Corps de l’article

1. Contexte et problématique

Cet article traite de comment les perspectives socioculturelles éclairent la manière constructive dont le phénomène de la lecture et de l’écriture peut se présenter chez des adultes en situation de précarité (Mercier et Bélisle, 2015; Perry, 2012).

L’étude qui fait l’objet de l’article (Vautour, 2014) vise une compréhension approfondie des pratiques sociales de l’écrit ou qui incorporent l’écrit d’une adulte non diplômée dans différents contextes de la vie personnelle et sociocommunautaire. Elle part du problème d’accès des adultes non diplômés à des occasions d’apprentissage et à la reconnaissance sociale et éducative de leurs savoirs et de leurs manières de mobiliser l’écrit dans l’action. Ces adultes sont plus susceptibles que les personnes diplômées de vivre des situations précaires de vie personnelle, professionnelle et financière; d’avoir été exposés à des expériences scolaires difficiles (Lavoie, Lévesque et Aubin-Horth, 2008); et d’avoir un accès limité à des occasions de formation en contexte structuré et d’apprentissage dans la vie courante et en milieu de travail (OCDE, 2013). Pourtant, la recherche rapporte, chez ces adultes, des savoirs d’expérience et de multiples pratiques de l’écrit mobilisées dans les divers aspects de la vie courante qui mériteraient d’être reconnus (Barton et Hamilton, 2010). Il existe des services de reconnaissance des acquis dans les milieux d’éducation, mais ils sont peu accessibles aux adultes non diplômés qui au départ fréquentent peu ces milieux (Bélisle, Michaud, Bourdon et Rioux 2014), d’autant plus que les politiques et les dispositifs en reconnaissance des acquis permettent de reconnaître a priori les savoirs acquis en contextes d’éducation formelle plutôt que les savoirs d’expérience (Harris et Wihak, 2017).

En plus de connaître un problème d’accès, les adultes en situation précaire sont désavantagés par les approches actuellement répandues en éducation des adultes. Tett et Hamilton (2019) indiquent que le système néolibéraliste des institutions sociales et éducatives met l’accent sur l’économie du savoir, ce qui a pour effet de présenter les personnes comme des acteurs économiques et de délaisser certains effets individuels et sociaux possibles de l’éducation. Les deux auteures soutiennent que cette approche de concurrence des marchés, qui repose sur des valeurs individualistes et compétitives, entre en conflit avec des pédagogies plus holistiques et inclusives qui favorisent la collaboration et l’équité. Le néolibéralisme est aux approches cognitives, ce que les pédagogies holistiques sont aux approches socioculturelles. Dans le domaine de la lecture et l’écriture, les approches socioculturelles, fondées sur les manières culturelles dont les gens de tous niveaux d’éducation utilisent l’écrit dans la vie courante, comblent certaines lacunes des approches cognitives, centrées sur le développement des compétences professionnelles (Perry, 2012). Bien que les théories socioculturelles aient influencé le développement du domaine de la lecture et de l’écriture, certains (Perry, 2012; Reder, 2020) remarquent que leurs fondements demeurent peu présents dans les politiques et les programmes actuels en éducation. Pourtant, des recherches longitudinales et intergénérationnelles, telles que celles de Reder, rapportent des bienfaits individuels et sociaux de programmes de nature holistique sur la qualité de vie de populations en situation de précarité et la société en général. D’autres encore préconisent aussi l’adoption d’approches qui favorisent l’apprentissage tout au long de la vie et le développement d’environnements écrits et d’apprentissage dans divers milieux de vie (Bélisle, Roy et Mottais, 2021, dans ce dossier).

2. Repères théoriques

Cette étude s’appuie sur les théories des perspectives socioculturelles, des New Literacy Studies (NLS) et de l’apprentissage transformateur. Après avoir exposé les fondements théoriques des approches socioculturelles, cette section présente l’adoption de ces théories plus précisément dans les domaines reliés de la lecture et l’écriture et de l’apprentissage.

2.1 Perspectives socioculturelles

Les théories socioculturelles liées à l’écrit, puisant dans les travaux de Vygotsky (1978), sont fondées sur la compréhension d’une relation entre l’action humaine et les systèmes et contextes socioculturels. Différents éditeurs ont présenté l’oeuvre de ce théoricien. Dans cet article, l’ouvrage dirigé par Cole, John-Steiner, Scribner et Souberman (Vygotsky, 1978) est retenu, plus particulièrement l’introduction de Cole et Scribner (pages 6 à 8), en raison de la contribution de ces auteurs au développement des approches socioculturelles.

Les travaux de Vygotsky (1978) reposent a priori sur une critique de la notion voulant que les fonctions supérieures de la psychologie humaine dérivent de la psychologie animale, des lois de stimuli-réponse. En mettant l’accent sur les origines du langage et de la pensée, Vygotsky suggère plutôt que les mécanismes de la culture deviennent partie intégrante de la nature de la personne.

