quant à la quatrième, elle considère que les tâches développementales sont plus difficiles pour l’élève, de telle sorte qu’elles mènent à de véritables apprentissages. Bien que le concept de développement n’émerge peut-être pas clairement de ces propos, il reste que toutes quatre se soucient de la nature des tâches qu’elles proposent à leurs élèves. Ainsi, pour Adeline: Sachant que la nature de la tâche doit être développementale si l’on désire faire acquérir des apprentissages chez les élèves, il est important d’envisager des activités ou des projets de cette nature de façon systématique. Par contre, Gaëlle considère que toutes les tâches proposées en classe ne peuvent répondre à ce critère, mais ajoute qu’elle tente le plus possible de respecter cet aspect. Trois participantes mentionnent qu’elles aimeraient approfondir la notion de tâche développementale. Toutes les trois disent comprendre cette notion sur le plan théorique, mais se sentir plus démunies lorsque vient le temps de l’appliquer dans leur enseignement. Ainsi d’écrire Alice:

[…] même si je comprends ce qu’on veut dire par ce terme, je n’en vois peut-être pas toute l’importance et la portée qu’il a. C’est une partie intégrante de la ZPD, mais je ne peux pas dire formellement toutes les tâches qui sont développementales et à quelles parties du cerveau elles touchent.

Quant à Maude, elle s’interroge sur le type de tâches qui peuvent être considérées comme développementales, puisque cette notion fait partie intégrante du concept de ZPD: Est-ce qu’une tâche à réaliser doit nécessairement faire émerger beaucoup de raisonnements pour considérer la tâche comme étant dans la zone proximale de développement de l’élève?

Nous aurions certes aimé sensibiliser davantage les participantes non pas tant au concept comme tel qu’à la nécessité de proposer aux élèves des tâches qui les poussent à réfléchir, à exercer une certaine maîtrise sur leurs processus cognitifs (Vygotski, 1934/1997). Nous sommes cependant agréablement surpris de constater que quatre d’entre elles se sont explicitement souciées de la nature des tâches proposées à leurs élèves. Par ailleurs, comme nous le verrons, d’autres participantes évoquent cet aspect du concept de ZPD en lien avec d’autres réflexions.

4.2.2 Le niveau de difficulté

Toutes les participantes conviennent qu’elles ont appris peu à peu à évaluer si elles enseignaient ou non dans la ZPD de leurs élèves, alors qu’une telle évaluation leur avait paru très difficile lors de la première année du projet. Notamment, alors que, lors de cette première année, un enseignement dans la ZPD était synonyme de réussite de l’activité par l’élève pour toutes les participantes à l’exception de trois d’entre elles, cette perception a radicalement changé au cours de l’étude. Les propos de Saskia illustrent clairement la difficulté initiale et le changement de perspective qui s’est opéré au fil des années:

La séquence vidéo que j’avais choisie comme étant dans la zone était une activité qui avait bien fonctionné. Celle choisie pour représenter une situation qui n’était pas dans la zone était une activité qui n’avait pas bien fonctionné. Bref, à travers les discussions, mon choix s’était inversé. […] Les années suivantes, je me suis rappelé de la première discussion qui m’avait fait douter. Je me suis souvenu que la réussite n’équivaut pas à une activité dans la zone proximale de développement. J’ai choisi mes séquences en tenant compte de cette constatation. Je cherchais des activités durant lesquelles les élèves avaient besoin d’aide…

