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NPS –Awa Sarr, vous avez évolué dans le mouvement des femmes au Sénégal depuis une vingtaine d’années. Votre travail dans le domaine du développement et de l’aide humanitaire vous donne une connaissance du Sénégal urbain et rural. Parlez-nous de l’évolution de la situation de la femme chez vous.

Depuis que je suis impliquée dans le mouvement féminin au Sénégal, et en Afrique de façon générale, je pense que la situation de la femme a connu vraiment une grande évolution. Je suis présidente d’une organisation de femmes qui a été créée en 1984 et qui est aujourd’hui moins active. Mais je peux vous dire qu’en 1984, lorsqu’elle a été créée, le contexte de vie des femmes était complètement différent de celui d’aujourd’hui. Les revendications que l’on posait à ce moment étaient très révolutionnaires, si je puis dire. Nous avons été décriées au plan social et au plan religieux. Aujourd’hui, toutes ces mêmes revendications sont encore formulées par les femmes, plus haut, plus fort. Je donne un exemple qui me paraît résumer cette évolution. Lorsque le code de la famille a été promulgué au Sénégal, il améliorait nettement la condition féminine. Il accordait à la femme des droits et une valeur personnelle plus qu’elle n’en avait eu jusque-là dans la coutume ou la religion. Nous avons eu à prendre position en faveur de ce code et à le défendre, car les tenants du statu quo s’y opposaient. Plusieurs fondamentalistes et des hommes s’y objectaient, invoquant des motifs religieux ou culturels. Les plus militants voulaient l’abolir et retourner à la charia. On disait d’ailleurs qu’il ne s’agissait pas du code de la famille, mais, ironiquement, du code de la femme. Le Sénégal étant officiellement un pays laïc et non pas musulman, nous, les femmes, étions justifiées de parler haut et fort pour réclamer un code démocratique et laïc. Un code qui prenait en compte les sensibilités à la fois de personnes musulmanes ou chrétiennes, de personnes plus ou moins traditionnelles.

NPS –Le changement de mentalité que vous évoquez se traduit-il en modification des comportements ?

Le changement de mentalité est amorcé, et je peux dire que les comportements évoluent. Notre société s’ouvre de plus en plus. Même si ces changements ne sont pas toujours rapidement effectifs ni palpables, quand même, pour ce qui est des mentalités et des idées, la société sénégalaise, et je dirais même africaine, accepte de plus en plus ces revendications-là et les changements qui suivent. Par exemple, les revendications que nous émettions à l’époque contre la polygamie étaient inacceptables. Même si, jusqu’à présent, les femmes continuent de vivre ou subir la polygamie, elles peuvent la dénoncer. Elles peuvent ouvertement s’opposer aux violences faites aux femmes, à l’excision, sans que cela soulève un tollé général ou une levée de boucliers. Avant, on n’acceptait même pas ces revendications-là. On peut dire qu’au Sénégal, il y a eu plusieurs cas de violence envers les femmes. Depuis une vingtaine d’années, nous y avons réagi. Il y a eu des marches, et nous sommes allées jusqu’au chef de l’État pour déposer un manifeste contre les violences faites aux femmes. Et ça a été bien accueilli : il a promis de faire quelque chose. Il a même prononcé un discours national pour condamner cette forme de violence. Si je me souviens bien, il y a même eu, il y a trois ans, une loi contre cette violence envers les femmes. Ça, il y a dix ans, c’était vraiment impensable. Les gens n’acceptaient même pas que l’on en parle. Aujourd’hui, dans plusieurs milieux, un homme qui bat sa femme va être embêté que les autres le sachent. Tous s’indigneraient, alors qu’avant, les femmes enduraient ce genre de choses. Oui, les comportements changent.

NPS –Au cours de ces journées internationales où l’on débat d’économie populaire, d’économie solidaire, on peut s’interroger sur la place des femmes dans cette mouvance. Comment voyez-vous la place des femmes en rapport avec la production de richesses ou le développement socioéconomique chez vous ?