Vygotsky s’est inspiré des théories de Marx et d’Engels dans sa recherche sur les fonctions supérieures de la pensée. Les méthodes et les principes de la théorie marxiste du matérialisme dialectique et historique résument précisément sa théorie socioculturelle. Selon Marx, les phénomènes de la société sont étudiés en tant que processus en mouvement et en changement. Les changements historiques dans la société et la vie matérielle se produisent avec les changements dans la nature humaine, soit la conscience et les comportements. Pour arriver à relier la proposition générale de Marx à des questions psychologiques concrètes, Vygotsky a poussé les concepts de travail (labor) et d’utilisation d’outils proposés par Engels, en tant que moyen par lequel l’humain change la nature et, ce faisant, se transforme lui-même. Il a aussi étendu le concept de médiation entre l’humain et l’environnement à l’usage des signes du langage et des systèmes numériques. Il soutint que les systèmes de signes sont créés en société, qu’ils changent en fonction de la culture et au cours de l’histoire humaine, et qu’ils contribuent aux transformations des comportements individuels enracinés dans cette culture.

Selon la vision vygotskienne, le développement humain n’est pas simplement une accumulation de changements unitaires, mais plutôt un processus dialectique complexe entre différentes formes de transformations internes et externes, et ce, tout au long de l’histoire de l’individu et de la culture.

2.2 Dimensions de pratiques sociales et de pouvoir

Les théories socioculturelles continuent de faire écho aux travaux de Vygotsky. Aux concepts de ces travaux, liés à la dialectique entre l’individu et son environnement, s’ajoutent des concepts de pratiques sociales et de pouvoir. Les pratiques sociales sont définies comme des manières culturelles ou communes de mobiliser la pensée et le corps (Schatzki, 2012). Les agents sociaux, interagissant entre eux et avec les objets, reproduisent les structures sociales grâce à des manières communes d’agir et de penser, et négocient leurs actions dans des contextes de relations de pouvoir et de solidarité (Ortner, 2006). Le concept des pratiques sociales est défini tel qu’appliqué au domaine de la lecture et de l’écriture dans la prochaine section.

Proposant une dialectique de la dimension de pouvoir, Ortner (2006) fait une distinction entre une «agentivité de pouvoir» (power agency) et une «agentivité culturelle de projet» (culturalproject agency). Elle perçoit une tension entre les rapports de domination et de solidarité, entre les relations de pouvoir et d’autonomisation (ou pouvoir d’agir). Ortner entend l’agentivité comme étant une dialectique entre les individus et les contextes plutôt qu’une propriété psychologique variant de niveaux faibles à forts. Dans l’agentivité de pouvoir, le pouvoir peut prendre la forme d’autonomisation du sujet, de domination des autres personnes et de résistance à la domination. Quant à l’agentivité de projet, il s’agit d’une disposition à mettre en oeuvre un projet ou une activité, toujours négociés entre les agents sociaux. Elle peut aussi se définir par une forme d’intention et de désir ou la poursuite d’objectifs et de projets. En fonction des positions sociales, des types de relations et des contextes sociaux, l’acte de négocier l’agentivité engendre une tension dialectique entre, d’une part, les relations sociales de pouvoir et de rivalité, qui se trouvent notamment dans des contextes de domination, et, d’autre part, les relations affectives et de solidarité, par exemple avec les membres de la famille et les amis. Selon Ortner, les agents peuvent à la fois entretenir des relations de pouvoir et de solidarité, ce qui donne un sentiment d’autonomisation. Elle soutient enfin que l’action tacite à court terme et l’activité à long terme engendrent des transformations chez l’agent et dans la société.

La dialectique entre les relations de solidarité et de domination peut se traduire par des manières ambivalentes d’agir et de penser lors d’activités sociales, comme je l’ai souligné dans une analyse précédente de la présente étude (Vautour, 2019). D’un point de vue sociologique, la notion d’ambivalence provient des attentes et des normes contradictoires attribuées au statut social (Merton et Barber, 1967, cités dans Baril et Bourdon, 2014). Selon Baril et Bourdon, l’ambivalence fait partie des contradictions des structures sociales au sein desquelles les individus adoptent souvent des attitudes et comportements contradictoires.

2.3 L’écrit conçu comme pratique sociale

La lecture et l’écriture conçues comme pratiques sociales situées dans les contextes de vie courante sous-tendent différentes théories socioculturelles dont celle des NLS est l’une des plus fondamentales (Perry, 2012). Dans les NLS, l’écrit conçu comme pratique sociale renvoie aux manières culturelles d’utiliser le langage oral et écrit et d’autres systèmes sémiotiques mobilisés individuellement ou avec d’autres personnes (Barton et Hamilton, 2010). Plus que des comportements et des compétences, les pratiques de l’écrit sont façonnées par les valeurs, les attitudes, les sentiments, le sens donné aux actions et à la pensée, et les relations sociales de pouvoir omniprésentes (Street, 1984). Plutôt qu’une propriété intellectuelle, selon Barton et Hamilton, les pratiques de l’écrit sont comprises comme une ressource communautaire commune et formée dans le cadre de relations sociales. Dans cette optique, Baynham (1995, cité dans Papen, 2010) a proposé le concept de «médiateur de l’écrit». Il s’agit d’une personne qui met à la disposition des autres ses capacités de lecture et d’écriture, dans des contextes structurés ou non structurés et à des fins précises liées à l’écrit[1].

