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Introduction

Alors que depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, on s’efforce à construire un système commercial multilatéral devant favoriser le développement, force est de constater que les résultats en la matière se font toujours attendre. Si, globalement, on enregistre une amélioration de certains indicateurs, les inégalités entre les régions et à l’intérieur de celles-ci s’accroissent[1]. L’augmentation des exportations des pays en développement au cours de la décennie des années 1990 demeure fortement concentrée en Asie du Sud-Est et ces exportations dépendent encore beaucoup des matières premières brutes dont la demande et l’évolution des prix leur sont défavorables (Oxfam, 2002). D’un côté, les pays industrialisés promeuvent les principes du libre-échange, mais, de l’autre, leurs mesures protectionnistes, telles les barrières et l’escalade tarifaires, sont défavorables aux pays en développement. Le commerce équitable se pose en réponse à un système commercial international jugé inéquitable et prétend satisfaire aux principes du développement durable. Le présent article cherche à examiner de plus près la contribution et les limites du commerce équitable au développement durable. Dans un premier temps, nous retracerons brièvement l’émergence du commerce équitable depuis les premières initiatives de commerce alternatif qui l’ont précédé jusqu’au commerce durable qu’il prétend être aujourd’hui. Ensuite, à partir d’une définition significative du développement durable, nous verrons les contributions du commerce équitable au développement durable, d’abord d’un point de vue plus théorique, puis à partir du cas d’une organisation de producteurs de café au Chiapas.

Le commerce équitable : une manière durable de faire du commerce

Le commerce équitable provient de la convergence de plusieurs initiatives de commerce alternatif datant de la fin des années 1940 à la fin des années 1950, selon les auteurs. Au départ, il s’agissait d’un commerce « alternatif » principalement associé aux mouvements politiques de solidarité, mais aussi aux organisations de développement. Le commerce équitable tel qu’on le connaît aujourd’hui ne prendra véritablement son essor que pendant les dernières décennies du xxe siècle. Car c’est, d’une part, à ce moment que les boutiques de commerce équitable, jusque-là axées vers la sensibilisation, vont progressivement tendre vers un modèle plus commercial par une diversification des produits offerts et une amélioration de la qualité (Veit, 1997). Mais par-dessus tout, c’est l’incursion décisive dans le secteur alimentaire qui a présidé à une véritable rupture avec les initiatives passées où le commerce équitable ne se présentait plus simplement comme un mode de financement original, mais bien comme une autre manière de faire du commerce (Gendron, 2004a). Dès lors, les revendications des pays en développement en faveur de règles commerciales plus justes traduites par le slogan Trade, not Aid proclamé à la conférence des Nations Unies pour le commerce et le développement (CNUCED) en 1964 prennent tout leur sens.

Plus près de nous, en 1986, une communauté du Mexique interpelle l’ONG néerlandaise Solidaridad qui leur venait régulièrement en aide. La communauté estimait que le meilleur soutien, au-delà de toute aide ponctuelle, serait que les producteurs reçoivent un prix plus juste pour leur café (Association Max Havelaar France, 2003). Par la suite, l’association Max Havelaar et le label de commerce équitable du même nom naissent en 1988 aux Pays-Bas. La création d’un label visait à augmenter la disponibilité du café équitable au-delà des réseaux alternatifs de distribution (Roozen et Van der Hoff, 2002). La certification, parce qu’elle atteste des conditions de production et de commercialisation pour chaque produit, a permis aux produits équitables de pénétrer d’autres types de points de vente, dont ceux de la grande distribution. Des organismes de labellisation similaires se sont développés dans différents pays, si bien qu’en 1997 les différents systèmes de certification ont été harmonisés par la création de l’organisation Fair Trade Labelling Organizations-International (FLO). Aujourd’hui, FLO coordonne la certification de produits alimentaires, de ballons de sport, de coton et de fleurs (FLO, 2005)[2].

Le réseau de commerce équitable FINE qui regroupe les grandes organisations de commerce équitable[3] définit le commerce équitable comme étant un « partenariat commercial, fondé sur le dialogue, la transparence et le respect, dont l’objectif est de parvenir à une plus grande équité dans le commerce mondial » (EFTA, 2001). Les objectifs stratégiques du commerce équitable sont 1) d’aider à faire passer des producteurs et des travailleurs marginalisés d’une position de vulnérabilité à la sécurité et à l’autosuffisance économiques, 2) de leur donner plus de poids en tant que parties prenantes dans leurs organisations, et 3) de jouer activement un plus grand rôle dans l’arène mondiale pour parvenir à une plus grande équité dans le commerce mondial (EFTA, 2001).

