Corps de l’article

Les politiques de réduction des méfaits, apparues dans la seconde moitié des années 1980 afin de réduire les risques contagieux associés aux usages de drogues par injection, dépassent aujourd’hui de loin une action centrée autour de la seule consommation personnelle. Pensées comme une réponse à la propagation du VIH au sein des populations consommatrices, ces politiques se sont construites sur une approche visant à changer les pratiques de consommation plus qu’à les condamner. En tentant de transformer les pratiques de consommation de populations marginalisées et considérées à risques en de nouveaux comportements plus sécuritaires, elles se sont positionnées sur la consommation de drogues par voie intraveineuse comme un problème relevant de la santé publique (Jauffret-Roustide, 2004 ; Moore et Fraser, 2006). S’éloignant significativement d’une promotion unique de l’abstinence (Caiata-Zufferey, 2005), l’évolution des pratiques d’intervention[1] basées sur la réduction des méfaits s’est menée à partir d’un pragmatisme acceptant l’inévitabilité des pratiques de consommations (Marlatt, 1998), et d’un humanisme refusant tout jugement des personnes consommatrices, promulguant au contraire la prise en compte des besoins et des volontés des personnes consommatrices vis-à-vis de l’intervention réalisée auprès d’elles (Kokoreff, 2002 ; Landry et Lecavalier, 2003). Les principes majeurs de la réduction des risques et des méfaits sont de favoriser l’information et la prévention, de hiérarchiser les risques sanitaires, de viser une amélioration progressive de la santé de l’usager, sa responsabilisation progressive (Coppel, 2002), tout en prenant en compte ses besoins propres (Berridge, 1999 ; Rhodes, 2002), et en remplaçant l’abstinence par une gestion plus générale de la consommation (Ehrenberg, 1996). Pour beaucoup, les stratégies d’action découlant des principes de la réduction des méfaits ont balisé une troisième voie, entre répression et médicalisation (Duncan et al., 1994 ; Quirion, 2002 ; Inserm, 2010), réalisée par la pérennisation de dispositifs à bas seuils (Dagmar et al., 2008 ; Edland-Gryt et Skatvedt, 2013 ; Islam, 2013) mobilisant l’outreach et le travail de proximité (Hartnoll et al., 1990).

L’analyse des formes de reconnaissance et de construction de l’autonomie des usagers dans la proximité, continuellement négociée, entre intervenant et usagers, donne à voir certains espaces et certains temps de l’accompagnement et des politiques d’activation, comme figures de l’État social actif. De plus, cette approche par les stratégies de gestion de la proximité amène à voir différentes dimensions de l’autonomie de la personne dans l’intervention en toxicomanie. Plus que de chercher à délimiter directement ce qui relève de l’autonomie ou non du point de vue de l’intervention, je tenterai de définir comment, c’est-à-dire par quelles techniques et stratégies de gestion de la proximité, l’intervention tente de la favoriser. En d’autres termes ce que, basé sur la réduction des méfaits au niveau communautaire et visant l’autonomie des usagers de drogues[2], le travail d’intervention au quotidien suppose de concrètement prendre en compte. À cet effet, le présent article cherche à discuter des enjeux adressés par la personnalisation du contenu et des temporalités de l’intervention à ses publics, de la priorisation nécessaire de la création et du maintien d’un lien de confiance avec chaque usager, et des stratégies de gestion de la proximité à travers la recherche d’une « bonne distance » ; supports cruciaux de la formulation d’une demande d’aide par les usagers.

