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La prévention de l’alcoolisme et de la toxicomanie en milieu de travail fait l’objet d’une attention accrue ces dernières années (Morissette, Maranda et De Montigny, 1997 ; Saint-Jean, 1997). Toutefois, il est difficile de disposer de données précises sur la situation de la surconsommation d’alcool et de drogues illicites : les entreprises, tout comme les employés, restent discrets et tiennent à préserver leur image. Selon les études de prévalence, l’ampleur et la nature de la surconsommation de substances psychoactives seraient comparables à celle de la population en général, c’est-à-dire qu’une personne salariée sur 10 au Québec connaîtrait une telle situation (CPLT, 1999). Par substances psychoactives, nous entendons toute drogue qui agit sur le système nerveux central et modifie la façon dont une personne se sent, pense et agit (Heller et Robinson, 1994). Généralement, l’usage de substances psychoactives renvoie à une consommation récréative ou exploratoire tandis que l’abus (ou la surconsommation) pose un problème ou entraîne des risques de dépendance (Bradley et al., 1998). Les conséquences de la surconsommation sont nombreuses : baisse du moral, accidents, maladies, roulement élevé de personnel, vol, trafic de drogues, conflits, agressivité, absentéisme et pertes de productivité (CCLAT, 1999). À ces conséquences sur la vie professionnelle s’ajoute un ensemble de problèmes d’ordre social compris habituellement comme étant du domaine de la vie privée, par exemple, la négligence parentale ou la violence conjugale (Midanik et Greenfield, 2000).

Les milieux de travail constituent un secteur où existe un potentiel reconnu d’intervention en vue de contrer l’abus de substances psychoactives (Cook, Back et Trudeau, 1996). Les employeurs ont mis en place des programmes d’aide professionnelle tels les Programmes d’aide aux employés (PAE). Parallèlement se sont développées des initiatives provenant des salariés eux-mêmes afin d’apporter une solution aux problèmes reliés à cette surconsommation, tel ce réseau d’entraide en milieu de travail mis sur pied par une importante centrale syndicale québécoise. Les membres de ce réseau sont des volontaires appelés dans la littérature sur l’entraide des « aidants naturels » ou des « aidants proches » (Nélisse, 1992) et dans leur organisation syndicale, des délégués sociaux et des déléguées sociales. Ce réseau d’entraide en milieu de travail existe depuis 1984 (Sylvestre et Rhéaume, 1994) et compte aujourd’hui au-delà de 2 500 membres répartis dans des centaines d’organisations du secteur privé, public et parapublic. Le rôle de ces membres en est un d’écoute, de références et de suivi. Choisis pour leur aptitude à pratiquer l’empathie (c’est-à-dire manifester compréhension et résonance devant la souffrance exprimée) et pour la confiance dont ils bénéficient auprès des autres, ils reçoivent une formation initiale de 35 heures complétée par des formations mensuelles portant sur des thèmes précis. Ils construisent surtout leurs pratiques d’intervention sur la base des savoirs expérientiels (Rhéaume et Chenel, 1998).

C’est précisément pour comprendre les logiques derrière leurs pratiques courantes que nous avons mené une recherche exploratoire à l’aide de la théorie des représentations sociales[1]. La représentation sociale est « une forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social » (Jodelet, 1989 : 36). Une question particulière a guidé notre lecture des stratégies d’action sociale portées par ce réseau d’entraide : le délégué social, ou la déléguée sociale, est-il (ou elle) un agent d’adaptation sociale ou un agent de changement et de transformation sociale ? Notre conception théorique est la suivante : un agent d’adaptation sociale est celui ou celle qui aide les personnes à intégrer ou réintégrer la société mais sans changer les éléments du contexte, tandis que l’agent de changement ou de transformation sociale est celui ou celle qui désire changer des éléments de la société ou des systèmes (le contexte) de façon à intégrer les personnes. L’objectif de cet article sera d’apporter des éléments de réponse à cette préoccupation partagée entre autres par Csiernik (1996) et Rhéaume (1993).

