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Au Québec, la Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ) a récemment fait l’objet de modifications importantes apportées par le projet de loi 125 (ou « loi 125 »). La « loi 125 » visait à assurer un plan de vie stable et durable aux enfants qui, autrement, risquaient d’être trimbalés d’une famille d’accueil à l’autre. Elle a été présentée comme favorisant la mise sur pied rapide d’un « projet de vie permanent » pour les enfants dont la santé et le développement sont compromis et qui ne présentent pas de perspectives sérieuses d’un retour dans leur famille d’origine.

Le présent article établit dans quelle mesure le processus d’adoption de la « loi 125 » a permis de tenir compte du point de vue autochtone. En effet, l’application des régimes de protection de la jeunesse aux peuples autochtones entraîne de nombreuses conséquences négatives, que nous décrirons plus bas. Or, l’expérience démontre que les organes de l’État sont souvent totalement ignorants des réalités autochtones. Pour pallier ce problème majeur, le droit impose de plus en plus à l’État des obligations de consulter les peuples autochtones et de tenir compte du point de vue que ceux-ci expriment. Par exemple, la Cour suprême du Canada a imposé une telle obligation avant que les gouvernements n’autorisent des activités (par exemple, la coupe de bois) qui ont des répercussions sur les droits territoriaux des Autochtones[1]. De manière plus générale, l’article 19 de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones exige que l’État consulte les Autochtones avant d’adopter des lois ou des politiques qui les concernent. Bien que la portée de ces obligations de consulter demeure encore mal définie, elles fournissent une toile de fond qui indique ce que sont les meilleures pratiques en matière de définition de politiques publiques.

Nous procéderons en trois temps. Après un rappel historique, nous ferons un survol de la littérature existante sur les répercussions négatives majeures des systèmes de protection de la jeunesse sur les peuples autochtones. Ces systèmes ont conduit des travailleurs sociaux au service de l’État à retirer de nombreux enfants autochtones de leur famille pour les confier à des familles non autochtones, ajoutant le déracinement culturel au déracinement familial. Dans l’ensemble du Canada, on estime qu’il y a aujourd’hui près de trois fois plus d’enfants autochtones placés dans des familles d’accueil non autochtones que d’enfants autochtones fréquentant les tristement célèbres pensionnats au plus fort de leur fonctionnement (Blackstock et al., 2004). Nous ferons ensuite état des représentations faites par les peuples autochtones dans le cadre des processus de consultation ayant mené à l’adoption du projet de loi 125, notamment les audiences de la Commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationale. Nous verrons ensuite comment de telles représentations ont été reçues par les représentants de l’État et nous déterminerons si elles ont conduit à une adaptation du régime proposé pour tenir compte des réalités autochtones. Au terme de cette analyse, nous constaterons que l’État québécois a été essentiellement sourd aux préoccupations des peuples autochtones en matière de services sociaux. Nous conclurons sur la nécessité de revoir la manière dont on aborde la question des besoins des enfants autochtones du Québec.

L’assimilation des enfants autochtones, les pensionnats et le « sixties’ scoop »

Les peuples autochtones du Canada sont l’une des composantes les plus marginalisées de la population canadienne. Bien que le Canada se présente comme un pays qui possède un excellent niveau de vie, il est régulièrement critiqué par les Nations Unies pour le traitement qu’il réserve aux peuples autochtones. Cette situation tire son origine de politiques adoptées au xixe siècle, visant à priver les Autochtones de leurs terres et à les assimiler à long terme au reste de la population canadienne. L’un des instruments les plus sordides de cette politique a été la mise sur pied de pensionnats pour les enfants autochtones.