Le commerce équitable repose sur différents critères et principes que s’engagent à respecter les producteurs et les acheteurs du Nord. Les critères de certification équitable de FLO varient selon le produit et selon le mode de production (petit producteur ou plantation). Les critères sont de deux types : les critères minimaux sont nécessaires à l’obtention de la certification alors que les critères de progrès encouragent les producteurs à continuellement améliorer les conditions de travail, la qualité de la production, la durabilité environnementale de leur production et à investir dans le développement de l’organisation et le mieux-être des producteurs (FLO, 2005). En ce qui concerne les producteurs, ceux-ci sont généralement de petite taille et doivent être organisés de façon démocratique et transparente, et favoriser la participation. Les acheteurs doivent payer le produit à un prix dit « équitable », c’est-à-dire qui couvre les coûts d’un mode de production durable. Ils doivent être en mesure d’offrir du préfinancement aux organisations de producteurs et établir des relations commerciales à long terme avec leurs partenaires du Sud desquels ils achètent le plus directement possible. Les producteurs doivent aussi s’engager à protéger l’environnement et à suivre certaines normes quant à la santé et la sécurité. Dans le cas de travailleurs salariés, l’employeur doit respecter certaines conditions : permettre la syndicalisation, offrir un salaire décent, respecter certaines normes quant à la santé et à la sécurité des travailleurs, respecter certaines conventions internationales quant au travail forcé et au travail des enfants.

Pour la plupart des acteurs et des organisations de commerce équitable, ce type de commerce contribue au développement durable parce qu’il offre de meilleures conditions commerciales et garantit les droits des producteurs et des travailleurs marginalisés, tout particulièrement au Sud de la planète (EFTA, 2001). Plus près de nous, Équiterre fait la promotion du commerce équitable comme outil de développement (Équiterre, 2005). Le présent article souhaite apporter un éclairage sur cette question précise, à savoir la contribution du commerce équitable au développement durable, concept sur lequel nous nous attardons dans la section suivante.

Le développement durable

Le développement durable est généralement compris comme un développement qui permet de répondre aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs selon les travaux de la Commission Brundtland (CMED, 1988). Quoique le développement durable soit souvent présenté comme le nouveau paradigme du développement, rattacher son émergence à celle du concept de développement est essentiel à sa compréhension, ce que le présent article ne nous permet pas de faire ici[4].

Si le concept de développement durable est généralement bien accepté par différents groupes de la société, c’est au détriment de sa précision et de son interprétation. Le développement durable demeure un concept flou et sa mise en oeuvre est difficile. Ainsi, quoique la définition du rapport Brundtland soit devenue la principale référence, Gendron et Revéret (2000) recensent trois principales interprétations du développement durable allant de la plus conservatrice, selon laquelle croissance et développement sont toujours conciliables comme le dénote l’expression « croissance durable », à la plus progressiste qui repose sur une vision tripolaire incluant les pôles social, environnemental et économique. Plus intéressant encore, même l’adoption d’une conception prétendument progressiste peut être réinterprétée[5] pour n’être finalement qu’une version édulcorée de la définition plus conservatrice, voire de la conception plus traditionnelle du développement industriel (Gendron et Revéret, 2000). Malgré ces différentes définitions, sans parler des courants antidéveloppement ou postdéveloppement[6], le développement durable traduit un renouvellement de la pensée sur le développement (Gendron, 2004b). D’une part, les prises de décision ne peuvent plus ignorer la capacité de charge de la biosphère, la finitude des ressources naturelles et les conséquences à long terme. D’autre part, la reconnaissance d’un nouveau pôle social indépendant du pôle économique témoigne de la dissociation maintenant admise entre la croissance économique et le développement.

