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1. Introduction

De nombreuses enquêtes ont étudié les pratiques numériques des jeunes en examinant leurs diversités et leurs amplitudes (Baron et Bruillard, 2008; Lardellier, 2012). D’autres recherches ont montré que les pratiques numériques ont un effet notable sur la réduction des pratiques culturelles et de loisirs non numériques ainsi que sur la centration de ces pratiques sur leurs dimensions numériques ou virtuelles (Donnat, 2007). La relation entre ces pratiques personnelles formelles ou non formelles avec le domaine scolaire est peu étudiée. Pourtant, les discours professionnels et les débats dans les médias semblent fortement opposer la pratique numérique personnelle des jeunes au travail scolaire (Chaptal, 2003). Pour une majorité d’éducateurs (parents, enseignants, éducateurs), les usages numériques sont un frein aux acquisitions scolaires (Poncet et Régnier, 2001; Leclère, Simonnot, Barcenilla et Dinet, 2007). Peut-on dire aujourd’hui que les usages personnels des jeunes sur le Net, leurs pratiques culturelles numériques et leurs usages des réseaux sociaux sont des freins à la réussite scolaire? Bien au contraire indique le rapport Fourgous (2012) dans ses analyses. L’école doit intégrer les compétences acquises par les jeunes du point de vue numérique. Pourtant, Dauphin (2012) montre le caractère difficilement compatible des éléments des cultures numériques des jeunes et des attentes de l’institution scolaire. Il semble pour lui qu’il y ait une réconciliation difficile à réaliser entre des pratiques numériques des jeunes affectives et autoformées et une attente scolaire normée et raisonnée. Pour Fluckiger (2008), c’est bien la différence croissante entre des usages ludiques et personnels des élèves et l’attente scolaire qui marque une difficulté croissante au transfert des compétences autoformées vers le champ scolaire. Nous voulons, dans la cadre d’une approche des usages sociotechniques, mettre en question ces hypothèses et mesurer les difficultés ou les impacts des usages personnels numériques de jeunes dans le champ scolaire.

2. Les usages culturels et numériques des jeunes collégiens en France

En parallèle à l’évolution de nos sociétés vers des sociétés à composantes numériques (Compiègne, 2010), nous assistons à une émancipation plus précoce des enfants et cette évolution s’est accélérée ces dix dernières années (Dauphin, 2012). La notion de jeunesse comprend de plus en plus de préadolescents et d’adolescents qui s’identifient en commun aux univers numériques (réseaux sociaux, pratiques vidéo, cyberculture). Le cyberespace est devenu un univers de significations avant même d’être un univers de pratiques (Lévy, 1997). De 7 à 19 ans, les jeunes jouent sur les réseaux une conquête bien plus essentielle que celle d’une liberté de pratiques; ils construisent les identités virtuelles, concrètes, médiatiques de leur autonomie et de leurs cultures. En parallèle de leur construction identitaire et même parfois de façon totalement imbriquée, ils s’approprient des pratiques numériques personnelles (Fluckiger, 2008).

Quand on aborde la question des usages numériques des jeunes de 9 à 17 ans, on est bien souvent pris par cette évidence qu’aujourd’hui utiliser l’Internet, se connecter depuis son téléphone intelligent, envoyer des messages instantanés sont devenus des actions quotidiennes des adolescents. Dès le réveil, les jeunes vivent dans un univers médiatique et numérique: le téléphone portable, la tablette numérique sont bien souvent les premiers objets utilisés par ces jeunes (Association Santé Environnement France [ASEF], 2013). Sur les 38,4 millions de Français connectés, les jeunes représentent près de 40 % de la population des internautes.

Parler du réseau, du Web, des réseaux ce n’est en fait pas dire grand-chose tant les différences des usages sont riches. Il est donc difficile de classifier les jeunes à travers leurs simples actions numériques. L’ensemble des jeunes réalise toujours les mêmes trois types d’actions (consommation de biens culturels, réseautage, recherche d’informations) (Jehel, 2014). Jouer, converser, acheter, s’informer, écrire, militer sont certes des pratiques qui peuvent être analysées en tant que telles, mais nous ne pourrons bien connaître les univers numériques des jeunes qu’en adoptant en premier lieu une approche descriptive et explicative des usages et des mésusages qu’ils créent au jour le jour. Notre rapport à la technologie se construit souvent à partir de simples représentations des usages, les amplifiant et les incorporant dans des actions naissantes et significatives.

D’un point de vue général, les jeunes interrogés dans le cadre de l’enquête EU Kids Online, conduite au sein des pays de l’Union européenne, à propos de leurs activités en ligne ont indiqué qu’ils réalisent les pratiques suivantes (Blaya et Alava, 2012):

  • La première activité réalisée par les jeunes est «Lire ou regarder les informations sur Internet». Cette activité est l’activité la plus rapportée avec une augmentation avec l’âge (88 %). En effet, plus on est âgé, plus on déclare avoir réalisé cette activité durant le dernier mois.