En effet, pierre angulaire de la stratégie d’assimilation, le programme des pensionnats, aussi appelés « écoles résidentielles », a été, de loin, l’initiative la plus ambitieuse, mais aussi la plus tragique de l’histoire des relations entre les peuples autochtones et la société canadienne. À partir de 1892, des pensionnats ont été mis en place à la suite d’ententes conclues entre le gouvernement du Canada et les Églises catholique, anglicane, méthodiste et presbytérienne. En séparant les enfants de leur famille durant l’année scolaire, le programme des pensionnats visait à soustraire les enfants autochtones aux influences parentales jugées néfastes, à les évangéliser et à les transformer en individus « civilisé[s], prêt[s] à accepter [leurs] privilèges et responsabilités de citoyen » (CRPA, 1996 : vol. 1, p. 365). La politique prévoyait de resocialiser les enfants en leur inculquant les valeurs, croyances et habitudes de la société coloniale et en bannissant les langues autochtones des établissements scolaires. Cette politique a été un échec sur tous les plans (CRPA, 1996 : vol. 1, p. 382). Les pensionnats n’ont pas réussi à assimiler les enfants autochtones ni à leur donner une éducation qui favorise leur insertion dans la société non autochtone. De plus, les conditions de vie étaient gravement déficientes, causant ainsi la maladie ou la mort de nombreux enfants. Enfin, on a récemment réalisé que les pensionnats avaient été le théâtre d’abus physiques, psychologiques et sexuels généralisés. L’expérience des pensionnats n’a pas seulement affecté ceux qui les ont fréquentés. Les survivants des pensionnats, privés de modèles parentaux adéquats, ont souvent fait preuve de comportements inadéquats à l’égard de leurs propres enfants. Ce sont donc des communautés entières qui ont été affectées, sur plusieurs générations.

Le régime des pensionnats a été maintenu jusqu’au tournant des années 1970, mais la politique d’assimilation s’est néanmoins poursuivie sous d’autres formes au sein desquelles la pratique des travailleurs sociaux n’a pas été neutre, puisqu’ils ont été des acteurs de premier plan de l’adoption massive des Autochtones, aussi appelée « sixties’ scoop » (la « rafle des années 1960 »). En effet, à la suite de la fermeture graduelle des pensionnats, les autorités provinciales de protection de la jeunesse se sont vues déléguer la responsabilité de la protection des enfants autochtones (Palmer et Cooke 1996). C’est ainsi que pendant près de vingt ans (1960-1980), des milliers d’enfants autochtones ont été ou bien placés sur une base permanente, ou bien adoptés par des familles non autochtones (Blackstock et al., 2004 ; Hart, 2001). En effet, Blackstock et al. (2004, p. 903) expliquent que, dans certains cas, « buses were hired to remove large numbers of children from reserves, often placing them with distant non-Aboriginal families ». Ainsi, de nombreux enfants autochtones ont été privés de leur identité culturelle et de nombreuses communautés autochtones se sont vu retirer une proportion importante de leurs enfants, au point que certains, tel Balfour (2004, cité dans Blackstock et al., 2004), parlent d’un génocide culturel.

Les enfants autochtones et les régimes de protection de la jeunesse

L’histoire se répète-t-elle ? Encore aujourd’hui, les enfants autochtones sont surreprésentés dans les systèmes provinciaux de protection de la jeunesse, y compris au Québec. Cette surreprésentation est connue depuis au moins le début des années 1980 (Johnston, 1983). Depuis, des recherches de plus en plus nombreuses ont mis au jour les conséquences néfastes de l’application indifférenciée des systèmes de protection de la jeunesse aux communautés autochtones (citées dans Blackstock, 2009). Ainsi, au milieu des années 1990, la Commission royale sur les peuples autochtones faisait état d’un taux de placement qui pouvait être jusqu’à six fois plus élevé chez les Autochtones que chez les non-Autochtones (CRPA, 1996). Trocmé, Knoke et Blackstock (2004) estiment qu’environ 40 % des enfants placés en famille d’accueil au Canada sont autochtones, alors que les enfants autochtones comptent pour environ 5 % de tous les enfants canadiens.

La réaction initiale de plusieurs auteurs fut d’incriminer les biais culturels présents au sein des régimes non autochtones de protection de la jeunesse (Kline, 1992, 1993). Par exemple, des travailleurs sociaux non autochtones ont tendance à juger plus sévèrement des parents autochtones ou à inférer la négligence de la pauvreté apparente du ménage. De même, chez les Autochtones, confier un enfant à un membre de la famille élargie est une manière acceptable d’en prendre soin ; or, un non-Autochtone peut interpréter cela comme un abandon (Blackstock, 2009 : 29).