Mais si l’on souhaite lui donner un véritable contenu et traduire la rupture qu’appellent les défis de la problématique environnementale, le développement durable repose sur un agencement hiérarchisé de ses trois pôles environnemental, économique et social, à travers lequel le développement respecte l’intégrité de l’environnement en préservant les grandes régulations écologiques, contribue effectivement au mieux-être des personnes et des sociétés, et instrumentalise l’économie à cette fin. Bref, l’intégrité écologique est une condition, l’économie et l’efficacité économique un moyen, et le développement social et individuel une fin du développement durable, alors que l’équité en est à la fois une condition, un moyen et une fin (Gendron et Revéret, 2000). La mise en oeuvre du développement durable suppose par ailleurs un système de gouvernance qui assure la participation de tous aux processus de décision et permet l’expression d’une éthique du futur grâce à laquelle sont prises en compte les générations futures.

À partir de cette définition du développement durable, nous proposons dans la section qui suit une analyse de la contribution du commerce équitable au développement durable. Dans un premier temps, il s’agira de faire une analyse théorique des synergies, limites et contradictions entre le commerce équitable et le développement durable. Dans un second temps, nous reprendrons l’exercice en nous basant sur des observations faites sur le terrain selon la démarche que nous exposons ci-après.

Méthodologie

Notre analyse repose sur des observations réalisées pendant l’automne 2004 selon la méthode de l’observation participante décrite par Bernard (2002). Nous avons effectué un séjour de deux mois au Chiapas au Mexique dans une Fédération d’organisations de producteurs de café et d’organisations de femmes qui se nomme la Federación Indígena Ecológica de Chiapas (FIECH) et chez une des organisations membres de cette fédération, l’Organización de Cafeticultores Emiliano Zapata (OCAEZ). Il s’agissait de faire une étude de cas[7] sur le café, principal produit équitable. Le Mexique s’est imposé comme le lieu d’origine du commerce équitable et le Chiapas présentait une concentration particulièrement grande d’organisations de producteurs de café. La FIECH a été fondée en 1993 et regroupe plus de 2000 membres. Cette fédération chapeaute 13 organisations dont 10 de producteurs de café équitable et 3 de femmes qui travaillent sur des projets de petits élevages et de production maraîchère pour l’autoconsommation principalement. Ces organisations sont dispersées de la côte Pacifique en longeant la frontière avec le Guatemala jusqu’au centre de l’État du Chiapas. L’OCAEZ est une petite organisation de producteurs de café qui est située dans la zone frontalière. Les 90 producteurs de cette organisation sont dispersés dans une douzaine de communautés pouvant être assez éloignées les unes des autres (plus de trois heures de route dans certains cas). Bien que les organisations membres de la FIECH soient autonomes, elles commercialisent toute la production de café par le biais de la fédération qui a créé une entité commerciale indépendante du nom de Vida y Esperanza. La FIECH offre aussi aux organisations un service d’appui technique.

La contribution et les limites du commerce équitable pour un développement durable

D’un point de vue théorique, on peut croire que le commerce équitable vise réellement à instituer un nouveau cadre de développement en faisant de l’économie une courroie de transmission au service du développement social et de l’équité, le tout dans le respect de l’environnement, présidant ainsi à un réencastrement de l’économique dans le social (Raynolds, 2000). Alors que l’on a souvent dénoncé le commerce international et l’aide au développement comme favorisant la dépendance des pays du Sud, le commerce équitable accompagne ses revendications d’une proposition concrète, celle d’un échange réciproque et équivalent. Cet échange, qui se traduit par la vente de produits équitables, serait potentiellement plus pérenne, le commerce équitable comme projet de développement présentant la caractéristique de s’autofinancer par la vente de ses produits (Lecomte, 2003). Dès le début, le commerce équitable a su rallier la théorie et la pratique en créant un nouveau type de relations sociales basées sur la solidarité entre les producteurs du Sud et les clients du Nord (Perna, 2000). Au Sud, le commerce équitable contribue à l’amélioration des conditions de vie des producteurs et des travailleurs les plus marginalisés. Si le commerce équitable veut apporter une réponse concrète aux iniquités qu’engendre le système néolibéral, à plus grande échelle, c’est la transaction économique qui est redéfinie et investie d’un contenu sociopolitique. Plus largement, le commerce équitable se pose comme un nouveau pôle normatif à la lumière duquel les entreprises et les produits sont évalués (Gendron, 2001).