Ainsi, la participation au projet a orienté les participantes vers la nécessité de bien évaluer le niveau actuel de leurs élèves. Il faut noter ici que les stages sont de plus en plus longs et les prises en charge de la classe de plus en plus nombreuses au fil de la formation, ce qui constitue un élément qui favorise l’évaluation du niveau actuel des élèves. C’est d’ailleurs ce que souligne Patricia: lors de mon dernier stage, j’étais beaucoup plus active, ce qui m’a permis d’avoir une très bonne connaissance des capacités de mes élèves. À l’issue du projet, les participantes considèrent donc que, pour enseigner dans la ZPD des élèves, il est indispensable de bien connaître leur niveau actuel. L’une précise qu’elle prend le temps d’analyser leurs travaux antérieurs pour mieux comprendre les difficultés qu’ils éprouvent; une autre souligne qu’il est essentiel d’être à l’écoute de l’élève; une autre encore s’interroge sur les acquis des élèves afin de construire des activités qui favoriseront leur développement cognitif. Par ailleurs, cinq d’entre elles expliquent leur évolution en précisant qu’elles avaient désormais compris que la zone proximale de développement pouvait varier en «longueur»: J’ai compris cette année-là que la zone peut avoir différentes longueurs selon le temps que l’individu prendra pour devenir autonome dans la tâche qu’il apprend, écrit Alice. Pour sa part, Aurélie estime que, plutôt que de correspondre à des moments de réussite, comme elle avait tendance à le considérer au début du projet, ce sont plutôt les moments de réflexion, d’hésitation, de persévérance et de complexité qui se situent dans la zone proximale d’un enfant. Ainsi, c’est bien le fait que les élèves aient besoin d’aide qui indique que l’on enseigne dans leur ZPD, et cette aide varie en fonction du rythme d’apprentissage de chacun: Par conséquent, bien que les enseignements donnés se trouvent dans la ZPD, le temps d’intériorisation et la manière d’intérioriser les concepts restent propres à chacun. Cette remarque nous renvoie à la description que fait Vygotski (1933/2012b) de deux enfants d’âge différent, qui ne progressent pas au même rythme lors de l’accompagnement qui leur est offert. Pour sa part, Violette relie le concept de ZPD à celui de différenciation:

Cette année, j’ai alors compris qu’il faut connaître le niveau de nos élèves avant de faire une tâche, car ceci nous permettra de leur apporter l’aide nécessaire à un apprentissage. Je trouve que ça ressemble beaucoup au concept de différenciation pédagogique, car dépendamment du niveau de l’élève, l’aide ne sera pas la même. Par contre, il ne faut pas seulement connaître leur niveau, il faut aussi savoir que même si l’élève fait de petits apprentissages sans parvenir à compléter ce qui lui est demandé, nous sommes dans la ZPD.

Ainsi, Violette semble avoir intégré la notion de fonction en germes, qui ne parviendront à maturité que demain (Vygotski, 1933/2012b). Toutefois, Mikaëlle s’interroge à cet égard: Comment l’enseignant peut-il aider l’élève à se développer à pleine capacité? Jusqu’à quel point doit-il lui apporter de l’aide et du soutien afin que l’élève acquière les connaissances et les compétences souhaitées? Si toutes les participantes affirment être désormais beaucoup plus habiles pour bien cibler la ZPD de leurs élèves, 11 d’entre elles font écho au questionnement de Mikaëlle en soulignant qu’il leur reste très difficile d’établir leur niveau potentiel. Ce questionnement nous apparaît très pertinent, car c’est là que les capacités d’écoute de l’enseignante vont l’aider à déceler le moment où elle doit interrompre son accompagnement, du moins momentanément. Il convient certes, comme l’avance Patricia, d’offrir des activités qui s’adaptent au niveau de l’élève et lui [offrent] des moments de déséquilibres cognitifs, afin de l’amener à construire ses connaissances, à faire des liens avec ce qu’il sait et favoriser son dépassement; toutefois, comme le souligne une autre participante, il faut doser le déséquilibre induit afin de ne pas démotiver l’élève, et ce, d’autant plus, dit-elle, que les enseignantes en poste redoutent d’effrayer les élèves avec des tâches trop difficiles pour eux. Ainsi, la compréhension que manifestent les participantes du concept de ZPD en s’appuyant sur la notion du niveau de difficulté de la tâche nous semble nuancée: les hésitations et la perplexité qui se dégagent parfois de leurs propos sont, ici encore, le reflet d’un processus de réflexion qui se poursuit. Lors de la dernière année du projet, neuf participantes ont mentionné qu’elles se sentaient maintenant capables de prendre en compte la ZPD de l’ensemble du groupe, même s’il y a là un défi à relever. Pour les autres, la question reste à approfondir. De plus, en dépit du fait qu’elles affirment être en mesure de bien évaluer le niveau actuel des élèves, le degré de difficulté de la tâche reste parfois difficile à évaluer selon trois des participantes. La préoccupation de Mikaëlle à cet égard nous paraît particulièrement intéressante:

