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Ces dernières années, le bénévolat a reçu des marques d’attention inédites. L’année 2001, proclamée par les Nations Unies Année internationale des bénévoles, a été l’occasion, ici comme ailleurs, de saluer l’engagement de milliers de bénévoles au sein de multiples sphères d’activité ainsi que de souligner l’importance de leur contribution au développement de la société québécoise. L’année précédente, on a assisté, à l’échelle canadienne, à une première, soit la mise en place de l’Initiative sur le secteur bénévole et communautaire devant conduire à un énoncé d’orientations politiques et stratégiques susceptibles de soutenir et de promouvoir l’action bénévole. Cette foulée a permis de constater la méconnaissance de la question bénévole ; en conséquence, de nombreux efforts ont été fournis afin d’étayer le savoir propre à ce secteur d’activité. Parmi ceux-ci figurent la diffusion des résultats de 1997 et de 2000 obtenus par l’Enquête nationale sur le don, lebénévolat et la participation, laquelle sera reproduite en 2003.

Les récentes données attestent que 6,5 millions de personnes donnent de leur temps à près de 180 000 organismes sans but lucratif répartis sur le territoire canadien (Hall, McKeown et Roberts, 2001a). Outre leur poids numérique, l’ampleur et l’étendue de leur implication est considérable ; il s’agit d’environ une personne sur trois qui investit un large registre d’activités, représentant ainsi, en l’an 2000, un total de plus d’un milliard d’heures équivalant à 549 000 emplois à temps complet (Hall, McKeown et Roberts, 2001b). Si l’on poursuit en ce sens, on peut aisément consentir à mettre en évidence la valeur économique du secteur bénévole et communautaire. De fait, 1,3 million de personnes, soit près de 9 % de la main-d’oeuvre, sont à l’emploi de ce secteur et génèrent des revenus annuels d’environ 90 milliards de dollars (Table conjointe sur l’Accord de l’initiative sur le secteur bénévole et communautaire, 2002).

La valeur du don

Or, la contribution de l’action bénévole et communautaire ne s’arrête pas là ! La portée de cette action ne peut se réduire à des conséquences d’ordre économique sans compromettre le sens et la nature de celle-ci. À cet effet, reprenons Godbout (1992, 2000) qui, dans une perspective assimilant le bénévolat au don entre étrangers – une forme de don inédite caractérisant notre société moderne –, affirme que, dans le don, le lien est toujours voulu pour lui-même. D’ailleurs, l’interrogation de bénévoles quant aux apports du bénévolat (Théolis, 2002) révèle avec constance la préséance du facteur de création et de maintien de liens de qualité. Cela revient à considérer que « le sens des gestes posés par ces milliers de personnes ne s’épuise pas dans le rapport d’utilité matérielle de ce qu’ils reçoivent en retour (profit), ou au contraire de ce qu’ils ne reçoivent pas (exploitation). Le sens de leur geste est à rechercher dans le geste lui-même, dans la relation voulue pour elle-même et non instrumentale » (Godbout, 1994 : 991-993). Ainsi, le bénévolat référant de manière convenue à « toute action ou prestation effectuée sans attente, garantie ou certitude de retour, et comportant de ce seul fait une dimension de “gratuité” » fait dès lors appel, selon la perspective du don, à « toute prestation de biens ou de services effectuée sans garantie de retour, en vue de créer, entretenir ou régénérer le lien social » (Caillé, 1998 : 75). Cette façon d’aborder le bénévolat s’inscrit dans la tradition des travaux de Marcel Mauss (1950), à l’intérieur de laquelle on reconnaît une certaine universalité de la triple obligation de donner, recevoir et rendre en tant que fondement de la constitution du lien social et du fonctionnement de nos sociétés. Depuis cette perspective, d’autres manières de sonder et de tenter de saisir le sens de l’action bénévole et communautaire s’ouvrent à nous.

