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1. Introduction

De nombreux auteurs soulignent l’importance d’une relation enseignante-élève (REE) positive pour l’adaptation sociale et scolaire des enfants (Burchinal, Howes, Pianta, Bryant, Early, Clifford et Barbarin, 2008). Qui plus est, la qualité de la REE au préscolaire est prédictive de l’adaptation scolaire et sociale des enfants jusqu’à la fin du primaire (Pianta, 1999). Toutefois, dans quelle mesure cette relation peut-elle constituer une ressource pour l’enseignante lorsqu’elle est confrontée à des élèves PCE? Le but général de notre étude est de montrer qu’il est possible d’intervenir positivement auprès de ces derniers en arrimant les dimensions affective et cognitive de la REE.

Les comportements extériorisés (CE) se traduisent au préscolaire par le fait de bousculer, pousser, frapper les pairs et les objets et même mordre (Paquin et Drolet, 2006). Ils engendrent des effets négatifs tant pour les enfants que pour les adultes qui prennent soin d’eux. D’ailleurs, les enseignantes[1] ont souvent de la difficulté à intervenir adéquatement sur le coup des émotions que ces comportements provoquent (Sutton, 2005). Pour une enseignante qui doit contribuer au développement de tous les élèves de sa classe (CSE, 2012), il peut être ardu d’établir une REE harmonieuse avec chacun d’entre eux, et plus encore avec les élèves PCE (Roorda, Koomen, Spilt, Thijs et Oort, 2013). De façon générale, les études recensées à cet égard, notamment celles portant sur les pratiques enseignantes qui favorisent l’établissement d’une relation positive avec les élèves PCE, s’appuient essentiellement sur sa dimension affective. Ainsi, certaines pratiques générales consistent à montrer de l’enthousiasme dans des interactions positives avec les élèves (Fernandez et al., 2015), reconnaître leurs émotions et y répondre, construire leur estime de soi, établir les limites, mettre l’emphase sur l’enfant (Morrison Benett et Bratton, 2011), être à l’écoute de l’élève et participer à son activité (Driscoll et Pianta, 2010), répondre à ses besoins socioémotionnels (Spilt, Koomen, Thijs et Leij, 2012) et être activement engagée avec l’enfant (Sutherland, Conroy, Algina, Ladwing et Jessee, 2018). Ces pratiques, axées sur des aspects positifs de la relation, font appel à la sensibilité de l’enseignante envers l’enfant: elles permettent de prévenir l’émergence de CE et de favoriser une REE positive (Pianta, La Paro et Hamre, 2008).

Certes, l’enseignante au préscolaire est appelée à intervenir sur le plan socioaffectif, mais elle est avant tout une enseignante dont le rôle est de «favoriser le développement global de l’enfant en le motivant à exploiter l’ensemble de ses potentialités; et jeter les bases de la scolarisation, notamment sur le plan social et cognitif, qui l’inciteront à continuer à apprendre» (Gouvernement du Québec, 2006, p. 52). D’ailleurs, s’intéresser à l’élève sur le plan des apprentissages est un geste proactif en soi, car, plutôt que de se centrer sur des interventions négatives dans le but de gérer les comportements de l’élève, l’enseignante vise à le faire progresser tant sur les plans cognitif qu’affectif, qu’il est d’ailleurs souvent difficile de distinguer l’un de l’autre (Venet, Schmidt, Paradis et Ducreux, 2009). Il convient donc, à notre sens, de vérifier si les résultats de cette dernière étude s’appliquent aux élèves PCE au préscolaire. Le cadre conceptuel permettra de comprendre la manière dont ces deux dimensions, affect et cognition, s’articulent dans la REE.

2. Cadre conceptuel

Le présent cadre conceptuel s’appuie sur les travaux de Pianta et al. (2008), qui s’intéressent précisément à la façon d’établir un climat de classe adéquat au sein duquel il est possible d’établir une REE positive, ainsi que sur le concept de ZPD que nous empruntons à la théorie historico-culturelle (Vygotsky, 1997, 2012a).

2.1 Les interrelations entre affect[2] et cognition[3]

Pour leur part, Pianta et ses collègues (2008) définissent la relation entre l’enseignante au préscolaire et ses élèves qui ne présentent pas de difficulté d’ordre comportemental en tenant compte de ses différents aspects, c’est-à-dire qu’ils considèrent que l’enseignante doit offrir un soutien sur les plans émotif, organisationnel et cognitif. Le soutien émotif se construit grâce à un climat de classe positif, à la sensibilité de l’enseignante et au respect du point de vue des élèves. Le soutien organisationnel comprend une gestion efficace des comportements, la productivité et le soutien des apprentissages. Enfin, le soutien cognitif vise le développement conceptuel, la qualité des rétroactions et le modelage sur le plan du langage. Pour ces auteurs, qui offrent une image très détaillée de la façon d’établir une relation, il s’agit là de trois dimensions distinctes. Pour notre part, nous préférons nous appuyer sur la conception vygotskienne des liens entre affect et cognition. En effet, pour Vygotsky, l’affect et la cognition sont inextricablement liés (Vygotsky, 1997): «Comme on sait, la séparation de l’aspect intellectuel de notre conscience d’avec son aspect affectif, volitif, est l’un des défauts majeurs et fondamentaux de toute la psychologie traditionnelle» (p. 61). Ainsi, celui qui sépare l’un de l’autre n’est pas en mesure de comprendre les causes sous-jacentes de la pensée pas plus d’ailleurs que le rôle qu’exerce cette dernière sur la sphère affective de la personne. Donc, l’enseignante qui n’a pas conscience de cette indissociabilité risque d’autant plus de passer à côté des besoins de ses élèves PCE que ceux-ci sont vulnérables sur le plan affectif. Nous verrons ci-dessous que les interrelations entre affect et cognition se déploient plus particulièrement au sein de la ZPD de l’élève (Goldstein, 1999).