En contrepartie, la portée du commerce équitable à la lumière du développement durable est compromise par une potentielle dérive commerciale du mouvement ainsi que par la nature même de cet échange qui est commercial. Quoique la distribution des produits équitables ait beaucoup emprunté les canaux alternatifs, elle délaisse ce vecteur à mesure que toute une gamme de produits « certifiés équitables » se retrouve sur les tablettes des supermarchés conventionnels. D’un côté, cette percée sur le réseau de la grande distribution permet de sensibiliser et d’informer plus de consommateurs. De l’autre, on risque de voir sombrer le commerce équitable dans une dérive commerciale où les objectifs du mouvement seraient subordonnés aux intérêts commerciaux. Avec plusieurs multinationales qui s’intéressent de plus en plus aux produits équitables allant jusqu’à développer leur propre ligne de produits « éthiques »[8], on peut craindre une éventuelle banalisation de la notion équitable ainsi que l’assouplissement des critères (Johnson, 2003). D’autre part, le commerce équitable est un commerce international, qui exige donc beaucoup de transport, et qui repose sur la production de cultures de rentes, modèle souvent critiqué notamment parce qu’il menace la sécurité alimentaire locale, ce qui est discutable au regard du développement durable. Enfin, au-delà des objectifs théoriques du commerce équitable visant à favoriser le développement durable, on peut se questionner sur la véritable capacité en la matière puisque le projet de développement sous-jacent en est fondamentalement un de nature commerciale reposant sur les exportations.

L’opérationnalisation des critères du commerce équitable sur le terrain

Bien que le commerce équitable repose sur certains principes qui peuvent paraître cohérents avec le concept de développement durable, voyons comment ceux-ci sont vécus sur le terrain pour par la suite en évaluer la portée pour le développement durable. De façon générale, nous avons observé que les producteurs et même plusieurs leaders d’organisations ou de la fédération possèdent une connaissance très partielle du commerce équitable et de ses principes, le réduisant au prix supérieur et stable qu’il leur permet de recevoir pour leur production.

Dans le cas de la production de café, la possibilité de préfinancement à un taux accessible que doivent fournir les acheteurs du Nord vise à assurer la période de la récolte qui se traduit en de nombreuses dépenses pour les familles de producteurs, du paiement du salaire des travailleurs à la nourriture qu’ils consomment. Considéré comme un des aspects les plus importants pour les producteurs (EFTA, 2001), en ce qui concerne le cas des organisations étudiées, soit la FIECH et ses organisations membres, le préfinancement qu’elles recevaient n’était pas redistribué à leurs producteurs. Ce n’est qu’à la livraison de leur café à l’entrepôt de leur organisation que les producteurs reçoivent le paiement pour leur café, qui n’est en fait qu’un montant forfaitaire réajusté en fin d’année selon les coûts de transformation de l’année. C’est que, dans le passé, certaines organisations avaient donné le préfinancement à leurs producteurs et ces derniers n’avaient pas remis le café garanti à leur organisation. En bout de ligne, les organisations avaient dû éponger un déficit. Maintenant, les producteurs vendent leurs premiers sacs de café récolté aux intermédiaires locaux, ce qui leur permet de dégager les liquidités dont ils ont besoin pour la période de la récolte. Certaines organisations vont même jusqu’à encourager cette pratique auprès de leurs producteurs en début et en fin de récolte, car il s’agit de café de moindre qualité, ce qui pose problème aux organisations au moment de vendre leur café dans la filière équitable. En termes de développement durable, si le critère de préfinancement apparaissait comme positif économiquement pour les producteurs, leur évitant de contracter des dettes impossibles à rembourser, dans les faits, son application est déficiente.

Le critère de commerce direct entre producteurs et consommateurs qui vise à éviter intermédiaires et spéculation est cohérent avec une meilleure efficacité économique. La FIECH, qui est responsable de la commercialisation de la production de ses organisations, réussissait à écouler la majorité de la production de café de ses membres par la filière équitable en faisant affaire directement avec des acheteurs au Nord, ce qui est une performance assez exceptionnelle[9]. Mais comme nous l’avons mentionné ci-dessus, les producteurs vendent généralement une partie de leur production sur les marchés locaux : dès lors, ce café sort de la filière équitable. De plus, lorsque des produits certifiés équitable sont vendus dans le réseau de la grande distribution, il est moins évident que le commerce soit toujours le plus direct possible. D’autre part, il est intéressant de noter le rôle positif de la fédération qui peut elle-même être vue comme un intermédiaire entre les producteurs et les organisations du Nord. Alors que ses organisations membres ne seraient clairement pas en mesure de commercialiser leur production par elles-mêmes (certaines ne possèdent même pas de ligne téléphonique ou d’adresse électronique), la fédération avait développé une expertise dans la commercialisation du café vert. Elle avait acquis une bonne expérience et des équipements sophistiqués pour le traitement du café vert avant son exportation. La mise en commun des cafés produits par les différentes organisations permettait d’offrir une plus grande diversité de produits aux acheteurs. Plusieurs organisations de café, qui ne réussissent pas par elles-mêmes à commercialiser leur production directement, le faisaient par le biais d’autres organisations mieux établies dans le secteur. En somme, si le critère de commerce direct permet d’éviter beaucoup de « coyotage[10] », la commercialisation directe exige des organisations une bonne capacité, des compétences et même des infrastructures particulières. Si l’on traduit cela en termes de développement durable, on pourrait croire qu’il y aurait une longueur optimale de la chaîne de valeurs.