Dans l’étude des pratiques de l’écrit, la dimension de pouvoir qui, comme nous l’avons vu, est centrale aux théories de la pratique (Ortner, 2006), se manifeste notamment dans le concept d’hybridité. Pour Barton et Hamilton (2010), la littératie incorpore des formes de langage officielles et vernaculaires, et cette hybridité revêt un élément de pouvoir. Façonnées par les institutions sociales et les relations de pouvoir, soutiennent-ils, si certaines formes de littératie sont plus dominantes, visibles et influentes que d’autres, la distinction entre ces formes demeure floue, car la vie courante comprend la mise en oeuvre de pratiques variées. Les auteurs donnent l’exemple des remboursements d’impôts qui sous-entendent des pratiques bureaucratiques dominantes, sous peine de sanctions juridiques et financières, et des pratiques vernaculaires de consignation de ses affaires personnelles. Selon Street (2003), les personnes produisent des pratiques de l’écrit hybrides adaptées aux circonstances locales, soit des pratiques incorporant d’une part des textes locaux et d’autre part des textes scolaires ou publics qui agissent comme une force extérieure qui s’impose.

2.4 Pratiques sociales entrelacées de l’écrit et de l’apprentissage

Barton et Hamilton (2010) affirment que les théories de la lecture et de l’écriture et de l’apprentissage vont de pair, car les pratiques de l’écrit changent selon les contextes sociaux dans lesquels elles sont déployées. Comme les nouvelles pratiques remplacent les anciennes, les changements sous-entendent la construction de sens de ce qui est à comprendre.

Certaines personnes auteures qui appuient le courant des NLS ont puisé dans les approches de l’apprentissage transformateur et d’émancipation en éducation des adultes, notamment Duckworth et Ade-Ojo (2016). Cette approche part de la théorie de la transformation de Mezirow (1978, dans Hoggan, Mälkki et Finnegan, 2017). Hoggan et ses collègues décrivent l’apprentissage transformateur comme des processus qui entraînent des changements importants et irréversibles dans la façon dont une personne vit et conceptualise le monde, et interagit avec ce dernier[2]. Ils recadrent la théorie de la transformation pour répondre à la critique de Newman (2012, cité dans Hoggan et al., 2017), qui lui reproche d’être centrée sur les changements individuels et ne pas tenir compte des contextes sociaux. Ils répondent à cette critique en proposant leur théorie de la praxis d’émancipation. Issue du marxisme et s’appuyant notamment sur la pédagogie émancipatrice de Paulo Freire, cette théorie comprend la dialectique entre réflexion et action et préconise la liberté et l’émancipation. Hoggan et ses coauteurs soutiennent que leur posture critique, en rupture avec le tenu pour acquis (the giveness) des pratiques, permet aux individus et aux collectifs de mieux comprendre et d’agir sur les forces structurelles pour favoriser le mieux-être, l’égalité et la liberté.

Duckworth et Ade-Ojo (2016), pour leur part, soutiennent que l’émancipation peut être comprise comme un ensemble de pratiques transformatrices d’apprentissage et d’éducation en faveur de l’autonomisation. Ils ont observé dans une étude de cas que dans des contextes de formation générale, le recours à des facteurs externes peut conduire à l’autonomisation et à la transformation de la personne apprenante. Les coauteurs proposent deux points clés des approches de transformation: l’adulte est au coeur de son apprentissage et du processus de transformation, à l’intérieur comme à l’extérieur du contexte de formation; et le programme tient compte de ses pratiques, ses projets et ses expériences, ainsi que des éléments de son milieu, car ceux-ci peuvent favoriser à la fois l’apprentissage et l’atteinte des objectifs du programme.

La compréhension des pratiques sociales d’une adulte non diplômée exige une analyse en profondeur du phénomène.

3. Éléments de méthodologie

Pour comprendre en profondeur les pratiques sociales d’une adulte non diplômée dans les activités de la vie courante, j’ai adopté une posture socioconstructiviste. Puisant dans les théories de Vygotsky (1978), cette posture suppose la construction sociale des signes du langage et la transformation des individus. Elle renvoie notamment au rôle de la catégorisation des connaissances dans les questions de pouvoir et à la libération des opprimés (Hacking, 1999). La description dense de Geertz (1973) et les méthodes ethnographiques (Hammersley et Atkinson, 2007) sont conjuguées. Dans la description dense, l’analyste laisse émerger une hiérarchie stratifiée de structures de sens du phénomène étudié, soit les dimensions symboliques de l’action sociale. Le symbolisme de Todorov (1978) inspire deux niveaux d’analyse: la signification qui est un signe explicite ou une manière observable d’agir et de penser (vue, entendue ou ressentie); et le sens qui est le message implicite derrière les actions, les gestes et les discours.

Le comité d’éthique de la recherche avec les êtres humains de l’Université de Moncton a approuvé le projet conformément à la politique canadienne des trois conseils.

La sélection des personnes participantes a été effectuée au cours de rencontres individuelles avec cinq adultes sans diplôme et cinq intermédiaires qui les ont recommandés. Le choix s’est arrêté sur une retraitée de 70 ans vivant dans un village francophone à proximité de la région de Moncton, au Nouveau-Brunswick. Le choix se justifie notamment par sa participation à différents comités communautaires et à de la formation. Nous avons convenu qu’elle serait l’unique participante et que l’observation sur le terrain aurait lieu au cours de ses activités personnelles et de groupe. Sa riche expérience de vie personnelle, familiale, professionnelle et communautaire fait d’elle un cas unique.

