L'entrevue

Nouveau regard sur la réalité complexe des enfants de la rue en Amérique latineEntrevue avec Riccardo Lucchini, Sociologue, Université de Fribourg (Suisse)[Notice]

  • Michel Parazelli et
  • Mario Poirier

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  • Michel Parazelli
    Département de géographie
    Université du Québec à Montréal

  • Mario Poirier
    Télé-université
    Université du Québec

Après avoir mené pendant quelques années des recherches sur le comportement toxicodépendant en Suisse, Riccardo Lucchini s'est interrogé sur la validité des théories sociologiques de la toxicodépendance élaborées pour les pays du Nord lorsque appliquées à une population très différente sur le plan culturel et social. C'est à l'occasion d'un congé sabbatique, au début des années 1990, que Riccardo Lucchini a étudié les pratiques de consommation d'inhalants par les enfants de la rue au Brésil. Très vite, il a constaté que cette population ne correspondait pas à l'image que les médias et une certaine littérature projetaient de ces jeunes. Ils n'étaient pas simplement des objets de la répression et de la violence, mais disposaient de compétences et d'une capacité réflexive importante. Ainsi, le sociologue suisse reconnaît avoir été surpris par la diversité des situations individuelles et par l'hétérogénéité psychosociologique de cette population méconnue malgré la forte médiatisation du phénomène. Il a donc entrepris une recherche comparative entre les villes de Rio, Montevideo et Mexico et réalisé des entretiens exploratoires avec des enfants de la rue au Honduras, au Costa Rica, au Pérou et en Argentine.

Depuis 1997, il mène une recherche sur la construction identitaire des femmes appartenant aux couches sociales les plus défavorisées au Costa Rica et au Honduras en considérant la violence masculine dans l'espace domestique. D'autres aspects de cette étude concernent l'éducation des enfants et les enjeux identitaires qui en découlent ainsi que la relation au travail lucratif et les revendications de la femme envers l'homme-compagnon et la société en général. Les résultats de cette recherche seront bientôt publiés.

Loin de banaliser la misère qui sévit dans les pays d'Amérique latine, Riccardo Lucchini jette un regard attentif et lucide sur les ressources que les enfants de la rue se donnent à eux-mêmes dans le but non seulement d'affronter l'adversité mais aussi de profiter de l'expérience de la vie de rue pour se construire socialement. Monsieur Lucchini a été invité à Montréal par le Collectif de recherche sur l'itinérance (CRI) à titre de conférencier d'ouverture pour le colloque intitulé « L'itinérance au quotidien », tenu le 4 juin 1999 à la Bibliothèque nationale (Montréal). Voici quelques-unes de ses publications traitant des jeunes de la rue :

  • Enfant de la rue. Identité, sociabilité, drogue, Genève, Librairie Droz S. A., 1993.

  • Sociologie de la survie, Paris, Presses universitaires de France, 1996.

  • « L'enfant de la rue : réalité complexe et discours réducteurs », Déviance et Société, vol. 22, no 4, 1998, 347-366.

Il est impossible de connaître le nombre précis d'enfants de la rue, car ils sont très mobiles. Lorsque vous rencontrez plusieurs enfants de la rue dans un endroit et à un moment donnés, la semaine suivante, ils n'y sont plus. Dans ces conditions, le comptage n'est pas possible. On cite quand même des chiffres en Amérique latine qui vont de 30 à 100 millions d'enfants de la rue. C'est absurde, l'écart est tellement grand que seule l'imprécision est démontrée. De plus, on ne s'entend pas sur la définition d'un enfant de la rue. On mêle tout lorsqu'il s'agit d'en estimer le nombre : des enfants qui travaillent dans la rue, des jeunes itinérants, des familles itinérantes qui font travailler les enfants. Par exemple, pour le Brésil, on parle de sept millions d'enfants de la rue, ce qui est tout à fait absurde. C'est davantage autour de quelques dizaines de milliers d'enfants de la rue qu'il s'agit, mais cela dépend de la définition que l'on donne à l'enfant de la rue. Si l'on définit l'enfant de la rue comme pouvant faire une carrière dans la rue, c'est-à-dire ayant une histoire personnelle inscrite dans une ou des trajectoires spécifiques, on verra qu'il est difficile de comptabiliser ces enfants. La carrière est une question d'identification par rapport à des références que l'enfant peut trouver dans son histoire et dans l'espoir qu'il investit dans un projet de vie. Si l'on caractérise une population à partir de critères comportementaux classiques, on n'est pas en mesure de discerner le processus central mais non visible de la carrière. Comme nous venons de le constater, l'identification des caractéristiques des enfants de la rue en Amérique latine varie selon le point de vue des acteurs. Par exemple, le point de vue qui est adopté par les institutions telles que l'UNICEF ainsi qu'une grande partie des organismes non gouvernementaux (ONG) définit l'enfant de la rue comme celui qui n'a plus de contact avec ses parents ou avec des adultes responsables et qui passe la majeure partie de son existence dans la rue. En fait, selon ce point de vue, ce sont deux dimensions qui définissent les enfants de la rue : on les considère comme étant tous semblables les uns aux autres et ils n'auraient pas de carrière. Or, ce que j'ai remarqué après plusieurs années sur le terrain, c'est que cela ne correspond pas à la réalité. Il s'agit d'une catégorie sociale très hétérogène en termes de parcours, d'identité et de récit (façons de parler de soi-même). Déjà, on peut percevoir des différences entre les jeunes en ce qui concerne le départ vers la rue. Il existe une très grande diversité psychosociologique pour cette catégorie d'enfants qui ont des biographies individuelles distinctes. L'enfant de la rue est en fait l'enfant qui a fait de la rue son lieu d'existence, mais ce n'est pas le seul lieu, car il est très mobile dans l'espace : il passera d'un lieu à un autre. Par exemple, il sera de retour chez ses parents pendant un certain nombre de jours pour être ré-institutionnalisé pendant deux ou trois mois, revenir à la rue et trouver un travail temporaire dans le monde de l'économie informelle. L'enfant de la rue possède beaucoup de ressources. Il est toujours en transformation, et la vie dans la rue lui fait vivre des changements dans le temps qui peuvent le faire régresser ou progresser dans la carrière. La façon de disposer des champs sociaux (la famille, l'école, l'atelier, l'économie informelle, la rue et l'institution) varie selon les enfants et les milieux. En revanche, la violence existe chez les enfants de …