Avec sa structure et ses capacités, la FIECH était vue comme une organisation sérieuse et de confiance par les acheteurs avec qui elle entretenait des relations commerciales depuis quelques années. L’engagement à long terme des acheteurs de produits équitables doit permettre aux organisations et aux producteurs de mieux planifier leurs récoltes et leurs revenus, leur assurant ainsi une certaine stabilité. Le café équitable étant confiné à une toute petite niche à l’intérieur de celle du café de spécialité, la qualité de la production est le facteur de première importance pour les producteurs qui veulent pénétrer la filière équitable. Bref, si les relations commerciales sont durables, elles sont toutefois conditionnelles au maintien d’une haute qualité de la production.

Dans le même ordre d’idées, le prétendu juste prix semble correspondre davantage à un meilleur prix pour un café de meilleure qualité qu’à un prix qui couvre « les besoins fondamentaux des producteurs et leurs coûts de production, incluant les coûts sociaux et environnementaux, et qui permet de dégager une marge pour les investissements », comme le décrit le mouvement (EFTA, 2001 : 29-31). Bien que les producteurs reconnaissent l’avantage d’un prix fixe et garanti, il y a tout un débat sur la notion de « prix juste » et sur la façon de le déterminer (Latouche, 2000). Dans le cas du café, le prix équitable a toujours été le même alors que les coûts de production augmentent et les producteurs se voient exiger de répondre à davantage de normes pour réussir à commercialiser leurs produits. Ainsi, les producteurs et les organisations emploient moins le terme équitable (justo) pour qualifier le marché ou le commerce que le terme alternatif (alternativo). Plusieurs sont d’avis que même le prix équitable est trop peu élevé considérant le travail des producteurs. Ainsi, l’établissement d’un prix couvrant les frais d’une production durable ne peut se faire sans tenir compte de la valeur du prix sur le marché conventionnel. Cela dit, un prix fixe est déjà une avancée remarquable.

En ce qui concerne le principe de protection de l’environnement, les critères du commerce équitable exigent une conformité aux normes environnementales en vigueur dans le pays de production[11], interdisent l’utilisation de pesticides proscrits par l’Organisation mondiale de la santé et encouragent l’implantation d’un système de gestion intégrée des cultures (FLO, 2005). Dans le cas étudié, les producteurs de café étaient tous certifiés biologiques, sinon en transition. La certification biologique pour le café se traduit par une prime de 15 $US par sac de 100 livres, ce qui motive les organisations à se certifier. La transition est relativement facile puisque les producteurs de café au Mexique ont cessé d’employer des pesticides et des fertilisants faute de ressources depuis l’abolition de l’Institut mexicain du café. Cependant, si les producteurs cultivent leur café en respectant les critères biologiques, il n’en est pas de même pour leurs cultures de fèves et de maïs, ce qui est certainement préoccupant pour la santé des producteurs compte tenu des mesures de sécurité insuffisantes. L’équipe technique de la FIECH faisait campagne pour que les producteurs utilisent des méthodes biologiques pour leurs productions vouées à l’autoconsommation par le biais de formation sur ce sujet. La protection de l’environnement est un critère respecté dans la mesure où elle est monnayable.