  • Après ces pratiques d’information ou de culture vient un ensemble de pratiques visant à la création de contenus et aux activités d’échanges de données et de ressources. Les jeunes interrogés sont 41 % à dire qu’ils ont partagé des photos, des vidéos ou de la musique avec d’autres. Ces pratiques de création de ressources sont plus nombreuses en France qu’au sein de l’Union européenne. Ils sont plus nombreux à avoir créé un blogue ou un journal en ligne (23 % contre 11 %), à avoir utilisé des sites de partage de fichiers (26 % contre 18 %), à avoir créé un personnage – animal ou avatar (21 % contre 18 % en Europe) – et passé du temps dans un monde virtuel (27 % contre 16 %).

  • Communiquer (par exemple par le biais de messageries instantanées, 57 %) est une des activités les plus populaires. Envoyer et recevoir des courriels est une activité moins courante en France (40 % contre 61 %) tout comme aller sur des sites de clavardage (17 % contre 23 %). Nous constatons que ces pratiques sont fortement féminines, car les filles de 13 à 16 ans réalisent cette activité dans une proportion de 77 % pour seulement 44 % pour les garçons du même âge. Un jeune sur deux a utilisé une webcam (48 % contre 31 %), sans doute en tant qu’outil de communication en ligne. La tendance est nettement plus élevée chez les filles de 13 à 16 ans. Un jeune sur deux a un profil sur un réseau social, ce pourcentage passe à 69 % pour les garçons de 13 à 16 ans et à 79 % pour les filles du même âge.

  • Enfin, jouer sur Internet est une activité réalisée régulièrement par 40 % des jeunes. Ce taux passe à 66 % pour les garçons de 13 à 16 ans et quant aux jeux en ligne, la moyenne passe de 33 % à 46 % pour ces mêmes garçons. Notons qu’à l’inverse des activités de communication, les jeux sont majoritairement masculins. Trente pour cent des filles déclarent réaliser des activités de jeux sur ordinateur et seulement 7 % des jeux en ligne. Cette pratique, si elle n’est pas seulement masculine, est toutefois fortement genrée.

L’évolution des médias qui intègrent aujourd’hui des formats numériques en continu, le système des notifications SMS et le phénomène des buzz (rumeurs positives ou négatives autour d’un événement médiatique ou une ressource sur le net) font de l’Internet pour le jeune soit un espace de ressources d’information, soit une auberge espagnole où les informations sont peu crédibles. Le Web constitue en effet pour les jeunes une source privilégiée d’information. Rechercher une information sur Google ou consulter Wikipédia est une activité courante. Soixante-quatorze pour cent des jeunes de 10 à 18 ans déclarent faire très régulièrement des recherches pour l’école et 77 % dans un but personnel. Wikipédia est devenue de loin l’encyclopédie de référence des jeunes lycéens et étudiants (Kredens et Fontar, 2010). Les jeunes utilisent le Net pour apprendre en ligne ou en réseau puisque 65 % des jeunes déclarent utiliser Facebook pour trouver une information scolaire. Les forums d’adolescents sont aussi une source essentielle pour trouver des informations scolaires. L’Internet peut donc être un territoire de savoirs et les jeunes y développent des usages de «chercheurs de savoirs» (Alava, 2013).

Est-ce à dire que les jeunes développent de véritables compétences cognitives ou informationnelles sur le réseau? Il est difficile de le préciser tant la génération «Google» (Rowlands et al., 2014), fonctionne souvent de façon empirique et informelle (Aillerie, 2011). Les travaux portant sur les comportements de recherche des jeunes, sur les modalités d’interrogation spontanée des moteurs de recherche et de Google en particulier, via le langage naturel, montrent que les pratiques sont plus tâtonnantes que stratégiques. Les jeunes ont parfois du mal à dépasser la simple interrogation et pour eux trouver l’information est l’alpha et l’oméga de l’apprentissage (Ibid., 2011). La plupart du temps, par manque de compétences informationnelles structurées, les «natifs du numérique» sont des «naïfs du numérique» (Boubée, 2008). Certes les jeunes développent des compétences spécifiques du point de vue de leurs usages numériques (Alava, 2013). Les usages technologiques médiatiques ont un effet sur les performances visuelles, verbales, sur la gestion multitâche (Greenfield, 2009), sur les compétences culturelles et sociales (Alava, 2013) mais semblent n’avoir que peu d’effet sur la mémorisation et sur les modes de traitement des informations (Nahas, 2006).