Souvent, nous proposons des tâches qui amènent l’élève vers les objectifs que nous nous sommes fixés. En fait, nous tentons de lui enseigner dans sa zone proximale de développement pour qu’il se développe jusqu’au point que nous nous étions fixé. L’élève ne pourrait-il pas se développer davantage? Freinons-nous son développement en fixant des objectifs précis d’apprentissage?

Cette participante pose en fait ici la question du niveau potentiel de développement en se centrant sur l’enfant et ses besoins. Sa réflexion, qui nous semble émaner directement de son effort de compréhension du concept de ZPD, l’amène à ne pas se satisfaire d’une apparence de développement potentiel.

4.2.3 L’accompagnement

Tout au long de l’étude, l’accompagnement s’est avéré être un sujet de préoccupation central pour les étudiantes. De façon générale, elles affirment avoir pris conscience de l’importance de l’accompagnement à travers notre analyse du concept de ZPD, ainsi que de l’importance de leur rôle auprès de leurs élèves. Ainsi, Gaëlle illustre sa propre compréhension en précisant qu’elle est désormais plus attentive au langage non verbal de ses élèves (contact visuel, signaux de fatigue, etc.), qu’elle veille à leur prodiguer des encouragements lorsqu’ils font des efforts, qu’elle a appris à ne pas tout faire à leur place, qu’elle leur demande d’expliquer leur raisonnement et qu’elle travaille avec eux dans une perspective de développement des compétences. Leticia va dans le même sens en expliquant qu’elle a appris à poser des questions ouvertes qui rendent ses intentions pédagogiques plus claires pour les enfants et rendent ainsi leurs apprentissages plus significatifs. Quant à Mikaëlle, elle souligne que sa tendance à baisser son niveau d’exigence lorsque la tâche lui paraissait trop difficile a fait place à un processus de réflexion plus profond relativement à son accompagnement:

J’essaie, en tout temps, de m’adapter à la ZPD de chacun des élèves. Pour ce faire, je mise en premier lieu sur une évaluation constante de leurs forces et de leurs difficultés. Je porte une attention particulière à ce qu’ils sont capables de faire avec mon aide puis à ce qu’ils font de manière autonome, en essayant de doser mon aide adéquatement pour favoriser leur développement. Je mets l’accent sur le modelage, mais davantage sur le questionnement pour laisser de la place aux réflexions de l’élève. J’évite de ne faire que de l’enseignement magistral et de poser des questions fermées, car cela ne me permet pas d’évaluer la compréhension des élèves pendant l’enseignement et de réajuster mon accompagnement si nécessaire. J’ai aussi tendance à favoriser l’enseignement en sous-groupes ou individuel, car je considère qu’ainsi je peux plus facilement m’adapter à la zone proximale des élèves.