En ce qui a trait au principe de gestion démocratique, participative et transparente, si, en théorie, les organisations respectent les principes coopératifs, leur application dépend grandement des personnes qui siègent au comité exécutif. De façon générale, la participation des producteurs au fonctionnement de leur organisation est déficitaire, ce que déplorent les organisations. Car, si une minorité d’entre eux s’investissent sans limites, la grande majorité des producteurs est assez passive et s’implique peu dans l’organisation, ce qui pose problème lors du renouvellement des comités organisationnels notamment. La transparence est assez variable d’une organisation à une autre, selon le comité exécutif en place. Les producteurs ont une conception assez déficiente des notions de démocratie, de participation et de transparence, si bien que leur application est difficile, cela même si au début de leur intégration dans la FIECH, ils suivent une formation sur le travail communautaire organisé. L’opérationnalisation de ce critère est un bon exemple de la difficulté que pose le changement de paradigme lié au développement durable.

Pour les travailleurs salariés, le respect des normes minimales concernant les conditions de travail (celle du Bureau international du travail (BIT) ou les normes en vigueur dans le pays si ces dernières sont supérieures aux premières) constitue un autre critère du commerce équitable. À ce sujet, la situation de la région du Chiapas frontalière au Guatemala est particulière. D’abord, mentionnons le manque de main-d’oeuvre lors de la récolte du café ainsi que le travail pénible que constitue la coupe du café, ce qui pousse les petits producteurs mexicains à engager des coupeurs en provenance du Guatemala. Il s’agit de familles qui migrent pour la période de la récolte de façon plus ou moins légale selon le cas. Les conditions de vie de ces familles lors de la récolte sont très difficiles, ce qui est d’autant plus embarrassant que ni les organisations ni même la FLO ne semblent s’en préoccuper réellement. La situation particulière des travailleurs guatémaltèques dans le secteur du café est particulièrement préoccupante à la lumière des principes du commerce équitable et du développement durable.

En ce qui a trait au développement social de façon générale, chez les organisations étudiées, le commerce équitable a eu un impact positif sur la formation des producteurs. Cette formation porte principalement sur l’agriculture biologique et le contrôle de la qualité. Avec le commerce équitable, les producteurs ont pris conscience de l’insertion de leur production dans la chaîne commerciale : ils avaient une idée du fonctionnement de la Bourse par exemple, ce qu’ils ignoraient totalement auparavant. On peut aussi attribuer au commerce équitable un rehaussement de l’estime personnelle des producteurs et de leurs familles : ils sont fiers de leur travail et aussi fiers que des gens de l’étranger s’y intéressent. Cependant, en ce qui concerne la production de café, le commerce équitable reste une affaire d’hommes. Une minorité de femmes étaient membres des coopératives et la plupart d’entre elles l’étaient par défaut, c’est-à-dire parce que leur mari était mort ou avait migré. Dans d’autres secteurs équitables, celui de l’artisanat notamment, une plus grande part de femmes sont impliquées. Quant à la migration vers les États-Unis qui est véritablement un fléau au Chiapas, les producteurs eux-mêmes constataient que les familles qui produisaient de façon équitable étaient moins déchirées par la migration. L’insertion dans la filière équitable a certainement un effet positif sur le tissu familial, notamment auprès des jeunes hommes qui voient se dessiner des possibilités de travail dans leur région.

Alors que l’on pourrait s’attendre à des avancées notables en matière de développement local en raison de la prime de développement de cinq cents par livre de café équitable vendue, les retombées de cette prime sont encore très difficiles à percevoir. Jusqu’à l’an dernier, celle-ci était versée directement au producteur. Depuis l’an dernier toutefois, la FIECH retient cette prime jusqu’à ce que les organisations lui présentent un projet qu’elle approuvera. Il s’agit principalement de projets destinés au renforcement des organisations (construction d’entrepôts ou achat d’équipements). Cette pratique ouvre la porte à une plus grande bureaucratisation et même à un retour à une logique d’aide au développement où le financement de projet prime sur la rémunération plus juste que devraient recevoir les producteurs. Les bénéfices du commerce équitable risquent d’être circonscrits à l’organisation ou aux membres de l’organisation et non à la communauté, même si plusieurs rapportent que la présence de coopératives équitables a souvent comme effet de favoriser une augmentation des prix dans une région donnée (EFTA, 2001). Notons cependant que la FIECH était en train de développer des auberges à prix modiques pour les enfants de producteurs qui devaient aller à l’extérieur du domicile familial pour étudier. Le rayonnement du commerce équitable en termes de développement local varie aussi d’une organisation à une autre, selon le facteur de dispersion des membres dans une région. Certaines organisations sont concentrées dans une seule communauté alors que d’autres, tels les cas étudiés, ont leurs membres dispersés dans plusieurs communautés. En ce qui concerne la sécurité alimentaire locale, l’insertion dans la filière équitable, même si elle n’est pas nécessairement néfaste à cet égard, n’apporte pas de réponse concrète à cet enjeu, de sorte que ce sont les organisations elles-mêmes qui prennent en charge le développement de petits projets devant favoriser la sécurité alimentaire.