3. Effets des usages numériques sur l’apprentissage scolaire

Dans leurs recherches portant sur les effets des Technologies de l’information et de la communication éducatives (TICE) dans l’apprentissage des élèves, Barrette (2004, 2005), BECTA (2006), Chaptal (2007) et Heutte (2008) ont constaté que les résultats sont parfois contrastés et que les chercheurs ont préférentiellement étudié les usages scolaires des TICE. Dans une synthèse réalisée par Barrette (2004), nous constatons que les travaux montrant un effet positif des TICE à l’école (Center for Applied Research in Educational Technology, 2005; Chickering et Ehrmann, 1996), notamment en matière d’interactions maître élèves et d’autonomie de l’élève, sont parfois contredits par des recherches qui ne trouvent pas de lien direct entre les performances des élèves et les usages des TICE (Russell, 1999).

Il n’y a donc pas de consensus scientifique sur cette question des effets scolaires des usages numériques des jeunes (Thibert, 2012). En ce qui concerne la motivation des élèves, Poncet et Régnier (2001) dans une enquête conduite pour le ministère de l’éducation nationale française montrent des effets importants des usages numériques sur la motivation et l’autonomie au travail chez certains élèves en difficulté. Cette mesure de l’effet de la motivation des élèves est confirmée par plusieurs travaux scientifiques même si Viau (2000) s’interroge sur la qualité de la motivation et sa permanence dans le temps. Enfin, deux études quantitatives par questionnaire portant sur l’apprentissage des langues (Education, Audiovisual and Culture Executive Agency, 2009) et sur la réussite scolaire (Roy et Mainguy, 2005) montrent des effets bénéfiques sur les apprentissages scolaires.

En ce qui concerne l’impact sur les enseignements disciplinaires, une étude conduite dans les pays de l’Union européenne montre un impact positif des usages numériques sur l’enseignement des sciences, de l’histoire et des langues. Balanskat, Blamire et Kefala (2006) montrent que ces effets sont plus amples pour des élèves (12-18 ans) de milieu moyen ou aisé. Cette étude quantitative montre que l’effet favorable des utilisations scolaires de TIC est bien moindre pour des enfants issus de familles défavorisées. Ce même phénomène est mis en avant dans deux études américaines qui montrent que pour les populations défavorisées ou discriminées (Afro-Américains, femmes, Hispaniques), les effets des TIC sont beaucoup plus faibles (Dimaggio, Hargittai, Celeste et Shafer, 2004) comme pour les populations rurales ou en décrochage social (Hargittai, 2010).

Dans une recension récente des travaux anglo-saxons, Depover, Karsenti et Komis (2007) montrent que s’il y a un effet favorable de l’usage des TIC en classe sur les résultats, celui-ci dépend des modalités d’utilisation de ces outils par l’enseignant. Ces effets sont notamment perceptibles pour les enseignements de mathématiques et des sciences (Clements, 2000 et Yelland, 2003 cités par Depover et al., 2007): les travaux de Cordier (2011) ont montré un effet positif de ces utilisations sur les procédures de recherche d’informations et les démarches documentaires (Ramboll Management, 2006).

Pour la question du genre, Karsenti et Collin (2013) confirment un effet différentiel entre les garçons et les filles en ce qui a trait aux impacts positifs des TICE sur la motivation. Ils sont plus prudents sur les effets en matière de résultats scolaires, car ces effets sont fortement dus au niveau d’intégration des TIC dans les classes, aux modalités d’enseignement et aux compétences numériques acquises par ces jeunes (Karsenti et Collin, 2013; Karsenti, Goyer, Villeneuve et Raby, 2005). Enfin, notons que même si de nombreux travaux portent sur la permanence d’une fracture numérique suivant l’origine et le statut social des jeunes (Ben Youssef, 2004; Brotcorne et Valenduc, 2009), peu de recherches ont pris en compte cette dimension sociale dans les études d’impact des TICE sur les résultats scolaires.

4. Cadre théorique «les usages numériques des jeunes»

Pour penser la relation entre un objet technique, un dispositif numérique et des pratiques personnelles des jeunes, nous nous référons à la théorie des usages sociotechniques afin d’étudier les changements sociétaux, la construction sociale des systèmes techniques et les ruptures culturelles initiées par des changements technologiques (Constant, 1987; Klein et Kleinman, 2002). En rupture avec l’approche technologique qui privilégie la technique et les potentialités communicationnelles et sociales conçues par le créateur (Latour et Woolgar, 1986), nous concevons l’apparition des pratiques sociales technologiques comme une interaction entre le sujet et la technique. Cette interaction n’est donc ni déterminée par une technologie imposant ses modalités d’actions, ni par un déterminisme social qui imposerait ses structures et ses formes d’agir, mais par une interaction en construction entre les deux dimensions.