De l’avis des participantes, pour offrir un bon accompagnement dans la zone proximale de développement, il convient de disposer de temps, d’avoir une bonne connaissance des élèves, de tisser une relation de confiance avec eux, de susciter leur motivation, de veiller à la qualité des interactions sociales dans la classe et d’établir un climat de respect, surtout lorsque ce sont des pairs plus compétents qui sont chargés d’accompagner d’autres élèves. Elles se sentent toutes plus compétentes: cependant, nous nous gardons bien d’attribuer la cause de ce sentiment à leur participation au projet, car il est clair que toutes les étudiantes acquièrent des compétences et une assurance accrues au fil de leur formation. Néanmoins, pour certaines, le fait de cibler la ZPD de leurs élèves leur facilite le choix et la planification des activités puisque celles-ci sont balisées par le désir de bien intervenir dans la ZPD des élèves. Ainsi, d’affirmer Maude: Il y a eu une évolution de ma part dans mon enseignement depuis que nous nous posons des questions sur la ZPD […] je suis souvent en questionnement face à ce concept, je me remets continuellement en doute. Enseigner dans la ZPD des élèves, c’est amener l’élève à trouver des solutions par soi-même, c’est moduler les méthodes d’enseignement en fonction de ses besoins, c’est aussi réfléchir à des façons efficaces d’aider ses élèves. En fait, de souligner Leticia, dans la ZPD les deux acteurs sont en action et réfléchissent au regard de la tâche. Cette notion, fort intéressante, d’interaction et d’efforts communs, tant de la part de l’enseignante que de celle de l’élève, revient à quelques reprises dans les propos des participantes. Ainsi, d’affirmer Aurélie:

Je comprends que l’interaction entre l’élève et la personne qui le guide est singulière. Je vois plus clairement l’importance qu’a cette dernière dans le processus de développement. Au regard du concept de ZPD, il ne s’agit pas réellement de l’élève et du résultat obtenu dans la tâche, mais plutôt du cheminement, des échanges et des activités mises en oeuvre par les deux acteurs pour pousser le développement.

Violette considère que la compréhension du concept de ZPD l’aide à mieux enseigner parce qu’elle vise toujours à faire cheminer ses élèves: Garder ce concept en tête me permet de penser que toutes mes interventions doivent aller dans le sens d’un futur cheminement cognitif de la part de mes élèves. Plutôt que de baisser les bras face aux difficultés des élèves, elle a appris à modifier ses interventions et à les reformuler dans le but de favoriser le développement de ces derniers. Par contre, pour Marianne, c’est la pratique sur le terrain qui lui a permis de comprendre ce que signifiait enseigner dans la ZPD: On voit alors la progression de l’élève, qui exige de moins en moins d’accompagnement. De plus, la qualité de l’accompagnement est en lien direct avec le concept de ZPD, car la façon d’accompagner un élève aura une grande incidence sur sa compréhension. En ce sens, une intervention inadéquate ou maladroite ne permettra pas de cibler la ZPD de l’enfant. Pour sa part, Maude se demande si l’importance de l’accompagnement ne risque pas de biaiser sa perception de la ZPD. Les questions posées par l’enseignante à l’enfant seraient-elles les mêmes que celles qu’il se poserait lui-même? Ce questionnement semble témoigner de l’instabilité de la compréhension du concept de ZPD, qui inclut nécessairement la notion d’accompagnement et l’intervention de l’adulte, justement pour permettre à l’élève de progresser (Vygotski, 1933/2012b). Pour sa part, Patricia s’interroge ainsi:

[…] est-ce vraiment nécessaire d’être constamment dans la ZPD de l’élève? Je ne crois pas. Les élèves en difficulté ont besoin de vivre des réussites et les mettre constamment en situation de déséquilibre dans laquelle ils ont besoin d’un soutien pourrait devenir aussi lourd pour eux que pour nous.

