Corps de l’article

Introduction : Émergence de l’intervention territoriale au Québec

Le développement au niveau local a pris un essor important au Québec depuis trente ans. La crise économique et politique des années 1980 qui suivit une période de croissance et de développement des services publics, a mis à l’agenda de nombreuses réformes gouvernementales qui ont eu pour effet de rompre avec l’état social de l’après-guerre et de créer de nouvelles modalités de solidarité sociale (Séguin et Divay, 2002), faisant émerger le concept d’« État-partenaire » (Vaillancourt, 2011). Depuis, les préoccupations pour le chômage, la pauvreté et d’autres problèmes sociaux et sanitaires complexes (Comeau, 2009; Potvin et Mc Queen, 2007) ont été abordés à travers maintes initiatives locales de concertation entre secteur public, secteur privé et organismes du tiers secteur, dans de nombreux domaines : petite enfance, éducation, sécurité publique, etc. (Bourque, 2008; Comeau, 2009; Mercier, Bourque et St-Germain, 2009).

Mode d’action privilégié des dernières décennies, la concertation intersectorielle a ainsi pris une place grandissante dans le paysage québécois. Si ces concertations sont avant tout thématiques, plusieurs sont toutefois aussi territoriales (Bourque, 2009). Certains auteurs qualifient ce phénomène d’« hyperconcertation » (Bourque, 2008; Divay, 2009) et craignent que le désengagement de l’État face aux problèmes vécus par les collectivités locales se manifeste à travers la multiplication de ces instances de concertation. En contrepartie, d’autres saluent la place que peuvent désormais occuper les collectivités dans leur propre développement (Favreau, 2009) et la « valorisation de la “société civile” comme acteur de la prise en charge du social » (Lesemann, 2002). Selon Bourque (2007), le partenariat territorial, une des multiples formes de concertation intersectorielle, serait particulièrement intéressant du point de vue du développement des communautés, car il favorise une approche globale du milieu et interpelle des acteurs de divers secteurs d’activités. En revanche, cela peut générer une tension attendu les interactions requises d’acteurs individuels, institutionnels et communautaires, porteurs de logiques aussi diverses que divergentes (Ulysse et Lesemann, 2007).

Problématique de recherche

C’est dans ce contexte que le gouvernement québécois a inscrit en 2003 la stratégie de soutien au développement des communautés (DC) dans son Programme national de santé publique (PNSP). La mise à jour de 2008 du PNSP indique trois stratégies d’action transversales, dont l’une est le soutien au DC, qui doivent se refléter dans des plans d’action de santé publique régionaux (PAR) et locaux (PAL), à élaborer respectivement par les Agences de la santé et des services sociaux et par les Centres de santé et de services sociaux (CSSS) (MSSS, 2008). Le PNSP le propose comme une stratégie « prometteuse », qui permettrait au réseau de la santé et des services sociaux d’accompagner chaque communauté vers son développement global, sain et durable (MSSS, 2008).

Le PNSP définit le DC comme :

Un processus de coopération volontaire, d’entraide et de construction de liens sociaux entre les résidents et les institutions d’un milieu local. Ce processus vise l’amélioration des conditions de vie sur les plans social, culturel, économique et environnemental

MSSS, 2008 : 61

Cette définition s’inspire d’un document publié par l’Institut national de santé publique du Québec (Leroux et Ninacs, 2002), utilisé comme cadre de référence en DC par le réseau de la santé et des services sociaux. On y précise qu’il est réalisé selon les cinq principes suivants : participation, empowerment, concertation et partenariat, réduction des inégalités et finalement, harmonisation et promotion des politiques publiques favorables à la santé (Leroux et Ninacs, 2002). En sus de ces principes, la notion de territoire y est centrale et s’articule autour d’une définition de la communauté comme un système social structuré de personnes vivant à l’intérieur d’un espace géographique précis (ville, village, quartier, etc.) (Leroux et Ninacs, 2002).