Nous définissons les usages numériques informels des jeunes comme l’ensemble des pratiques numériques autodirigées par le jeune dans le cadre de ses loisirs, sa culture et ses pratiques de préparation des activités scolaires. Les jeunes acquièrent des habiletés numériques, informationnelles et sociales au cours de ces activités; ils découvrent, intègrent des informations et des connaissances. C’est le transfert dans une modalité autoformatrice qui est pour nous le levier de cet effet entre des pratiques personnelles hors classe et des éléments de la performance scolaire (Alava, 2013). La culture, particulièrement dans sa dimension numérique, pose un défi éducatif et notamment valorise l’éducation informelle. Cette dimension éducative des pratiques culturelles est mise en valeur par les chercheurs et montre que les séparations entre espace de loisirs et espace d’apprentissage se réduisent (Roucous, 2007).

Dans une perspective sociotechnique, l’usage s’intègre dans des dispositifs qui ont une capacité à la fois productrice d’évolution des usages et intégratrice de ces usages dans un ensemble plus large de pratiques. Ici, les pratiques individuelles non formelles numériques sont des formes sociales, historiques et technologiques d’autoformation.

L’usage n’est pourtant pas une simple expression d’un choix individuel mais doit se comprendre comme des configurations d’actions personnelles. Elles se construisent dans une dialectique entre des dynamiques sociales historiques (Domenget, 2013) et les ressources d’un cadre sociotechnique (Flichy, 1995). Dans cette perspective, nous devons replacer le sujet dans sa dimension sociale et socioculturelle, mais nous concevons cette relation aussi dans sa dimension technologique. L’usage est structurant pour la relation sociale et culturelle mais il est aussi structuré par ces deux dimensions. La relation dialectique entre la dimension sociale et technologique construit la pratique et fonde l’usage (Jouët, 1993).

Figure 1

Cadre de recherche

Cadre de recherche

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Dans ce modèle, nous retrouvons le dispositif sociotechnique qui est déterminé en partie par le cadre de fonctionnement et le cadre d’usage. Dans notre cas, les usages des outils numériques des jeunes sont donc en partie structurés par les différentes possibilités de l’Internet et des outils d’accès à cet univers. Ce dispositif ainsi que le cadre d’usage sont en relation étroite avec l’environnement et les éléments socioculturels et scolaires structurants. Notre recherche vise à recueillir les usages personnels non formels des jeunes, à analyser les modalités d’usages des outils numériques et à faire émerger les configurations d’usages collectifs pour identifier les impacts des usages sur la performance scolaire.

Après avoir décrit les usages non formels des jeunes et les configurations d’usages qu’ils développent, nous cherchons à analyser les relations de ces usages avec la performance scolaire.

5. Méthodologie de la recherche

À travers une recherche conduite en 2013-2014 sur les jeunes de six établissements scolaires de la région toulousaine en France (un lycée en centre-ville, un lycée rural, deux collèges en zone urbaine et deux en centre-ville), nous avons étudié les effets des pratiques personnelles des jeunes sur les compétences scolaires et sociales atteintes. Notre échantillon d’individus était constitué de 644 jeunes de 12 à 17 ans (182 lycéens de 15 à 17 ans, 462 collégiens de 12 à 15 ans).

Notre méthodologie de recherche s’appuie sur deux principes:

  • Décrire en recueillant des pratiques et des activités numériques (questionnaire). Ce questionnaire élaboré en 2012 permet de caractériser les usages numériques d’après le modèle de Li et Bernoff (2008) et de repérer les compétences sociales et pédagogiques des sujets (échelle de mesure autoconstruite à partir des travaux de Morlaix, 2009). Le questionnaire a été soumis en passation directe par les chercheurs en salle informatique au sein des établissements.

  • Contextualiser en replaçant ces activités dans des logiques d’expérience en dialoguant avec le sujet sur ces «façons de faire». Pour cela, nous avons mis en place des entretiens d’explicitation avec ces jeunes au moment de la passation afin de recueillir leurs modalités personnelles. Dans le cadre de cet article, nous nous concentrons sur les résultats issus d’un questionnaire.

Figure 2

Échelle des usages sociotechniques (Li et Bernoff, 2008)

Échelle des usages sociotechniques (Li et Bernoff, 2008)

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Nous avons choisi de repérer les pratiques numériques à partir de typologies qui permettent de classifier et de comparer les usages. Li et Bernoff (2008) proposent une échelle de classification de 20 pratiques numériques les plus communes et les plus fréquentes dans la population des jeunes et des adultes. Ces pratiques sont mesurées à travers des analyses de consommation de l’Internet. Cette échelle nous permet de classer les jeunes sur les six niveaux de pratiques numériques (adaptation personnelle des catégories de Li et Bernoff (2008): non-actifs, spectateurs, collecteurs, communicants, joueurs et créateurs.