L’Étude canadienne sur l’incidence des signalements de cas de violence et de négligence envers les enfants est sans aucun doute la première étude canadienne à lever le voile sur les raisons pour lesquelles on assiste à une telle surreprésentation des enfants autochtones dans le système canadien d’aide à l’enfance. En effet, l’analyse secondaire des données révèle que, dans l’ensemble, les enfants autochtones étaient légèrement moins susceptibles de faire l’objet d’un signalement aux services sociaux pour des cas de violence ou d’abus sexuel que les enfants non autochtones. Cependant, les premiers étaient deux fois plus susceptibles d’êtes signalés pour de la négligence (Blackstock et al., 2004 ; Wien et al., 2007). De plus, il ressort que la pauvreté, la mauvaise condition des logements et les problèmes de toxicomanie contribueraient à expliquer l’incidence plus élevée de la négligence. Ainsi, au-delà d’éventuels biais culturels – qui sont difficiles à prouver statistiquement – des facteurs structurels sont également à la source de la surreprésentation des enfants autochtones. Enfin, l’un des principaux constats de cette étude a été de mettre en lumière l’importance d’une « conception plus large de la négligence des enfants, qui souligne le rôle crucial de la famille élargie et du soutien de la communauté dans l’aide apportée aux enfants, aux jeunes et aux familles qui présentent un risque de négligence[2] ».

Par ailleurs, de nombreux auteurs incriminent aussi certains facteurs institutionnels comme causes du sort réservé aux jeunes autochtones. Dans les réserves, les enfants et les familles des Premières Nations ont moins accès que les non-Autochtones aux services de soutien préventifs et à la qualité de vie (Wien et al., 2007). En effet, comme le soulignent Wien et ses collègues (2007), la formule de financement du gouvernement fédéral, qui n’a pas été indexée depuis plus de dix ans, permet seulement de financer le coût engendré par les placements d’enfants et ne prévoit pratiquement aucune somme pour d’autres formes de services, notamment des services préventifs[3]. Dans les faits, les organisations autochtones de services à l’enfance recevraient 22 % moins d’argent par enfant que leurs équivalents non autochtones (Blackstock et Trocmé, 2005). En somme, les enfants et les familles autochtones sont aux prises avec des problèmes sociaux, économiques et culturels beaucoup plus importants que l’ensemble des jeunes Canadiens et Québécois, mais ils ont beaucoup moins de ressources pour y faire face et les organisations autochtones n’ont souvent pas les moyens nécessaires pour mettre de l’avant des mesures créatives leur permettant d’intervenir en amont des situations problématiques. Le placement en famille d’accueil, censé être une mesure de dernier recours, devient alors d’un usage plus fréquent.

Une chose est cependant certaine, les enfants autochtones risquent deux fois plus d’être placés à l’extérieur de leur famille que les enfants non autochtones (Trocmé, Knoke et Blackstock, 2004). Dans bien des cas, ils sont placés dans des familles non autochtones. À ce propos, la CRPA (1996 : vol. 3, p. 28) estime que dans le sud du Québec, environ la moitié des enfants autochtones sont placés dans des foyers non autochtones. Bien sûr, les problèmes socioéconomiques endémiques que l’on retrouve au sein des communautés autochtones expliquent en partie la difficulté de trouver des familles aptes à accueillir des enfants. Cependant, le fait que les normes de la Direction de la protection de la jeunesse exigent qu’un enfant placé en famille d’accueil ait une chambre à lui seul exacerbe cette difficulté. En effet, avec la pénurie de logements qui sévit dans les communautés autochtones, très peu de familles peuvent s’offrir le luxe d’avoir une chambre par enfant, d’autant plus que vivre avec la famille élargie est une pratique fréquente dans les cultures autochtones.

Comme le précisent Carrière et Sinclair (2009), plusieurs études ont révélé que les placements à long terme et les adoptions transraciales impliquant des enfants autochtones entraînaient des conséquences plus graves que dans des situations qui n’impliquent que des non-Autochtones. En effet, l’enfant autochtone est privé de sa famille élargie, qui joue souvent un rôle crucial dans son éducation. Il est retiré de sa communauté d’origine pour être déménagé dans un environnement inconnu, souvent dans une ville, et surtout dans un contexte culturel qui lui est étranger (Palmer et Cooke, 1996, p. 719). Ces brisures s’ajoutent, dans le cas de l’enfant autochtone, au déchirement qui découle de la séparation de sa famille d’origine (CRPA, 1996 : vol. 3, p. 29).