Caillouette et al. (2009) considèrent que le DC renvoie à un nouveau paradigme d’intervention qui prend l’espace, le territoire, comme trame de fond pour penser l’action. Bourque, quant à lui, nous rappelle que « le développement des communautés est une pratique sociale qui met en relation différents acteurs » (Bourque, 2007). Cette mise en relation, sous forme de concertation, contribue à l’émergence d’un acteur local collectif à partir d’une approche globale du milieu. Les acteurs peuvent ainsi unir leurs forces et entrer dans une logique d’action plutôt que subir les programmes imposés par des acteurs institutionnels (Caillouette et al., 2009). Le DC est ainsi une forme d’intervention territoriale qui fait écho au développement local, inscrit dans le cadre de référence du travail des organisateurs communautaires (OC) en CSSS et l’une des quatre approches de base en organisation communautaire (RQIIAC, 2010). Cependant, et malgré le fait que le développement local se pratique depuis plusieurs décennies, les interventions territoriales ne s’inscrivent pas nécessairement facilement dans le travail des OC de CSSS, même si cela est souhaité autant par les acteurs de santé publique que par plusieurs acteurs en organisation communautaire (Bourque, 2008; Lachapelle, Bourque et Foisy, 2010; RQIIAC, 2010). Le présent article rend compte d’une recherche décrivant, à partir du point de vue d’OC, l’influence de la stratégie de soutien au DC sur leur pratique et son intégration dans un CSSS du Québec.

Question et méthodologie de recherche

La recherche visait à répondre à la question suivante : « Quels sont les changements suscités par l’intégration de la stratégie de soutien au DC dans la pratique des OC de CSSS? ». Ce phénomène, encore peu étudié en dehors des chercheurs en organisation communautaire (Bourque, 2007, 2008; Lachapelle, Bourque et Foisy, 2009), l’a été à partir du point de vue des OC, en optant pour une recherche de type interprétative (Mouterde, 2009; Rossman et Rallis, 2003). Celle-ci fut déployée à travers une démarche réflexive où participants et chercheurs se sont interpelés dans la production d’un savoir émergeant des savoirs tacites des OC. Ce type de connaissances permet de commencer à appréhender le processus d’apprentissage et de co-construction du contexte professionnel des OC autour de l’enjeu du soutien au DC dans les CSSS.

Un groupe de pratique réflexif a été créé à cet effet afin d’offrir un espace de parole à des OC impliqués dans des démarches de DC et de permettre une possibilité de transformation à la fois des acteurs et de leurs actions (Dolbec, 1998; Issitt, 2003; McGrath et Higgins, 2006). Ce groupe était composé de douze à quinze OC du CSSS de la Vieille-Capitale[2] rattachés à différents programmes-services et participant sur une base volontaire. Il s’est rencontré à quatre reprises entre les mois de septembre 2011 et d’avril 2012. Lors de ces rencontres, un OC présentait d’abord une étude de cas à partir d’une démarche locale dans laquelle il était impliqué; cette présentation reposait sur une analyse réalisée à l’aide d’une grille développée pour répondre à la question de recherche, qui proposait de regarder la démarche à partir des principes du DC et des besoins exprimés par les OC. La présentation servait de déclencheur à une discussion plus large sur les enjeux reliés au DC. Les quatre démarches analysées ont été sélectionnées pour représenter divers milieux, contextes d’intervention et problématiques.

Les rencontres ont été enregistrées, avec le consentement des participants, et c’est la transcription de ces enregistrements, ainsi que les notes prises par la chercheuse principale et les différents documents écrits préparés pour la circonstance qui ont été analysés pour en arriver aux résultats décrits dans la prochaine section. Ce projet a reçu l’approbation des comités d’éthique de la recherche du CSSS de la Vieille-Capitale et de l’Université Laval.

Résultats de la recherche

L’analyse a permis de dégager trois enjeux majeurs liés à l’intégration de la stratégie de soutien au DC dans la pratique des OC au CSSS de la Vieille-Capitale : le besoin de clarifier le rôle de l’OC, la difficulté à susciter la participation des citoyens et les difficultés à soutenir le DC dans un contexte organisationnel de type CSSS.

Le besoin de clarifier le rôle de l’OC

Des rôles multiples et potentiellement conflictuels

Les OC du groupe s’impliquent dans de nombreuses concertations thématiques, dont certaines se déroulent dans des communautés précises (par exemple, les comités d’action locale de Québec en Forme). Dans le cadre de nos rencontres, ils se sont longuement questionnés sur leur présence dans ces lieux de concertations et sur les différents rôles qu’ils y jouent, qu’ils y soient comme représentants du CSSS pour soutenir le processus ou encore pour animer les rencontres. Ils rapportent qu’il peut s’avérer difficile de tracer la limite entre ces différents rôles, rendant souvent le travail inconfortable. Cette situation se complexifie encore davantage dans le cas où d’autres professionnels du CSSS participent aussi aux mêmes concertations. Finalement, il est parfois malaisé de différencier le rôle des OC de celui des coordonnateurs embauchés pour animer les travaux ou de celui des autres partenaires, particulièrement quand la concertation est née de leur initiative. Les participants rapportent que les rôles des différents acteurs sont parfois spécifiques, parfois complémentaires et parfois identiques, laissant aux bons soins de chacun la délicate tâche d’arbitrer le départage des tâches selon ses champs d’intérêts et habiletés.