Nos recherches antérieures auprès des enfants et des jeunes en âge scolaire ont permis de repérer une catégorie complémentaire (les apprenants) qui correspond chez les jeunes à des pratiques d’apprentissage autodirigés ou dirigé dans le cadre de l’accompagnement à la scolarité. Pour créer la catégorie «apprenants», nous avons prolongé l’échelle de Li et Bernoff (2008) avec 11 items portant sur des pratiques repérées dans nos recherches précédentes. Nous avons ensuite supprimé la catégorie «non-actifs» qui n’apparaît pas chez un public scolarisé.

Tableau 1

Items entrant dans la définition de la catégorie apprenants

Items entrant dans la définition de la catégorie apprenants

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Pour construire notre typologie, nous sommes partis d’une échelle de mesure des pratiques numériques comprenant 6 niveaux d’usage et 23 items (19 items de l’échelle Li et Bernoff) et 4 items spécifiques permettant de recueillir les pratiques d’apprentissage:

  • Chercher des informations pour mon travail scolaire;

  • Échanger avec des copains de la classe sur les cours ou les devoirs;

  • Travailler avec eux en ligne (Skype, message texte, Facebook) pour préparer un devoir;

  • Dialoguer en ligne à propos du travail scolaire.

Notre travail d’analyse des données consiste en deux étapes statistiques: 1) pour décrire nos résultats et mieux connaître l’échantillon de l’enquête, nous utilisons le tri à plat et dans le but d’explorer ces données, nous utilisons le test de corrélation de Pearson; 2) grâce aux régressions et au calcul des Odds ratio (OR), nous approfondissons notre démarche exploratoire et explicative afin de mesurer les relations entre les variables. En effet, l’OR est une statistique qui permet d’identifier le rapport de chances ou de risques qu’un événement apparaisse si nous passons d’une population A à une population B. (Cet OR est le rapport des cotes [la cote d’un événement E est P(E)/(1-P(E]). Il permet de comparer les chances de la survenue d’un événement dans deux populations. L’OR de l’événement E «obtenir une note moyenne >12» chez les apprenants par rapport aux spectateurs, par exemple, est le rapport de la cote de E chez les apprenants et de la cote de E chez les spectateurs. Nous avons choisi la note au-dessus de 12 car la moyenne générale du groupe est de 12,5.

Ensuite, pour mesurer les relations entre les catégories d’usages et la performance nous avons réalisé trois opérations:

  • Regroupement de la variable note au dernier trimestre en construisant deux modalités (en dessous de 12/20 et au-dessus de 12/20);

  • Regroupement des variables types d’usages en deux modalités (oui/non);

  • Modélisation par la régression logique binaire (SPSS) avec méthode d’entrée ascendante afin de mesurer les OR de chaque type d’usage. (La régression logistique permet de modéliser la probabilité de «succès», c’est-à-dire d’obtenir une note >12, et de déterminer si cette probabilité varie avec les variables explicatives [collecteurs, apprenants, etc.] et l’OR pour chaque variable binaire [appartenance ou non] indiquera les chances [ou risques] d’obtenir une note >12 lorsque l’on passe de la non-appartenance à l’appartenance). Nous avons choisi de mesurer le rapport de cote existant entre le passage de la note moyenne en dessous de 12 et la note moyenne au-dessus de 12 en regardant à chaque fois l’effet de ce passage sur l’appartenance aux trois types d’usages significatifs (apprenant, collecteur, créateur).

Nous avons ensuite recueilli de façon nominale pour chaque élève la moyenne finale de l’année et les résultats d’atteinte des compétences sociales et d’apprentissage. Pour réaliser cette corrélation entre des pratiques numériques et des résultats, nous avons utilisé la moyenne générale du dernier trimestre de l’élève, moyenne générale de l’année précédente et l’opinion subjective de l’élève sur sa réussite scolaire.

6. Résultats: description des usages numériques et analyse   de leur impact sur la performance scolaire

6.1 Analyse descriptive des résultats

Sur les 644 jeunes interrogés, la répartition des usages est la suivante:

Tableau 2

Fréquence constatée de la typologie de Li et Bernoff (2008)

Fréquence constatée de la typologie de Li et Bernoff (2008)

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À partir de cette échelle et compte tenu de la multiplicité des pratiques réalisées par les jeunes, nous calculons le pourcentage de réponses positives aux groupes de pratiques entrant dans les catégories. En effet, le nombre d’activités numériques pouvant être réalisées par des jeunes croît avec l’âge (Kredens et Fontar 2010). Les élèves pratiquent principalement 4 activités, les collégiens pratiquent principalement 9 activités et les lycéens pratiquent principalement 11 activités.