Explications de la surconsommation dans la littérature

Une abondante littérature sur la surconsommation des substances psychoactives en milieu de travail a fait ressortir quatre grands types d’explication pour rendre compte de cette problématique (Maranda et Morissette, 2002). Un premier type d’explication prédominante, d’ordre bio-médical et psychologique, place l’individu au centre du problème. Dans ce modèle, on considère que l’individu transporte ses problèmes d’alcool, de drogues ou de médicaments au travail. Les facteurs de vulnérabilité suivants sont retenus : l’impulsivité, une faible estime de soi, un sentiment d’impuissance, etc. Par conséquent, la majorité des recherches épidémiologiques expliquent la surconsommation par une description des consommateurs abusifs qui seraient surtout des jeunes hommes entre 18 et 34 ans ayant un emploi, célibataires, insatisfaits de leur travail et ayant peu d’ancienneté (Grube, Ames et Delaney, 1994). Sur le plan de l’intervention, « l’individu-problème » est celui qu’il faut soigner, punir, réadapter ou éviter d’embaucher. Des approches managériales ont été mises à l’essai : le dépistage (Cook et al., 1996), la discipline, la confrontation et l’aide professionnelle.

Une deuxième perspective, d’inspiration psychosociale et multifactorielle, considère la surconsommation de substances psychoactives comme étant issue de l’inadéquation entre l’individu et son travail. Selon cette approche, il existe un manque d’affinités entre les caractéristiques personnelles (les perceptions de l’individu et le soutien social dont il bénéficie), les contraintes psychosociales du travail et l’organisation dans laquelle il évolue. Des études s’appuyant sur le modèle de Karasek et Theorell (1990) cherchent les relations entre le travail, le stress (ou la détresse psychologique) et la consommation de psychotropes (Bourbonnais et al., 1998 ; Niedhammer et al., 1997). L’ambiguïté et les conflits de rôle sont souvent interprétés comme des facteurs de vulnérabilité personnelle (Frone, Russel et Cooper, 1995), tandis que le manque d’autonomie, la pression au travail et un faible niveau de latitude décisionnelle ressortent comme principaux facteurs organisationnels. Dans ce cadre, ce n’est pas uniquement l’individu qui a un problème, ni le travail qui fait problème, mais la relation qui s’établit entre les deux. L’alcool serait un moyen de s’adapter à la tension engendrée par les contraintes de travail ou de l’évacuer (Schnall et al., 1994). Bon nombre d’études relevant de cette perspective reprennent toutefois l’idée de l’inadaptation individuelle comme source du problème, « l’individu-travail-problème », et l’intervention continue d’être dirigée vers la personne.

Une troisième perspective sociologique déplace le point de vue pour s’intéresser cette fois aux caractéristiques du travail comme étant associées à l’émergence ou à l’aggravation de la surconsommation de substances psychoactives, soit les facteurs de risque issus des conditions et de l’organisation du travail. Certains postes de travail taylorisés sont susceptibles de favoriser la consommation d’alcool ou de drogues : ceux dont les tâches sont répétitives, les horaires longs et irréguliers, le travail de nuit, ceux qui comportent des périodes d’inactivité ou d’ennui (Härma et al., 1998). En outre, les nouvelles formes d’organisation du travail fondées sur la performance, la responsabilité et l’imputabilité augmentent le risque de consommation de cocaïne (Muntanen et al., 1995). Ces études qui évoluent dans la perspective du « travail-problème » considèrent que les substances psychoactives sont utilisées comme mécanismes de défense pour fuir ou pour atténuer une réalité déplaisante ou encore comme tampon pour compenser une perte de sens. Très peu d’interventions ont été développées selon cette vision sociologique, car la vision déterministe limite les interventions qui responsabilisent les personnes (Blum et Roman, 1997).