Des rôles où les principes du DC sont parfois absents

Dans les cas où la concertation est issue d’instances institutionnelles, les principes associés au DC sont généralement absents. Les OC perçoivent alors que l’intégration de ces principes repose sur leurs épaules. Pour ce faire, ils ont notamment recours à la diffusion des portraits des communautés réalisés dans le contexte de leur travail et à la mise en place de mécanismes qui visent à faire connaître les besoins des citoyens tout en stimulant leur participation.

Il faut faire la balance entre le temps qui est investi dans la concertation actuelle, et ce travail qui est à faire pour faire émerger quelque chose de plus global. […] Le défi est de partir d’une concertation autour d’une clientèle précise pour aller vers une concertation territoriale

participant E, quatrième rencontre

Les participants du groupe considèrent toutefois que cette façon de travailler demande du temps et du leadership, ainsi qu’une forme particulière d’influence, afin que les processus mis en place soient respectueux des valeurs, du rythme et de la culture du milieu. Ils croient qu’il est primordial que les liens entre la problématique abordée par les concertations et la communauté soient explicités et compris par l’ensemble des partenaires. Ils interprètent ainsi le DC comme requérant la nécessité d’agir sur les facteurs structuraux qui influencent l’apparition de problèmes sociaux et sanitaires dans les communautés, problèmes qui se répercutent sur le vécu des individus.

C’est important parce qu’on travaille dans le milieu. Hier, nous avions une discussion et tout était centré autour de l’école. Et j’ai ressorti les liens école-communauté et la dame de la commission scolaire disait que c’était les écoles. Mais les jeunes vivent dans le milieu aussi et qu’est-ce qui se passe dans le milieu? Et ce qui est intéressant c’est qu’il y a des enfants qui disent ne pas se sentir en sécurité dans le milieu. Et si on parle d’absentéisme et on parle des liens entre les familles, les enfants et l’école, si les enfants ne se sentent pas en sécurité, ils vont avoir mal au ventre le matin, ils n’iront pas à l’école, et tout ça

participant D, quatrième rencontre

Des rôles influencés par la nature actuelle des organismes communautaires

Dans un contexte d’intervention auprès d’une communauté territoriale comme le préconise le DC, les liens habituels avec les organismes communautaires sont modifiés, car ces derniers, même s’ils interviennent sur des territoires particuliers, n’ont généralement pas une mission définie en fonction de l’ensemble de la population d’un territoire. Il est donc plus aisé de les réunir dans des lieux de concertations sectorielles ou thématiques que dans des concertations de type territorial. Ainsi, pour les OC du groupe, les organismes communautaires ne sont plus nécessairement leurs seuls alliés, comme ils l’ont généralement été par le passé. S’ils souhaitent utiliser la perspective du DC, leurs alliances doivent ainsi être revues en fonction de cette réalité, en incluant par exemple d’autres types d’organisations comme les municipalités ou les commissions scolaires.

La difficulté à susciter la participation des citoyens

Des pratiques quotidiennes rendant difficile la participation des citoyens

Les OC rencontrés croient que travailler dans une perspective de DC leur demande de revenir à des processus qui permettraient de remettre la participation des citoyens au centre de leurs interventions. Effectivement, en situant davantage leur pratique dans une perspective de soutien à l’action communautaire, les OC de CSSS ont été éloignés du contact avec les citoyens et placés, depuis les années 1980, dans un type d’intervention de 2e ligne les amenant à travailler principalement en développement et en soutien aux organismes communautaires. C’est donc davantage sur ces organismes que repose depuis des années le mandat de la participation citoyenne au quotidien. Les participants du groupe ont constaté qu’il y a ainsi depuis longtemps un écart entre le discours de l’organisation communautaire, qui se veut participatif, et sa pratique en CSSS, où l’action directe auprès des citoyens est devenue marginale. Si les OC du groupe étaient en général d’accord avec l’idée de mettre en place des mécanismes participatifs dans l’ensemble de leurs interventions, comme préconisé par le DC, la réalité de leur pratique a montré que ce n’est pas évident à faire.