MÉthodologie

L’objectif de la recherche sur laquelle s’appuie cet article était de comprendre ce que signifiait l’autonomie des usagers de drogues par injection aux yeux des intervenants, et les stratégies d’accompagnement et de formulation d’une demande mobilisées en ce sens. Si cet article centre son propos sur les organismes communautaires, l’enquête à son origine était plus large et incluait des services de traitement de substitution et des communautés thérapeutiques. Trois dispositifs d’intervention de première ligne seront ici pris en compte. (1) Les sites fixes qui proposent, au sein d’un local adapté, la présence d’intervenants pour l’accueil et l’accompagnement des usagers, la distribution de matériels (seringues, pipes à crack, préservatifs, etc.), et parfois quelques autres services, comme des vestiaires, des repas chauds, ou la visite d’une infirmière. (2) Les bus itinérants, fonctionnant eux de manière plus prospective, qui arpentent quotidiennement les arrondissements montréalais. Leurs arrêts y sont définis en fonction des demandes faites par les usagers ou de la connaissance du terrain des équipes d’intervention, et ils disposent généralement d’un espace aménagé rendant possible la discussion de choses intimes. (3) Les travailleurs de rue qui arpentent les rues, se font connaitre des usagers. Ayant toujours sur soi téléphone portable et cartes de visite, ils proposeront soutien, écoute, conseils et accompagnement sur « une base volontaire ».

L’enjeu principal de ce terrain consistait à étudier l’explicitation de leur mission par les professionnels, de leurs pratiques quotidiennes, et de leurs relations de confiance avec les usagers de drogues. Dans le cadre de ces entretiens non directifs, le terme autonomie n’était utilisé que dans la mesure où celui-ci était spécifiquement employé par les intervenants rencontrés. Les enquêtés étaient recrutés s’ils travaillaient dans une structure dont la mission première était l’intervention de première ligne basée sur la réduction des méfaits, auprès d’usagers de drogues par injection ; à la condition que cette structure comprenne au moins un des trois types de dispositifs concernés. Parmi les professionnels sollicités dont les propos recueillis serviront d’appuis à cet article se trouvent treize intervenants (13), deux membres des équipes dirigeantes (2), deux infirmières (2) et un psychologue (1). Les entretiens, enregistrés avec l’accord des enquêtés et intégralement retranscrits, ont ensuite été analysés par une méthode d’analyse de contenu thématique (Blanchet et Gotman, 1992 ; Bardin, 2001). C’est de cette méthode d’analyse, articulée plus généralement à une approche basée sur la grounded theory (Glaser et Strauss, 1967), que la nécessité absolue pour l’intervention d’adapter ses temporalités aux situations des personnes est apparue le plus fortement, de même que les stratégies et les techniques de gestion de la proximité pour trouver la bonne distance. Soit des techniques d’empowerment transposées à la fois dans la personnalisation du contenu de l’intervention (quoi faire ?) que dans la définition de ses moments propices (quand le faire ?).

TemporalitÉs de l’intervention, rythmes des usagers, et « faire avec »

La personnalisation de l’intervention, dans sa prise en compte des volontés et des besoins individuels, se déploie au quotidien dans une double personnalisation de l’intervention auprès de l’usager : une personnalisation du contenu concret de l’intervention d’une part (la personne souhaite-t-elle ou non changer ses pratiques de consommation, obtenir un logement ou une carte d’assurance maladie, faire des démarches administratives ? etc.), et une personnalisation des temporalités de l’intervention par une intégration quotidienne des rythmes individuels au coeur de la pratique de l’institution (Klingemann, 2000 ; 2001). Une double adaptation des contenus et des rythmes de l’intervention, dans un contexte de politiques et de pratiques se réclamant de l’empowerment et visant l’autonomie, qui priorise avant toute autre démarche la création et le maintien d’un lien entre les usagers et les intervenants. Concept opérationnalisant cette adaptation temporelle de l’institution aux situations singulières, les modes de prise en compte des rythmes de chacun s’ancrent dans la hiérarchisation des enjeux de l’intervention. Plus particulièrement : dans la priorisation de la création et du maintien d’une relation de confiance entre l’individu et l’intervenant sur, de manière générale, tout autre objectif d’intervention. Cette relation, vue comme l’unique moyen de permettre une demande et rendre possible son énonciation par la personne, est généralement nommée par les intervenants comme constituant en elle-même le lien d’intervention. La bonne distance entre usagers et intervenants forme ainsi ce qui garantit la légitimité éthique et politique de la place de l’intervention auprès de ses publics (Kleinig, 2004).