Le total doit être toujours comparé à la population globale de l’enquête. Nous constatons donc que si une grande majorité des jeunes ont des pratiques passives et de communications, il n’y a que 55,0 % des jeunes qui développent des pratiques numériques de jeux ou d’apprentissage. Enfin seulement 24,4 % ont des pratiques de collecteurs et 33,4 % de créateurs.

Pour prolonger l’analyse et mieux identifier l’ensemble des pratiques d’apprentissage, nous réunissons dans une échelle 11 pratiques de travail scolaire ou en lien étroit avec le travail scolaire. Nous constatons que:

  • 20,2 % des jeunes utilisent souvent ou très souvent l’ordinateur pour faire leurs devoirs;

  • 18,9 % des jeunes utilisent souvent ou très souvent l’ordinateur pour faire des exercices;

  • 54,1 % de ces jeunes utilisent l’ordinateur pour faire des recherches;

  • 60,7 % des jeunes utilisent souvent ou très souvent l’ordinateur pour préparer des exposés;

  • 46,4 % des jeunes utilisent souvent ou très souvent l’ordinateur pour échanger avec des camarades;

  • 37,9 % des jeunes utilisent souvent ou très souvent l’ordinateur pour travailler ensemble sur des devoirs;

  • 5,6 % des jeunes utilisent souvent ou très souvent l’ordinateur pour échanger avec des professeurs;

  • 35,7 % des jeunes utilisent souvent ou très souvent l’ordinateur pour chercher directement des solutions ou des corrigés;

  • 30,9 % des jeunes utilisent souvent ou très souvent l’ordinateur pour copier directement.

Nous classons ces pratiques en trois grands domaines (pour rechercher, pour faire, pour communiquer) et nous calculons alors un indice global pour chaque sous-partie. Cet indice est calculé sur la somme des pratiques réalisées souvent et très souvent (avec l’inversion des pratiques de copiage).

Tableau 3

Fréquence constatée des pratiques d’apprentissage

Fréquence constatée des pratiques d’apprentissage

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Les jeunes ont une pratique dominante de recherche d’informations mais 27,3 % réalisent souvent et très souvent des actions pédagogiques concrètes (faire des exercices, préparer et faire un exposé) et seulement 10,4 % utilisent le Net pour communiquer et se construire un réseau d’entraide dans la cadre scolaire.

Le croisement de ce type de pratiques avec les typologies d’usages construites montrera à la fois la place de ces pratiques de cyber-apprentissage dans le quotidien numérique des jeunes et son effet sur la note moyenne générale.

6.2 Association et régression

Si nous calculons le niveau de corrélation en utilisant le test de Pearson entre le placement du jeune dans un de ces usages et l’obtention d’une moyenne générale au dernier trimestre au-dessus de 12, nous constatons que trois usages sont faiblement corrélés significativement avec cette note (apprenants, collecteurs, créateurs). Il existe donc une relation statistique entre des usages non formels numériques et les résultats scolaires. Des compétences acquises dans le champ non scolaire sont donc utiles à la performance scolaire.

Tableau 4

Test d’indépendance entre la note moyenne générale obtenue et le placement de l’élève dans une catégorie d’usages numériques

Test d’indépendance entre la note moyenne générale obtenue et le placement de l’élève dans une catégorie d’usages numériques

** La corrélation est significative au seuil de 0,01.

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Nous avons ensuite étudié le niveau d’influence de chaque catégorie sur la performance. Le modèle ainsi testé classe 63 % des sujets et explique 36,3 % de la variance.

Tableau 5

Table de la classification

Table de la classification

Valeur du seuil est de 0,05.

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Tableau 6

Sommaire du modèle

Sommaire du modèle

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Tableau 7

Table de la régression logistique entre la note moyenne générale et le placement dans un type d’usage numérique

Table de la régression logistique entre la note moyenne générale et le placement dans un type d’usage numérique

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Le modèle obtenu explique 36,3 % de la variance de la note moyenne obtenue. Celui‐ci démontre que les adolescents ayant des usages numériques d’apprenants (B = 1,892, p < 0,001), de créateurs (B = 0,999, p < 0,001) et de collecteurs (B = 0,939, p < 0,001) sont plus susceptibles de faire partie du groupe des élèves ayant une moyenne générale supérieure à 12, les rapports de cote étant respectivement pour les apprenants de 6,634, pour les créateurs de 2,715 et pour les collecteurs de 2,558. Notons que le seuil de signification choisi s’élève ici à 0,05.

Figure 3

Odds ratio des types d’usages sur la performance

Odds ratio des types d’usages sur la performance

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Pour mieux expliquer cette place privilégiée des pratiques d’apprentissage, nous avons voulu croiser les trois typologies d’apprenants, de créateurs et de collecteurs avec les composantes du score de cyber-apprentissage.

