Corps de l’article

Introduction

Les écrits scientifiques témoignent assez clairement des difficultés vécues par les familles aux prises avec une concomitance de violence conjugale et de maltraitance envers les enfants. Les conséquences sur le bien-être et sur le fonctionnement des enfants (ex. : McDonald et al., 2009) et des parents (ex. : Holmes, 2013) ne sont donc plus à démontrer. Pour soutenir ces familles, de nombreuses ressources d’aide peuvent être sollicitées. Les expertises en violence conjugale et en maltraitance se sont toutefois développées indépendamment et dans des milieux d’intervention différents, ce qui entraîne plusieurs défis de collaboration.

Afin de répondre à ces défis, une recherche-action a permis de développer un modèle de concertation[1] novateur impliquant les intervenants travaillant auprès des femmes victimes de violence conjugale, des enfants exposés à la violence conjugale et des hommes ayant des comportements violents (Lessard et al., 2012). Ce modèle vise à leur offrir un soutien concret dans leurs collaborations avec d’autres milieux de pratique présents auprès de la famille et à leur permettre d’élargir leurs manières respectives de se représenter les besoins des enfants et des familles. Ce modèle a été implanté et évalué entre 2011 et 2013 dans la région de Québec. Les résultats de l’expérimentation ont montré que la stratégie de concertation apporte un soutien clinique important à la pratique des intervenants et permet de mieux répondre aux enjeux de sécurité des personnes victimes de violence conjugale (Lessard et al., 2014).

Cet article présente les résultats de l’expérimentation qui se rapportent aux défis et aux conditions de réussite associés à la concertation. Après un bref état des connaissances sur les défis et les conditions de réussite d’une pratique concertée, le cadre théorique de la sociologie de l’innovation sera présenté, suivi de la méthodologie de la recherche. Les résultats seront ensuite exposés et discutés. L’article permettra 1) d’identifier les principaux défis auxquels se butent les intervenants qui travaillent en violence conjugale et en maltraitance des enfants dans leurs efforts de concertation et 2) de cibler les conditions à mettre en place pour assurer le succès de la concertation dans ce domaine.

Défis de la concertation

L’inégalité dans les rapports de pouvoir peut affecter la relation entre les intervenants impliqués dans la concertation (Lessard et al., 2006). En violence conjugale et maltraitance, ce défi peut avoir différentes origines, par exemple, l’inégalité dans le pouvoir d’enquête auprès des familles et dans l’accessibilité aux ressources financières (Lessard et al., 2006). Pourtant, il est rare que des intervenants soient dépourvus d’atouts par rapport aux autres (Bilodeau et al., 2003). Les intervenants impliqués dans une démarche de concertation doivent donc constamment s’interroger sur les forces et les responsabilités des autres afin de prendre conscience du potentiel de leurs collègues. En effet, les organisations publiques sont généralement mieux financées, mais les organismes communautaires ont développé une expertise en violence conjugale, ce qui fait d’eux des ressources importantes (Gouvernement du Québec, 1995).

À cause de divergences culturelles entre les milieux de pratique, l’alliance entre les intervenants impliqués dans une concertation est parfois difficile à établir et à maintenir. Ce défi est présent en violence conjugale et en maltraitance, car les services offerts aux femmes victimes de violence, ceux offerts aux enfants exposés et ceux offerts aux hommes ayant des comportements violents ont historiquement évolué parallèlement (Hester, 2011). Ces intervenants peuvent donc avoir des missions différentes, une orientation théorique et une compréhension divergente des problématiques, ce qui affecte les stratégies d’intervention privilégiées par chacun (Beeman et Edleson, 2000 ; Dubé et Boisvert, 2009a ; Harper, 2007 ; Rondeau et al., 2000 ; Wendt, 2010) et nuit à la concertation (Harper, 2007 ; Rondeau et al., 2000 ; Wendt, 2010).

Des difficultés peuvent aussi être rencontrées lorsque des intervenants qui travaillent auprès des enfants exposés n’ont pas les qualifications requises pour intervenir auprès de cette clientèle (Harper, 2007). C’est plus souvent le cas lorsque les intervenants doivent dépister la présence de violence conjugale et l’exposition des enfants à cette violence sans avoir d’expertise en violence conjugale (Harper, 2007) ou lorsque l’intervenant manque d’expérience en intervention (Lessard, Chamberland et Damant, 2005). Le roulement du personnel peut aussi affecter la concertation (Cameron et Lart, 2003) ainsi que la continuité des services offerts aux familles (Tremblay et Joly, 2009).