Moi, comme je vais au rythme de la personne, comme je dis j’ai des gens, qui en trois-quatre ans, on est encore à l’étape matérielle[3] et on cherche pas. On cherche pas plus, je ne vais jamais briser le lien.

Travailleur de rue

C’est ainsi cette priorisation du lien sur toute autre considération, en tant qu’extension concrète de l’humanisme et du pragmatisme de la réduction des méfaits, qui explique qu’une personne ne souhaitant pas arrêter ou contrôler sa consommation n’active pas, en théorie, de tension particulière pour l’intervention. De manière plus générale, l’énonciation d’un refus d’entreprendre des démarches de la part d’un usager, ou le souhait d’abandonner celles en cours, font partie intégrante du quotidien de l’intervention. En conséquence, la création et le maintien du lien avec la personne devient à la fois le moyen et la fin de l’intervention, son moteur et son objet principal (Ion, 1998), avec le risque d’un glissement d’une relation d’aide vers une aide à la relation (Laval et Ravon, 2005, Soulet, 2008a ; 2008b). Dans la hiérarchie générale des objectifs, la relation et son maintien sont significativement plus importants que l’abstinence, que d’éventuelles démarches, que l’accompagnement ; la bonne tenue de la relation prend alors le pas sur le reste.

À l’inverse, bien loin d’être vus comme la rupture d’un éventuel contrat passé entre usager et intervention, refus et abandon des démarches témoignent plutôt d’une prise de position de l’usager sur sa propre trajectoire de soins et de service. Ces refus participent ainsi de l’expression de leur autonomie et de leur capacité d’autodétermination. Le rapport à la non-demande et la gestion de la proximité à travers la recherche de la bonne distance forment le coeur de ce qu’intervenir auprès d’usagers de drogues par injection signifie aujourd’hui :

Le plus difficile, c’est de respecter le rythme de la personne : « T’as pas envie de parler ? T’es pas obligé de parler. Aujourd’hui t’as envie ? OK. » Y’avait une personne qui me parlait de choses difficiles, pis à un moment donné elle me fait : « Ha, tiens ! Vous avez changé les rideaux aujourd’hui ? » OK, c’est beau, c’est fini pour aujourd’hui ? Et là, la personne me fait un petit sourire. [Alors on s’arrête là]

Intervenante en bus itinérant

Une fois la relation établie, la seconde balise de la personnalisation de l’intervention à l’usager prendra forme dans l’énonciation d’un plan de changement, qui structurera les étapes et les démarches souhaitées par la personne, recoupant personnalisation du contenu et des temporalités de l’intervention. La mise en place de ces plans de changements, qui renvoient à une trajectoire individuelle future espérée et envisagée conjointement, forme paradoxalement le moins important des objectifs prioritaires de l’intervention, passant après l’établissement du lien et la bonne gestion des situations dites d’urgence. Ainsi le contenu effectif de ces plans de changements, pouvant être considérés comme autant d’épreuves de justice (Thévenot, 1990 ; 1995 ; Breviglieri et al., 2003), trace les grandes lignes de ce qui veut être fait et de ce qui peut se faire pour chacun. Restant de par leurs natures continuellement renégociables, ces plans de changements octroient à l’usager un réel mot à dire dans ses propres épreuves de justice.

T’as 20 000 problèmes, il existe des solutions sans doute à tous. Et, peut-être que si tu règles celui-là en premier, c’est mieux. Mais peut-être, peut-être que t’as pas envie de régler celui-là en premier et que tu veux en régler un autre. Libre à toi. À mon avis, tu vas te casser les dents, mais si tu crois que c’est ça, vas-y, je te suis. C’est que c’est con à dire, mais je te soutiens dans le fait d’aller te jeter la tête la première dans le mur.