Cette réflexion est particulièrement intéressante, car elle nous renseigne sur la vision qu’a l’étudiante d’un enseignement dans la ZPD et de la notion de tâche développementale: le fait de faire avec les enfants des activités qui vont les aider à se développer entraîne nécessairement pour elle une certaine souffrance et un risque de découragement. Dans un sens, elle s’inscrit dans la pensée de Vygotski (1933/2012b), pour qui le développement résulte d’une succession de luttes entre l’organisme et les exigences sociales, mais cette remarque indique aussi qu’elle voit le soutien comme quelque chose de lourd pour l’enfant, plutôt que comme un acte de collaboration et de partage entre elle-même et l’élève, qui pourrait en fait se trouver très heureux de réussir une activité en compagnie de l’adulte. Cette réflexion nous amène aux propos de huit de ses compagnes qui soulignent que l’affectivité ne peut être exclue du concept de ZPD. Ainsi, la notion d’accompagnement est indissociable de celle d’interrelation et donc de celle d’affectivité, la qualité de l’affect étant susceptible de se répercuter sur le niveau de développement potentiel de l’élève, notamment par le biais de sa motivation. C’est pourquoi enseigner dans la ZPD implique de bien connaître l’enfant, ses intérêts, sa façon d’apprendre, ainsi que tout autre facteur qui pourrait influencer le déroulement de l’activité à l’intérieur de cette zone. Ici encore, ces étudiantes sont «vygotskiennes sans le savoir», puisque Vygotski (1934/1997) considérait qu’affect et cognition étaient indissociables. Nous terminerons cette section sur ce commentaire d’Aurélie, qui nous a paru très inspirant:

Il faut toutefois soulever l’importance de considérer l’interaction entre les deux acteurs dans le concept de ZPD. En effet, c’est ce rapport entre l’élève et l’accompagnateur qui permet de façonner ou de modifier les conceptions. Les deux personnes peuvent alors s’apporter beaucoup l’une et l’autre.

Ainsi cette participante rejoint-elle la conception de la ZPD proposée par Tudge et Scrimscher (2003), pour qui la ZPD est un espace d’intersubjectivité.

4.3 Les retombées formatrices du dispositif de recherche

Les étudiantes qui ont participé à notre projet de recherche se disent très satisfaites de l’expérience, ce qui ne nous surprend pas non seulement en raison de l’effet de désirabilité sociale qui ne peut manquer d’être présent dans ce genre de bilan, mais aussi parce qu’elles ont participé à l’ensemble du projet, ce qui était tout de même assez lourd pour elles: rencontre en début d’année, emprunt et transport de la caméra, utilisation de cette dernière dans la classe – ce qui, surtout dans les premiers temps, peut constituer une source de stress pour elles et pour leurs élèves – et déplacement pour la deuxième rencontre, qui était généralement assez longue. Il fallait donc que l’expérience soit suffisamment valable à leurs yeux pour qu’elles la poursuivent pendant trois ans. Toutefois, les arguments les plus souvent évoqués concernent la richesse de la réflexion partagée avec leurs pairs et la chercheure à partir de séquences vidéo: accepter de s’observer, de partager ses réflexions avec ses compagnes, de faire des erreurs et de les analyser, de prendre un temps d’arrêt pour mieux comprendre les aspects positifs et ceux à améliorer de sa pratique enseignante, et ce, dans un contexte se voulant dépourvu de jugement. D’autres aussi se sont dites véritablement intéressées par la possibilité que leur a offerte leur projet de s’attarder sur le concept de ZPD, qu’elles jugent particulièrement pertinent pour réfléchir sur leur enseignement. Deux d’entre elles vont jusqu’à affirmer qu’il vaudrait la peine d’offrir un cours de 45 heures portant exclusivement sur ce concept, tant il est riche sur le plan conceptuel et pratique. Quant à l’implantation d’une telle formule dans le cadre de la formation initiale, les avis sont partagés. En fait, toutes, à l’exception d’une seule, sont favorables à l’intégration d’une formation théorico-pratique sur la ZPD dans le cadre de la formation initiale. Ce qui diffère des unes aux autres, c’est que certaines en envisagent l’implantation dans le cadre des stages, alors que d’autres non, en raison de sa lourdeur sur le plan pratique. Certaines proposent d’adopter une formule de jeux de rôle identique à celle utilisée dans un cours de didactique des mathématiques de 4e année alors que d’autres inséreraient plutôt le processus de réflexion partagée sur le concept de ZPD dans le cadre des activités de notre clinique-école. Enfin, l’étudiante qui n’est pas favorable à l’intégration de ce type de dispositif dans le cadre de la formation initiale déclare avoir beaucoup apprécié sa participation au projet, mais que sa qualité première résidait dans le fait que cette participation était volontaire, de telle sorte qu’il perdrait beaucoup de sa valeur et de sa force s’il devenait une activité obligatoire.

