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Depuis plus d’une dizaine d’années, de nombreuses capitales ou grandes villes européennes ont connu de véritables déferlements de foules qui, souvent en silence, souhaitaient exprimer leur désapprobation, voire leur désarroi face à des événements qui les avaient profondément touchées, événements souvent très médiatisés. Que l’on songe à l’impact sur l’opinion publique du décès de la princesse Diana, de l’« affaire Dutroux » en Belgique, sans évoquer d’autres événements sans doute moins diffusés à l’échelle internationale mais dont l’impact émotionnel sur des populations plus précises fut considérable (enterrement du roi Baudouin en Belgique, enterrement d’un militant syndicaliste espagnol assassiné par des extrémistes basques, enterrement d’enfants assassinés dans une école anglaise par un enseignant pédophile, etc.). Les images produites par les médias ont frappé les imaginations et contribué à nourrir les conversations à partir des mêmes événements. Au-delà, elles ont concouru à la création d’une sensibilité commune, d’un partage des émotions circulant et nous reliant les uns aux autres.

À cet égard, la Belgique est un pays particulièrement intéressant, pouvant même faire figure de laboratoire pour une Europe qui se cherche encore. Petite élève docile de l’Europe, elle a été à plusieurs reprises et ce, à moins de dix ans d’intervalle, traversée par de grandes manifestations spontanées de citoyens venus communiquer leur émoi face à des événements les ayant particulièrement touchés. Le projet de cet article ne sera pas d’examiner en détail ce phénomène de « sentimentalisation » contemporaine des sociétés occidentales (Laïdi, 1998), mais plutôt de se poser la question suivante : dans un pays tel que la Belgique, avec une forte tradition d’État social appuyée sur une société civile solidement structurée, quels effets ont pu produire ces mobilisations sur le modèle de compromis et de participation sociales ? Quand on sait qu’au-delà de l’aspect démonstratif des grandes manifestations se sont constitués des comités spontanés de citoyens, on peut encore se poser la question suivante : comment ces attentes compassionnelles sont-elles venues se greffer sur l’action publique de l’État social ? Ainsi faut-il se souvenir, avec les travaux de Donzelot (1994), que ces mêmes passions pour la chose publique ont été contenues, effacées au moment de l’invention du social, afin de substituer à la violence sourde qui planait sur la société en proie à de fortes disparités sociales et à la lutte des classes un mode rationnel de compromis social.

L’État social dans la diversité de ses modèles

Dans un remarquable ouvrage consacré aux trois mondes de l’État-providence, Gøsta Esping-Andersen (1999) propose d’établir trois types d’État-providence[1], correspondant à trois traditions spécifiques. Nous ne pouvons donc parler d’un seul modèle caractérisant l’ensemble des pays développés. Au contraire, différents types apparaissent et peuvent même se combiner partiellement en fonction des différents contextes nationaux. Ces modèles sont : le modèle libéral, le modèle corporatiste et le modèle social-démocrate.

Le modèle libéral se caractérise par l’octroi de formes d’assistance, des transferts sociaux à caractère universel modestes et un système d’assurances sociales limité. L’État y encourage généralement le marché et se limite à des indemnités très mesurées, cherchant à favoriser le recours aux assurances privées. Le processus de démarchandisation y est très faible. Se tournent essentiellement vers l’État social les plus démunis, ce qui peut contribuer à une forte polarisation entre, d’une part, des citoyens détenteurs de moyens et, d’autre part, des assistés fortement stigmatisés. Les exemples cités dans ce modèle sont généralement anglo-saxons : États-Unis, Canada, Australie et, plus récemment, l’Angleterre.