Conditions de réussite de la concertation

Pour certains auteurs, la première étape à considérer pour l’initiation d’une action concertée est l’échange entre les acteurs, puisque cela aide à mieux se connaître et à comprendre l’univers respectif de chacun (Bilodeau et al., 2003 ; Dubé et Boisvert, 2009b ; Lessard et al., 2006). Les échanges aident aussi à démystifier les mythes existants, à identifier les divergences entre les intervenants, à trouver un terrain d’entente pour poursuivre la concertation sur de meilleures bases et à dégager des interventions qui sont mieux adaptées à la situation des populations concernées (Bilodeau et al., 2003 ; Dubé et Boivert, 2009b). Considérant que les expertises en violence conjugale et en maltraitance divergent sur différents plans (ex. : mission, vision des problématiques, …), ces échanges s’avèrent déterminants (Beeman et Edleson, 2000 ; Dubé et Boisvert, 2009a ; Harper, 2007 ; Rondeau et al., 2000 ; Wendt, 2010).

Pour faciliter les échanges durant une action concertée, il est préférable que les rencontres se déroulent en groupe restreint (Dubé et Boisvert, 2009b). Certains sujets gagnent aussi à être abordés au début des rencontres, soit l’établissement d’objectifs communs, précis et réalistes (Cameron et Lart, 2003 ; Rondeau et al., 2000) ainsi que l’identification du rôle et du mandat des personnes présentes (Cameron et Lart, 2003). La présence d’un animateur neutre, qui n’est ni trop rigide ni trop formel, facilite aussi le déroulement des rencontres de concertation (Rondeau et al., 2000).

CADRE THÉORIQUE

La sociologie de l’innovation, théorie développée par Callon et Latour en 1986, s’avère pertinente pour étudier les défis et les conditions de réussite d’une action concertée (cité dans Amblard et al., 2005). En effet, ce cadre théorique est utile lorsque des acteurs ayant des intérêts divergents, des orientations pratiques différentes ainsi qu’un accès inégal aux ressources et à l’autorité doivent travailler ensemble sur un projet novateur. Pour arriver à résoudre les controverses qui peuvent être vécues entre les intervenants, la sociologie de l’innovation mise sur l’élaboration de ponts qui permettent de développer une nouvelle façon de voir la problématique à laquelle tous les intervenants auront contribué. Pour ce faire, un processus en quatre étapes est proposé par Amblard et al. (2005) : la problématisation, l’intéressement, l’enrôlement et la mobilisation. Cette théorie est utilisée pour l’interprétation des résultats en discussion, mais demeure davantage approfondie dans autre publication (Lessard et al., 2012).

MÉTHODOLOGIE

La stratégie de concertation expérimentée a pris la forme de discussions cliniques entre des intervenants experts en violence conjugale et en maltraitance. Ces discussions étaient réalisées au cours de deux rencontres de concertation qui avaient lieu à trois mois d’intervalle et qui duraient de 60 à 90 minutes. Chaque rencontre impliquait systématiquement la présence d’intervenants portant chacune des expertises suivantes : intervention auprès des femmes victimes de violence conjugale, intervention auprès des enfants exposés et intervention auprès des hommes ayant des comportements violents. Si l’une des sphères d’expertise n’était pas représentée, un intervenant expert auprès de cette clientèle était invité à participer aux rencontres de concertation à titre d’expert externe. Les rencontres étaient dirigées par une animatrice neutre et impartiale, soit la coordonnatrice scientifique du projet (Drouin et al., 2014).

Des intervenants psychosociaux spécialisés en violence conjugale et en maltraitance des enfants ont participé à l’étude (N=57) et ont rempli 115 questionnaires qui ont permis d’évaluer la stratégie de concertation. Le recrutement s’est déroulé durant deux ans grâce à deux stratégies. La première a consisté à présenter la recherche aux intervenants de différents milieux, soit : un centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS), des organismes travaillant auprès des femmes victimes de violence conjugale et auprès des enfants exposés, un organisme travaillant auprès des hommes ayant des comportements violents et un organisme offrant des services d’échanges et de contacts supervisés. Deuxièmement, une liste dénominalisée de tous les enfants dont le signalement avait été retenu par le service de protection de l’enfance du CIUSSS en raison de leur exposition à la violence conjugale ou aux conflits familiaux a aussi été utilisée pour le recrutement. Lorsqu’une situation familiale admissible à l’étude était identifiée, la coordonnatrice de la recherche prenait contact avec les intervenants impliqués auprès des familles pour connaître leur intérêt à participer à la recherche. Le cas échéant, les parents et les enfants de 14 ans et plus étaient contactés par leur intervenant afin d’obtenir leur consentement. L’effet boule-de-neige a aussi favorisé le recrutement : des intervenants ayant participé à une rencontre de concertation ont vu les effets bénéfiques de la stratégie et ont ensuite référé une autre situation ou celle d’un collègue.