Une quatrième et dernière perspective, cette fois-ci anthropologique ou culturelle, s’intéresse aux relations dynamiques entre le contexte de travail et la construction d’une culture du travail axée sur la consommation de substances psychoactives. On parle ici de la « culture-problème ». À l’intérieur de certaines cultures de travail de métier ou de profession se développe une sous-culture de consommation élevée d’alcool associée à certaines caractéristiques de travail. Chacune possède une réalité distincte, sa compréhension du rapport au monde, ses habitudes, ses coutumes, ses rites et ses normes de consommation (Ames, 1993). L’alcool inaugure une dynamique de l’union et de la communion et ce sera alors une consommation conviviale qui sera pratiquée, tandis que d’autres consommeront en solitaires lorsque le contexte de travail engendre de l’isolement. L’intervention, construite sur ce modèle, est encore rare, mais les approches anthropologiques ouvrent des perspectives qui permettraient d’intervenir à la fois sur les contextes (l’organisation du travail) et la culture (Craig et Ames, 1989).

Représentations, sens et actions : une dynamique interactive

Les pratiques d’intervention découlent d’un choix d’objectifs, de méthodes et de moyens parmi un ensemble d’options. Au sein des organisations, il existe bien sûr des philosophies d’orientation, des politiques et des mandats, bref, un ensemble de contraintes qui ne relèvent pas strictement des intervenants ; mais selon la théorie des représentations sociales, ces options sont également reliées à la manière dont les intervenants s’expliquent le monde qui les entoure. Cette manière de rendre intelligible, pour eux, le monde dans lequel ils vivent et agissent, procède à son tour d’une hiérarchisation des valeurs, de jugements, d’opinions et d’attitudes. Il y aurait donc une relation forte entre les valeurs (ce qui est important pour soi), dont sont porteurs les intervenants, la manière dont ils comprennent leur monde (explication et interprétation) et la façon dont ils agissent dans ce monde (les pratiques, l’action). Par exemple, certains membres de ce réseau privilégient une intervention de groupe plutôt qu’une intervention individuelle auprès des personnes. Toutes ces actions procèdent d’un choix parmi des options elles-mêmes discriminées à partir de ce que les intervenants considèrent comme important (les représentations sociales). En sens inverse, la pratique d’une personne peut l’amener à modifier son point de vue sur le monde qui l’entoure (les représentations périphériques) et remettre en cause les valeurs qui étaient les siennes jusque-là. C’est dans ce cadre que nous avons examiné la pratique des membres de ce réseau d’entraide en posant la question du sens qu’ils accordent à leur action en lien avec leurs représentations du travail et de la surconsommation de substances psychoactives.

Méthode et démarche de recherche

Cette recherche s’est inspirée d’une démarche descriptive afin de rendre compte de l’expérience de certains membres de ce réseau sélectionnés pour leur pratique soutenue. Un échantillonnage par choix raisonné a été effectué dans cinq régions du Québec avec l’aide des responsables régionaux. Cinq membres par région ont été rencontrés en entrevue individuelle. Dans les faits, 21 entrevues ont été réalisées, le seuil de saturation ayant été atteint. Les répondants devaient cumuler trois années d’expérience comme membres de ce réseau, et les établissements où ils interviennent devaient, depuis plusieurs années, offrir un programme d’intervention.

Les entrevues, de type constructiviste, ont porté sur quatre catégories de représentations : celle de la surconsommation de substances psychoactives ; celle de leur rôle ; celle de leur milieu de travail et de leur syndicat. Le but de l’entrevue constructiviste est de favoriser « […] la verbalisation du sujet à propos du sens qu’il donne à l’objet et des rapports à l’objet que ce sens implique » (Gélinas et Schoonbroodt, 2000 : 35). L’analyse des données fut d’ordre qualitatif et interprétatif. Nous avons travaillé par analyse de contenus en procédant par associations interprétatives constantes entre l’empirisme et le cadre conceptuel des représentations sociales. Nous avons suivi la démarche d’analyse matricielle par codification (Huberman et Miles, 1991). La matrice a été élaborée à partir du cadre conceptuel et des questions de recherche. Nous avons ensuite procédé à l’analyse de premier et de second niveau : identification des unités de sens et association à celles d’un descripteur (unité d’analyse). L’analyse des entrevues a permis de dégager trois modèles d’intervention. Il s’agit du modèle humaniste, du modèle professionnaliste et du modèle d’un syndicalisme réflexif.