Le modèle corporatiste est fondé sur les assurances obligatoires. Il accorde une place essentielle au statut social (salarié, retraité, veuf, invalide, orphelin, etc.), base importante pour l’octroi de droits sociaux. Il s’appuie fortement sur la famille, mais aussi sur une conception très typée du rôle de la femme : celle-ci se voit peu sollicitée pour entrer sur le marché de l’emploi et elle est plus perçue comme responsable de l’éducation des enfants. Les services tels que les crèches et les garderies y sont peu développés (moins développés que dans le troisième modèle). Ce modèle repose sur des forces traditionnelles telles que l’Église ou la famille. Si le monde ouvrier a joué un rôle important dans la mise en place d’un dispositif de protections sociales, il faut cependant affiner quelque peu ce propos en rappelant combien le catholicisme social, les associations corporatistes (par exemple les sociétés de prévoyance mutuelle) et le paternalisme de certains patrons en ont également favorisé l’émergence. Tout un conservatisme étatique, hostile envers le libéralisme, s’est développé et a contribué à maintenir des formes traditionnelles de vie collective au sein d’une société capitaliste de type industriel alors en plein essor. Les assurances privées y jouent un rôle modeste. Il est à noter que l’étendue de la sphère d’assistance dépend largement de la capacité du régime d’assurances à retenir dans son orbite la majorité de la population. Ici, toute défaillance se traduit immanquablement par un accroissement de la population assistée. Ce modèle caractérise les pays européens continentaux tels que l’Allemagne, la France, l’Italie, l’Autriche, la Belgique et les Pays-Bas.

Enfin, un troisième modèle, le modèle social-démocrate, est composé de pays au sein desquels les principes d’universalisme et de démarchandisation sont les plus étendus, ce qui permet d’assurer un très haut niveau de protection sociale. Contrairement au modèle corporatiste, le principe n’est pas d’attendre que la famille ait épuisé toutes ses capacités d’aide mais de socialiser les coûts familiaux. Tout est fait pour éviter une dépendance de la famille (par exemple en matière de soins à domicile) et pour renforcer la possibilité d’une indépendance individuelle. Ce type d’État social est soumis à une lourde charge en services sociaux non seulement pour répondre aux besoins des familles, mais aussi pour permettre de favoriser l’accès des femmes au travail. La sphère de l’assistance y est très limitée. Ce modèle est très dépendant du marché de l’emploi tant son existence est liée à une maximalisation de gens au travail et à une faible proportion de personnes assistées. Il caractérise essentiellement les pays scandinaves.

Au-delà de sa portée modélisante et nécessairement réductrice, cette approche nous permet de tenir compte du fait que l’État social ne s’est pas réduit à une simple machine à indemniser, comme l’ont pensé nombre d’analystes soucieux de défendre une tendance actuelle à l’« activation des dépenses publiques ». Il est, au contraire, devenu une réalité largement englobante et structurante au sein des pays européens. Si sa philosophie de départ était d’offrir un filet de sécurité minimal aux plus démunis réputés incapables de travailler, son rôle s’est largement étendu. L’État social a été amené à jouer un rôle considérable sur les cycles de vie. Il crée de l’emploi, en favorise l’accès des femmes, accompagne la reconversion des industries, soutient la formation, conditionne les solidarités entre générations. Sa finalité est maintenant de permettre « aux individus de concilier harmonieusement vie professionnelle et vie familiale, de rendre compatible le fait d’avoir des enfants et un travail, et de combiner une activité productive avec des loisirs riches de sens et épanouissants » (Esping-Andersen, 1999 : 172). L’État social, dans la diversité de ses expressions, est devenu une réalité incontournable dont l’une des forces, à tout le moins dans les pays européens, fut de reposer sur une forte composante corporatiste à l’idéologie « associationniste » très développée.

La Belgique et ses piliers

En Belgique, cette composante associative a joué un rôle crucial, conduisant à une variante du modèle corporatiste : celle de la constitution d’une société dite en « piliers ». Ces derniers sont à la base même de l’État social. Ce modèle s’est forgé à partir de véritables conglomérats verticaux regroupant partis politiques, syndicats, mutuelles, réseaux d’enseignement, organisations d’éducation permanente, de santé, de loisirs, presse, etc., au sein de grandes familles au départ idéologiques (chrétienne, socialiste et libérale). Cetteorganisation de la société civile en piliers eut pour fonction de faciliter un double mouvement : logique ascendante de représentation des citoyens auprès de l’État et logique descendante de services et d’allocations de ressources aux citoyens, membres du pilier. Ainsi, de grandes organisations sociales telles que les syndicats, les mutualités ont-elles vu leurs représentants côtoyer ceux du patronat et des organisations professionnelles (par exemple les puissantes organisations médicales en matière de maladie-invalidité) pour négocier au sein des différents organes publics chargés des cinq secteurs traditionnels de la sécurité sociale : assurance maladie-invalidité, emploi et chômage, pensions, allocations familiales, vacances annuelles. Les piliers avaient pour fonction d’assurer à la fois l’intégration verticale du citoyen vers la scène politique nationale et l’intégration horizontale au niveau du groupe ou de la communauté de base, qu’il s’agisse d’un groupe de militants, de personnes retraitées, d’une association de parents, etc.