2.2 La zone proximale de développement

Vygotsky (2012b) présente ainsi le concept de ZPD:

[…] il faut définir au moins un double niveau de développement de l’enfant: premièrement, le niveau du développement actuel, c’est-à-dire, ce qui est déjà arrivé à maturité, et deuxièmement, la zone du développement le plus proche, c’est-à-dire le développement ultérieur des fonctions qui ne sont pas encore parvenues à maturité, mais qui sont quand même en train de mûrir; elles donneront des fruits et passeront au niveau du développement actuel demain.

p. 147

Ainsi, apprentissage et développement vont de pair et c’est l’apprentissage qui va favoriser le développement ultérieur de l’enfant. En conséquence, «le seul bon enseignement est celui qui précède le développement» (Vygotsky, 2012d, p. 242). Ce qui se développe dans la ZPD, ce sont les fonctions psychiques supérieures (FPS), soit les fonctions intellectuelles[4] qui appartiennent en propre à l’espèce humaine et résultent des interactions de l’enfant avec les adultes, avec son milieu, avec sa culture (Vygotsky, 2014). Ces fonctions se développent dans le cadre d’activités interpsychiques au sein desquelles l’adulte recourt à des instruments psychologiques, soit des signes ou symboles, voire des systèmes de signes, tels le langage, les alphabets, les signes arithmétiques, les symboles algébriques, les oeuvres d’art, les schémas et diagrammes, les cartes et plans, enfin tous les signes culturels possibles utilisés pour évoquer la réalité, qui servent à modifier nos propres fonctions psychiques supérieures ou celles d’autrui (Vygotsky, 2014). Ainsi,

[c]haque fonction psychique supérieure apparaît deux fois au cours du développement de l’enfant: d’abord comme activité collective, sociale et donc comme fonction interpsychique, puis la deuxième fois comme activité individuelle, comme propriété intérieure de la pensée de l’enfant, comme fonction intrapsychique.

Vygotsky, 1985, p. 111

Dans le cadre de la REE, l’enseignante doit donc viser à contribuer au développement des FPS de ses élèves par le biais d’une médiation sémiotique, c’est-à-dire par l’usage de signes et du langage, ce dernier étant l’instrument psychologique par excellence. Quant à lui, l’élève doit s’approprier non seulement les connaissances transmises par l’enseignante, mais aussi l’usage des instruments psychologiques qu’elle lui propose. Le développement résulte donc d’un double effort: de celui d’autrui, dans la collaboration qui s’établit au sein de la ZPD, sur le plan interpsychique, et du sien propre, sur le plan intrapsychique. Le succès de l’intériorisation des concepts et apprentissages dépend de la qualité de la relation affective établie avec l’adulte: pour que le processus d’intériorisation réussisse, il faut non seulement que l’adulte établisse une relation affective positive, mais encore que l’enfant perçoive et ressente lui aussi la relation de façon positive (Levykh, 2008). Enfin, pour que l’intériorisation soit complète, il faut que l’enfant puisse l’extérioriser: ce n’est qu’au moment où il est en mesure d’effectuer la tâche ou de résoudre le problème seul que nous pouvons conclure que le passage au plan intrapsychique s’est réellement effectué. Ainsi, l’intervention dans la ZPD consiste en un processus de transmission (enseignante), de collaboration (enseignante-élève) et d’imitation (élève), puisque, pour Vygotsky (1997), l’enfant n’est capable d’imiter que ce qu’il a commencé à intérioriser.

2.3 L’intervention dans la ZPD

L’intervention dans la ZPD permet ainsi à l’enfant de réaliser un apprentissage qui lui était auparavant inaccessible. C’est à l’intérieur de cette zone qu’il est possible pour lui de passer des concepts quotidiens, ceux qu’il acquiert spontanément et qui lui sont accessibles dans son expérience spontanée du monde, aux concepts scientifiques, ceux qui font partie d’un système, qui sollicitent chez lui une certaine prise de conscience et qui lui sont accessibles grâce aux interactions avec l’enseignante. Celle-ci peut poser des questions suggestives à son élève, lui montrer comment résoudre le problème, amorcer la résolution du problème avec lui et le laisser finir, lui proposer des méthodes de résolution ou de démonstration différentes ou encore lui donner la solution complète puis lui demander de refaire le problème (Vygotsky, 2012a). Dans ce type d’interaction sociale, l’affect de l’enfant est sollicité, car il peut vivre des joies et des réussites et/ou des frustrations et des incompréhensions qui engendrent des prises de conscience parfois insoupçonnées. Par conséquent, l’enseignante doit tenir compte des compréhensions de l’élève, de ses incompréhensions, de son rythme, de ce qu’il sait et ne sait pas faire pour pouvoir l’amener plus loin dans la réalisation de la tâche. C’est donc dire que la manière d’enseigner peut en soi constituer une forme de relation affective. En fait, l’enseignante qui fait correspondre les exigences de la tâche aux intérêts et aux besoins des élèves se montre attentive, centrée, à l’écoute et soucieuse de ses élèves (Venet et al., 2009). Par conséquent, en intervenant sur le plan cognitif, elle intervient aussi sur le plan affectif (Goldstein, 1999).