En tant qu’observatrice participante, j’ai recueilli l’essentiel des données dans l’action et lors des conversations impromptues des visites de terrain: courses de la participante, réunions de comités, séances de formation générale, ateliers d’écriture et réunion publique qu’elle animait. La collecte des données, réalisée en très grande partie avec la participante, se résume à plus de 60 activités en plus de 60 heures de contact, dont 47 activités analysées systématiquement. Ces activités ont été effectuées entre mai 2010 et juin 2012 (tableau 1). J’ai utilisé diverses méthodes: séances d’observation incluant les conversations non structurées; conversations verbales hors terrain, surtout au téléphone; entrevues semidirigées dont les thèmes étaient prévus; et entrevues non dirigées dont les thèmes émergeaient du terrain. J’ai aussi tenu des conversations non structurées avec une bénévole importante dans la vie de la participante et avec deux enseignants durant la phase de recrutement. Après chaque visite et chaque conversation, j’écrivais mes réflexions dans mon journal et résumais l’activité et les propos observés. J’ai transcrit le verbatim des entrevues.

Les activités de collecte et d’analyse des données étaient concomitantes. Le tableau 1 fournit des détails par type d’activité. Tout au long du travail de terrain et de l’analyse, j’ai accordé une attention particulière à la réflexibilité, à la réactivité et au processus de validation, d’autant plus qu’il s’agissait d’une étude d’un cas unique. L’écriture du journal et un effort pour remettre en question les hypothèses émergentes, celles de la participante et les miennes, ont favorisé la réflexivité. La diversification et la variabilité des sources de données entre les contextes ont permis de détecter et de contrôler les effets de réactivité de ma présence et de la présence des outils d’enregistrement sur le terrain.

Pour l’instrumentation de l’analyse, j’ai développé des trajectoires de vie, des cartes conceptuelles et des tableaux de catégorisation. L’analyse a plus précisément consisté à stratifier les données en couches de signification et de sens des pratiques sociales étudiées, et celles-ci se sont surtout révélées au cours d’un processus en mode écriture.

La collecte et l’analyse des données ont évolué en cinq phases superposées. Celles-ci ont d’abord généré des thèmes qui ont progressivement pris la forme de catégories:

  1. Le terrain préalable, la sélection de la participante et des contextes et le début de l’écriture du journal de bord;

  2. L’appropriation du terrain et l’annotation des notes de terrain;

  3. L’observation participante intensive et l’écriture de phrases complètes;

  4. La validation des informations et l’écriture de textes cohérents;

  5. La revalidation et l’écriture historiée, aboutissant aux trois catégories de pratiques sociales dégagées de l’étude, soit l’écrit, l’apprentissage et la participation communautaire.

Dans les méthodes ethnographiques de la présente étude, le processus d’analyse laisse émerger les catégories qui permettent la description des résultats de l’étude (Hammersley et Atkinson, 2007).

4. Résultats et discussion

L’étude fournit une analyse approfondie de la situation singulière d’une adulte sans diplôme qui rencontre des défis de lecture et d’écriture, mais qui vit des expériences autonomisantes lors de ses activités personnelles et communautaires. Les résultats présentent trois catégories de pratiques sociales entrelacées, en ce sens que l’interaction entre ces pratiques a favorisé la profondeur de leur analyse mutuelle et que l’enchaînement des projets personnels et sociaux de la participante tout au long de sa vie a servi de jonction entre les trois.

Tableau 1

Activités de collecte et d’analyse des données

Activités de collecte et d’analyse des données

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Cette section commence avec la présentation de la participante. L’analyse qui suit se fait en trois temps. Tout d’abord, l’étude des pratiques de l’écrit met l’accent sur leur hybridité et les réalisations de projets personnels de la participante. Par la suite, la partie sur les pratiques d’apprentissage discute ses transformations personnelles et certaines limites du programme de formation qu’elle fréquente. Puis, l’analyse des pratiques de participation communautaire aborde des réalisations liées à ses transformations sociales. Les mouvements d’ambivalence de la participante qui ont émergé tout au long de l’observation et de l’analyse ont permis de dégager une dialectique entre les relations de domination et d’autonomisation.

4.1 Participante

Jos, pseudonyme, a révélé des éléments de son histoire de vie lors des entrevues et de nos conversations non structurées. À l’amorce de la recherche, elle avait terminé huit années de scolarité et un cours d’un an en arts ménagers. Au foyer, elle était la principale source de revenus et jouait le rôle de soignante auprès de son mari vieillissant et de leur fils unique inapte au travail. Sur le plan professionnel, elle a été travailleuse d’usine, concierge et chef d’une petite équipe d’entretien. À la retraite, outre ses projets personnels, Jos s’est inscrite à un programme de formation générale et à des ateliers d’écriture, et elle s’est investie progressivement dans sa collectivité. À la lumière de ses propos, trois valeurs semblent la disposer à certaines pratiques (Ortner, 2006): laisser un legs, «quelque chose à ma famille [l’album photo]; toujoursaider les autres […], ceux qui peuvent pas s’aider zeux-mêmes» (l-695[3]); et avoir des projets: «On doit tout’l’temps avoir des projets, pour rester en vie et en bonne santé!» (l-1145). Dès son jeune âge, Jos a commencé avec sa mère une collection de photos, devenue un album de famille à l’adolescence. Ce projet s’est transformé en arbre généalogique quand elle était dans la trentaine puis, à la retraite, a culminé vers la publication d’un livre.