Le mot « pilier » provient de la traduction du terme zuil forgé par les néerlandais pour caractériser leur système politique (Dumont, 1999). La « pilarisation » (verzuiling) est une variante du modèle néocorporatiste de l’État social-démocrate européen, variante partagée avec d’autres États tels que les Pays-Bas (entre 1918 et 1967), l’Autriche (de 1945 à 1966) et la Suisse. En théorie, ce modèle se distingue par une très forte segmentation verticale de ses composantes autour de différentes communautés religieuses, idéologiques, linguistiques ou ethniques. Il présente une cohésion interne au sein de chaque communauté ou « monde ». Ces différents mondes se côtoient peu ; leurs relations sont conflictuelles tandis que leurs élites négocient continuellement dans le cadre d’une « démocratie consociative » (Duhamel, 1993) plus caractérisée par l’art du compromis que par les décisions majoritaires et unilatérales.

Assuré par une période de forte croissance économique, ce modèle devait fonctionner tel un ascenseur, travaillant sans relâche, assurant une solidarité formelle entre générations, arrimant solidement le citoyen à ses nacelles grâce à l’existence d’associations intermédiaires très actives. En Belgique, la citoyenneté se construisait avant tout par l’appartenance aux piliers (on naissait et grandissait au sein d’un même pilier), ces derniers assurant un quasi-monopole de la représentation sociale et de la participation politique. Mais cette vision d’un « modèle à la belge », avec ses piliers, ses conflits structurants (gauche / droite, catholiques / laïcs, flamands / wallons) est entrée en crise au tournant des années 1970. La crise s’y est traduite par une forte remise en question d’un modèle de la participation orchestrée autour de ses piliers. En effet, en Belgique, la crise de l’État social eut pour corollaire une remise en question des piliers tant l’appareil étatique se trouvait en position de subordination par rapport à une société civile organisée autour de ses différents socles. Le rôle de la société civile, en matière de production de savoirs et de politiques publiques (notamment en matière d’enseignement, d’emploi, de santé, de pensions, de culture, etc.), y a été si prégnant par rapport à l’État que la crise doit s’y analyser autour du concept de « dépilarisation ». Concept dont les dimensions les plus connues aujourd’hui sont la montée de l’individualisme, le développement de ce que l’on a qualifié de « zapping » institutionnel (par exemple avoir un enfant dans l’enseignement libre catholique, être membre du syndicat socialiste et être affilié à une mutualité libérale), la tendance au clientélisme, la montée du professionnalisme et la chute des grandes idéologies fondatrices au profit de logiques de services aux membres affiliés.