Dans la foulée d’auteurs qui soutiennent l’idée qu’il existe une interaction réciproque entre affect et cognition (Vygotsky, 1997) dans l’acte d’enseigner (Goldstein, 1999; Tudge et Scrimsher, 2003; Venet et al., 2009), nous décrirons la façon dont les pratiques enseignantes mobilisant les dimensions affective et cognitive du processus d’enseignement-apprentissage se déploient dans la ZPD de l’élève, en particulier de l’élève PCE, et favorisent ainsi l’établissement d’une REE positive.

3. Méthode de recherche

3.1 Échantillon

L’échantillon a été formé sur la base des critères correspondant aux caractéristiques recherchées (Fortin et Gagnon, 2016), au moyen d’une entrevue et d’une observation préliminaires. Il se compose d’une enseignante au préscolaire[5] (Nady-Anne[6]) ayant recours à des pratiques s’harmonisant avec son discours et d’un élève PCE, Karl[7], identifié à l’aide du profil socioaffectif-abrégé (PSA-A; Venet, Bigras et Normandeau, 2002), questionnaire de type Likert évaluant son degré de compétence sociale et d’agressivité.

3.2 Instruments de collecte de données

Des enregistrements vidéo réalisés en classe au moyen de deux caméras synchronisées nous ont permis de capter le maximum d’interactions possibles afin de tenir compte de la complexité des situations. Un premier guide d’entrevue visait à nous permettre de contextualiser et de mieux comprendre les pratiques enseignantes observées, tandis que le second permettait à l’enseignante de discuter de différentes pratiques observées dans chacune des deux activités.

3.3 Procédure

Nous avons enregistré deux séances d’enseignement-apprentissage d’environ 90 minutes chacune, ayant lieu au début de la matinée durant l’année scolaire. L’identification de l’élève PCE a permis de mieux diriger nos observations lors des enregistrements et des visionnements et d’observer une éventuelle différence entre le début et la fin de l’année scolaire en nous appuyant sur des comportements précis. Notons ici que la recherche initiale concernait trois élèves identifiés comme PCE. Puisque deux d’entre eux ont été pris en charge par l’éducatrice de la classe pour l’activité d’enseignement-apprentissage du mois de mai, nous n’avons pu examiner les liens entre ces deux élèves et l’enseignante, comme nous l’aurions souhaité. Cet article traite donc des pratiques de Nady-Anne et des comportements de Karl en réponse à ses pratiques ainsi que des répercussions sur leur relation. Notre analyse s’est appuyée sur les verbatim des deux séances d’enseignement-apprentissage, l’une réalisée au mois d’octobre (début d’année), axée sur le concept de croissance, et l’autre au mois de mai (fin de l’année), axée sur le concept de mesure.

3.4 Stratégie d’analyse des données

La démarche de transcription a consisté à recenser dans une première colonne tous les comportements langagiers (les paroles, les sons et le ton de voix) et dans une deuxième colonne tous les comportements corporels (les mimiques, les regards, les mouvements, les déplacements) tant de l’enseignante que des élèves. Après avoir procédé à une analyse de contenu thématique, nous avons identifié 65 indicateurs (comportements observables: paroles et gestes). Ces indicateurs ont été regroupés en pratiques enseignantes nommées et appuyées soit par le concept de ZPD (Vygotsky, 2012a) (p. ex. évocation de concepts quotidiens), soit par la description de la REE (Pianta et al., 2008) (p. ex. félicitations) ou encore par les différentes pratiques relevées dans la littérature (p. ex. manifestation de marques d’intérêt), puis classées selon les deux dimensions (affective et cognitive) de la REE. Par ailleurs, notre cadre conceptuel nous a permis de distinguer deux types de pratiques utilisées au sein de la ZPD: les pratiques développementales et les pratiques d’accompagnement, que nous avons croisées avec les deux dimensions de la REE pour guider le processus d’analyse. Dans la dimension cognitive, les pratiques développementales sont celles liées au développement des FPS (Vygotsky, 1997) et les pratiques d’accompagnement sont celles découlant de la conception vygotskienne du rôle de l’enseignante (Vygotsky, 2012c). Dans la dimension affective, les pratiques développementales sont celles qui visent à développer la prise de conscience et la maîtrise chez les élèves (Vygotsky, 1997) et les pratiques d’accompagnement celles qui visent à soutenir l’enfant sur le plan émotif (Buyse, Verschueren, Doumen, Van Damme et Maes, 2008) (voir la grille en annexe).

4. Résultats

Après avoir brossé un bref portrait de Karl, nous présenterons les deux activités d’enseignement-apprentissage destinées à l’ensemble de la classe, puis les phases de réinvestissement correspondantes, où Karl travaille individuellement.

Selon les réponses de l’enseignante aux énoncés relatifs à l’échelle de la compétence sociale et de l’agressivité-irritabilité du PSA-A, Karl présente une faible compétence sociale et un haut taux d’agressivité en octobre. En effet, il ne négocie jamais lorsqu’il est en conflit avec les autres, tient rarement compte des autres enfants, ne les aide pas lorsqu’ils vivent des difficultés et ne travaille pas facilement en groupe. C’est un élève qui crie et lève toujours le ton rapidement, vit régulièrement des conflits avec ses pairs et se bagarre aux récréations.

4.1 Des activités d’enseignement-apprentissage qui jouent un rôle de prévention

Les deux activités filmées se présentent sensiblement de la même manière, c’est-à-dire que l’enseignante contextualise l’activité afin d’intéresser les élèves et de situer le concept abordé.