Plusieurs sont d’avis que la littérature des dernières années ne se fait pas très éloquente sur les accomplissements du bénévolat, et que les développements susceptibles de mettre en lumière la valeur de la contribution des pratiques bénévoles sont à encourager (Dreessen, 2001 ; Hall et al., 2001 ; Insel, 1993 ; Salomon et Anheier, 1998). Pour Insel, « les tentatives d’évaluation de ce continent immergé et anti-marchand risquent de devenir le “must” de la recherche des années à venir » (1993 : 221). L’établissement des marques d’accomplissement et la démonstration de la contribution des pratiques bénévoles réclament des indices de réussite qui leur soient adaptés afin de relever leurs spécificités « méritoires » (Parodi, 1998), susceptibles de révéler leurs qualités distinctes et leurs fonctions particulières. Il s’agit également d’éviter d’emprunter des étalons de succès qui s’inscrivent davantage dans une logique du secteur marchand ou de l’État (Godbout, 2000). En effet, « il est toujours malaisé d’évaluer un phénomène social à l’aune d’un principe ou d’une mesure dont l’essence est étrangère au phénomène étudié » (Insel, 1993 : 222). Ce point de vue reprend celui des personnes oeuvrant dans le milieu communautaire et bénévole lorsque l’on considère de façon spécifique les indicateurs qui sont à l’antenne de la performance : on témoigne à maintes reprises que les pratiques bénévoles réclament des indicateurs de résultats qui leurs soient appropriés.

Ce dossier de la revue Nouvelles pratiques sociales traite des pratiques bénévoles inscrites surtout dans le tiers secteur, quoique présentes dans les secteurs public et marchand. Les textes qui composent ce dossier répondent de diverses façons à notre première ambition, celle de proposer une réflexion ainsi que de répondre à nos interrogations de départ quant à la façon d’envisager la pertinence et la contribution des pratiques bénévoles qui se révèlent, somme toute, distinctes de celles attribuables au secteur public ou marchand. Il nous a semblé que l’action bénévole commandait une définition des notions d’accomplissement en élargissant le champ des indicateurs d’ordre collectif aussi bien qu’individuel. Ce dossier désire poser un regard global sur cette chaîne de gestes, de marques d’entraide et en estimer la portée. Il s’agit également de relever les répercussions des pratiques bénévoles, leur rôle et leur pouvoir de changement sur les bénévoles eux-mêmes et leurs communautés.

Les impacts du bénévolat

Deux articles ont comme point de départ des études empiriques réalisées dans des secteurs d’activité où le bénévolat occupe une place majeure. Panet-Raymond, Rouffignat et Dubois développent une réflexion sur les effets des pratiques alternatives dans le domaine de la sécurité alimentaire sur les personnes qui y participent, sur les groupes et sur les collectivités. Ces expériences novatrices donnent aux individus la possibilité de retrouver leur autonomie et aux groupes celle de modifier leurs façons de faire ; elle permet aussi d’améliorer leur capacité d’action dans leurs milieux respectifs. L’empowerment passe par la vie associative qui permet la transformation du statut de la personne cliente à celui de participante, puis de citoyenne. Les retombées personnelles et sociales de ce type de pratiques bénévoles ne doivent pas faire oublier les risques d’une instrumentalisation par l’État de l’engagement bénévole dans le secteur communautaire. Pour leur part, Jetté, Mathieu et Dumais formalisent des pistes d’analyse concernant l’impact social des organismes du tiers secteur d’économie sociale à partir d’une étude menée dans quatre arrondissements de la Ville de Montréal. Un certain nombre de ces impacts peuvent être reliés à l’empowerment. Les auteurs identifient aussi des impacts relatifs à la socialisation et à la constitution des réseaux de proximité des personnes. Au plan collectif, plusieurs impacts sont rattachés à la cohésion sociale.