Crise des piliers, crise de la participation

Aujourd’hui, avec la remise en question de la croissance économique, avec la montée du chômage, tout un modèle de protection sociale mais aussi de la participation se voit remis en question. Basée sur l’équilibre et la concertation, la structuration du système belge en piliers a révélé depuis plusieurs années sa grande fragilité. Ce constat est maintenant bien établi[2]. En effet, les piliers offrant de plus en plus une médiation purement instrumentale entre l’État et le citoyen, il y avait fort à parier que la recherche de nouvelles expériences de participation à la vie publique eût tendance à s’opérer en dehors du cadre formel dessiné par ces derniers. Et ce, en raison de la difficulté persistante des piliers à incarner des espaces de socialité et d’engagement communautaire. C’est précisément cette question que l’on retrouva en toile de fond des tristes événements liés à l’« affaire Dutroux » qui bouleversa la Belgique entière en 1996 et se traduisit en manifestations et « marches blanches » populaires réunissant jusqu’à plusieurs centaines de milliers de personnes dans les rues de Bruxelles. La disparition de fillettes et de jeunes filles, la libération par les forces de police de deux des petites victimes de Dutroux puis la découverte macabre des corps martyrisés des autres disparues allaient mettre tout le pays en émoi. Les institutions juridiques, policières, politiques étaient pointées du doigt, accusées de graves dysfonctionnements, objets de véritables déballages médiatiques. Analysant ces mêmes événements (Vrancken, 2000 ; Kuty, Vrancken et Faniel, 1998), nous avions alors fait l’hypothèse que les grandes mobilisations blanches ainsi que la mise sur pied de comités de citoyens (« Comités blancs ») n’étaient pas une simple réaction irrationnelle à une crise ponctuelle mais révélaient un enjeu précis : celui d’une recherche d’expression de la société civile ou d’une tentative de recomposition de cette dernière autour de bases renouvelées dans le cadre institutionnel belge. Était-ce le cas ? Qu’a-t-on vu émerger ?

Ces grandes mobilisations de citoyens ont été déclenchées à partir d’une volonté de défendre l’enfance menacée ainsi que l’intégrité des corps face à la violence sexuelle. En appelant aux bons sentiments, à la convergence des coeurs, à la dénonciation du mal, elles se sont plus caractérisées par une moralisation de l’action publique que par leur réelle portée politique. Rejoignant les travaux de Dubet et de Lapeyronnie (1992) sur les quartiers d’exil en France, il semble que l’on puisse reconnaître que, entre l’expérience sociale portée par le « mouvement blanc » et les mécanismes politiques de la participation, le processus d’intégration conflictuelle se soit défait. Le « mouvement blanc », véritable mouvement émotionnel (Rihoux et Walgrave, 2000), est apparu incapable d’articuler social et politique, c’est-à-dire d’énoncer et de traduire politiquement une nouvelle forme de plainte sociale ancrée dans l’attention portée à l’intégrité physique et sexuelle des personnes et, en particulier, celle des enfants (Karpik, 1997). On ne pouvait donc conclure à un retour du politique ou, à tout le moins, à un mouvement de réenchantement de celui-ci, faute de réelles tentatives de recomposition de la société civile autour de bases renouvelées. Derrière un unanimisme de façade, le « mouvement blanc » apparaissait à l’image de sa couleur, tant il gommait toute portée conflictuelle à son action, toute possibilité d’une adversité réellement politique. Une sensibilité morale paraissait tenir lieu de pensée politique dans ce « creux » patent laissé par la distance entre le social et le politique.

Des réponses irrationnelles ?

Mais fallait-il pour autant voir dans cette tendance à l’« émotionnalisation » des réponses collectives un profond mouvement de dépolitisation de la société civile et, au-delà, une expression de plus de cette irrationalité des foules qui a hanté – et hante encore – tant de sociologues ? En fait, deux objections, à l’encontre de cette thèse, peuvent être formulées. La première s’appuie sur les travaux de Gauchet (1998) et postule non une dépolitisation mais un « désencadrement politique de la société civile ». La seconde repose sur l’existence d’un nouveau réceptacle régulateur des plaintes sociales : la sphère du droit et non plus celle du politique. Ces deux objections nous semblent poser la question des nouvelles dynamiques d’action publique actuellement en construction pour répondre à la diversité des demandes émanant de la société civile.