Après avoir écouté les points de vue des différentes délégations, je sens que la niche, où l’on pourrait situer les femmes africaines dans cette économie sociale et solidaire, se situe d’abord du côté de la valorisation du travail non rémunéré. Tout le monde sait que la femme africaine est une femme qui travaille, mais vraiment, qui croule sous le fardeau du travail domestique. Il faut composer avec cette réalité et, chez nous, composer aussi avec le contexte de l’Afrique sahélienne. Je suis une Africaine des villes. La situation est différente à la ville et dans les zones rurales. Quand j’ai vécu de plus près la situation des femmes des zones où l’eau est un manque crucial, j’ai vu ce fardeau énorme des femmes. Ce fut un choc émotionnel intense de voir des femmes qui se levaient à des heures indues, qui marchaient des kilomètres pour chercher de l’eau ou qui passaient pratiquement la matinée devant le puits pour avoir accès à de l’eau. Quand on en est là, on ne songe pas beaucoup à l’alphabétisation ou à d’autres activités, car ces femmes mettent toutes leur énergie à trouver de l’eau pour que vive la famille. C’est un travail non rémunéré qui a besoin d’être valorisé. Ces femmes en sont à un travail au niveau des besoins élémentaires.

Je crois cependant qu’il faut envisager plus largement le développement de la femme africaine et renforcer son pouvoir social et économique. Il y a des expériences intéressantes de ce côté. Pour en arriver là, il faut soutenir la formation des femmes africaines. J’entends par là qu’il faut encourager fortement la scolarisation des femmes et des filles. Les capacités intellectuelles se développent et deviennent une assise sur laquelle on bâtit des expériences favorables au développement des femmes et des familles.

NPS –Parlez-nous de ces expériences.

Tout le monde a entendu parler de la micro-finance. Mise en phase pilote, la première fois au Bangladesh, avec la Grameen Bank, c’est une expérience qui s’est généralisée en Afrique. Aujourd’hui, par exemple, dans notre pays, vous avez plusieurs organisations de femmes qui ont des activités génératrices de revenus à travers la micro-finance. Les femmes se réunissent, font des activités ensemble et partagent les bénéfices. Mais l’étude et l’expérience que j’ai pu en avoir, c’est que, jusqu’à présent, il y a encore des limites à contrer et nous avons toujours le défi de permettre à un plus grand nombre de femmes d’accéder à ce crédit-là. Il y a là du potentiel de développement économique si la formation accompagne les transactions. Avec un prêt substantiel et de la formation pour faire un management professionnel de cet argent-là, on peut espérer générer des revenus importants. On est toutefois souvent loin de l’idéal. C’est un peu le serpent qui se mord la queue : on ne leur en donne pas assez, car on leur dit qu’elles ne peuvent pas le gérer. Et si elles n’ont pas beaucoup, elles ne peuvent pas avoir des revenus importants non plus. La micro-finance a besoin d’être étudiée de plus près par les Africaines en collaboration avec des femmes d’autres continents pour en maximiser les effets.

Aujourd’hui, vous savez, je ne voudrais pas donner l’exemple des tontines africaines, tout le monde en a entendu parler. Il y a d’autres choses comme les mutuelles de santé que les femmes arrivent à mettre en place. Vous savez que, chez nous, les soins de santé coûtent extrêmement cher et ne sont pas à la portée de n’importe quel citoyen. Les femmes se sont inspirées des systèmes classiques d’assurance-santé que les entreprises ont mis en place. Vous savez qu’il y a très peu de femmes salariées chez nous, et c’est l’époux qui peut prendre en charge la santé parce qu’il est le chef de famille. Des femmes ont contourné ce système pour mettre en place des mutuelles de santé et se prendre elles-mêmes en charge dans le secteur informel. Ce qui rend l’expérience intéressante, c’est que c’est un système de solidarité qui les met à l’abri, moyennant une cotisation mensuelle qu’elles peuvent payer. Elles savent que si un membre de leur famille tombe malade, elles peuvent avoir l’hospitalisation, les médicaments et les soins qu’elles ne pourraient se payer seules. Il y a d’autres exemples de prise en charge économique où les femmes deviennent productrices ensemble. Le domaine social et celui des cérémonies familiales sont des secteurs propices aux entreprises de femmes. Les baptêmes, les mariages, les décès, les fêtes religieuses sont animés par les femmes. C’est l’occasion pour elles de s’organiser ensemble à travers le développement d’une association. On crée alors une caisse commune où les femmes cotisent selon un barème établi entre elles. Les femmes en bénéficient en recevant une certaine somme pour se soutenir selon les situations, soit lors d’un accouchement ou lorsqu’il y a un décès ou une fête.