Tableau 8

Test de corrélation de Pearson entre les variables d’usages numériques et les composantes des pratiques de cyber-apprentissage

Test de corrélation de Pearson entre les variables d’usages numériques et les composantes des pratiques de cyber-apprentissage

** La corrélation est significative au seuil de 0,01.

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Nous constatons que les usages d’apprenants, de créateurs et de collecteurs sont fortement corrélés avec les usages d’apprentissage. Notons cependant que les valeurs du test de Pearson varient fortement entre les scores d’apprentissage et les scores de communication croisés avec les catégories d’usages choisis.

Nous avons alors construit une régression logistique (SPSS) binaire en suivant les étapes précédemment indiquées. Notre but est de vérifier les effets des usages numériques personnels sur les pratiques d’apprentissage numérique.

Tableau 9

Table de la régression logistique entre l’indice d’apprentissage et le placement du jeune dans un type d’usage numérique

Table de la régression logistique entre l’indice d’apprentissage et le placement du jeune dans un type d’usage numérique
a

Variable(s) centrée sur l’étape 1: Apprenants, Créateurs, Collecteurs.

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Le modèle obtenu explique 34 % de la variance de l’indice d’apprentissage. Celui‐ci démontre que les jeunes ayant des usages numériques d’apprenants (B = 1,725, p < 0,001), de créateurs (B = 1,001, p < 0,001) et de collecteurs (B = 1,827, p < 0,001) sont plus susceptibles de faire partie du groupe des élèves ayant un indice d’apprentissage supérieur à la moyenne de la population totale, les rapports de cote étant respectivement pour les apprenants de 5,661, pour les créateurs de 2,721 et pour les collecteurs de 6,215. Notons que le seuil de signification choisi s’élève ici à 0,05.

Les pratiques d’apprentissage apparaissent plus effectives sur les groupes des apprenants et des collecteurs. Ces pratiques se référant à des démarches actives de préparation de cours ou de recherches d’information scolaire ont un niveau de corrélation avec la moyenne générale au-dessus de 12.

Tableau 10

Calcul de corrélation

Calcul de corrélation

** La corrélation est significative au seuil de 0,01.

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Pour vérifier l’influence sociale de ce type d’usages cyber-apprenant et des catégories d’usages, nous effectuons le croisement avec le diplôme et la profession des parents (ici du père mais le niveau est aussi significatif avec la mère).

Tableau 11

Influence des variables sociales sur le type d’usages numériques et l’indice d’apprentissage (tableau des corrélations SPSS)

Influence des variables sociales sur le type d’usages numériques et l’indice d’apprentissage (tableau des corrélations SPSS)

* La corrélation est significative au seuil de 0,05.

** La corrélation est significative au seuil de 0,01.

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Nous constatons que les usages numériques d’apprentissage sont socialement marqués par le diplôme du père (Pearson = 0,79, p = 0,044) et de la mère (Pearson = 0,76, p = 0,046). La force d’association est proche de + ou - 1 ce qui montre une force d’association importante entre le diplôme des parents et la mise en place d’usages numériques d’apprentissage chez ces jeunes. Cependant, il n’existe pas de corrélation entre cet indice et la profession des parents.

Nous constatons que le diplôme et la profession des parents sont corrélés avec les typologies d’usages dans quelques cas:

  • Lien entre la catégorie «Apprenants» et diplôme de la mère (Pearson = 0,82, p = 0,038);

  • Lien entre la catégorie «Collecteurs» et la profession de la mère (Pearson = 0,110, p = 0,005);

  • Lien entre la catégorie «Créateurs» et la profession de la mère (Pearson = -0,78, p = 0,049). Notons ici que le sens de la relation s’inverse, c’est-à-dire que plus la profession de la mère est élevée, moins les usages de leurs enfants correspondent au type « créateurs ».

Il existe bien une relation entre certaines pratiques numériques personnelles des jeunes et des indicateurs sociaux des familles. Cette relation va dans le même sens que les corrélations existantes entre le milieu social et la réussite scolaire. Dans notre enquête, le lien entre l’obtention d’une moyenne générale au-dessus de 12 est corrélée avec le diplôme de la mère (Pearson = 0,092, p = 0,020). Cette même variable de notation est aussi corrélée avec la profession du père (Pearson = 0,085, p = 0,025).

Ces résultats vont dans le sens d’une structuration sociale des compétences numériques des jeunes favorisant la transformation des habitus culturels en habitus numériques, mais cette hypothèse reste encore à valider; nous pouvons simplement conclure que si l’on mesure les liens entre des pratiques personnelles numériques et des résultats scolaires, les pratiques les plus proches des attentes scolaires sont plus efficaces.