L’activité de la croissance de la pomme (octobre). Nady-Anne aborde l’enseignement du concept de croissance en recourant à des «méthodes d’enseignement indirectes, plus fines, plus complexes» (Vygotsky, 1997, p. 279) plutôt que d’en donner une définition. Elle s’appuie sur divers instruments psychologiques, tels le langage, des pictogrammes et même le mime. Elle amène les élèves à repérer les étapes de la croissance par un enchaînement de questions suggestives. À chaque nouvelle étape, elle montre l’image correspondante, fait des comparaisons avec le vécu des enfants, explique avec des mots connus par les enfants, illustre avec des gestes et utilise un ton exclamatif. Par exemple, l’enseignante fait un lien avec le vécu d’un élève: «Qui m’a dit qu’il avait mis un pommier chez lui, mais qu’il n’était pas encore prêt?» et avec des aspects de leur vie: «c’est comme toi, quand t’es sorti de la bedaine de ta maman, t’étais petit et est-ce que maman a fait ça comme ça [claque des doigts] et t’es devenu très grand?». L’enseignante et les élèves vont jusqu’à mimer le pépin de pomme qui grandit, qui devient un arbre et ensuite une pomme. L’activité se termine par un réinvestissement personnel consistant à découper les pictogrammes mis à leur disposition et à les coller dans le bon ordre sur une feuille.

L’activité de la mesure des poissons (mai). Nady-Anne aborde le concept de la mesure de la même façon que celui de la croissance, c’est-à-dire en recourant à des méthodes d’enseignement plus complexes que de donner la définition du mot mesure (Vygotsky, 1997). Elle pose des questions suggestives qui favorisent le développement de l’activité de la pensée de l’enfant: «Est-ce qu’y en a un qui peut m’expliquer qu’est-ce que ça veut dire [mesure]?» Un élève répond: «Ça veut dire c’est quoi la grandeur.» Nady-Anne stimule l’intérêt des élèves et leur raisonnement en les invitant à s’exprimer sur les différentes choses qu’il est possible de mesurer, favorisant ainsi l’appropriation du concept scientifique[8]. Elle propose des exemples en faisant des liens avec des situations connues par les enfants pour aider à leur compréhension:

On peut mesurer la grandeur d’un mur quand on veut peinturer, des bûches de bois, des chaises, si elles vont être trop hautes ou trop petites pour toi. Je vous ai mesurés. Vous vous souvenez? Je t’avais demandé de te placer près de ma feuille blanche et je t’ai fait une petite ligne. Bientôt, on va reprendre une autre mesure pour savoir si tu as grandi.

Nady-Anne amène les élèves à réfléchir sur la manière de mesurer les poissons avec les petits cubes en les faisant participer. Elle enchaîne des questions qui les incitent à expliquer et à verbaliser leur démarche:

N.-A.: Alors notre ami J. a mis des cubes pour mesurer le dauphin.

N.-A.: Là, il y a un petit problème. Est-ce qu’il y a un ami qui voit le problème?

Un élève: Il en manque un à côté de la bouche.

N.-A.: OK, toi t’en ajouterais un à côté de la bouche ici, c’est ça? OK.

N.-A.: Est-ce qu’il y a un ami qui voit autre chose comme problème?

Un élève: Manque un ici.

N.-A.: OK t’en mettrais un ici à côté de la queue, parfait. […]

N.-A.: Est-ce que tu remarques quelque chose avec les cubes? […]

Un élève: Faut les attacher.

N.-A.: Ah! Faut les attacher. C’est une bonne idée parce que ces petits cubes-là, on peut les attacher, il y a des petits trous et on peut les attacher.

N-A.: Et regarde bien ce qui arrive avec les petits cubes quand je les attache ensemble. Qu’est-ce que ça fait? Regarde tantôt comment ils étaient placés, ils faisaient comme des vagues et là, regarde comment ils sont placés.

Un élève: En ligne droite

N.-A.: Ils sont en ligne droite, t’as raison. Et regarde quand on les met en ligne droite, est-ce qu’on arrive jusqu’au bout du dauphin?

Plusieurs élèves en choeur: Noonn!

N.-A.: Qu’est-ce qu’il faudrait faire, W.?

W.: On ajoute un.

N.-A.: On en ajoute un. OK comme ça. Regarde bien maintenant ce que ça fait, est-ce que tu penses qu’on peut en ajouter un autre?

Un élève: Oui.

N.-A.: On pourrait en ajouter un autre. Est-ce qu’on pense que là c’est pas mal pareil? Regarde bien ce que je vais faire pour vérifier. Je mets un doigt, mon index avec la queue du poisson et je mets mon autre index à la bouche du poisson.

Cet extrait illustre bien la façon dont affect et cognition sont en interrelation dans le cadre de la REE.

Sur le plan cognitif, en prenant connaissance des concepts spontanés des enfants, l’enseignante évalue – du moins partiellement – leur niveau de développement actuel, ce qui lui permet de poser des questions susceptibles d’aider les élèves à trouver les réponses et de favoriser ainsi leur développement potentiel, ce qui permet d’inférer qu’elle crée une ZPD pour la majorité d’entre eux (Vygotsky, 2012a). Sur le plan interpsychique, les interventions de l’enseignante sont axées sur la démarche plutôt que sur la réponse finale, soit le nombre de petits cubes nécessaires pour correspondre à la mesure du poisson. Cette tâche se situe bien dans la ZPD des élèves puisqu’ils font face à certaines difficultés qu’ils résolvent en groupe, sur le plan interpsychique (Vygotsky, 2012d), ce qui laisse espérer un réinvestissement personnel sur le plan intrapsychique pour un certain nombre d’entre eux. Les exigences cognitives sont plus élevées pour l’activité des poissons que pour celle de la pomme, puisque les élèves doivent expérimenter, proposer des démarches et rechercher des solutions.