4.2 Pratiques sociales de l’écrit et accomplissements personnels

La première catégorie des pratiques sociales implique des manières astucieuses de mobiliser l’écrit. Comme plusieurs (Barton et Hamilton, 2010; Street, 2003), j’ai observé différentes manières hybrides de mobiliser la lecture et l’écriture.

Jos a utilisé diverses méthodes et puisé dans différentes sources pour documenter l’histoire locale. J’ai remarqué des stratégies ingénieuses de collecte d’informations dans sa collectivité, dont les histoires des aînés et le repérage d’artefacts dans les archives de la paroisse. Les pratiques hybrides de l’écrit prennent ici tout leur sens. Outre les écrits locaux repérés lors de trois visites de terrain à la bibliothèque et à un salon du livre, j’ai observé Jos scruter des photos, des manuels d’histoire et des journaux (imprimés, numériques et sur microfilms) pour trouver ou valider des faits. Par les moyens du bord, elle assemblait dans un cahier des coupures de journaux et textes écrits à la main ou saisies au clavier, et elle stockait de l’information sur des clés USB. Tout ce matériel a été transformé en livre, avec le soutien d’une accompagnatrice bénévole agissant comme médiatrice de l’écrit (Papen, 2010) et contact avec l’éditeur. Celle-ci a salué la minutie, la rigueur et la persévérance de Jos qui a intégré un groupe de gens plus instruits. Elle a aussi témoigné de sa transformation: «J’trouve que sa confiance en soi a augmenté» (l-1630).

Une telle réalisation complexe culminant vers un livre à tirage relativement élevé est inattendue d’une adulte sans diplôme. Jos a exprimé un sentiment d’accomplissement durant nos conversations et dans sa façon d’assurer avec soin la réalisation et le lancement du livre: «[J]’veux faire c’te livre-là!» (l-419); «ceux de ma famille ont hâte que j’sorte le livre, ils en veulent. [...] et plusieurs, même des États-Unis ont dit qu’ils voulaient le livre» (l-463-467).

Si le projet semble avoir représenté une expérience valorisante, les démarches entreprises pour y arriver n’ont pas toujours été gratifiantes. Ses pratiques de l’écrit s’inscrivent dans un projet de toute une vie, mais en marge de relations de pouvoir. Dès nos premiers entretiens, Jos a répété à maintes reprises avoir toujours été abaissée par les autres. Elle présente parfois ces relations sous forme d’incrédulité: «Y’auriont jamais cru que j’allais écrire un livre, parce que j’avais pas assez d’éducation. [...] Ils n’ont jamais cru que je serais capable de l’faire» (l-1385-1390). Une dialectique entre une agentivité de projet et une de pouvoir (Ortner, 2006) est à l’oeuvre. D’un côté, en relation de solidarité avec la bénévole, cette femme a mené à bon port son projet. De l’autre, cette force a pu agir comme résistance à un pouvoir de domination quant à son éducation perçue comme déficiente. Le projet autodirigé aura engendré des transformations chez elle et, sous-entendant des relations dialectiques de pouvoir et de solidarité, il aura renforcé son sentiment d’autonomisation (Ortner, 2006). La description de ces transformations et de ce sentiment est approfondie dans l’étude ci-après des pratiques d’apprentissage et des pratiques d’engagement communautaire.

4.3 Pratiques sociales de l’apprentissage et transformations personnelles

L’analyse de la deuxième catégorie de pratiques permet de dégager des manières d’apprendre autodirigées et axées sur des projets, mais ambivalentes (Baril et Bourdon, 2014), ainsi que des transformations personnelles (Hoggan et al., 2017). 

Avant la retraite, Jos a affirmé avoir participé surtout à des activités d’apprentissage non structurées, par exemple des conférences publiques, plutôt qu’à des formations structurées. Combinées stratégiquement, ces activités se présentent comme une approche autodirigée: Jos a commencé à écrire dans son album photo, puis elle s’est inscrite à un programme de formation générale «pour pouvoir écrire des [légendes] sans-faute» (l-410). Elle a ensuite pris part à des ateliers d’écriture et affirme: «[J]’ai commencé une biographie, mais c’est vraiment mon livre que je voulais faire» (l-850). Ses stratégies peuvent être comprises comme une disposition à poursuivre des objectifs qui prennent forme au cours d’activités de négociation avec d’autres, notamment la bénévole (Ortner, 2006). Ses démarches révèlent des stratégies d’apprentissage entrelacées à des pratiques de l’écrit hybrides mises en oeuvre tout au long de la vie et dans divers aspects de vie personnelle (recherche documentaire), familiale (album photo), communautaire (livre sur son village) et de formation non formelle (ateliers d’écriture) et scolaire (formation générale).