7. Discussion des résultats et conclusion: les usages   numériques au service des acquisitions scolaires

Le développement des usages numériques personnels chez les jeunes et la diversification des sources d’information et de communication numériques posent aujourd’hui la question de l’impact positif ou négatif de ces pratiques sur la réussite scolaire des jeunes. Nous savons que les TICE modifient la forme scolaire et les façons d’enseigner (Bibeau, 2006; Karsenti et Larose, 2005). Une synthèse scientifique de résultats d’études d’impact (Barrette, 2005; Center for Applied Research in Educational Technology, 2005) montre que les usages numériques scolaires renforcent la motivation et l’autonomie de l’élève. Parallèlement, les travaux des sociologues Martin (2004) et Metton (2004) montrent que les usages personnels des jeunes favorisent la constitution de pratiques culturelles nouvelles et de compétences numériques.

Contrairement aux travaux de recherche montrant que les usages numériques des jeunes étaient un frein pour les acquisitions scolaires (Poncet et Régnier, 2001), nos recherches précédentes (Alava, 2013) et actuelles montrent que certaines pratiques numériques sont en lien positif avec des résultats scolaires. Nos travaux portant sur l’impact des usages numériques personnels des jeunes sur la performance scolaire complètent ces analyses en montrant une corrélation positive entre les usages personnels des jeunes et leurs résultats scolaires. Notre but de décrire les pratiques numériques non formelles des jeunes est atteint. Nous montrons que, durant leurs loisirs en dehors de la classe, certains jeunes développent des pratiques en synergie avec la demande scolaire. Ces pratiques de cyber-apprentissage sont des éléments fortement corrélés avec la performance scolaire. Au-delà des impacts positifs mis en avant par d’autres chercheurs (Depover et al., 2007) entre les activités numériques en classe et la réussite des apprentissages scolaires, nous démontrons que des usages non scolaires culturels viennent renforcer la réussite scolaire et c’était là l’autre objectif de notre travail.

De quelle nature est ce lien entre des pratiques culturelles ou de loisirs et l’activité scolaire? Est-ce une question culturelle où les jeunes cyber-apprenants entrent en connivence culturelle avec l’école? Est-ce une réelle construction de compétences spécifiques qui se développent en éducation non formelle et informelle et que l’école met en avant dans ses tâches scolaires? Est-ce enfin un effet numérique de surscolarisation qui pousse certains jeunes à renforcer leurs performances scolaires par des comportements non formels d’engagement scolaire? Toutes ces questions nous renvoient à une analyse plus poussée de ces résultats et à des recherches complémentaires. Aujourd’hui nous pouvons toutefois affirmer que les usages non formels numériques des jeunes dans certaines conditions sont en harmonie avec les attendus scolaires.

Des précautions sont toutefois à prendre dans une exploitation des résultats. La mise en relation d’un fait avec un autre fait peut cacher un effet non visible de variables sociologiques et en matière de réussite scolaire, nous savons combien ces variables peuvent être actives. De plus, nous ne pouvons conclure à un effet direct de forme causale entre ces usages personnels et les résultats scolaires. Pour construire ce type de déduction, il serait nécessaire d’approfondir les recherches et de mesurer la réalité des processus en jeu. Des analyses statistiques complémentaires en pistes causales devraient être réalisées afin de montrer le sens de ces corrélations. Toutefois, nos résultats montrent que, dans certaines conditions, la pratique régulière de l’Internet n’est pas un handicap pour les jeunes. Bien au contraire, l’Internet est devenu, compte tenu du rétrécissement des pratiques culturelles des jeunes, une fenêtre vers les informations et les «cultures». Contrairement aux résultats de Dauphin (2012) qui écartait une possible synergie entre les usages numériques et les attentes scolaires, nous démontrons que dans le cadre des usages de cyber-apprentissage, les jeunes développent des types d’usages qui sont en harmonie avec l’attente scolaire mais aussi des pratiques personnelles non scolaires actives et créatrices qui trouvent paradoxalement un effet réel dans la performance scolaire. Ces pratiques en harmonie avec les usages scolaires sont toutefois socialement marquées et il ne faudrait pas que, peu à peu, les héritiers du livre se transforment en héritiers numériques car alors l’école aurait manqué deux de ses enjeux majeurs de démocratisation et d’égalité des chances. L’écart entre les usages personnels des jeunes en matière numérique et entre l’école et la cyberculture se réduit et nous avons clairement identifié des formes socialement centrées de pratiques numériques qui s’harmonisent pleinement avec les «habitus scolaires» attendus. Cette évolution notable des usages des «apprenants numériques» devra toutefois être validée par des recherches complémentaires.