Le bénévolat transformé

Ces propositions peuvent être mises en contexte historique à la lecture des textes de Lamoureux et de Gagnon et Fortin. En effet, Lamoureux estime que le bénévolat est actuellement réalisé dans un contexte qui en donne une vision tronquée. Nous sommes passés d’une période au cours de laquelle le bénévolat constituait l’expression de la charité ou du militantisme social à celle où il fut associé de près au développement des groupes communautaires autonomes. Actuellement, l’activité bénévole est devenue, pour ainsi dire, une politique publique et elle est définie de façon utilitariste et complémentaire à l’action étatique. Ce qui, selon Panet-Raymond et ses collaborateurs, est un danger pour l’action bénévole, et pour Lamoureux, constitue une caractéristique saillante. Cette analyse découle non pas du seul examen du secteur bénévole, mais d’un regard plus général sur la société dans laquelle ce dernier s’inscrit. À cet égard, Lamoureux constate l’érosion de la solidarité sociale dont le corollaire est le développement d’une éthique de la consommation et du narcissisme social.

Tiraillé entre deux exigences modernes, l’individu d’une part et l’État de l’autre, le bénévolat n’est plus ce qu’il était. Dans le premier registre, Gagnon et Fortin proposent de définir le bénévolat contemporain comme un moment privilégié de reconnaissance de soi et de l’autre. Ainsi, les transformations les plus récentes du bénévolat peuvent être comprises sous l’angle de la construction et de la transformation des identités. La perspective de ces auteurs rompt avec les études sur les caractéristiques et les motivations des individus et aborde le bénévolat comme un processus, un travail de reconnaissance de soi et des autres. Dans le prolongement des réflexions de Godbout (1992, 2000), ils définissent le bénévolat comme un don fait à des étrangers, c’est-à-dire à des gens envers lesquels la personne n’a pas d’obligation en vertu des règles communes de réciprocité. Actuellement, le bénévolat est associé à la liberté, non plus à la charité, à l’expérience significative dans la relation interpersonnelle, plutôt qu’au service, et à la proximité, voire à l’identité partagée. Ce processus identitaire implique des rapports à soi-même, aux proches et à la communauté. On est là dans une tradition de la sociologie américaine selon laquelle la communauté est un groupe réel ou imaginé auquel on appartient et que l’on peut parfois délimiter de façon assez précise ou tout aussi bien considérer comme une entité abstraite. Gagnon et Fortin illustrent cette proposition à partir du bénévolat culturel et du bénévolat féminin dont ils relèvent les dimensions spatiales et temporelles (à la fois époque historique et parcours individuel). De ce point de vue, le bénévolat ne serait pas en crise mais plutôt en mutation.

Dans une logique de l’État-providence, Vrancken analyse le cas de la Belgique dont le modèle corporatiste est entré en crise dans les années 1970. Il présente le modèle de l’État social belge comme un ensemble de trois conglomérats qui, sur un axe horizontal, regroupent les individus et les associations autour de communautés religieuses, idéologiques, linguistiques ou ethniques et, sur un axe vertical, assurent la liaison entre l’État et ces communautés. Ce modèle, qui reposait sur trois piliers – correspondant aux orientations politiques qui monopolisaient l’espace public –, a été ébranlé dans la période contemporaine par la montée de l’individualisme et la recherche de nouvelles formes de participation à la vie publique en dehors du cadre formel existant. Ainsi, les grandes mobilisations collectives de citoyens à caractère spontané et à charge émotionnelle très forte découlent de l’importance croissante apportée à la subjectivité et à l’expression de soi. Les mobilisations massives sont associées à un désencadrement politique de la société civile et à l’importance croissante du droit dans la régulation des plaintes sociales.

Ces trois textes associent les transformations actuelles du bénévolat au développement de l’individualisme, tantôt pour le déplorer (Lamoureux), tantôt pour signaler que l’individualisme introduit des modifications dans la signification de l’activité bénévole (Gagnon et Fortin) ou dans la mobilisation politique (Vrancken). Lamoureux et Vrancken relient les transformations du bénévolat à l’État-providence qui, selon le premier, implante la logique du service public dans le domaine bénévole et qui, selon le deuxième, appelle plutôt à une moralisation de l’action publique.