La transformation de la perception de soi semble à l’avant-plan durant ces activités d’apprentissage. Jos a témoigné de la reconnaissance de ses superviseurs et collègues face à un rôle d’agente de motivation, de défense des intérêts de ses pairs et de médiation (l-495). Elle a exprimé des transformations personnelles de manière récurrente dans son discours: «Jeune, j’étais terriblement gênée. […] Avant, j’aurais pas osé parler à un docteur ou à un professeur, mais maintenant, j’ai appris qu’on est tous égal» (l-510;l-1440). Elle a aussi validé cette information: «Un jour, un collègue a remarqué comment j’avais changé. Je parlais plus au monde» (l-515). Puis, elle a affirmé: «Sans les cours d’alphabétisation, j’aurais jamais participé à des ateliers d’écriture avec toutes ces personnes instruites» (l-550). Elle n’aurait pas non plus accepté de s’investir dans la collectivité, a-t-elle souvent répété. En fin de compte, son projet aura contribué à renforcer sa confiance en soi: «Je commençais des choses, mais j’manquais d’confiance pis j’abandonnais» (l-1445).

Dans une perspective de transformation, Jos semble avoir développé une pensée critique, dans ce sens qu’elle ne tient pas pour acquis ce qu’elle observe dans le monde qui l’entoure (Hoggan et al., 2017). Elle dit se percevoir sélective et critique lorsqu’elle lit dans Internet et qu’elle corrige des croyances erronées de ses compatriotes sur l’histoire locale (l-730). Elle déplore aussi, comme nous le verrons plus loin, les préjugés sociaux à l’endroit des personnes qui, comme elle, occupent des positions sociales subordonnées. Cette pensée critique peut avoir contribué à une expérience d’émancipation lors de changements sociaux, tels que décrits dans la section 4.4, ce qui appuie la théorie de l’apprentissage transformateur. L’analyse ne permet pas de lier ces transformations à des événements précis.

À un moment de l’analyse, les pratiques d’apprentissage se sont dévoilées sous un jour nouveau. Le repérage de l’ambivalence, faisant partie des contradictions sociales et des attitudes et comportements individuels contradictoires (Baril et Bourdon, 2014), s’est révélé un outil puissant pour comprendre le sens profond de certaines manières d’agir et de penser. La tendance de Jos à hésiter devant la poursuite ou non de sa formation semble correspondre à certaines limites des programmes de formation générale centrés sur les compétences liées à l’employabilité, dont un traitement inégal perçu à l’égard des personnes ayant d’autres types d’objectifs d’apprentissage:

Ben moi, j’ai tout l’temps peur de prendre la place à quelqu’un d’autre pour les explications dans les cours; […] comme ceux qui travaillent [...] qui font leur GED[4] pour avancer […]. Mais y’a du monde qui va là pour leur propre bien.

l-454-455

Certains propos de Jos laissent entrevoir des approches favorisant l’autonomisation et un meilleur accès à la formation générale. Bien qu’elle reconnaisse l’effet transformateur de la formation sur sa vie, elle estime que le programme devrait permettre de réaliser des projets personnels:

La seule affaire, [...] c’est que j’peux pas travailler dans mon livre. [Il] faut que j’faise mes cahiers; le département demande qu’on fasse les cahiers pour que ça augmente (l-1.726). [...] T’as pas besoin de tout ça! C’est pour ça que j’m’ai organisé autrement, parce que j’aurais pas pu faire mon livre (1-521). [Avec une approche plus ouverte,] j’aurais appris mieux et plus vite à lire et à écrire (1-555).

Comme le programme de formation générale ne répondait pas entièrement à ses aspirations, Jos s’est inscrite aux ateliers d’écriture de son propre chef. Dans une perspective de praxis d’émancipation (Hoggan et al., 2017), les ateliers qui l’ont menée vers son «projet de rêve» (l-405) semblent avoir amplifié l’effet transformateur de ses activités et de la formation structurée. Le point de vue de Jos converge avec les approches fondées sur l’apprentissage transformateur et d’émancipation qui font une place aux expériences et aux projets personnels (Duckworth et Ade-Ojo, 2016).

L’observation d’autres mouvements d’hésitation, voire d’ambivalence, a permis de mieux comprendre l’expérience de transformation de Jos durant ses activités d’apprentissage. Elle a exprimé avoir ressenti un malaise: «C’était pourtant le dîner [de fin des ateliers], ç’aurait dû être le fun. Mais j’sais pas comment ça s’fait; j’étais vraiment fatiguée après. J’ai la feeling que c’est tout des big shots[5]. Ah! j’dois arrêter… ce vieux feeling» (l-1720). En tant que chef d’équipe, au travail, elle s’était pourtant habituée à côtoyer des personnes haut placées, mais après des années, elle déplore ce sentiment d’infériorité qui revient: «J’ai toujours pensé que j’étais moins, moi», tout en rappelant dans une même conversation un propos récurrent: «J’ai appris qu’on est tous égal» (l-605).

4.4 Pratiques sociales de participation communautaire et transformation sociale

L’analyse de la troisième catégorie de pratiques, celle de participation communautaire, approfondit la réflexion sur l’ambivalence et sur les transformations vécues par la participante. L’ambivalence s’est maintenue sous forme de gestes exprimant en alternance ou en concomitance la motivation et le découragement, la méfiance et la confiance, la soumission et l’affirmation. C’est après un certain temps de terrain et d’analyse que le sens profond des données a émergé, comme le font valoir deux groupes d’activités communautaires.