Intervenant dans un bus itinérant

En personnalisant ses modalités d’action tout en respectant le rythme de la personne, l’intervention évite alors d’être intrusive, sauf y avoir été invitée. Et, pour être la plus pertinente et efficace possible, elle doit pour cela savoir distinguer les bons moments d’intervenir des mauvais en sachant adopter, au besoin, une posture de recul recouvrant, elle aussi, plusieurs enjeux. Du point de vue des professionnels, l’intervention sera d’autant plus légitime qu’elle sera issue d’une demande venant directement de la personne : si les frontières de l’intervention ne sont pas définies et approuvées par l’usager, la règle tacite de non-intrusion est enfreinte, et la relation de confiance établie grâce au lien peut se retrouver fragilisée. Deux stratégies types de gestion de cette proximité, fonctionnant sur ce respect des bons moments et des bonnes distances, peuvent être distinguées : le « voisinage courtois », et « la suggestion légitime ».

Accord sur la prÉsence et la proximitÉ physique : le voisinage courtois

La conciliation des pratiques d’intervention et des volontés individuelles des usagers module le « faire avec » en un voisinage courtois, où il s’agira en premier lieu d’établir une entente, plus ou moins tacite, au sujet de la présence de l’intervention auprès de l’usager. En somme, de trouver la bonne distance pour permettre la création et le maintien du lien avec l’usager. Ce premier accord, qui peut par ailleurs très bien s’établir sur un non-dit ou un sous-entendu, encadre les modes d’approches que peut utiliser l’intervenant : peut-on aller chez la personne même si elle ne nous y a pas explicitement invités, à quelle fréquence doit-on ou non prendre contact, par quels moyens, et dans quels types de situations ? C’est sur cette première étape que se basera la mise en confiance. Une confiance donnant accès à un contact parfois privilégié, rendu nécessaire dans une optique de connaissance des réalités cachées où, pour l’intervention, il s’agit de montrer patte blanche. De par les conditions de vie de ces personnes, l’intervention doit chercher à se démarquer d’autres institutions perçues comme menaçantes, violentes ou coercitives, à montrer qu’elle n’est en rien une menace pour la personne, mais, au contraire, un atout.

On va commencer par dire bonjour. On va créer le lien. Puis ensuite on va le maintenir. Ce sont des gens qui vont observer au début, ils sont méfiants. Pour les policiers, etc.

Intervenante en centre de jour

Lorsqu’un accord sur la proximité physique est établi, qu’il soit minimal ou implicite, plusieurs nouvelles options d’intervention deviennent valides, dont la prise de rendez-vous et l’accompagnement dans certaines démarches. En se retrouvant seuls dans un café, ou en offrant un repas chaud à l’usager, l’intervenant se donnera un bon moyen de créer du lien hors les murs, en dehors des environnements habituels, et notamment en dehors des structures communautaires et des institutions souvent craintes — comme la justice ou la police. C’est ainsi souvent l’occasion de franchir de nouveaux paliers dans la proximité. Le rendez-vous constitue, à cet effet, bien souvent l’occasion de faire le point sur une situation individuelle particulière, de jauger les demandes et les avancées dans les pratiques de consommation, de mettre en place des amendements aux plans de changement et, surtout, de définir des stratégies concrètes de résolutions d’un problème. Le rendez-vous peut être une technique employée comme support à un premier retour à la conventionalité (Caïata Zufferey, 2006), et est en soit une épreuve de justice particulière, en ce sens que se rejoindre et discuter dans un café parait certes un acte banal, mais qui doit parfois néanmoins être représenté et réintroduit comme tel dans la vie de l’usager. Parallèlement, le rendez-vous est aussi nécessaire pour prévenir l’usager sur les difficultés qu’il rencontrera dans ses démarches, et lui donner des moyens et conseils précis de réussite. C’est notamment dans ce contexte hors les murs, au coeur du travail de rue, que l’intervenant cherchera à accélérer les processus de changements chez la personne. Le rendez-vous offre ainsi une occasion pour, au besoin, lourdement insister sur l’urgence d’une situation, faire en sorte que les choses surviennent au moment où elles le doivent selon l’intervention, et s’accorder sur les temporalités de l’intervention.