Bref, on constate de plus en plus que même s’ils procèdent d’une intention louable, les régimes contemporains de protection de la jeunesse produisent, lorsqu’ils sont appliqués aux enfants autochtones, des effets pervers qui ne sont pas sans rappeler ceux du « sixties’ scoop » ou même ceux des pensionnats.

Devant les constats accablants relevés dans la littérature, plusieurs communautés autochtones ont, depuis le début des années 1980, tenté d’endiguer le départ massif des enfants en créant leurs propres systèmes de protection de la jeunesse (Walmsley, 2005). En effet, plusieurs études récentes (citées dans Blackstock et Trocmé, 2005) démontrent que la gouvernance autochtone en matière de services sociaux donne des résultats positifs, puisqu’elle favorise le développement d’approches communautaires originales pour assurer la sécurité et le développement des jeunes autochtones. Toutefois, un des défis posés par ces initiatives est celui du financement, puisque chaque palier de gouvernement prétend que l’autre devrait assumer les coûts des services de protection de la jeunesse en milieu autochtone. De plus, lorsque le gouvernement fédéral a accepté de conclure des ententes de financement pour la mise sur pied d’organismes autochtones de protection de la jeunesse, au début des années 1980, il a exigé que ces organismes respectent intégralement les normes provinciales (CRPA, 1996 : vol. 3 : p. 43 ; Blackstock et Trocmé, 2005 : p. 16).

Ainsi, au Québec, à la suite de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois, les Cris et les Inuits ont pu mettre en place leurs propres directions de la protection de la jeunesse ; cependant, dans les faits, ces organismes appliquent la loi québécoise et les efforts d’adapter la pratique à la culture autochtone sont encore embryonnaires. Entre 1996 et 2002, trois communautés algonquines de l’Abitibi ont mis sur pied les services sociaux Minokin, censés appliquer une philosophie autochtone en matière de protection de la jeunesse ; des difficultés financières ont mis un terme à l’expérience (CDPDJ, 2003). En 2001, les Atikamekws ont obtenu que la LPJ soit modifiée (art. 37.5) pour leur permettre de mettre sur pied leur propre système de protection de la jeunesse qui n’aurait pas à appliquer de façon aveugle toutes les dispositions de la LPJ. À ce jour, seuls les Atikamekws et les Mohawks de Kahnawake se sont prévalus de cette possibilité. On doit néanmoins signaler que d’autres provinces, comme le Manitoba, ont pris une longueur d’avance dans ce domaine. Les traités récents d’autonomie gouvernementale (comme le Traité Nisga’a en Colombie-Britannique) attribuent aux gouvernements autochtones une compétence en matière de protection de la jeunesse.

La « loi 125 » et le point de vue autochtone

On s’entend généralement pour dire que la « loi 125 » tire son origine d’une insatisfaction généralisée quant au caractère instable des placements en famille d’accueil ordonnés en vertu de la LPJ. L’objectif du gouvernement était de favoriser les « projets de vie permanents » afin d’assurer une plus grande stabilité à l’enfant. Les principes de la réforme ont fait l’objet d’une consultation ministérielle en 2005. Par la suite, en février 2006, le projet de loi 125 a fait l’objet d’audiences de la Commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationale. Dans les deux cas, des organismes autochtones, l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador (APNQL) et Femmes autochtones du Québec et le Regroupement des Centres d’amitié autochtones du Québec (FAQ/RCAAQ), ont fait valoir leur point de vue (APNQL, 2005 ; FAQ et RCAAQ, 2005, 2006).

Même si le mémoire conjoint de FAQ/RCAAQ adopte un ton plus radical que celui de l’APNQL, entre autres en réclamant rien de moins qu’une commission d’enquête sur la question, les positions adoptées par ces organismes convergent. Ils tiennent à souligner, dès le départ, que c’est l’application de la LPJ dans son ensemble qui devrait être modifiée. En effet, malgré l’article 2.4 (5o) de la LPJ, qui stipule que toute intervention doit prendre en considération les caractéristiques des communautés autochtones, l’application de la loi n’est, selon eux, toujours pas adaptée à la réalité autochtone. Une des principales difficultés de cette loi réside dans les postulats de base qui sous-tendent les modes d’intervention à privilégier. La LPJ, rappellent-ils, est centrée sur l’enfant qui nécessite un besoin de protection alors que pour les Autochtones, l’intervention devrait être centrée sur la famille au sens large qui a besoin de soutien pour atteindre un équilibre familial.