En somme, l’opérationnalisation des critères du commerce équitable sur le terrain est pour le moins difficile, et montre bien la dualité du système équitable. D’un côté, il veut être un système alternatif qui milite en faveur de plus de justice et d’équité, mais de l’autre, il doit démontrer qu’il est capable de respecter les standards de qualité. Les critères équitables ont donc tendance à être subordonnés à la logique marchande habituelle. Dans la prochaine section, nous traiterons de la contribution et des limites du commerce équitable au développement durable.

Le commerce équitable : vecteur de développement durable

À la lumière des observations précédentes, on peut se demander si le commerce équitable tel qu’il est vécu s’inscrit vraiment dans une logique significative de développement durable où l’économie, ici le commerce, est mise à profit dans l’atteinte de l’objectif de développement social, et ce, en respectant l’environnement et dans une perspective d’équité. D’abord, le commerce équitable a certes permis des avancées pour les producteurs du Sud, en termes de formation, de rehaussement de leur estime personnelle et de cohésion du tissu social notamment, mais ces impacts sont ternis par des résultats moins probants quant à la participation des femmes, par exemple, et le fait que les impacts rayonnent peu à l’extérieur de l’organisation, comme à l’échelle de la communauté. L’exemple de l’UCIRI[12], avec ses différents programmes allant de la santé au transport, relève à cet effet plus de l’exception que de la norme.

Le commerce équitable, ses principes et ses objectifs sont peu connus et peu intériorisés par les acteurs du Sud[13], de sorte que l’objectif des organisations se limite bien souvent à celui de la commercialisation des produits. Cette méconnaissance des principes du commerce équitable est sûrement due à un manque d’information, mais sans doute aussi à la nature plus abstraite de certains critères. Les critères tels que le juste prix, le commerce direct, le préfinancement, le respect de l’environnement sont beaucoup mieux compris que ceux portant sur la démocratie, la participation, la transparence ou le développement social. Ces derniers critères sont aussi beaucoup plus difficiles à vérifier selon l’aveu même d’un vérificateur pour la certification équitable. Et même le « prix équitable », il est compris comme étant le prix plancher qui correspond à 141 $US dans le cas du café et non comme le définit la FLO, c’est-à-dire un prix plancher qui surpassera toujours de 0,05 $US celui de la Bourse si ce dernier venait à dépasser le prix plancher. En fin de compte, le commerce équitable est réduit à celui d’un marché alternatif qui offre de meilleures conditions commerciales en raison notamment d’un prix stable généralement supérieur au prix du marché.

De plus, certains principes du commerce équitable trouvent une application difficile sur le terrain. C’est le cas notamment du préfinancement qui ne se rend pas jusqu’au producteur. C’est aussi ce qui ressortait de la conférence bisannuelle de l’IFAT qui se tenait à Quito en Équateur en mai dernier où producteurs et acheteurs avaient beaucoup à dire sur l’opérationnalisation des critères du commerce équitable. Au Sud, on dénonce l’annulation de commandes, le préfinancement qui est de plus en plus difficile à obtenir ou qui arrive tardivement, le paiement tardif, la diminution des prix, l’attitude agressive des acheteurs et le marchandage sur les prix. On déplore que le Nord crée de faux espoirs. En contrepartie, au Nord, on se plaint des livraisons tardives ou de l’absence de livraison et des problèmes de qualité. Le partenariat commercial du commerce équitable ne serait donc pas aussi facile à mettre en oeuvre qu’il y paraît. Mais, plus profondément, comment le système équitable mis en place par les organisations du Nord qui n’arrivent même pas à respecter ses propres exigences, trouvera-t-il la légitimité de continuer à faire respecter les critères équitables au Sud ?