Sur le plan de l’affect, Nady-Anne est présente avec les élèves, non seulement physiquement en étant assise sur le tapis avec eux, mais aussi en étant centrée sur eux, dans le sens où elle s’intéresse à leurs propos, où elle accorde de l’importance à leurs réponses et où elle respecte leur point de vue (Pianta et al., 2008). Dans cet échange, le plaisir émane tant du côté de l’enseignante que des élèves. Nady-Anne a une attitude qui reflète son intérêt pour les élèves et son plaisir de les accompagner. Elle utilise un ton de voix chaleureux, des mots et des gestes affectueux, elle leur pose des questions qui les incitent à rechercher des solutions. Pour leur part, les élèves sont enchantés de participer, de manipuler, de tenter des réponses et de constater qu’elles sont prises en compte. Cette activité d’enseignement-apprentissage se déroule sous forme d’une véritable collaboration qui, pour Vygotsky (1997), va de pair avec la transmission des connaissances. Ainsi, l’interaction entre Nady-Anne et ses élèves n’est pas un processus linéaire dans lequel elle transmet et les élèves reçoivent, mais plutôt un processus interactif, où chacun participe à une oeuvre commune et où les interactions de nature affective et cognitive s’entremêlent.

Pour les deux activités, les élèves imitent les comportements de l’enseignante tant lorsqu’ils miment la croissance de la pomme que lorsqu’ils reproduisent la démarche pour mesurer les poissons, ce qui indique minimalement un début de compréhension du concept ou de la tâche (Vygotsky, 1997). Ainsi, les élèves, dont Karl, participent activement à la tâche. Si l’accompagnement de Nady-Anne consiste à orienter les élèves vers des apprentissages susceptibles de favoriser leur développement cognitif, il est toujours empreint d’un affect positif, qu’il s’agisse d’un ton chaleureux, de l’intérêt qu’elle porte aux enfants, de son enthousiasme ou de sa bonne humeur. Ainsi, grâce à ses questions, ses affirmations, son type d’accompagnement et son intérêt envers les élèves, ceux-ci s’engagent dans la tâche, qui les captive et les stimule de telle sorte qu’ils n’ont pas d’espace pour se dissiper.

4.2 Vers la maîtrise de ses propres comportements

L’activité de la pomme. Au début de l’activité, au moment où les élèves doivent réaliser leur travail de manière individuelle, Karl adopte des comportements qui ne lui permettent pas de débuter la tâche adéquatement. Il s’amuse avec son bâton de colle, se lève, marche avec la colle à la main, il joue avec ses ciseaux en les mettant sur son ventre, sur sa gorge, dans ses cheveux et les pointe vers son voisin. En réponse à ces comportements, Nady-Anne intervient en posant des questions à Karl en lien avec l’état de sa tâche d’un ton ferme:

Karl court dans la classe avec son bâton de colle.

N.-A.: Mon ami Karl, est-ce que tu te mets au travail?

Karl s’installe pour faire son travail. […] Il est distrait et joue avec sa colle.

N.-A.: OK Karl, regarde-moi. Est-ce que tu veux aller travailler tout seul sur la table? Est-ce que tu sais ce que tu dois faire si tu veux rester ici?

Karl fait signe que oui.

N.-A.: Tu dois faire ton travail et ne pas déranger ton copain. […]

Karl porte sa paire de ciseaux dans ses cheveux.

N.-A.: Ça, c’est pas une bonne idée Karl. L’enseignante enchaîne immédiatement: Qu’est-ce qui va après la fleur? Regarde bien, regarde. Découpe celui-là tout de suite, on va les placer après. Découpe ton arbre. […]

Karl ne répond pas, mais il prend la bonne image dans sa main. L’enseignante regarde ce qu’il fait et lui donne une consigne.

N.-A.: Regarde bien. Découpe celui-là tout de suite, on va les placer après. Découpe ton arbre.

L’enseignante s’éloigne. Karl se remet à s’amuser avec son bâton de colle.

N.-A.: Karl, viens t’assoir. Là, j’aime pas du tout qu’est-ce que je vois comme travail. Je veux que tu te calmes un petit peu, tu fais tes choses comme il faut.

Karl colle son dernier pictogramme et s’empresse d’aller montrer son travail à l’enseignante.

Karl: Je l’ai fait Nady-Anne.

Dans cette interaction, quand Karl se dissipe, Nady-Anne émet une consigne claire, formulée de manière positive. Si elle mentionne les comportements dérangeants, la plupart de ses questions ciblent la tâche. L’enseignante est calme, propose un choix à Karl quant à sa méthode de travail, lui manifeste son intérêt, est positive dans ses propos et lui offre sa présence. Ce faisant, elle tente de faire en sorte que Karl accepte de s’engager dans l’activité. Ce type d’intervention proactive peut engendrer chez l’élève un sentiment de confiance et son engagement dans la tâche (Venet et al., 2009). Ce que nous observons ici c’est que Karl termine sa tâche convenablement. Il est à noter que les pratiques de Nady-Anne appuient l’affirmation de Vygotsky (1997) voulant qu’affect et cognition soient indissociables. L’interrelation entre les dimensions affective et cognitive de la REE prend généralement cette forme chez Nady-Anne: elle intervient certes en orientant l’attention de l’élève PCE vers la tâche, mais ses interventions sont systématiquement empreintes d’un affect constructif, de telle sorte que les réactions de ce dernier sont positives dans le sens où il poursuit la tâche et ne présente pas de CE.