Dès lors, les organismes autochtones dénoncent la méconnaissance de la culture des peuples autochtones par les différents acteurs non autochtones (intervenants sociaux, juges) impliqués dans les dossiers des jeunes autochtones. Par exemple, une telle méconnaissance amène les intervenants sociaux à traiter avec indifférence le rôle de la famille élargie et de la communauté et à procéder trop souvent à des placements à l’extérieur de la communauté. En parallèle, on constate qu’après 25 ans d’application de la loi la méfiance persiste au sein des communautés autochtones qui perçoivent la DPJ comme une organisation de l’État dont le but est d’enlever leurs enfants.

C’est la question du « placement de vie à long terme » proposé par le projet de loi 125 qui suscite le plus d’inquiétude. Les organismes autochtones craignent que cela n’entraîne une déresponsabilisation des parents, une brisure intergénérationnelle et une perte d’identité autant chez les enfants que chez les adultes, étant donné que la grande majorité des placements se font à l’extérieur des communautés. Les mémoires, notamment celui de FAQ/RCAAQ, n’hésitent pas à tracer un parallèle avec les conséquences des pensionnats autochtones. Bien qu’ils ne soient pas en total désaccord avec l’idée de « penser rapidement à un projet de vie permanent pour les enfants », les organismes autochtones considèrent qu’il est plus important de trouver des alternatives au sein même des communautés, d’intensifier les interventions auprès des familles, de revoir les critères d’accréditation des familles d’accueil afin de permettre à plus de familles autochtones de jouer ce rôle et de développer des mécanismes (p. ex., un groupe-conseil) afin que les membres des communautés autochtones soient davantage consultés en ce qui concerne la situation des enfants autochtones et les mesures prises à leur égard.

De façon plus générale, les organismes autochtones souhaitent développer une plus grande autonomie gouvernementale en matière de services sociaux. L’APNQL note le fait que des intervenants autochtones sont employés dans plusieurs communautés autochtones du Québec pour effectuer diverses tâches, mais déplore le fait que les pouvoirs décisionnels importants demeurent entre les mains de la DPJ. De leur côté, FAQ/RCAAQ donnent comme modèle l’expérience des services sociaux Minokin.

Un dialogue de sourds ?

Un constat s’impose : le projet de loi 125 n’a aucunement été modifié avant son adoption pour refléter les préoccupations exprimées par les Autochtones. La consultation n’aurait-elle donc servi à rien ? Une analyse des débats de la Commission des Affaires sociales, plus particulièrement de la réaction des députés aux propositions des représentants des Autochtones, permet de jeter un peu de lumière sur les causes de la surdité apparente du législateur.

La plupart des députés et des témoins reconnaissent qu’un problème existe et que ce problème est relié à la différence culturelle autochtone, sans toutefois être capable d’en décrire les causes exactes. L’imprécision du diagnostic conduit les députés à minimiser l’ampleur du problème. En effet, jamais les ministres concernés (M. Delisle, ministre déléguée à la Protection de la jeunesse, et G. Kelly, ministre délégué aux Affaires autochtones) ne remettent en question la pierre d’assise du projet de loi 125, le « projet de vie permanent », principale cible des critiques des organismes autochtones. Jamais ils n’admettent formellement la surreprésentation des Autochtones dans le système ou la présence de biais culturels. Pour eux, le problème sera réglé si l’on fait preuve de « flexibilité » dans l’application de la nouvelle loi, sans qu’on sache ce que cela signifie au juste. L’examen du problème, de ses causes et de ses solutions est ainsi repoussé à plus tard.