Ensuite, nous avons pu observer certaines limites attribuables au commerce équitable lui-même. D’une part, la nature même du commerce équitable, un commerce international reposant principalement sur l’exportation de cultures de rentes, est une limite évidente du mouvement. Même si le mouvement prétend que le développement de projets de commerce équitable ne doit pas compromettre la sécurité alimentaire locale (EFTA, 2001), dans les faits, les producteurs de café ont plus tendance à vouloir concentrer leurs activités dans ce secteur qu’à les diversifier[14]. Certaines organisations de commerce équitable développent des programmes précisément en réponse à cette problématique. D’autre part, le commerce équitable est dans une situation délicate où il dénonce un système qu’il juge inéquitable et auquel il se pose en alternative tout en l’instrumentalisant et en l’intégrant partiellement. On peut même dire qu’il en dépend jusque dans une certaine mesure. Par exemple, l’augmentation du prix du café à la Bourse cet hiver au-delà du prix équitable a fait craindre aux organisations de voir leurs membres vendre toute leur production aux intermédiaires locaux plutôt qu’à celles-ci, risquant ainsi de compromettre les engagements des organisations envers leurs acheteurs. Troisièmement, la certification équitable, si elle a permis à plusieurs organisations de mieux vendre leurs produits, est de plus en plus contestée par la barrière à l’entrée qu’elle constitue pour les petits producteurs qui voudraient accéder à cette filière.

Enfin, on peut croire que le virage commercial que prend actuellement le mouvement constitue la plus grande limite du succès à long terme du commerce équitable en termes de développement durable. Alors que l’on reconnaissait deux visions principales au sein du mouvement équitable, qui oscillaient entre la poursuite de son idéal de transformer profondément le système économique, et les considérations pragmatiques quant à la mise en marché et la vente des produits équitables (Renard, 2003), il semble que le mouvement soit en train de se ranger derrière la conception plus pragmatique[15]. Selon celle-ci, le commerce équitable doit aider un maximum de petits producteurs du Sud en insérant un maximum de produits équitables sur les marchés. La commercialisation des produits équitables sur le réseau de la grande distribution est un fait accompli depuis longtemps et on peut croire que le pôle plus radical et militant du mouvement a perdu de son influence avec l’augmentation constante des ventes de produits équitables sur le marché de la grande distribution. Or, l’intérêt du commerce équitable réside précisément dans son ambition de changer les règles du commerce international. Car, en ce qui concerne l’objectif d’assistance et d’empowerment des petits producteurs et en termes de développement local, les résultats se font attendre d’autant plus que l’opérationnalisation de plusieurs critères équitables est difficile et le commerce équitable comporte des limites fondamentales que nous avons soulevées précédemment. Mais ce virage commercial se faisant dans la perspective de commercialiser un maximum de produits pour le plus grand bien d’un maximum de producteurs, on oublie progressivement le caractère distinctif du commerce équitable de vouloir transformer les règles du commerce international, ou à tout le moins susciter un débat sur cet enjeu précis. Low et Davenport (2005) observent aussi que la dérive commerciale du commerce équitable va de pair avec un assouplissement progressif des critères du commerce équitable où les critères les plus commodes, tel le respect d’un prix minimal, sont gardés au détriment d’autres moins simples à appliquer (renforcement des capacités).

Conclusion

En somme, si d’un point de vue théorique le commerce équitable cherche à instituer le développement durable compris comme un agencement hiérarchisé de ses dimensions sociale, environnementale et économique, la pratique du commerce équitable révèle une autre réalité. Le commerce équitable est moins vu comme un passage vers une transformation durable du système économique que comme un moyen d’insérer les petits producteurs du Sud dans le système commercial international. Issu des pratiques de commerce alternatif, le commerce équitable prend un virage de plus en plus commercial, risquant du même coup de s’éloigner de son objectif fondamental de transformation du système économique. C’est pourtant dans cet objectif que résident tout l’intérêt et la spécificité du commerce équitable. Car s’il permet l’amélioration des conditions de vie des petits producteurs, son rayonnement est encore de courte portée. Présentant certaines contradictions comme le mode de production basé sur les exportations sur lequel il repose, le mouvement équitable ne peut faire l’économie d’une réflexion quant aux objectifs qu’il se donne et les moyens qu’il met en oeuvre pour les atteindre. À ce propos, l’approche intégrée des 3N-J (Nu, Non-loin, Naturel et Juste) proposée par Laure Waridel (2003) qui cherche à questionner plus en profondeur notre mode de développement et de consommation est rafraîchissante.