Le bénévolat comme sphère d’activité

Dans cette présentation des textes de ce dossier, nous avons privilégié jusqu’ici le fil conducteur des relations entre le bénévolat et l’individualisme (Lamoureux, Gagnon et Fortin, Vrancken) ainsi que celui des relations entre le secteur bénévole et le secteur étatique (Lamoureux, Vrancken). Pour sa part, Godbout oppose plutôt le bénévolat, défini comme une forme du don, au secteur marchand. Il situe les organismes bénévoles quelque part entre le pôle des liens primaires (fondés sur le don) et celui de l’État et du marché (reposant sur les rapports entre inconnus). Le bénévolat est une forme de don (de temps) qui fait partie du tiers secteur. Il dénonce l’envahissement du secteur du don par l’idéologie néolibérale, qui attribue comme finalité à la société la croissance effrénée des marchandises. Alors que le marché repose sur la valeur d’échange des marchandises, le secteur du don repose sur la valeur de lien de ce qui circule. Le don permet de considérer la société non pas à partir des individus, mais sur la base des réseaux constitués par l’échange. Mais la sphère du don est menacée de trois façons. Premièrement, la tendance à la généralisation des produits rend illégitime la circulation par le don, ensuite elle évacue les réseaux dans lesquels le don a une grande importance au profit des réseaux marchands et, finalement, elle introduit au sein même de la sphère du don, une façon marchande de voir. Le don, et par extension le bénévolat, tire ses principes de fonctionnement de la sphère domestique.

Lesemann, lui, distingue trois perspectives d’analyse du bénévolat comme pratique sociale et politique qui permettent de le penser autrement qu’en référence à une culture domestique de services. La première perspective inscrit l’action bénévole dans une culture de la responsabilité civique. La seconde situe le bénévolat dans la transformation des relations entre l’État, le marché et la société. La troisième perspective provient des réflexions sur les nouvelles formes de gouvernance. À la différence de la compréhension traditionnelle, le bénévolat contemporain est moins relié à des institutions sociales qu’aux projets des individus insérés dans un fonctionnement en réseau. Le bénévolat relève de la sphère publique non étatique qui s’ajoute aux trois autres sphères présentes dans le capitalisme contemporain, soit la sphère privée, la sphère corporative et la sphère publique étatique. Lesemann caractérise chacune de ces quatre sphères de la société contemporaine puis propose un modèle d’analyse des relations entre ces sphères permettant de les regrouper deux à deux selon trois dimensions : les valeurs, le statut juridique et normatif, ainsi que la liberté laissée à l’individu.

En somme, le secteur bénévole s’est progressivement constitué en une sphère d’activité relativement autonome qui présente des caractéristiques propres. Ces contributions nous permettent d’aller bien au-delà de la façon dont la question de la typologie du secteur bénévole a été traditionnellement abordée depuis vingt ans (DPA, 1983 ; Legowski et Albert, 1999). Les textes qui forment ce dossier contribuent à définir les caractéristiques de la sphère bénévole de façon à ce que nous puissions en aborder l’analyse de façon culturellement appropriée. Prendre la mesure du bénévolat n’est certainement pas le réduire à une seule de ses dimensions constitutives. Le bénévolat partage des caractéristiques communes avec les secteurs marchand, étatique et domestique. Mais il y a aussi des chevauchements entre ces domaines d’activité, voire des échanges qui peuvent en modifier les orientations fondamentales. À cet égard, l’influence du secteur bénévole sur les pratiques dominantes dans les autres sphères du social demeure à investiguer. En effet, n’y a-t-il pas lieu de s’inspirer de pratiques « non lucratives » afin de reconnaître d’autres valeurs dans les systèmes d’échange à l’intérieur des sociétés contemporaines (Viveret, 2001) et ainsi renouveler notre perspective afin d’en témoigner par de nouveaux indicateurs de richesse tant individuelle et collective ?