[…] ils ont mon numéro de téléphone, avec une carte. C’est mon numéro de travailleur de rue, que je remets aux gens. Des fois j’ai jamais d’appels, des fois j’en ai. Faque [sic] j’ai des gens très réguliers, ils vont m’appeler une fois par semaine, ils vont m’inviter chez eux. Là, le matériel, une discussion, tout… [ou] on se donne rendez-vous dans un café. Pis là, c’est des rencontres, un peu comme on a là, là. Tsé, rendez-vous fixe, on se rend là. Là, on fait des trucs. C’est souvent avec ces gens-là qu’il commence à y avoir des démarches.

Travailleur de rue

Enfin, atteindre un accord sur le degré de proximité physique permet également, pour l’usager, de solliciter l’intervenant comme agent traducteur. L’accompagnement de l’usager dans ses démarches souligne fréquemment les difficiles rapports entretenus aux institutions. De par la disparité de leurs temporalités et modes de fonctionnement propres, la compréhension entre structures gouvernementales et usagers de drogues n’est pas toujours évidente. Dans son sens le plus large, l’accompagnement est un moyen, si ce n’est de remédier à ces difficultés d’adaptation réciproque, au moins d’en atténuer les effets concrets sur les trajectoires individuelles des usagers. L’accompagnement effectué par l’intervenant prend alors tout son sens : il augmente les chances pour l’usager d’améliorer ses conditions de vie, d’autant plus lorsque ce sont des démarches officielles et administratives. Une forme d’accompagnement traducteur rendue possible par ce premier travail de proximité physique, fluidifiant les relations usagers-autrui et donnant reconnaissance et visibilité à l’usager, réduisant d’autant plus le poids du stigmate auprès d’institutions et de structures ; autant de guichets clés dans l’évolution de ses démarches et plus généralement de son parcours de vie. L’intervenant est alors un témoin potentiel de toute discrimination et empêche la relation de service de tomber, potentiellement, dans une relation de domination administrative. En ce qu’il permet à l’usager d’être stratégique et efficace, l’accord sur la proximité alloue à la personne une efficience sociale accrue, un renversement actif du stigmate par un jeu avec les normes et les attentes qui débute, cependant, principalement par une remise en cause préalable des compétences sociales et administratives de l’usager. Le « faire avec » devenant autant une posture de l’intervention, qu’un rapport au stigmate de la personne consommatrice.

Accord sur le degrÉ de libertÉ dans la parole : la suggestion lÉgitime

L’accord autour des modalités physiques de présence permet aussi, en parallèle, la création d’un contexte permettant la formulation d’une demande chez l’usager, tout en lui donnant, par la suggestion, les moyens de l’orienter et de l’étayer. L’expression consacrée est celle de « tendre des perches ». L’accord sur les possibilités de suggestions correspond de ce fait à la marge de manoeuvre permise par l’usager dans son référencement vers d’autres organismes, structures ou services. Pour sa part, la suggestion légitime vise deux objectifs principaux : tendre des perches sur des moyens concrets d’améliorer certaines conditions de vie de la personne (qu’elles soient matérielles ou non), et créer une demande dont elle se sentirait la principale porte-parole. Tendre des perches permet d’instaurer l’idée que des solutions aux problèmes concrets de la personne existent et qu’il suffit, de prime abord, de demander pour se donner le choix d’agir. C’est une technique de suggestion légitime qui n’est par conséquent jamais neutre, et qui prépare de futures fenêtres d’intervention. Tendre une perche est un acte qui vient en réponse à un travail d’évaluation de la situation globale de la personne.