Des manières de penser et d’intervenir : entre l’intégration et la distance

En premier lieu, il est nécessaire d’évoquer les représentations reliées au contexte de travail lui-même. Les délégués sociaux décrivent des milieux de travail désorganisés ces années-ci par les mesures de rationalisation : fermetures d’entreprises ou coupures de services et disparition de milliers d’emplois, puis réouvertures avec un nombre réduit de personnel. Les incidences sur l’économie des régions, la perte de revenus pour les familles et le nombre accru de chômeurs ont considérablement affecté la situation de la main-d’oeuvre. Les milieux de travail sont vus comme des lieux déshumanisés par trop de désorganisation, notamment en regard des horaires, des cadences, de la charge de travail et des critères de performance qui ne cessent d’augmenter, selon eux. Puis il y a les milieux de travail réorganisés, qui ont connu des restructurations ou des opérations de réingénierie et où les travailleurs sont confrontés à l’augmentation de la performance, de la qualité et du contrôle ou, encore, doivent s’adapter à de nouvelles technologies ou à de nouvelles stratégies de gestion du personnel.

On déborde de nos heures de travail. On fait du surtemps ; on arrive à la maison, on est fatigués. L’épouse travaille, tu peux avoir des problèmes avec les enfants, ça occasionne du stress. Monétairement, ce n’est pas facile. Le monde est de plus en plus endetté. Ça fait que ça emmène de gros cas.

C’est aussi dans ce contexte que des modèles d’entraide diversifiés se sont développés, chacun ayant leurs forces et leurs limites.

Un humanisme rédempteur ou simplement humain ?

Les résultats ont montré une première représentation de l’entraide, comparable à celle d’un don de soi, et d’une intervention qui se déroule dans un rapport de type coeur à coeur. On se décrit souvent comme quelqu’un qui a soi-même souffert, qui a reçu de l’aide et qui donne à son tour. Sa propre expérience sert de base et de guide dans l’intervention ; cette personne veut être utile et veut sauver des vies humaines.

Plusieurs personnes sont venues me voir et m’ont demandé : qu’est-ce que t’as fait pour t’en sortir ? De fil en aiguille, le gars marabout pis agressif que j’étais n’était plus là, j’avais le sourire. Ça attire les autres.

Pour illustrer les implications associées à cette image du don de soi, certains démontrent une disponibilité quasi totale : ils accourent la nuit pour aider quelqu’un qui risque de s’enlever la vie, vont chercher les gens dans leur « bas-fond », comme ils disent, les accompagnent dans une maison de thérapie, les accueillent à leur sortie, puis, jour après jour, tentent de les aider à reprendre goût à la vie et à regagner l’estime des autres. Dans ce type d’intervention, la charge d’idéalité est très forte. Du moins, on pourrait être tenté de déduire que ces gens s’en mettent beaucoup sur les épaules. Toutefois, la vision de cet idéal guide leur action. Ils affirment que c’est la référence aux valeurs inhérentes à ce mode de vie qui les soutient.

J’étais comme un homme mort. Revivre une deuxième fois, ça m’a donné le goût de le faire partager aux autres qui avaient les mêmes problématiques que moi.