À la toute fin de l’activité, au moment où Karl écrit son nom sur sa feuille, il associe au mot nom le n de Nady-Anne: «Nnnom; Nnnnady-Anne» et l’enseignante répond aussitôt: «Oui, c’est comme dans mon nom, c’est un n”». Ensuite, Karl s’exclame: «Nady-Anne! Je vais avoir six.» L’enseignante porte attention à ses propos en les répétant: «Oui, tu vas avoir six, oui.» Toutefois, Karl n’a pas terminé d’écrire son nom et mentionne qu’il n’est pas capable d’écrire le r. Nady-Anne lui conseille de prendre son modèle et elle poursuit avec lui: elle lui indique où il en est et elle pose sa main sur celle de Karl pour l’aider. C’est ainsi qu’il termine sa tâche. Dans cette interaction, Karl manifeste un sentiment positif envers Nady-Anne: estce le plaisir d’être accompagné? D’être à ses côtés? Le désir de se rapprocher d’elle? D’obtenir son approbation? Il est en quelque sorte, lui aussi, proactif dans l’établissement de la relation. Il se pourrait qu’à ce moment une réciprocité commence à s’établir dans la relation entre l’enseignante et cet élève.

L’activité des poissons. Au moment où l’enseignante distribue le matériel, Karl dit: «Merci madame Nady-Anne» et l’enseignante rétorque: «Ah! Ça me fait plaisir mon beau Karl!» La sensibilité de Nady-Anne à l’égard de Karl semble provoquer une vague de paroles et de gestes affectueux de la part des autres élèves, car ils disent eux aussi des mercis, des je t’aime ou encore font un câlin à l’enseignante lorsqu’ils reçoivent leur matériel. Notons que, l’affect étant à l’origine de toute pensée (Vygotsky, 1997), il se pourrait que cet affect positif rehausse la motivation des élèves, ce qui devrait les aider dans la réalisation de leur tâche (Erez et Isen, 2002). Par ailleurs, il se trouve que c’est Karl qui a amorcé cette vague d’affection et qu’en quelque sorte il sert de modèle aux autres dans ce cas précis. Se pourrait-il qu’il ait amélioré sa «position sociale» dans la classe? Il s’agirait en effet d’une motivation importante pour lui, puisque l’accès à une position sociale enviable parmi les pairs constitue un moteur important de développement, notamment chez les enfants qui éprouvent des difficultés (Vygotsky, 1994).

Une fois au travail, Karl dit à haute voix: «Moi, je suis capable de faire le sept.» Nady-Anne l’encourage en lui disant «super!». Quelques élèves ayant du mal à écrire leurs chiffres, Nady-Anne leur propose la bande numérique. Durant la tâche, Karl interpelle Nady-Anne, car il fait face à un problème; il n’a plus de petits cubes. Nady-Anne lui explique: «Tu peux reprendre les autres, parce que si tu as écrit le chiffre, tu peux enlever les petits cubes. Regarde, celui-là tu en n’as plus besoin. Alors maintenant tu peux reprendre ceuxlà. Tu comprends?» Karl semble comprendre puisqu’il s’exécute aussitôt.

Sur le plan de l’affect, il est possible qu’il désire lui manifester un sentiment positif, tout comme il l’exprimait au mois d’octobre lorsqu’il reconnaissait le n dans son nom. Dans ce casci, le désir de se rapprocher d’elle ou obtenir son approbation est encore présent. Karl est ainsi proactif dans le maintien d’une relation, empreinte de réciprocité (Tudge et Scrimsher, 2003). Sur le plan cognitif, Karl vit un conflit entre les deux tâches à exécuter: la manipulation et le dénombrement. Il n’a probablement pas compris la transition entre les deux tâches. L’accompagnement de Nady-Anne lui permet de procéder à une forme d’imitation intellectuelle et donc d’exécuter la tâche. Le fait que Karl exprime sa satisfaction d’être capable d’écrire le chiffre sept nous semble lié à une certaine prise de conscience de sa capacité de maîtriser un comportement, soit celui d’écrire le chiffre, ce qui lui procure d’ailleurs une fierté et un plaisir évidents. Ici encore, nous observons une interrelation entre les dimensions affective et cognitive du processus de développement-apprentissage de Karl. Mais, à la fin de l’activité, Karl a de la difficulté à écrire le chiffre cinq:

Karl: Moi, suis pas capable de faire le cinq.

N.-A.: T’es pas capable de faire le cinq. Est-ce que tu aimerais que j’aille t’aider?

Karl: Oui, ma belle Nady-Anne d’amourrr.

N.-A.: Ma belle Nady-Anne d’amourrr! OK, prends ton crayon, on fait une ligne droite, on descend bien droit et là on fait un«c» à l’envers. Voilà! Ça marche? L’enseignante met sa main sur celle de Karl pour l’aider à écrire son chiffre.

Karl: Cinq. Jai fini.

Devant cette difficulté, Nady-Anne accompagne Karl en exécutant la tâche avec lui, puisqu’il ne semble pas capable d’écrire le chiffre même avec l’aide de la bande numérique. Sur le plan de l’affect, nous pouvons penser que Karl a suffisamment confiance dans sa relation avec l’enseignante pour lui demander de l’aide. Une fois la tâche terminée, l’échange se poursuit dans la même veine. En effet, Karl demande à l’enseignante: «Peux-tu couper ma pomme, Nady-Anne d’amourrrr?» et l’enseignante lui répond aussi de la même façon: «Oui, je vais aller couper ta pomme mon beau Karl d’amoouurrrr!» Nady-Anne précise à Karl que ce n’est pas une pomme, mais une poire: «poire, pomme, ça commence par quelle lettre? Poire, pomme. Poire, pomme, pomm pom, c’est quelle lettre?» et Karl répond: «Ppppp.» Bien que l’enseignante exécute avec Karl une tâche qui n’est pas scolaire, elle introduit le concept de poire, qui semble inconnu de Karl. De plus, elle établit un lien entre les mots pomme et poire en faisant deviner à Karl qu’ils commencent tous deux par la lettre p. Ce faisant, elle transforme une situation de routine en une communication affective centrée sur un enseignement-apprentissage.