À travers les débats, la différence culturelle autochtone – notamment en matière d’intervention auprès des enfants et des familles – est nommée, mais elle est rarement explicitée. La députée S. Charest, porte-parole de l’Opposition, questionne souvent les témoins autochtones pour tenter de savoir en quoi l’intervention serait différente dans les communautés autochtones. Cependant, les Autochtones flairent le piège : l’affirmation d’une différence trop marquée pourrait susciter la méfiance et raviver les craintes que les Autochtones ne favorisent les intérêts de la communauté au détriment de ceux de l’enfant. Ainsi, le représentant de l’APNQL rappelle que la situation des enfants préoccupe autant les Autochtones que les non-Autochtones. Cette même députée poursuit en le forçant à dire qu’il n’y a pas de surreprésentation des Autochtones dans les centres jeunesse ; le représentant de l’APNQL est incapable de répondre à la question sur la base des statistiques dont il dispose. La députée en déduit que les évaluations de ces enfants étaient adéquates malgré la différence culturelle. La lecture de la transcription des débats laisse nettement l’impression que cette députée cherche à démontrer que les différences culturelles ne peuvent justifier des adaptations du système de protection de la jeunesse et que les représentants de l’APNQL ne veulent pas alimenter cet argumentaire. C’est finalement en réponse à une question de la députée S. Roy, qui affirme avoir travaillé à l’occasion auprès des Autochtones et qui démontre une certaine familiarité avec leur réalité, qu’A. Dionne, ancienne de Minokin parlant au nom de FAQ/RCAAQ, lâche le morceau :

On n’évalue pas un signalement en milieu autochtone comme on évalue un signalement en milieu non autochtone. Ça n’a absolument rien à voir. Il y a tout un rite, il y a toute une façon de faire, un temps. Quand on discute, par exemple, de mesures avec un parent ou une famille, on fait une première discussion, mais ce n’est pas la discussion, […] c’est un détail, mais, vous allez voir, c’est un détail extrêmement important, […] jamais on ne prend des décisions à ce moment-là. On dit : […] Voulez-vous réfléchir ? Puis on revient là-dessus. Quand voulez-vous qu’on revienne : dans deux, trois jours, quatre jours ? Le feu n’est pas pris, là, hein ? […] la famille nous aide, est supportante, la famille élargie, voyez-vous, le réseau. […] quand on prend des mesures, […] c’est vraiment appuyé. Mais ça se fait dans le temps. Alors, on ne peut pas travailler un dossier de la même manière et avec le même temps en milieu autochtone qu’en milieu non autochtone.

L’un des aspects marquants de la manière autochtone d’intervenir, c’est le temps. A. Dionne mentionne que le rétablissement de la situation des parents peut prendre trois ou quatre ans : « quelqu’un qui a été brisé toute sa vie, je ne peux pas le réparer dans une année ». On ne doit donc pas s’étonner que les représentants autochtones manifestent leur vive inquiétude face aux délais très serrés qu’impose la « loi 125 » avant que l’on doive établir un « projet de vie permanent ». Étant donné le manque de ressources – notamment de familles d’accueil qualifiées – dans les communautés autochtones, on doit s’attendre à ce que cette loi se traduise par une nouvelle vague de placements permanents ou d’adoptions d’enfants autochtones par des non-Autochtones. Les ministres Delisle et Kelly ne précisent pas si la question des « projets de vie permanents » en est une au sujet de laquelle il faudra faire preuve de flexibilité. Par contre, la députée Charest réagit vigoureusement aux demandes des représentants autochtones d’assouplir les délais, puisque cela serait en contradiction avec les objectifs du projet de loi 125, qui serait fondé sur la théorie de l’attachement. Les délais stricts prévus dans la « loi 125 » viseraient à protéger les droits des enfants, qui auraient préséance sur les droits des parents ou de la communauté. Ainsi, les demandes des peuples autochtones sont encore une fois projetées sur un cadre d’opposition entre droits individuels et collectifs, où les premiers doivent nécessairement prévaloir.

De façon générale, les interventions des députés font preuve d’une méconnaissance des réalités des peuples autochtones. D’ailleurs, pour plusieurs d’entre eux, les difficultés d’application de la loi découlent du fait que les intervenants (non autochtones) sont peu sensibilisés à la culture autochtone. Par exemple, la députée J. Caron, le lendemain de la présentation de FAQ/RCAAQ, résume celle-ci en disant qu’il s’agit essentiellement d’un problème de mauvaise connaissance des communautés autochtones par les non-Autochtones et que la solution réside dans une meilleure formation. Cette façon de voir les choses est aussi partagée par le président de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ), qui affirme que les intervenants qui travaillent en région éloignée ont souvent une formation inadéquate.