Le premier groupe comprend deux rencontres d’une quinzaine de bénévoles préparant des repas communautaires de collecte de fonds dans un sous-sol d’église. C’est lors de notre entrevue impromptue, après la deuxième rencontre, que j’ai compris certains propos et gestes nerveux observés. Jos a associé sa mise à l’écart des repas communautaires à des préjugés envers les adultes en formation de base:

Moi, j’ai tout l’temps eu la feeling que quand on allait [aider aux soupers], c’est comme si tu s’rais un esclave[6]. […] parce qu’avant, j’étais pas r’gardée d’la même way que depuis que j’vas à l’alphabétisation. […] Y’a du monde qui m’disent tu fais bien; ben y’a ben qui disent, «quoi’ce que tu fais là? Tu vas pas aller travailler!» Y’en a qui disaient ça à Maria aussi. […] Y’a du monde qui y va qu’était alcoolique ou qu’avait des problèmes de drogue […], pis y [les bénévoles] pensont que tout l’monde qui va là est comme ça. J’sais pas s’y voyont ça d’même [...], ben moi, j’sus pas sus l’welfare[7], pis j’aime aller là pareil, parce que j’apprends.

l-370-405

Ces préjugés perçus sous-entendent un pouvoir imposé, car ils limitent la participation de Jos à sa collectivité. Il est concevable que des approches éducatives ouvertes puissent contribuer à atténuer les préjugés sociaux, manifestes ou pressentis, et à favoriser l’autonomisation des personnes et des groupes. Des approches qui intégreraient des activités d’apprentissage structurées et non structurées, qui offriraient un choix de lieux pour lire et écrire ou pour s’approprier l’écrit, et qui favoriseraient la participation active d’adultes plus ou moins à l’aise avec l’écrit (Bélisle et al., 2021, dans ce dossier).

Le deuxième groupe d’activités a été couvert par quatre visites de terrain. L’analyse des mouvements ambivalents de va-et-vient permet de creuser le phénomène d’idées reçues, de l’inévitable (Hacking, 1999), de ce qui est tenu pour acquis (Hoggan et al., 2017). Jos était présidente du comité des familles des résidents d’un centre de soins de longue durée. Après une réunion publique qu’elle présidait, j’ai remarqué un certain manque d’entrain. Elle a exprimé plus tard son cynisme et un sentiment d’avoir été bafouée après avoir essayé en vain de négocier l’amélioration des soins avec la directrice du foyer: «De toute façon, qu’est-ce que je fais icitte? Ça me tanne, les réunions» (l-335). Peu après, elle regagnait son élan. Elle et d’autres membres avaient été témoins de mauvais traitements à l’égard de certains résidents et de conflits d’intérêts au sein de l’administration du foyer. Jos déplorait que la directrice ne lui accorde pas l’autorité qui vient habituellement avec le titre de présidente ainsi qu’une certaine condescendance:

Elle use notre comité pour avoir des choses du gouvernement [...] et pour parler aux familles (l-1020). […] Elle pensait que moi, la [simple apprenante en alpha], et les autres membres du comité, on dirait rien. Ah! elle n’oserait pas faire ça avec les familles qu’ont des gros postes (l-1030).

Cependant, le comité aura démenti ces idées reçues lorsque, en tant que responsable soutenue par ses membres, Jos a contribué à une transformation sociale en tirant les bonnes ficelles: «J’prends une job à coeur; j’essaie de faire une différence, pis j’en ai fait une, parce que Fredericton [instances gouvernementales] a appelé le foyer» (l-1031). «C’qui compte, c’est que les résidents aient de meilleurs soins, pis j’suis fière de ça» (l-1690).

La déconstruction de préjugés sociaux, du moins dans l’immédiat, ainsi que la contribution possible à un changement social local semblent s’être confirmées plus tard, lorsque la directrice de l’établissement a présenté des excuses à Jos pour ne pas avoir écouté les préoccupations du comité. Dans une optique de praxis d’émancipation (Hoggan et al., 2017), les acteurs sociaux ont rompu ce qui est tenu pour acquis, leur permettant de comprendre les forces dominantes et d’agir sur elles. Encore là, une tension dialectique opérait entre des relations de pouvoir dégradantes et des relations de solidarité autonomisantes (Ortner, 2006).

En résumé, l’analyse a conduit à décrire en profondeur des pratiques sociales de l’écrit, des pratiques d’apprentissage et des pratiques de participation communautaire qui, conjuguées, aboutissent à des accomplissements complexes inattendus chez une adulte non diplômée. Ces pratiques, régulées par des mouvements d’ambivalence, sont mobilisées dans des tensions internes entre des sentiments d’infériorité et d’autonomisation et dans des contextes de relations dialectiques de pouvoir et de solidarité.

5. Portée épistémologique et empirique

Si la présente étude a permis de tracer des liens entre, d’une part, les pratiques sociales de l’écrit et de l’apprentissage d’une adulte dans des contextes de relations de pouvoir et de solidarité et, d’autre part, des approches d’intervention ouvertes pouvant favoriser l’émancipation personnelle et sociale de l’adulte, il faut reconnaître les limites de cette étude d’un cas unique. L’une renvoie à l’effort de ne pas tomber dans l’idolâtrie de la participante, bien que l’objet de l’étude comprenne la reconnaissance des savoirs acquis dans la vie courante que les systèmes éducatifs et sociaux peinent à réussir. L’autre réfère au défi de remettre en question les hypothèses émergentes de la participante et de la chercheuse au long du travail de terrain. Les mesures méthodologiques de l’analyse en profondeur auront atténué ces inconvénients.