Avec la première objection, on peut postuler que les formes de mobilisation apparues en Belgique s’inscrivent dans ce mouvement que Gauchet (1998) ne qualifie pas de dépolitisation mais de « désencadrement politique de la société civile », mouvement se distinguant par une tendance croissante à vouloir « peser sur le politique au travers d’un langage délibérément non politique » (1998 :100). Cette nouvelle configuration de la société civile miserait avant tout sur l’expression de demandes diversifiées afin que les réalités multiples et changeantes vécues par les individus puissent être objectivées, reconnues au nom, précisément, d’une diversité dont on attend qu’elle soit rendue manifeste. Ce serait sans doute là une des caractéristiques d’une nouvelle dynamique de la société civile se préoccupant moins des majorités et des rapports de force que d’un souci de la représentation des différences et de la distinction des groupes. Pour les nouveaux collectifs (par exemple les comités blancs qui ne souhaitaient nullement se transformer en partis politiques), il s’agirait moins de se transformer en partis politiques prétendant prendre en charge la collectivité, en totalité ou en partie, que de faire entendre des demandes, des attentes de droits et de reconnaissance. La « démocratie des identités » reposerait avant tout sur une quête de l’authenticité et, par ailleurs, sur l’expression de la diversité des expériences et des appartenances sociales et culturelles. Ici se jouerait une nouvelle dynamique identitaire comportant un nouveau rapport intime à soi. S’approprier subjectivement les donnes de l’expérience sociale, cultiver et habiter les différences pour exister dans l’espace public deviennent des ressorts identitaires qui ne requièrent plus, comme par le passé, la socialisation par le biais de normes surplombantes et institutionnalisées. Avec cette première objection, nous percevons mieux l’ampleur d’un mouvement de défiance à l’égard des grandes institutions normatives, mouvement déclenché précisément à partir d’événements ayant touché les citoyens au plus profond de leurs attentes subjectives.

La seconde objection nous invite à prendre conscience du fait que les plaintes sociales semblent s’orienter de plus en plus vers la sphère de la justice, celle-ci tendant ainsi à devenir ce réceptacle où pourrait s’exprimer et être entendue une parole ne trouvant plus d’écho ailleurs. Le souhait d’un système judiciaire plus humain, plus participatif, accordant plus de place à la victime était bien au coeur des nouvelles attentes exprimées par les « militants blancs ». Aux yeux du justiciable, la scène judiciaire était devenue le lieu par excellence d’une quête d’expression et de reconnaissance de soi et de sa souffrance. À suivre Genard (2000), cette surcharge du droit à laquelle nous assistons actuellement serait liée à un affaiblissement des capacités régulatrices de l’État. L’institution juridique deviendrait une « voie normale » de recours pour tous ceux qui se sentent lésés. Cette inflation des recours aux instances juridiques exprime bien un déficit de régulation de la part des pouvoirs publics et ce, en particulier en matière de médiation entre ceux-ci et les citoyens. Les luttes sociales traditionnelles perdraient progressivement du terrain au profit de nouvelles formes de conflictualité en appelant à la justice comme instance de régulation. La tentation d’y redéfinir la justice sociale serait forte, d’aucuns n’hésitant pas à parler désormais de « pénalisation » de la société. C’est avec cet éclairage qu’il faut comprendre le phénomène actuel de « victimisation » de nos sociétés. La victime devient cette figure mobilisée pour mettre en scène la souffrance, le mal, le danger dont on est affublé. En effet, une quête négociée de définition du risque présuppose la construction d’un consensus sur la situation posant problème, exercice au cours duquel une construction de récit sera activée, mettant en scène les difficultés appelant des significations communément partagées. La victime apparaît alors comme une figure capable de cristalliser le sens commun, car elle est avant tout une forme morale, apte à baliser les conduites autour de ce qui est « bien », de ce qui est « mal » pour la personne ou pour la collectivité. À travers cette volonté des justiciables de se voir littéralement restaurés en tant que sujets de droit, de se faire reconnaître en tant que victimes ou parents de victimes, on perçoit combien l’espace judiciaire devient un espace clé. Insistons toutefois sur une idée. La figure compassionnelle de la victime est individualisée et appelle le consensus. Elle ne mobilise plus, comme par le passé, les images de la misère sociale renvoyant à une forte conflictualité et à une différenciation de la société en classes sociales.