L’évolution des comportements de Karl d’octobre à mai. Dans la première activité, les comportements de Karl donnent à penser qu’il n’a pas suffisamment développé d’autonomie sur le plan affectif (CSE, 2012). Lorsqu’il est livré à luimême, il se désintéresse de la tâche et se tourne vers des activités qui lui procurent du plaisir. Ainsi, son engagement dans la tâche reste fragile lorsqu’il doit être autonome dans l’activité. L’enseignante tente de le raccrocher à l’activité en cours en le ramenant systématiquement à la tâche, et ce, nous l’avons dit, de façon positive. Ce faisant, elle ne cible pas ses comportements, qui appartiennent au domaine du passé, mais se centre sur l’avenir, soit sur la réalisation de la tâche (Levykh, 2008). Dans la deuxième activité, nous pouvons supposer que Karl est de plus en plus en harmonie avec le programme de l’enseignante, que Nady-Anne propose de plus en plus clairement en tenant compte de l’avancée en âge des enfants. Elle semble ainsi avoir réussi à préparer ses élèves, dont Karl, pour le programme de l’âge scolaire, c’est-à-dire qu’elle les dirige peu à peu vers les «néoformations fondamentales de l’âge scolaire: la prise de conscience et la maîtrise» (Vygotsky, 1997, p. 346). De par les divers comportements de Karl, décrits ici, nous émettons l’hypothèse qu’il est sur la bonne voie. Alors qu’il lui arrivait fréquemment de crier et de lever le ton lorsqu’il était mécontent, ces comportements ont diminué en fin d’année. De plus, Karl exprime plus de plaisir à accomplir des choses. Il est maintenant capable de travailler plus facilement en groupe et accepte régulièrement de faire des compromis. Nous avons observé un élève qui s’engage dans la tâche, qui est satisfait de ses réalisations et qui a développé une certaine autonomie. Karl ne se détourne plus de la tâche comme au début de l’année en faisant ce qui lui plaisait: ses comportements sont de plus en plus adaptés socialement.

5. Discussion

Pour atteindre l’objectif de cet article, qui consiste à décrire la façon dont des pratiques enseignantes conjuguant affect et cognition favorisent l’établissement d’une REE positive avec un élève PCE, nous avons adopté une perspective vygotskienne. En effet, pour Vygotsky (1997) l’école a pour rôle de favoriser le développement culturel de l’enfant, notamment en contribuant au développement de la prise de conscience et de la maîtrise de ses propres comportements, qu’ils soient de nature cognitive ou socioaffective (Vygotsky, 1997). Nous avons donc voulu vérifier si des interventions ou plutôt des pratiques enseignantes visant le développement global des élèves pouvaient avoir un effet positif sur des élèves PCE au préscolaire.

Rappelons ici que Karl avait, en début d’année, des comportements agressifs et opposants autant dans la classe qu’à l’extérieur de celle-ci. Ce qui ressort principalement de la façon dont l’enseignante observée s’y prend tant avec l’ensemble de la classe qu’avec Karl, c’est qu’elle propose des activités d’enseignement-apprentissage qui constituent un défi réaliste pour les enfants et qu’elle les présente d’une façon qui les implique dans l’activité en faisant des liens avec leurs expériences personnelles tout en variant les moyens utilisés pour leur faire comprendre le concept à l’étude (Pianta et al., 2008). Cette manière d’enseigner permet de prévenir les CE dans la mesure où l’enseignante capte l’attention des élèves, qui sont occupés physiquement (en mimant la croissance de la pomme, en manipulant les cubes) et cognitivement puisqu’elle les aide à appréhender des concepts aussi abstraits que celui de croissance ou celui de mesure en s’appuyant sur les connaissances qu’ils ont déjà acquises. Ce dernier point est important: en effet, si cette pratique permet à l’enseignante d’évaluer le niveau de développement actuel des élèves, elle a en outre pour effet d’engager les élèves dans la tâche, puisqu’ils se sentent reconnus, d’une part, et que leurs propres connaissances constituent pour eux des points de repère pour comprendre ce qui leur est expliqué, d’autre part (Korat, Bahar et Snapir, 2002). Comme nous l’avons déjà mentionné, ces activités de nature cognitive se déroulent dans un climat de classe positif, joyeux, chaleureux et enthousiaste, de telle sorte que l’enseignante combine intuitivement affect et cognition dans ses pratiques.