5. Discussion et conclusion

Notre article avait pour objectif de décrire les perceptions qu’avaient les participantes à notre étude de leur évolution quant à leur compréhension du concept de zone proximale de développement. Compte tenu de la teneur des résultats obtenus, il nous est impossible de les reprendre brièvement ici. Nous discuterons donc de ces derniers en suivant l’ordre dans lequel ils ont été présentés.

5.1 La compréhension initiale

Nos étudiantes ont généralement déclaré qu’elles savaient fort peu de choses au début du projet, en dépit du fait que le cours de psychologie du développement qu’elles ont suivi en première année de baccalauréat accorde une place importante à la théorie historique culturelle ainsi qu’au concept de zone proximale de développement en lien avec leur future profession. Leurs propos nous ramènent à une réalité trop souvent oubliée en enseignement: la présentation d’une théorie, même illustrée d’exemples, n’est que le premier pas vers sa compréhension et son appropriation par les étudiantes. D’ailleurs, si nous revenons aux notions de concepts quotidiens et de concepts scientifiques (Vygotski, 1934/1997), les étudiantes arrivent à l’université avec des conceptions initiales du développement et de l’enseignement qui diffèrent de l’une à l’autre, de telle sorte que l’on peut poser l’hypothèse qu’elles n’intégreront pas toutes de la même manière les concepts scientifiques qui leur sont proposés dans le cadre de leurs études universitaires.

Par la médiation de la connaissance et des outils de la culture, [le] développement fait l’objet de différenciations et de réorganisations des fonctions entre elles et s’effectue en direction d’un rapport de plus en plus conscient et volontaire que le sujet entretient tant avec le monde extérieur qu’avec son monde intérieur. Au cours du développement se produit ce que Vygotski appelle une «intellectualisation» des fonctions psychiques.

Brossard, 2008, p. 67

Cette prise de conscience se dégage clairement des propos de nos stagiaires, et c’est un aller-retour soutenu entre leurs conceptions spontanées de la pratique enseignante et celles sous-jacentes au concept (scientifique) de ZPD qui l’a favorisée. Se pose ici le problème de la médiation telle que nous la concevons dans le cadre universitaire, qui consiste le plus souvent à présenter des concepts (plan interpsychique) et à laisser aux étudiantes le soin de se les approprier sur le plan intrapsychique. «La zone se crée grâce, à l’aide des autres, […] que l’enfant peut saisir ou ne pas saisir» (Schneuwly, 2007/2012, p. 347). Certes, cette incapacité de saisir l’aide offerte peut découler d’une limite de l’apprenant, mais comme nos participantes l’ont d’ailleurs souligné, il se peut aussi que cette aide ne soit pas saisie parce qu’elle est insuffisante ou inadéquate.

5.2 L’évolution du concept

Il nous semble que notre méthode, bien qu’elle présente des failles, nous a permis d’observer la progression de la compréhension du concept de ZPD des participantes. C’est ce que les propos présentés tout au long des sections précédentes nous permettent d’affirmer. Cette évolution semblerait même pouvoir se poursuivre après ce projet dans la mesure où leur participation a engendré des réflexions qu’elles ont l’intention d’approfondir et des questionnements auxquels elles souhaitent répondre dans l’exercice de leur profession. Il apparaît en effet que les étudiantes considèrent avoir atteint leur «niveau potentiel» de compréhension (ce qui n’est pas synonyme de développement) au cours de la démarche et qu’elles font du niveau de compréhension acquis au cours du projet leur nouveau niveau actuel pour poursuivre leur réflexion.