Un questionnaire autoadministré a été rempli par les intervenants à la fin de chaque rencontre de concertation. Les intervenants ont ainsi répondu à des questions, à court développement ou sous forme d’échelle de Likert, portant notamment sur : les conditions de réussite de la concertation (ex. : Quels ont été selon vous les principaux éléments facilitant le déroulement de la rencontre ?), les défis de la concertation (ex. : Quelles ont été selon vous les principales difficultés associées au déroulement de la rencontre ?) et leur appréciation du déroulement des rencontres (ex. : Indiquez votre degré d’appréciation concernant la possibilité d’exprimer librement ses idées, le sentiment que les expertises (la sienne et celles des autres) sont reconnues, l’ouverture du groupe aux opinions divergentes, la contribution de l’animateur à ce que chacun puisse s’exprimer suffisamment). Les données qualitatives ont été analysées de manière inductive à l’aide du logiciel NVivo. Pour ce faire, une partie des données a été codifiée de manière indépendante par deux membres de l’équipe de recherche. L’équipe s’est ensuite rassemblée pour développer une grille commune de codification, puis une autre partie des données a de nouveau été codifiée de manière indépendante par les mêmes personnes. Un accord interjuge de 99,27 % a ainsi été obtenu, permettant ensuite de finaliser la codification à partir de cette grille révisée et d’effectuer l’analyse de contenu thématique. Les données quantitatives ont fait l’objet d’analyses descriptives. Les résultats présentés ci-dessous montrent que ces données contribuent surtout à appuyer l’importance des conditions de réussite identifiées lors des analyses qualitatives.

RÉSULTATS

L’analyse des données recueillies auprès des intervenants participant au projet a permis d’identifier trois principaux défis et quatre conditions de réussite importants à considérer. Les défis se rapportent aux rapports de pouvoir entre les intervenants, au temps que nécessite la concertation et à l’identification des personnes-ressources à impliquer. Les conditions de réussite incluent les attitudes des intervenants participants, la présence d’un animateur impartial et ouvert, le fait qu’on accorde du temps à la clarification des rôles et des mandats de chacun et que tous les intervenants concernés puissent participer à la rencontre.

Défis

Les rapports de pouvoir entre les intervenants ressortent comme un défi important qui se présente lorsque les participants perçoivent des résistances de collaboration.

Je souhaite plus d’ouverture et de collaboration du Centre jeunesse.

Intervenant auprès des hommes

Cette difficulté à collaborer a pu être causée, selon les participants, par une compréhension divergente des rôles et des mandats des intervenants qui travaillent dans d’autres milieux, notamment concernant le contexte légal de l’intervention en centre jeunesse :

[Nom de l’intervenant] a beaucoup de critiques à l’égard de la D.P.J. La collaboration peut alors être difficile, car j’ai finalement l’impression qu’il saisit mal notre mandat et l’application de la loi. Cela peut transparaître dans son intervention auprès du père.

Intervenant auprès des enfants

Un second défi identifié par les intervenants réfère aux occasions d’échanges qui exigent du temps. Les intervenants ont trouvé qu’il aurait parfois été préférable que les rencontres soient plus longues, qu’il y ait plus de deux rencontres de concertation pour faciliter le contact entre les intervenants et que le délai entre les deux rencontres de concertation soit mieux ajusté aux besoins de chaque situation.

Manque de temps. Étalement sur trois rencontres pour avoir le temps de connaître les participants sans rien bousculer. »

Intervenant auprès des hommes

Le troisième défi identifié concerne le choix des bonnes ressources humaines. Comme les situations familiales étaient très complexes, les intervenants ont parfois trouvé que la présence d’intervenants détenant d’autres expertises aurait été aidante pour mieux comprendre les enjeux vécus par la famille. Les expertises dont la présence aurait été appréciée sont la toxicomanie, la santé mentale, la supervision de contact au Centre jeunesse ainsi que les domaines légaux et de l’éducation :

[Il aurait été intéressant qu’un] intervenant en santé mentale [soit présent] pour répondre à la question : est-ce que monsieur est en état psychologique de mettre en pratique les outils proposés. (Intervenante auprès des femmes)

Conditions de réussite

Pour favoriser l’égalisation des rapports de pouvoir, les intervenants ont apprécié l’attitude positive des intervenants, la présence d’un animateur impartial et ouvert ainsi que la clarification des rôles et des mandats.