La sorte d’humanisme évoquée ici fait appel à un modèle d’intervention où le rapport à l’individu prime (la personne est visée en premier lieu), fondée sur une vision rédemptrice de l’intervention (sauver la personne) et de l’adaptation (remettre la personne dans le droit chemin par un changement de comportement). Cette philosophie s’inspire en bonne partie du mouvement des Alcooliques anonymes, auquel plusieurs sont associés. L’« aide », au coeur de l’intervention, fait partie des 12 étapes du programme ; en fait, elle constitue la douzième étape et permet de maintenir leur sobriété. Comme le dit Jauffret (2000 : 7) dans cette importante revue de littérature : « L’auto-support peut-être défini comme une volonté des patients de mettre l’accent sur leur expérience et leur autonomie pour se soigner, s’aider ou défendre leurs droits. »

J’étais le marginal, le gros « rocker », le gars pointé par tout le monde : le « problem-maker ». À la suite d’une réhabilitation, j’ai été approché pour faire partie des délégués sociaux.

Une autre image, qui s’inspire davantage d’un humanisme social, émerge comme représentation périphérique[2] dans ce modèle : il s’agit de l’action de ceux qui se considèrent comme des artisans du social. L’essentiel de l’intervention repose sur l’établissement et l’entretien de rapports réciproques de camaraderie au travail, et beaucoup moins sur une relation d’aide (d’un aidant à un aidé). L’intervention ne vise pas une personne en particulier et le milieu de travail comme entités séparées, mais les réalités quotidiennes qui s’y vivent. L’intervention demeure toutefois personnalisée, car une observation fine et une écoute attentive et vigilante est le plus souvent pratiquée. Ces actions s’inscrivent dans une finalité de prévention, c’est-à-dire qu’elles visent à éviter l’apparition ou l’aggravation de problèmes chez les compagnons et compagnes de travail soumis aux mêmes conditions de travail, et elles visent à offrir un climat de travail soutenant. L’entraide et la réciprocité en découlent.

En gros, c’est un bon mot, une bonne parole, c’est échanger quelques minutes ses histoires de la journée. C’est jamais dans les grands éclats, dans les grands exploits, c’est toujours dans les petits mots de tous les jours, dans des petits mots d’encouragement.

Ce travail quotidien accompli de façon discrète et sans grands moyens, crée une situation paradoxale : il demeure invisible et méconnu des structures de directions (patronale, syndicale), et, par conséquent, peu soutenu au plan organisationnel. Toutefois, cette situation n’est pas dénoncée, car ces artisans du social tiennent à ce que leur action demeure ordinaire. Ce n’est pas que ces gens soient contre une assistance matérielle et technique, mais ils ne veulent pas revendiquer des conditions d’intervention qui les obligeraient à faire de leur pratique d’entraide une action formelle. En somme, la représentation de l’humanisme rédempteur vise essentiellement l’aide et la réadaptation de l’individu au contexte de travail, tandis que le modèle humaniste social est plus axé sur l’entraide au quotidien et la réciprocité, ce qui est de nature à transformer le contexte social par des rapports sociaux plus solidaires.

Un professionnalisme stratégique

Les membres qui procèdent à des interventions s’apparentant à ce modèle professionnel doivent acquérir des habiletés à décoder les signes précurseurs des malaises et à les interpréter sous forme de connaissances pratiques se traduisant par une capacité d’intervention. Dans les grandes entreprises privées, publiques et parapubliques, des démarches conjointes avec les délégués sociaux et le programme d’aide aux employés de l’entreprise (PAE) ont cours. Il existe des comités paritaires composés de représentants de l’employeur et du syndicat qui voient à l’encadrement de certaines activités et prévoient des ressources matérielles pour la réalisation des projets. Derrière cette image, ce sont des enjeux de reconnaissance qui font foi de la bonne marche des opérations : libérations syndicales, formation, attribution de locaux et de moyens techniques, comptes de dépenses, etc. Rendu à ce niveau, le réseau d’entraide a obtenu une reconnaissance sociale de ses activités, bien qu’elle demeure fragile et à renégocier sans cesse. Il y a cependant ici une sophistication des techniques d’intervention qui tend vers une certaine professionnalisation de l’action.