5.3 La nature de la tâche

Nous avons mentionné dans le cadre de la présentation des résultats que nous avions été surpris de constater que les étudiantes s’interrogeaient sur la nature de la tâche dans la mesure où, lors des rencontres, nos questions à cet égard suscitaient peu de réactions, voire peu d’intérêt, de leur part. Ainsi, les processus internes de réflexion ne nous sont pas toujours accessibles; de plus, loin d’être immédiat, le processus de maturation suit des chemins méandreux et est certainement influencé de diverses manières par les expériences réalisées en cours de route. Il se pourrait que la démarche de développement professionnel observée ici s’apparente à celle de l’enfant décrite par Vygotski (1934/2012a):

L’enfant a appris à exécuter une certaine opération. En même temps il s’est approprié un principe structurel dont le domaine d’application est plus large que celui de l’opération de départ. En avançant d’un pas dans le champ de l’apprentissage, l’enfant avance par conséquent de deux dans le champ du développement; apprentissage et développement ne coïncident donc pas.

Vygotski, 1934/2012a, p. 235

5.4 Le niveau de difficulté

Cet aspect du concept de ZPD a retenu l’attention des participantes non seulement parce qu’elles avaient du mal à cibler le niveau de difficulté approprié, mais aussi parce que les enseignantes hésitent généralement à proposer des tâches qui comportent un défi à leurs élèves en difficulté, de peur de les décourager, aux dires de plusieurs de nos étudiantes. Il est pourtant reconnu que des attentes élevées de la part de l’enseignante constituent un facteur de réussite important chez les élèves, y compris chez ceux en difficulté, notamment parce qu’elles sont le reflet de la confiance que l’enseignante éprouve envers la capacité de ses élèves à progresser (Bressoux, 2008). Si nos étudiantes ont développé différentes stratégies pour situer le niveau actuel de leurs élèves, elles disent éprouver de la difficulté à évaluer leur niveau potentiel: vont-elles trop loin? Pas assez loin? Difficile à identifier à leurs yeux. La plupart d’entre elles ont acquis la conviction qu’elles peuvent avoir enseigné dans la ZPD de l’élève même s’il n’a pas réussi la tâche au complet et même s’il n’est pas capable de transférer ses apprentissages non seulement à des tâches différentes, mais même à des tâches semblables: cette perception nous paraît intéressante, car porteuse de confiance dans les capacités de l’élève. S’inscrit-elle dans le concept de ZPD? À notre avis, oui, si l’on se réfère à Vygotski (1933/2012b) lui-même, pour qui la ZPD est cet espace temporel où l’enseignante doit viser à développer les fonctions qui sont encore en germe dans l’esprit de l’enfant. De plus, cette conviction s’inscrit dans la pensée de Vygotski (1934/1997) voulant qu’au moment où l’enfant découvre un concept, il ne fasse que commencer à le comprendre. Enfin, les propos des participantes donnent à penser qu’enseigner dans la ZPD implique un effort, non seulement de leur part, mais aussi de la part de l’élève, ce qui nous semble tout à fait en accord avec la position de Vygotski (1934/1997), pour qui l’apprentissage ne devait pas nécessairement être facile.

5.5 L’accompagnement de l’élève

Il est difficile de déterminer si la compréhension de la notion d’accompagnement de nos stagiaires s’inscrit dans le concept de ZPD puisque nous savons peu de choses de la conception vygotskienne de l’enseignement, d’une part, et que les étudiantes ont fréquemment été exposées à l’idée qu’un bon accompagnement devait être de nature socioconstructiviste, notamment dans leurs cours de didactique, d’autre part. Or, selon Schneuwly (2007/2012), il est tout à fait inexact d’assimiler la théorie historique culturelle à l’approche socioconstructiviste, ne serait-ce que parce que, pour la première, l’enseignement doit précéder l’apprentissage et, à ce titre, implique l’intervention de l’enseignant ou de l’enseignante, dont le rôle est d’enseigner des concepts scientifiques et de provoquer une rupture d’avec les concepts quotidiens.