Si un tel climat de classe a un effet sur tous les élèves, il en a un aussi sur Karl. Toutefois, cet enfant nécessite un accompagnement plus soutenu que ses pairs dans la mesure où il adopte des comportements agressifs ou opposants, de telle sorte que les pratiques préventives ne sont pas toujours suffisantes. Lorsqu’elle doit intervenir, comme nous l’avons vu au début de l’année, Nady-Anne le fait en réorientant Karl vers la tâche en disant, par exemple: «Est-ce que tu te mets au travail?» plutôt qu’en s’arrêtant au comportement inadéquat. Ce faisant, elle fait confiance en sa capacité de se développer positivement (Levykh, 2008). Plutôt que de le cataloguer comme un élève PCE, elle l’accueille tel qu’il est, comme elle le fait avec ses pairs, et réussit ainsi à l’intégrer dans la classe. En agissant de cette façon, elle lui offre la possibilité de s’épanouir et de vivre des relations plus positives non seulement avec elle-même, mais aussi avec ses pairs. D’ailleurs, en fin d’année, Karl fait preuve d’une meilleure compétence sociale et n’est plus dans la catégorie des enfants agressifs selon le PSAA. Nady-Anne a établi une relation suffisamment positive avec lui pour qu’il cherche à lui faire plaisir plutôt que de l’irriter. Elle a agi avec lui de la même manière qu’avec ses autres élèves, comme le préconise Vygotsky (1994) pour les enfants qui éprouvent des difficultés; elle a soutenu Karl pour qu’il soit capable d’accomplir son travail en le détournant de ses comportements inadéquats et en axant ses interventions sur des éléments positifs. Ainsi, l’accomplissement volontaire par Karl des tâches prescrites par l’enseignante repose sur la maîtrise de son rapport à celleci et à luimême. C’est donc dire qu’indirectement cette prise de conscience a amorcé chez Karl le développement de la capacité de contrôler volontairement sa façon d’être en relation au point de servir de modèle à ses pairs en fin d’année.

Les pratiques de Nady-Anne ont eu pour effet de favoriser l’établissement d’une relation sécurisante pour l’enfant (Venet, Schmidt et Paradis, 2008) et lui ont permis de créer avec Karl un partenariat orienté vers un même but (Bowlby, 1969), l’enfant adhérant de plus en plus au programme de l’enseignante au fil des mois. L’analyse de ces interactions nous a permis de constater: 1) qu’il est possible de créer une relation positive avec ces élèves au préscolaire en interagissant dans les deux sphères (affective et cognitive) du développement; 2) qu’il est possible d’intervenir auprès d’un élève PCE sans le corriger ni l’affronter, mais en l’incitant à réaliser les activités de nature cognitive proposées à l’ensemble de la classe; et 3) qu’il est possible que les interventions de nature cognitive contribuent à diminuer les CE. Bien entendu, il se peut également que d’autres facteurs soient entrés en jeu dans l’évolution de Karl (Fortin, Plante et Bradley, 2011). Néanmoins, une REE positive joue un rôle important dans la diminution des CE (Burchinal et al., 2008), et ce sont principalement les interrelations entre les dimensions affective et cognitive dans cette relation que nous voulions documenter.

6. Conclusion

Le but de notre étude était d’explorer une manière novatrice d’intervenir auprès des élèves PCE, en tenant compte des deux dimensions de la REE, et c’est ce que nous avons fait. Idéalement, il aurait fallu pouvoir observer l’enseignante à beaucoup plus d’occasions au cours de l’année pour mieux décrire ses pratiques. Il serait donc intéressant d’approfondir notre compréhension des pratiques qui permettent de soutenir les élèves PCE dans leur développement global, tant avec d’autres études qualitatives qu’avec des études quantitatives. Notre grille d’analyse constitue l’une des principales forces de cette étude dans la mesure où elle identifie des pratiques développementales et d’accompagnement qui se situent dans la ZPD des élèves. Par conséquent, la perspective vygotskienne adoptée dans notre étude ouvre sur une approche centrée sur le développement (tant cognitif qu’affectif) de l’enfant. Nos résultats et l’utilisation de notre grille peuvent, sur le plan de la formation initiale, contribuer à sensibiliser les futures enseignantes au fait qu’enseigner consiste à mobiliser constamment affect et cognition et que cette interrelation peut se déployer notamment dans la ZPD des élèves PCE et contribuer ainsi à l’établissement d’une REE positive avec eux. Ceci peut se concrétiser dans le cadre de cours traitant expressément de la qualité de la REE. Sur le plan de la formation continue, nous pensons à des séminaires pour mettre de l’avant cette nouvelle perspective d’intervention auprès d’élèves PCE. Ces formations pourraient faire l’objet d’une rechercheaction qui permettrait d’étudier leur effet sur les pratiques enseignantes et la capacité d’établir des relations positives avec leurs élèves PCE.

Observer la relation entre une enseignante et ses élèves est une entreprise complexe, car les relations sont des modèles d’interactions, qui ont une histoire et une mémoire empreintes de croyances et d’affects. Elles se situent donc à un niveau plus abstrait que les comportements observables (Pianta, 1999). Ainsi, même si nous étions en mesure de proposer une longue liste de pratiques efficaces, cette liste ne garantirait en rien la façon dont l’enseignante qui l’utilise établira sa relation avec ses propres élèves. Ces pratiques constituent néanmoins des outils et, surtout, reflètent les conceptions de l’enseignante en ce qui a trait à sa profession, qui se caractérise par la capacité d’entrer en relation avec ses élèves tant sur le plan affectif que cognitif (Pianta et al., 2008). Toutefois, il serait pertinent d’entreprendre des études permettant aux enseignantes de préciser leur conception de la REE et en particulier la relation avec des élèves PCE, telles des études réalisées dans l’optique de la clinique de l’activité (Yvon et Clot, 2004) qui donnent accès à la technique d’autoconfrontation. Mieux encore, des recherchesactions permettraient non seulement de comprendre les conceptions des enseignantes mais aussi de les accompagner dans leur développement professionnel (Catroux, 2002). C’est, à notre sens, le message que cette étude permet de transmettre aux enseignantes en poste et en devenir, ce qui en constitue une retombée importante.