D’un point de vue épistémologique, c’est en analysant des pratiques entrelacées, mais situées dans divers contextes que l’analyse a permis de saisir certains sens profonds des manières d’agir et de penser de la participante. Par exemple, les mouvements d’ambivalence de celle-ci ont fait émerger plus fortement les dynamiques de pouvoir dans l’analyse des pratiques de participation communautaire et d’apprentissage que dans l’analyse des pratiques de l’écrit.

Cette étude révèle des exemples de réalisations individuelles et sociales complexes et inattendues d’une adulte ayant peu d’éducation formelle, notamment la publication d’un livre, la déconstruction (du moins temporaire) de préjugés sociaux à l’égard d’adultes en formation générale et une contribution citoyenne à l’amélioration des soins dans un foyer de soins. L’évaluation et la reconnaissance de telles réalisations ne serait pas possible avec les outils actuels utilisés dans les systèmes d’éducation et les enquêtes à grande échelle. L’analyse soulève aussi des enjeux de recrutement et d’accès des adultes à la formation générale, en particulier les adultes qui n’ont pas l’emploi comme objectif d’apprentissage. Elle suggère que des raisons parfois insoupçonnées, comme des relations sociales de pouvoir, peuvent se cacher derrière l’hésitation des gens à participer à des activités communautaires ou de formation. La manière dont la participante autogère ses pratiques de l’écrit et de l’apprentissage en vue de concrétiser ses projets personnels et communautaires fait valoir l’adoption d’approches socioculturelles en éducation des adultes. Ces dernières favorisent autant la participation et les expériences autonomisantes des adultes apprenants (Duckworth et Ade-Ojo, 2016) que l’atteinte d’objectifs sociaux, éducatifs et économiques plus larges (Reder, 2020). Cette autogestion observée inspire aussi la création d’environnements écrits et d’apprentissage dans la communauté (Bélisle et al., 2021, dans ce dossier).

L’étude des perspectives socioculturelles mène à l’examen des dispositifs en éducation des adultes pour établir un meilleur équilibre entre les approches existantes et les approches renouvelées. La focalisation sur les programmes et les politiques du Nouveau-Brunswick, terrain de l’étude source de cet article, permet d’explorer la possibilité, ici et ailleurs, d’enrichir les approches cognitives dominantes centrées sur l’employabilité. Il s’agirait d’incorporer aux politiques et programmes des éléments d’approches ouvertes où l’on reconnaît les projets, les expériences et les pratiques sociales multiples des adultes (Bélisle et al., 2014; Duckworth et Ade-Ojo, 2016) et où l’on évalue à long terme l’influence des programmes éducationnels et sociaux sur les personnes, les familles et les collectivités (Reder, 2020).

Dans cette province, le ministère de l’Éducation postsecondaire, de la Formation et du Travail et le Collège communautaire du Nouveau-Brunswick offrent les programmes d’apprentissage et de formation générale pour adultes. Ces programmes, qui présentent des avantages du point de vue de l’accessibilité aux personnes qui visent le développement professionnel, adoptent, selon le cas, des approches centrées sur les objectifs scolaires ou sur les compétences et l’employabilité. Le chapitre 101 de la Loi sur l’enseignement et la formation destinés aux adultes (Gouvernement du Nouveau-Brunswick, 2011) définit les termes administratifs de l’application de ces programmes, sans toutefois mentionner de mesures d’accès à l’éducation ou aux occasions d’apprentissage. La stratégie Exploiter les pouvoirs de la littératie – la stratégie globale du Nouveau-Brunswick en matière de littératie est innovante au sens de sa globalité et de ses mesures liées à l’apprentissage à chaque étape de la vie. La composante portant sur l’apprentissage continu et les adultes privilégie «l’accès aux possibilités de formation pour aider les Néo-Brunswickois à obtenir et à conserver un emploi, ainsi qu’à profiter des possibilités qui se présentent au travail» (Gouvernement du Nouveau-Brunswick, 2017, p. 11). Si le chapitre 101 de la Loi et la stratégie en matière de littératie laissent sur leur faim celles et ceux qui souhaiteraient un engagement de la province à un meilleur accès de tous les adultes à des occasions d’apprentissage et de formation, d’autres stratégies néo-brunswickoises (Coutant et Lurette, 2015) pourraient inspirer à cet égard l’élaboration de dispositifs qui embrassent plus globalement l’éducation des adultes. Pour ne nommer que ceux-là, il y a: Apprendre: un projet collectif - Plan 2013-2018; le Plan d’inclusion économique et sociale du Nouveau-Brunswick 2014-2019; et Une politique culturelle renouvelée 2014-2019.

Pour favoriser l’accès de tous et de toutes à des occasions de lire et écrire et d’apprendre, cet article appuie les modèles émergents qui préconisent un rapprochement entre les perspectives cognitives existantes, centrées sur le développement de l’économie du savoir et des compétences professionnelles, et les perspectives socioculturelles, centrées sur la reconnaissance des manières multiples de mobiliser l’écrit et l’apprentissage tout au long et dans tous les aspects de la vie.