Concernant l’attitude positive, les intervenants ont expliqué que l’ouverture, le respect, la confiance, l’esprit de collaboration, l’écoute, le soutien, l’enthousiasme, le professionnalisme et l’implication des autres intervenants ont facilité le déroulement de la pratique concertée. De fait, 98,3 % des intervenants se sont dits satisfaits ou très satisfaits de l’ouverture des autres à entendre et à respecter les idées, les opinions ou les commentaires divergents. La majorité d’entre eux ont d’ailleurs été satisfaits ou très satisfaits de leur liberté d’expression au cours des rencontres (96,6 %), du fait que leur expertise ou leurs compétences soient reconnues (97,5 %) et que l’expertise ou les compétences des autres soient reconnues (100 %).

Les participants ont expliqué les pistes de solution et conseils en toute liberté. [Il s’est développé un] sentiment de confiance entre les participants.

Intervenante auprès des femmes

Une deuxième condition d’égalisation des rapports de pouvoir est la présence d’un animateur impartial et ouvert. En fait, 99,2 % des intervenants se sont montrés satisfaits ou très satisfaits de la contribution de l’animateur à ce que chacun puisse suffisamment s’exprimer au cours des rencontres. Tous les intervenants ont aussi été satisfaits ou très satisfaits de la contribution qu’ils ont apportée aux discussions cliniques, ce qui laisse penser que lorsque l’animateur joue bien son rôle, les retombées sont intéressantes pour les intervenants.

Troisièmement, le temps accordé au début de chaque rencontre à la clarification des rôles et des mandats de chacun facilite le déroulement des rencontres de concertation et permet de mieux reconnaître l’expertise de chacun :

[Une] meilleure connaissance du mandat des intervenants impliqués dans le dossier de la famille [a facilité le déroulement des rencontres de concertation].

Intervenant auprès des hommes

La diversité des expertises et la présence de tous les intervenants impliqués auprès de la famille est une autre condition de réussite, car il est alors possible d’avoir une vision plus exhaustive de la situation familiale, d’avoir des discussions intéressantes à propos des interventions à privilégier et de faire des choix cliniques qui sont dans l’intérêt des enfants.

Avoir divers experts autour de la table [a facilité le déroulement des rencontres de concertation]. [Cela a permis la] réception [de] diverses hypothèses et pistes de solution.

Intervenant auprès des enfants

DISCUSSION

Comme la concertation peut être bénéfique pour les intervenants et les utilisateurs de services (Dubé et Boisvert, 2009a ; Lessard et al., 2014), il importe de mieux connaître les défis et les conditions de réussite associés afin d’optimiser son utilisation auprès des familles qui vivent la violence conjugale et la maltraitance des enfants. La présente recherche permet de répondre à cette préoccupation. Elle indique qu’il importe d’apprendre à mieux connaître les intervenants qui travaillent dans d’autres milieux (Dubé et Boisvert, 2009a), car il n’est pas rare que les intérêts, la philosophie, la mission, la vision des problématiques et les interventions privilégiées divergent d’un milieu à l’autre (Beeman et Edleson, 2000 ; Dubé et Boisvert, 2009a ; Harper, 2007 ; Rondeau et al., 2000 ; Wendt, 2010). Au cours de l’évaluation de la stratégie de concertation, ces différences ont parfois entraîné des difficultés de collaboration. Ces difficultés peuvent s’accentuer lorsque les familles qui vivent la violence conjugale et la maltraitance sont confrontées à d’autres problématiques, telles que la toxicomanie ou les problèmes de santé mentale (Bromfield et al., 2010), car la concertation fait alors appel à une plus grande diversité d’expertises. Malgré les défis que cela peut amener, l’implication systématique des intervenants qui travaillent auprès des mères violentées, des enfants exposés et des pères qui ont des comportements violents représente une avancée pour la pratique. En effet, des intervenants soulignent que ce modèle de concertation tripartite contribue à améliorer les services offerts aux familles en plus de les soutenir dans leur pratique (Lessard et al., 2014). Pour favoriser de telles retombées positives, il importe de démystifier les incompréhensions vécues entre les intervenants. À cet effet, le choix de consacrer une partie des rencontres de concertation à la présentation des intervenants et de leur organisme est une stratégie gagnante pour l’intéressement et la mobilisation des acteurs dans la concertation, puisque cette façon de faire permet à chacun de savoir ce que l’on attend d’eux et ce qu’ils peuvent attendre des autres (Cameron et Lart, 2003).