Les participants, en particulier les plus anciens, rapportent en général avoir été déconcertés par la mise en place progressive de cette 2e ligne d’intervention, car ils avaient été formés pour travailler directement auprès des usagers. Les projets discutés dans le cadre du groupe ont bien montré qu’aujourd’hui, la majorité des OC se retrouve effectivement dans un rôle de soutien à différentes structures de concertation où la recherche de financement, la gestion de projets et de ressources humaines de même que l’animation du processus sont prépondérantes, au détriment d’actions où l’interaction avec des citoyens serait plus présente.

Pendant que nous sommes dans les structures de concertation, on n’est pas sur le terrain avec le monde et on doit se garder un dosage dans notre intervention pour être sur le terrain avec le monde et pas seulement être pris dans les structures de concertation

participant E, quatrième rencontre

En outre, ce retour vers une action préoccupée par la participation des citoyens, quoique prônée par les principes du DC, semble poser problème pour les actuels gestionnaires de CSSS. Difficile à mesurer en termes statistiques, le soutien à la participation citoyenne peut prendre des formes inhabituelles, peu reconnues et même politiquement dérangeantes pour l’organisation. Cependant, pour susciter la participation des citoyens, il est impératif selon les participants d’être présent dans le milieu, de prendre le temps de gagner la confiance, d’entendre leurs voix et d’accepter de la porter collectivement avec eux.

La difficulté à stimuler la participation des citoyens

Même s’ils sont en contact avec des citoyens, les participants croient qu’il faut encore développer des approches novatrices pour mobiliser les citoyens et les engager dans une démarche de DC. Les formules à petite échelle comme les cafés urbains et les forums citoyens sont, selon eux, des avenues intéressantes parce qu’elles permettent à divers profils de citoyens de s’intéresser à la chose publique, sans la contrainte de l’implication dans des comités ou des conseils de quartiers, plus officiels.

Une autre stratégie a été remise en question par les participants dans une perspective de DC : l’organisation d’activités sociales et de fêtes de quartiers. Malgré leur grande popularité pour briser l’isolement et créer des liens sociaux, les OC du groupe voient dans ces fêtes un risque important si l’on ne vise pas d’autre objectif. Effectivement, si la participation citoyenne se résume à une participation passive ou à l’organisation d’activités sociales, elle ne débouche pas sur le type de prise de conscience menant à des actions structurantes pour le milieu. Les participants rapportent à quel point il est important de commencer par une analyse détaillée des besoins de la communauté, en particulier de sa population la plus vulnérable ou défavorisée. L’OC qui soutient le DC a donc un rôle de conscientisation, à la fois chez les citoyens et les partenaires impliqués. On lui voit la responsabilité de cultiver le terreau qui permettra le passage du « Je » au « Nous », créant ainsi un sentiment d’appartenance dans le milieu propice au DC.

Il faut faire attention pour ne pas se faire siphonner par l’aspect fête dans ces affaires-là. Comme disait X : les & ?% ?&* fêtes de quartier! Il faut être clair sur pourquoi on est là, c’est quoi nos objectifs quand on contribue à ça. C’est pour aller chercher le point de vue des citoyens notamment, amener une expression de besoins pour ensuite être capables de mobiliser autour de certains enjeux et besoins du milieu, particulièrement de la part de nos personnes qui sont défavorisées. Je pense qu’il faut être clair là-dessus et être vigilant

participant G, troisième rencontre

La difficulté à financer les activités de participation citoyenne

Finalement, la difficulté à financer les interventions qui suscitent la participation citoyenne est un enjeu important qui limite l’émergence d’approches novatrices et la mise en oeuvre du DC. Si certaines fondations vont en ce sens, nos participants ont souligné que de nombreux bailleurs de fonds, dont les Directions de santé publique ou les Agences de la santé et des services sociaux, s’orientent souvent vers un financement s’appuyant sur des données probantes qui ne favorise pas les approches bottom-up nécessaires au développement de la participation citoyenne (Lachapelle et Bourque, 2007; O’Neill, 2003). Ce principe est ainsi difficile à mettre en oeuvre, contraint par le même ministère qui a inscrit la stratégie de soutien au DC dans son programme de santé publique.