Mais avec la personne on va créer un lien, on va plus la connaitre, y’a une confiance qui va s’installer, qui va être un peu plus solide. Puis on va être en mesure d’installer certaines perches, tsé : « Ouais, t’as l’air pas mal fatigué. Ça fait un bout que je te vois, ça fait au moins deux semaines. Chaque fois que je te vois, t’as l’air encore plus magané[4]. C’est une méchante dérape hein – Ha ouais… - Tu serais peut-être mieux pour aller dormir. Ça te dirait là, tsé, mettons dormir un soir ou deux dans un refuge, dans un bon lit chaud pis tout le kit. Ça te ferait du bien de te remettre un peu. Tu pourrais peut-être manger un peu… – ouais, je hais ça les refuges. — ouais, ouais, je comprends que t’aimes pas ça. Enfin… c’est toi qui vois là. Mais je peux te dire que ça m’inquiète de te voir comme ça. » Je viens de tendre une perche. C’est super basique mon affaire, là. Je viens de tendre la perche à la personne… mais c’est elle qui va décider si elle la prend ou non.

Directeur et coordinateur d’une unité mobile

Au fil de la relation, le professionnel pourra alors se permettre plus de choses : des critiques, ou tout simplement l’expression franche de son opinion. Il deviendra ainsi possible de dire des plaisanteries, et d’orienter d’autant plus les conseils prodigués que la relation entre l’usager et l’intervenant semblera clairement définie par et pour chacun. L’usager doit ainsi savoir que sa demande, s’il la formule, recevra une oreille attentive et des possibilités de résolutions pratiques, même si le respect de la personne demandera souvent aux intervenants de mettre de côté leurs opinions personnelles, et d’engager un rapport critique avec le cadre politique général.

Mes valeurs à moi voudraient la gérer, la prendre, l’amener dans un refuge pour femmes, lui dire « reste ici, mange, arrête de consommer ». Si je faisais ça, elle m’enverrait chier royalement. Et en plus, je reculerais dans mon lien. […] C’est correct comme ça, au rythme des gens.

Travailleur de rue

Dans les situations de démarches plus avancées et définies, la reconstitution d’un réseau social est un exemple particulièrement éclairant du travail critique sous-jacent à la suggestion légitime. Dans les moments de retour dans un logement relativement stable, les relations sociales de l’usager furent souvent présentées par les intervenants comme une chose dont il fallait se méfier, et dont il était souhaitable de faire l’inventaire. Dans beaucoup de cas, le cercle de connaissances de l’usager était ainsi décrit comme composé majoritairement d’individus fréquentés lors des périodes de consommation, ou les situations d’itinérances. Pour l’intervenant, un travail de déliaison débute afin d’aider l’usager à se représenter ces connaissances comme des personnes qu’il n’a connues que par et pour la consommation de drogues. L’usager, non content de devoir reprendre ses marques dans une stabilité, même relative et temporaire, qu’il n’a parfois pas connues depuis longtemps, doit s’efforcer de couper tout contact avec les personnes qu’il voyait précédemment. Ce qui, à cet instant, lui éviterait de mettre sa volonté trop à l’épreuve, en ne s’imposant pas de côtoyer des personnes qui continuent de consommer. Surtout, ce sont les relations de domination entre les usagers que l’intervenant va essayer de redéfinir et dont il tentera de faire prendre conscience. Une fois cette conscience prise, il faudra agir : ce qui peut passer par un changement drastique de milieu et de cadre de vie. Un changement de milieu de vie qui, quand la personne est itinérante, peut se traduire par un évitement de certains quartiers, de certaines rues, par venir à un autre arrêt au bus itinérant que celui où l’on se rendait d’habitude.

Tsé, il y a des gens ils vont me dire « c’est sûr je consomme avec lui… ». Tsé où faut que t’apprennes à voir avec qui tu consommes, dans quel contexte. Tsé, mettons que tu te rends compte qu’à chaque fois que tu vas dans tel endroit, il y a de l’échange de matériel, pis ça te plait pas. Est-ce que t’es capable d’apprendre à dire non ? Ou t’es capable d’attendre d’aller ailleurs ? As-tu la possibilité d’aller ailleurs ? tsé, si t’es dans la rue, c’est le seul lieu que tu peux.