NPS –Ces facettes de la micro-finance nous dirigent vers la question du pouvoir des femmes dans l’économie populaire et sociale et dans la société civile. Quel est votre point de vue sur ces questions ?

Je pense qu’il y a une manière d’agir qui est plus propice au pouvoir des femmes dans la démarche de développement soutenue par l’économie sociale et solidaire. Je pense qu’il y a quelque chose de fondamental dans la façon dont une personne se perçoit et se définit. Je pense que sentir que l’on est un maillon, une pièce d’un processus, savoir que l’on est utile nous redonne un « self-esteem », une confiance en soi. La femme africaine a ressenti cette confiance à une époque. Mais, vous savez, l’Afrique a connu de très dures périodes avec les ajustements structurels faits de dictats qui lui venaient de l’extérieur par les grandes institutions et par d’autres États. Cela a eu des conséquences deux fois plus importantes, des impacts deux fois plus graves sur les femmes que sur les hommes. Les femmes sont devenues si préoccupées par les questions de survie qu’elles ont délaissé certaines interrogations existentielles qui pourtant, à mon avis, sont extrêmement importantes et qui définissent un être, qui le transforment et qui en font un produit achevé. Grâce aux organisations de base et à la démarche soutenant l’économie solidaire et sociale, ces femmes arrivent comme des abeilles à bâtir des structures, à s’organiser, à avoir des activités génératrices de revenus, à participer à la gestion financière du ménage. Il y a là une nouvelle occasion de regagner l’estime de soi et une occasion de mettre en oeuvre ses capacités, ce qui n’est pas peu dire dans une société comme la nôtre. Ce type d’action redonne du pouvoir et fait gagner en confiance.

La question du pouvoir des femmes est très importante de façon générale. Le discours du mouvement des femmes africaines, aujourd’hui, n’est pas différent de celui qui est tenu ailleurs. Nous nous préoccupons des questions de mondialisation et de son impact sur la condition des femmes. Cette même globalisation fait aussi que lorsque quelque chose se passe au Québec, on est au courant chez nous. On en arrive à créer rapidement une pensée avec beaucoup d’unanimité. Les organisations de femmes d’Afrique, comme celles d’ailleurs, continuent de réclamer une place au sein de la société civile, une place pour les femmes au sein des instances de décision. C’est fondamentalement ce qui nous manque. Nous ne sommes pas assez représentées dans les zones où le pouvoir est en place et où se décident les choses.

Chez nous, l’autre élément qu’il faut noter, c’est que, malheureusement, les organisations de femmes qui ont du poids, qui peuvent porter les revendications à un certain niveau, constituent une certaine élite, une minorité. Et ça, il faut le reconnaître. La forte majorité des femmes africaines est analphabète et tenue dans l’ignorance. Je parle en connaissance de cause, ce n’est pas une vue de l’esprit. Je ne peux alors que me demander si le mouvement des femmes peut réellement investir l’économie solidaire. On ne peut pas parler d’économie solidaire en laissant en rade, en laissant sur le bas-côté de la route l’écrasante majorité de la population que sont les femmes. Il faut trouver des modes de participation qui prennent en compte les femmes et leur réalité. Des modes de participation qui rejoignent les femmes de la base. Sinon, l’économie solidaire et sociale sera une question élitiste ou intellectuelle qui risque d’être coupée de sa base. Il faut vivre avec nos contradictions, bien sûr. Oui, nous avons besoin des élites et des femmes plus intellectuelles pour concevoir les politiques en faveur des femmes et dénoncer les injustices en lieux de pouvoir. Mais il ne faut pas limiter notre participation à ce niveau, il faut entendre les femmes de la base, la majorité des femmes, écouter ce qu’elles ont à dire, ce qu’elles veulent, ce dont elles ont besoin et les changements qu’elles proposent. Les femmes africaines peuvent prendre de plus en plus de pouvoir, et c’est dans ce contexte que leurs rapports avec l’économie sociale et solidaire sont à revoir.