Bien que les rapports de pouvoir constituent un enjeu important dans toute action concertée (Bilodeau et al., 2003), la présente recherche a mis en évidence l’importance qu’un animateur neutre et impartial participe aux rencontres pour gérer harmonieusement les rapports de pouvoir entre intervenants. En effet, si une controverse émerge des discussions, il est plus facile pour un tel animateur de souligner les différents points de vue et d’inciter à poursuivre la discussion afin de trouver un terrain d’entente (Bilodeau et al., 2003 ; Turcotte et Lindsay, 2008). L’animateur peut aussi effectuer différentes tâches essentielles comme la mise en place d’un climat dans lequel le respect et l’ouverture d’esprit sont présents en favorisant la participation de tous les intervenants (Rondeau et al., 2000). D’ailleurs, dans l’intervention de groupe, un des rôles de l’animateur consiste à mettre en place les paramètres de fonctionnement du groupe et à coordonner la réalisation des activités prévues (Turcotte et Lindsay, 2008). Si la présence d’une telle ressource est importante selon les intervenants, il n’est pas toujours aisé d’y avoir accès dans l’organisation actuelle des services. En effet, les intervenants qui participent aux rencontres de concertation et qui pourraient adopter ce rôle travaillent dans un organisme dont le mandat et les orientations encadrent leur pratique, faisant en sorte qu’ils peuvent plus difficilement être neutres et impartiaux au cours des rencontres.

Les résultats présentés s’avèrent intéressants pour les intervenants et les gestionnaires désireux d’intégrer la concertation dans leur pratique, car cette stratégie d’intervention est jeune et peu appliquée dans les services offerts aux familles vivant la concomitance entre la violence conjugale et la maltraitance. La théorie utilisée dans la présente recherche, soit la sociologie de l’innovation, s’avère aussi intéressante pour eux. En plus de permettre l’ouverture à la complémentarité des expertises, cette théorie permet d’adapter la stratégie de concertation expérimentée aux besoins des intervenants et des utilisateurs de services d’un milieu spécifique en les aidant à problématiser les difficultés vécues et en les amenant à identifier comment procéder pour adapter la stratégie.

Malgré ces retombées, quelques limites de la recherche peuvent être soulevées. Parmi les 57 intervenants distincts ayant pris part aux rencontres de concertation, certains ont participé plus d’une fois au projet et ont rempli plus d’une fois le même questionnaire d’évaluation. Comme les questionnaires étaient anonymes, il n’est pas possible d’évaluer si cette participation répétée a influencé ou non les résultats. Toutefois, cette limite peut aussi constituer une force, puisque le fait qu’un intervenant se prévale d’une rencontre pour une nouvelle situation familiale laisse penser que la stratégie a été bénéfique pour sa pratique. Une autre limite identifiée réfère au fait que les réponses données dans les questionnaires d’évaluation étaient parfois courtes (ex. : un seul mot), ce qui rend plus difficile, dans certains cas, l’identification du sens derrière les mots choisis. En outre, des données se sont avérées manquantes pour quelques questionnaires.

CONCLUSION

Améliorer les services offerts aux familles vivant dans une situation de violence conjugale et de maltraitance envers les enfants nécessite des efforts constants. Les familles aux prises avec ces problématiques vivent souvent dans des conditions de vie complexes, ce qui peut rendre plus difficile l’offre de services. La stratégie de concertation expérimentée propose une philosophie d’intervention qui valorise le décloisonnement du travail en silo en misant sur la complémentarité des expertises. Puisque le Gouvernement du Québec (2012) priorise l’action concertée comme stratégie d’intervention auprès des enfants exposés à la violence conjugale, il nous apparaît essentiel de continuer à consacrer du temps et des efforts sur les initiatives qui privilégient la concertation. Des avenues intéressantes pourraient être explorées en recherche. D’abord, il serait pertinent d’évaluer l’implantation du présent modèle de pratique concertée dans d’autres régions afin de voir si les défis et les conditions de réussite sont différents selon les contextes régionaux. Une ville comme celle de Québec comporte un nombre assez restreint d’organismes en violence permettant ainsi une meilleure connaissance des différents milieux. En serait-il de même dans une plus grande ville où l’organisation des services est différente ? De plus, dans le cadre du présent projet, seule la phase de l’expérimentation a été évaluée. D’autres phases du processus d’implantation mériteraient aussi l’attention des chercheurs, telles que la phase de l’émergence de la pratique concertée, de son appropriation ainsi que de son transfert et de sa diffusion (Rollin et Vincent, 2007).