Travailleur de rue

Brusquement, les personnes avec qui l’usager passait du temps deviennent suspectes, passant au filtre d’une socialité renouvelée. Parce qu’elles consomment toujours de la drogue, elles en paraissent désormais plus égoïstes et intéressées.

Quand ils ont un appart, on va leur poser des questions. Ils vont nous dire : « Mais je le connais depuis longtemps lui, je consomme avec lui ! » Je sais, on le connait ce discours-là, mais une fois qu’ils sont intoxiqués, ils changent complètement. Ils deviennent agressifs, voleurs. Eux, ce qu’ils veulent, c’est leur hit.

Intervenante en centre de jour

La promotion d’une distance face à l’autre va alors s’installer : il faut substituer un ensemble de pratiques, de connaissances, et de lieux, pour arriver à conserver les nouveaux biens, physiques ou symboliques en lieu sûr. L’autre usager, avec qui les liens de ressemblances doivent être rompus pour assurer la pérennité des efforts effectués, passant hors du cadre de la socialité quotidienne.

Conclusion

La personnalisation de l’intervention en toxicomanie passe en premier lieu par la création et le maintien d’un lien d’intervention, adapté aux rythmes et aux problématiques particulières de chaque usager. D’un côté, la personne doit faire siennes les temporalités des structures, sous peine de se voir privée d’une partie des ressources auxquelles elle aspire. De l’autre, l’intervention et les structures doivent articuler leurs pratiques autour des temporalités rencontrées, sous peine d’être exclues de la relation à l’usager et de ne pouvoir par conséquent enclencher une intervention qui ne serait pas coercitive. La prise en compte du rythme de l’individu enrichit la compréhension des modalités d’ajustements réciproques entre l’intervention et l’usager, et notamment en situation complexe de marginalité. Ce double travail de proximité encadre le fait de pouvoir être là, et le fait de pouvoir dire, juger ou critiquer, et ouvre la possibilité de s’accorder sur la caractérisation de la situation. Articulée sur un respect des volontés individuelles, la définition de la bonne distance à avoir envers les usagers et celle des bons moments d’intervenir s’expriment de manières particulièrement saillantes au fil d’une conscience aigüe des temporalités individuelles.

Sous l’angle de ces deux stratégies types de gestion de la proximité, une esquisse de définition de l’autonomie peut être donnée. Multiple, dont les contours sont constamment renégociés entre usager et intervenant puis entre l’usager, les institutions et leurs guichets, et enfin entre l’usager et ses pairs. Dans ce contexte, l’individu autonome, qu’il soit usager de drogues ou non, est un individu clairvoyant : l’autonomie est l’apprentissage d’un positionnement évaluatif et critique. C’est l’image, parfois plus idéelle qu’opérante, d’un individu réaliste et volontaire, presque cynique, dont les stratégies de comportements et de communications vont évoluer à mesure que se transformeront ses pratiques et ses réseaux de connaissances. La place de l’autre, alors à l’opposé de l’image des pairs aidants, n’est considérée que dans ce qu’elle pourra retirer ou ajouter, dans le type de relation de domination qu’elle pourra engendrer et qu’il conviendra, alors, d’éviter. L’autonomie s’incarnant ici en une compétence critique et discriminante : savoir comment ne pas se faire avoir, chercher à être tactique, à comprendre et anticiper les règles et enjeux des interactions avec l’environnement et avec autrui, faire montre de capacités de négociation pertinentes quand en situation de domination, sont autant d’aspects relevant d’une clairvoyance sociale dont doivent faire preuve les usagers pour déployer leur autonomie. Il enseigne à l’usager à savoir jongler entre ses socialités et ses routines (pour reprendre le terme de Goffman, 1973), à savoir reconnaitre les normes et comportements acceptables dans un ensemble de situations concrètes et dirigées vers des acteurs particuliers.