Malgré ce glissement involontaire d’une théorie à une autre, la réflexion des participantes à cet égard nous paraît néanmoins fructueuse pour plusieurs raisons: premièrement, elle les a conduites à examiner la qualité de leur façon d’enseigner, et en particulier à être plus attentives aux besoins de leurs élèves; deuxièmement, elle les a amenées à se décentrer de l’idée que le potentiel d’apprentissage était une caractéristique de l’élève (voir Chaiklin, 2003, à cet égard), mais qu’au contraire il dépendait souvent de la qualité de leur accompagnement; troisièmement, elle a contribué à les inciter à se remettre en question de façon récurrente et donc à devenir des praticiennes réflexives. Par ailleurs, d’une façon fort vygotskienne, plusieurs d’entre elles estiment ne pas pouvoir et ne pas devoir dissocier l’affect de la cognition (Vygotski, 1934/1997) chez leurs élèves, ce qui est assez caractéristique, il faut bien le dire, des étudiantes en adaptation scolaire et sociale et probablement fort peu en lien avec notre intervention. Mais, ce qui à nos yeux constitue le point fort de notre démarche, c’est qu’elle a favorisé une prise de conscience chez nos étudiantes, notamment du pouvoir qu’elles avaient d’aider leurs élèves. Il est à noter que celles-ci nous ont incités à leur donner plus d’informations au fur et à mesure du déroulement de l’étude, notre seul questionnement étant frustrant à leurs yeux. Si cette attente de leur part a d’abord provoqué un certain malaise en nous, nous concluons aujourd’hui qu’elle n’était certes pas «anti-vygotskienne», puisque Vygotski (1934/1997) lui-même considère que l’enseignante doit expliquer, voire modéliser, les tâches à accomplir. De plus, le fait de partir de la pratique des étudiantes pour explorer le concept avec elles s’inscrit dans la vision vygotskienne d’un bon enseignement: plutôt que de s’en tenir à une définition, nous avons préféré partir des préoccupations ou concepts spontanés des étudiantes pour approfondir le concept scientifique de ZPD. En somme, nous pensons que le dispositif de recherche, de par son potentiel formatif, s’inscrit minimalement dans la zone de développement professionnel des étudiantes, voire dans leur zone de développement cognitif de façon plus large. Enfin, toutes les participantes, à l’exception d’une seule, estiment que la méthode que nous avons utilisée dans ce projet de recherche mérite d’être intégrée dans le programme. Pour nous, une telle façon de procéder doit s’inscrire dans la logique de l’arrimage théorie-pratique et donc dans la perspective de l’acquisition de compétences plutôt que de simples connaissances.

Nous aimerions conclure en faisant ressortir un aspect de cette étude qui retient particulièrement notre attention. Nous souhaitions modéliser la façon d’enseigner dans la ZPD au bénéfice des participantes. Apparemment, celles-ci ne se sont pas rendu compte de cet aspect de notre démarche. Par contre, en ce qui nous concerne, nous pouvons reprendre à notre compte les propos de Tudge et Scrimsher (2003):

Giving obuchenie its meaning of teaching-learning encourages us to examine what happens to both partners in the interaction and to recognize that when a zone of proximal development is created in the course of interaction, both partners change.

Tudge et Scrimsher, 2003, p. 220

En nous penchant sur les modalités d’enseignement-apprentissage des participantes à l’étude, nous nous sommes du même coup penchés sur les nôtres: être enseignant, peu importe le degré scolaire, demande d’enseigner dans la ZPD des apprenants. Enfin, la zone proximale de développement est-elle une zone de changements intérieurs pour nos stagiaires? Nous pensons pouvoir répondre par l’affirmative à cette question, bien qu’il nous soit difficile d’évaluer la profondeur des changements vécus par chacune d’entre elles. Toutefois, leur discours laisse entrevoir une prise de conscience nouvelle face à elles-mêmes en tant que futures enseignantes.