La difficulté à soutenir le DC dans un contexte organisationnel de type CSSS

Les OC ont à plusieurs reprises mentionné que le CSSS de la Vieille-Capitale a pris une orientation favorable au DC et il a même élaboré une politique en ce sens. Selon eux, cette politique permettra d’aborder les liens entre les mandats, les rôles professionnels et organisationnels et le DC aux différents paliers hiérarchiques de l’organisation. En attendant sa mise en oeuvre, ils constataient toutefois un écart entre le discours favorable au DC tenu par le comité de direction du CSSS et son application par les gestionnaires qui encadrent quotidiennement leur travail.

Les liens entre OC et équipes de programmes-services du CSSS peuvent également être complexes. Les participants ont souligné que peu d’intervenants du CSSS, hormis certains OC, conçoivent que leur rôle puisse contribuer au DC. Comme leur principal mandat est déterminé par le travail auprès de clientèles ou en lien avec des problématiques spécifiques, leur rapport à la communauté se résume souvent à la référence vers des organismes communautaires du secteur. Et même s’ils étaient intéressés, ils n’ont que rarement la possibilité d’intervenir autour des enjeux du DC. « Il faut vraiment que l’établissement fasse un méchant virage pour permettre ce type de processus, un méchant changement de culture » (participant P, deuxième rencontre).

De plus, les participants ont mentionné que les OC ne sont pas tous sensibilisés à la place qu’une intervention individuelle peut prendre dans un processus de DC. Il y aurait donc lieu d’explorer de quelle façon les interventions individuelles et de groupes contribuent à la participation citoyenne et à l’empowerment et comment les services de proximité (par exemple, offrir la vaccination dans les locaux d’un organisme du milieu plutôt qu’au CSSS) pourraient être des leviers favorisant le DC. Les participants ont proposé à cet effet de créer des rapprochements entre les OC et les intervenants cliniques, en libérant du temps de part et d’autre pour réaliser des activités conjointes et propager une culture organisationnelle favorisant le DC. Cela permettrait de promouvoir un regard d’ensemble sur la communauté et inciterait à agir au-delà d’une seule clientèle, pour favoriser la participation des citoyens et créer des liens plus serrés avec les communautés.

Discussion

La question que se posait la recherche était : « Quels sont les changements suscités par l’intégration de la stratégie de soutien au DC dans la pratique des OC de CSSS? ». Les résultats indiquent clairement que pour les participants, il y a présentement un momentum au Québec quant aux interventions territoriales, comme le DC, qui valorise leur profession. En effet, les années 1980 et 1990 furent difficiles pour de nombreux OC en CLSC, alors que les activités étaient réalisées principalement en appui aux « programmes clientèles »[3] en contraste avec la nature souvent beaucoup plus politique et communautaire de leurs interventions au début des CLSC durant les années 1970. Aujourd’hui, dans le réseau de la santé, on constate un attrait important pour l’action intersectorielle qui fait appel à la mobilisation des communautés, en vue d’agir sur les déterminants de la santé et d’améliorer l’offre de services aux communautés (Comeau, 2007). Cela entraîne à la fois une revalorisation potentielle, mais aussi une réflexion quant au rôle de l’organisation communautaire en CSSS (Bourque, 2008 et 2009; Comeau, 2007).

L’inscription du soutien au DC dans les programmes officiels de santé publique est venue renforcer la vision de l’État-partenaire et a confirmé à cet effet un rôle aux niveaux local, régional et national pour le réseau de la santé et des services sociaux. La pratique des OC vient ainsi ancrer et soutenir cet idéal d’État-partenaire et peut, dans ce contexte, être interprétée comme un espace de médiation entre les initiatives des communautés locales et les services publics (Favreau et Larose, 2007). Les participants demeurent sensibles au risque d’instrumentalisation, à la fois des communautés et des OC, mais tel que discuté en introduction, le DC peut également être interprété comme une valorisation de la « société civile » en tant qu’acteur de la prise en charge du social. Les résultats du projet montrent bien la préoccupation des OC à cet égard, particulièrement en ce qui a trait à la participation des citoyens dans les démarches de DC. Cependant, la clarification de leurs rôles dans les concertations ainsi que la reconnaissance de leur travail de soutien au DC à l’intérieur des CSSS demeurent cruciales pour faire émerger cet acteur de prise en charge du social.