Une nouvelle expérience du monde

Sans entrer dans les détails d’une analyse sur la tendance actuelle à la « judiciarisation du social », thématique particulièrement pertinente en Belgique pour la fin des années 1980 et les années 1990, il faudrait insister sur une idée : victimisation croissante et « émotionnalisation » des mobilisations citoyennes expriment avant tout l’idée que notre expérience au monde s’est fondamentalement modifiée. Avec le développement des connaissances psychorelationnelles, de nouveaux cadres de description de soi ont vu le jour, proposant d’autres possibilités pour l’action, à savoir de nouvelles manières de se décliner comme une personne en société. Tout un langage du soi s’est diffusé dès la fin du xixe et tout au long du xxe siècle par le biais des journaux, des romans, des feuilletons, des magazines, des débats, des conférences, des journées d’étude, voire des thérapies entreprises. Il a appris à mettre des mots derrière la douleur, derrière les blessures de l’âme. Toute une sémantique du for intérieur s’est ainsi largement diffusée, professionnalisée, offrant à chacun l’occasion de dire et de livrer une part de lui-même.

Corroborant cette analyse d’une institution de ce langage social relatif à l’intime, Ehrenberg (1998) souligne combien les troubles psychologiques actuels les plus fréquemment observés relèvent de problèmes de dépendance tels que l’alcoolisme ou les toxicomanies, les troubles alimentaires, les abus sexuels, les troubles compulsifs, autant de comportements liés à la dépression. Alors que la névrose était une pathologie de la culpabilité face à la transgression de l’interdit, la dépression est décrite comme une maladie de l’insuffisance, du vide et de l’incapacité à agir dans une société qui survalorise l’action. Mais au-delà de sa dimension purement individuelle, la dépression livre quelque chose sur les évolutions en cours. Elle peut être comprise comme une réponse à l’injonction constante que produisent l’entreprise mais aussi les conditions modernes de la vie en société : être soi, flexible, compétent, connecté, inventif et réactif pour faire face à l’imprévisibilité des marchés et aux aléas de l’existence. Elle émerge en contrepoint d’un monde instable fait de flux et de changements permanents et livre ainsi nombre d’informations sur ce monde en constante évolution.

L’arrivée fulgurante, au cours de ces dernières années, de thématiques telles que le harcèlement (moral et sexuel), la maltraitance, les abus sexuels, l’inceste, la pédophilie, sur les devants de la scène médiatique, témoigne d’un intérêt de plus en plus marqué pour l’intégrité psychique, physique et sexuelle des personnes et, en particulier, pour celle des enfants. L’« affaire Dutroux » a effectivement joué un rôle activateur considérable par rapport à des questions qui, jusque-là, demeuraient largement taboues. Aux États-Unis, le thème des abus sexuels subis par les enfants a même servi de substrat au succès populaire du phénomène dit des « personnalités multiples » (Hacking, 1998). Derrière l’avènement de ces thématiques, l’enjeu est de comprendre que lorsque de nouveaux concepts moraux apparaissent ou lorsque de nouvelles attentions morales sont portées à des questions qui jusque-là ne se posaient pas publiquement, la conscience de ce que nous sommes en est profondément affectée. Derrière le récit de la personne (ou de ses proches) qui tente de se faire reconnaître en tant que victime et, par là, retrouver sa dignité d’être humain se joue la question de la construction normative du sujet, celle d’une connaissance qui imprègne la vie morale, réorganise et redessine les traits d’une nouvelle expérience en société.

De nouvelles formes d’action publique

Ainsi peut-on faire le pari que les différentes formes de mobilisation récemment observées, l’émergence de comités spontanés de citoyens sont annonciatrices de nouvelles formes d’action publique ne s’exprimant plus par la voie politique. Le tournant que prennent peu à peu les pouvoirs publics confrontés à de plus en plus de réactivité – mais une réactivité se cherchant dans la diversité de ses expressions – est celui des règles de procédure à mettre en place et à respecter. Car la prise en compte des opinions, des « sensibilités » de chaque groupe va nécessiter une prise en considération croissante des procédures garantissant la rencontre, le dialogue, la médiation avec une diversité devenant de plus en plus difficile à représenter. Le « désencadrement politique » de la société civile ne conduit nullement à sa dépolitisation, pas plus que les nouvelles formes d’expérience sociale n’annoncent un excès d’individualisation renfermant exclusivement la personne sur elle-même, au risque de se perdre en tant que personne sociale ! Ce serait là porter trop loin les thèses de la « démocratie des identités » (Gauchet) ou de la « politique de l’intimité » (Ehrenberg).