La mise sur pied de services autochtones de protection de la jeunesse ne suscite pas l’enthousiasme. Au cours des débats, il est peu question des expériences tentées en sol québécois. Les députés semblent au courant de l’expérience Minokin, mais peu de questions portent sur ce sujet. Ni les Atikamekws, ni les Mohawks de Kahnawake ne viennent décrire leur système adopté en vertu de l’article 37.5 de la LPJ. De l’avis de la CDPDJ, seul intervenant non autochtone à traiter de la question en profondeur, la mise sur pied de systèmes autochtones selon l’article 37.5 n’est pas une panacée ; la CDPDJ réclame d’ailleurs d’être consultée avant que le gouvernement ne conclue de nouvelles ententes, en vue d’assurer la prise en considération des droits des enfants. À l’exception de FAQ/RCAAQ, tous semblent accepter que la LPJ continue de s’appliquer aux peuples autochtones. Ironiquement, une autre recommandation de la CDPDJ, endossée par l’OPTSQ, risque de nuire à la mise sur pied de systèmes autochtones : on souhaite que toutes les personnes qui interviennent auprès des enfants soient membres d’un ordre professionnel, alors qu’une telle exigence fait fi non seulement de la pénurie de personnel autochtone diplômé, mais aussi de l’expertise développée au cours des ans par les Autochtones qui ne sont pas membres d’un ordre professionnel.

Enfin, on comprend que le gouvernement du Québec ne souhaite pas s’impliquer financièrement dans la fourniture de services sociaux aux communautés autochtones, des services qui devraient être payés par le gouvernement fédéral. On parle même d’une « facture non payée » du Centre jeunesse de la Côte-Nord, un concept inusité en matière de protection de la jeunesse. En dialoguant avec G. Picard de l’APNQL, le ministre Kelly affirme d’ailleurs qu’il s’agit d’une question de ressources et qu’il va faire pression sur Ottawa, au grand plaisir de son interlocuteur autochtone.

Conclusion

Les Autochtones n’ont pas été écoutés dans le processus d’adoption du projet de loi 125. Une mesure qui risque d’avoir des répercussions négatives considérables, les « projets de vie permanents », a été mise en place malgré le fait que les Autochtones en ont dénoncé les effets néfastes. L’analyse des débats en commission parlementaire permet d’identifier certaines causes possibles de cette situation. Les mécanismes qui font que l’application de la LPJ aux Autochtones entraîne des effets pervers sont mal compris. Le système de protection de la jeunesse est considéré comme universel, applicable à tous, et doit l’emporter sur les intérêts des parents et des communautés. Les peuples autochtones sont perçus comme gravement dysfonctionnels, nécessitant des services importants et incapables de trouver en eux-mêmes les solutions ; donc comme bénéficiaires plutôt que comme acteurs autonomes. Il s’ensuit donc que les solutions fondées sur une plus grande autonomie des Autochtones (comme le projet Minokin) sont reçues avec une dose de scepticisme ; on préfère prôner une évanescente flexibilité dans l’application de la loi et une meilleure formation des intervenants non autochtones.

Ce constat soulève la question du sérieux de la consultation des Autochtones dans le processus d’adoption des lois qui les concernent. Il est évident que l’adoption de la « loi 125 » n’a pas satisfait aux normes nationales ou internationales en matière de consultation des Autochtones, notamment en ce que l’État n’a pas fait un effort pour tenir compte du point de vue des Autochtones et pour minimiser les répercussions négatives du projet de loi à leur égard. Le dialogue entre le Québec et les peuples autochtones demeure donc largement insatisfaisant, entre autres à cause du retard de la grande majorité des acteurs du monde des services sociaux à réfléchir à la question autochtone et à se mettre sérieusement à leur écoute.

Enfin, on aura compris l’urgence de revoir entièrement l’application de la LPJ aux peuples autochtones. Cela commence par la reconnaissance du savoir et des connaissances autochtones et repose sur le respect de la diversité et de la différence qui doivent se refléter dans les manières d’intervenir et les structures à développer. La philosophie de l’intérêt de l’enfant ne permet pas de fermer les yeux sur les conséquences concrètes du système, qui, comme les pensionnats et le « sixties’ scoop » avant lui, a pour effet de priver des enfants autochtones de leur famille élargie, de leur communauté, de leur culture et de leur identité. Le fait que les acteurs du système de la protection de la jeunesse soient convaincus de faire le bien ne doit pas empêcher une remise en cause de leurs pratiques.