La concertation intersectorielle et le partenariat territorial issus du DC suscitent ainsi une dynamique paradoxale, où le CSSS et les OC doivent naviguer entre la bonne gestion des ententes de services (incluant l’atteinte de résultats qui y est liée) et la mobilisation des communautés (Bourque, 2007). À ce sujet, Bourque (2007) rappelle le désir perceptible de l’État québécois de « faire autrement » avec l’avènement des réseaux locaux de services et la responsabilité populationnelle, repositionnant le partenariat entre le réseau de la santé et des services sociaux et les organismes communautaires sur un nouveau terrain. Les résultats de la présente recherche suggèrent que le DC va un pas plus loin dans cette direction en repositionnant également les liens avec des partenaires hors du secteur de la santé : municipalités, commissions scolaires et autres.

En faisant appel à la participation des citoyens et des communautés, les principes du DC supposent également de « faire autrement ». Cela sous-entend toutefois une société civile capable d’agir, de s’approprier le pouvoir et de l’exercer (Ninacs, 1995). Ainsi positionnée, la citoyenneté est un processus dans lequel s’entremêlent dimensions statutaires et relationnelles, enjeux d’appartenance et d’engagement, rapport à l’État et aux autres (Gagné et Neveu, 2009). Les OC rencontrés ont clairement exprimé le besoin, dans le cadre de leur pratique de soutien au DC, d’avoir le temps, les ressources et l’appui de leurs collègues et de leur employeur pour participer à l’émergence d’une société civile capable de « faire autrement » et de négocier ses rapports avec l’État et ses institutions. L’engouement du réseau de la santé et des services sociaux pour le DC ne peut faire l’économie de ce processus malgré l’intérêt et la place importante que prennent les concertations de type institutionnel dont la logique d’intervention a plutôt tendance à le ralentir.

Une des forces de cette recherche a certainement été de créer un espace de réflexion permettant de faire le pont entre les aspects théoriques du DC et sa pratique. Attendu la méthodologie utilisée, il faut néanmoins demeurer prudent quant à la possibilité que les résultats de ce projet puissent être généralisés à l’ensemble des interventions territoriales du CSSS étudié ou encore à celles en DC des CSSS en général. Cependant, ce travail a montré de manière convaincante que l’organisation de groupes de pratique réflexive pourrait certainement contribuer à mieux positionner l’organisation communautaire face au DC au Québec. Grâce à la réflexion systématisée sur des cas précis, les participants ont pu mieux comprendre en quoi le DC correspond ou non aux pratiques déjà en place, nommer concrètement les difficultés que pose l’intégration de la stratégie, mettre en lumière les points d’ombre, les incertitudes et les doutes et finalement, identifier des façons de faire favorables au DC et aux principes qui y sont associés.

Pour faire suite à cette recherche, plusieurs avenues semblent possibles, car la pratique des OC, ainsi que son arrimage avec celles d’autres intervenants du milieu communautaire, des partenaires intersectoriels, des intervenants cliniques et des gestionnaires de CSSS, sont en constante évolution. L’actualisation de la stratégie de soutien au DC interpelle ainsi plusieurs acteurs auprès desquels elle aurait avantage à être documentée de manière systématique, afin de mieux comprendre les enjeux qu’elle pose et ses effets réels sur les communautés visées.

Conclusion

Considérant que les interventions sociales territoriales telles le DC sont de plus en plus présentes au Québec (Lachapelle, Bourque et Foisy, 2010) et qu’on interpelle les OC pour y participer, il semble essentiel qu’ils puissent réfléchir à la façon par laquelle ils peuvent et veulent y contribuer. Le groupe de pratique réflexif mis sur pied dans le cadre de cette recherche a permis de commencer à documenter leur point de vue à cet effet. Malgré le fait que les OC rencontrés se sentent investis de la mission d’utiliser la stratégie de soutien au DC dans les concertations auxquelles ils participent, ils évoluent encore dans un espace fragile, où les relations avec leurs partenaires, les citoyens ou l’institution pour laquelle ils travaillent, sont constamment à redéfinir. Ils sentent qu’ils doivent demeurer vigilants et critiques. Si effectivement, les concertations auxquelles ils sont surtout conviés peuvent contribuer au DC, ce serait à condition de ne pas considérer seulement le problème en cause, mais bien sa construction sociale et la réelle capacité à « agir autrement » à son propos. À cet effet, la recherche montre bien le besoin de clarifier le rôle des OC dans les démarches de DC, leur difficulté à susciter la participation des citoyens et leur difficulté à soutenir le DC dans un contexte organisationnel de type CSSS.