Il serait ainsi tentant de déduire que la crise de l’État social a inévitablement contribué à la crise d’un modèle de la participation et au déclin en particulier du système des piliers « à la belge ». Ce serait sans doute là aller vite en besogne, car la crise de l’État social ne signifie pas nécessairement une sortie univoque de modèle ; on risquerait de passer à côté d’une évolution notoire quant au rôle même de l’État social. En effet, si, comme nous l’avons évoqué, la philosophie à l’origine de cette forme étatique était bien d’assurer un filet de sécurité aux personnes inaptes ou incapables de travailler, l’État social moderne a progressivement abandonné une philosophie minimaliste (Esping-Andersen, 1999). Sa finalité s’est progressivement étendue à la volonté d’harmoniser vie au travail et vie familiale, de développer la culture, les loisirs, la santé, la formation. L’État social en est venu à influer sur des événements extérieurs à sa sphère d’action d’origine, celle liée au maintien du travail salarié. Dans cette optique, les politiques publiques ont sensiblement évolué. Sans tourner le dos à une logique protectionnelle « lourde » ancrée notamment sur la rationalisation, la planification et la programmation des services, des moyens humains, techniques et financiers[3], un autre contexte d’action publique a vu le jour et est, en quelque sorte, venu se surajouter au contexte précédent. Celui-ci est plus ancré sur les réalités territoriales, cherchant à rencontrer les usagers au plus près de leurs besoins, au plus près de leurs subjectivités. À côté d’une dynamique héritière d’une logique protectionnelle s’est développé un nouveau contexte d’action publique ayant pour maîtres-mots des concepts tels que : médiation, conventions, contractualisation, procéduralisation, partenariat, subjectivation, accompagnement du « client », entre-temps devenu un « usager ». C’est bien une telle évolution que l’on observe en Belgique dans les secteurs de la santé, de l’aide sociale, de l’aide à la jeunesse, de la santé mentale… Une telle évolution s’est réalisée sans renouvellement politique des cadres organisés et institués au sein des piliers. Elle s’est plutôt appuyée sur une nouvelle attention plus subjective, marquée à l’égard de la personne, de son corps, de sa souffrance et de ses affects.

Un tel changement permet certes de rendre compte de cette métamorphose de l’expérience sociale plus travaillée par toute une « grammaire de l’intérieur ». Mais le grand défi désormais posé aux pouvoirs publics est précisément d’être capable d’allier cette prise en considération des attentes subjectives à l’impératif redistributif et solidariste né avec les formes antérieures de l’État social. Sinon, on risque fort d’assister à une hypertrophie de l’État social vers ce nouveau concept ambigu d’État social actif ; concept relativement récent ayant trouvé sa raison d’être dans cette tendance actuelle de passer de dépenses largement perçues comme passives (les indemnisations) vers des dépenses dites « actives », misant sur l’insertion, la responsabilisation, l’implication de l’ayant-droit. L’octroi des droits sociaux s’y est vu progressivement lié au respect de devoirs, de conditions préalables (suivre une formation, accepter un emploi) ou aux contreparties telles que l’obligation pour le bénéficiaire de travailler, de donner des services d’utilité publique ou de s’« engager » au sein de la collectivité. Par ailleurs, il suffit de se pencher sur la réforme des politiques gériatriques belges (Vrancken, 1995) pour se rendre compte qu’une politique de la subjectivité rime avec une participation financière croissante de la part de l’usager, de sa famille ou des collectivités locales, et ce, dans un secteur encore largement sous-subventionné et sous-encadré.

Tout en tentant de prendre en considération ces attentes compassionnelles qui, dans la configuration porteuse de l’invention du social (Donzelot, 1994), avaient été contenues, voire éludées, il s’agira de maintenir cet impératif protectionnel qui a animé tant les politiques sociales que l’aide sociale aux plus démunis. Car dans le terme « protectionnel » figure encore, jusqu’à nouvel ordre, l’idée de cette nécessité de protéger les personnes contre des risques sociaux collectivement partagés en misant sur une égalisation des chances entre tous.