La représentation de l’agent de prévention est à la base du modèle professionnel stratégique. La prévention a généralement deux sens : sensibiliser et informer les gens pour qu’ils puissent agir sur leurs comportements, puis connaître et comprendre la source des problèmes et, éventuellement, agir à ce niveau. Reste à voir à quel type d’analyse on se réfère dans ce modèle pour déterminer la source des problèmes. Selon nos résultats, ce sont plutôt les comportements humains qui sont retenus, notamment les conduites à risque (Le Breton, 2002), sans toutefois développer une vision du risque qui se soucierait de la signification des activités engagées par les individus pour se protéger ou se défendre du contexte de l’organisation du travail.

Une seconde représentation associée à l’intervention vue sous cet angle professionnel est celle du dépistage. Il est nécessaire de discuter, en premier lieu, des connotations qui peuvent être partagées à ce niveau. D’un côté, le dépistage peut être vu comme une stratégie positive, ainsi certains diront qu’ils exercent une vigilance systématique, qu’ils tentent de désamorcer des situations de crise « avant que ça explose » par des relations fondées sur la convivialité et la sympathie.

L’employeur va nous approcher, il va dire : « Écoute, cette personne-là, ces temps-ci ; elle manque beaucoup, elle a certaines difficultés avec ses confrères de travail, on vous demanderait d’intervenir pour parler avec la personne parce qu’on ne voudrait pas se rendre avec les mesures disciplinaires. »

D’un autre côté, le dépistage est associé à l’observation d’indices précis reliés aux comportements de la personne. La confrontation et, au besoin, une certaine force de persuasion seront poursuivies par une intervention directe qui pourrait se traduire, selon les mots d’un répondant, par un « bon coup de pied au bon moment… » dans le but de faire réagir la personne.

C’est d’être capable de détecter ces gens-là. On a plusieurs références [indices] à ce niveau-là ; l’absentéisme ; il arrive en retard au travail, la personne estisolée, elle est tout le temps rendue au téléphone.

Le dépistage peut ainsi être vu comme un moyen pour débusquer les personnes, comme le feraient des détectives attentifs désireux d’acculer au pied du mur des individus fautifs. Sonnenstuhl et Trice (1987) ont relevé que cette forme de dépistage est pratiquée sur la base d’un échange intensif d’information (gossips) entre les alcooliques devenus sobres et le réseau qu’ils ont constitué. Cet échange serait réservé à ceux qui « sont passés par là » et qui, de ce fait, sont légitimés par leurs camarades pour faire du contrôle social, selon ces auteurs. La « confrontation positive », c’est-à-dire une confrontation de la personne, de ses agissements et des conséquences qui s’ensuivent, est pratiquée en vue de briser le déni fortement présent et forcer la personne à se prendre en main.

Des fois, je me sens le boss, je me sens le délégué social, je me sens le délégué syndical, l’employeur ne prenant aucune initiative. Je me dis, on ne peut pas laisser aller l’employé comme ça, il s’enterre, il s’engouffre.

En somme, cette vision de l’intervention « professionnelle » est fondée sur l’idée de la spécialisation des fonctions, de la recherche de formation pour répondre à une large gamme de problèmes et sur l’ajout de ressources venant de l’employeur (un local, du temps libéré, des budgets, etc.). Le développement de ce modèle professionnel pourrait accroître la possibilité que les membres de ce réseau d’entraide remplacent graduellement les services prodigués par les professionnels des programmes d’aide aux employés, et ce à meilleur marché. En revanche, d’autres se méfient d’une trop grande proximité avec les objectifs de rentabilité des programmes d’aide aux employés. Ils craignent une récupération de leur action.

Avant, les délégués sociaux qui travaillaient au niveau des programmes d’aide mis en place par les employeurs servaient un peu trop à mon sens, de faire-valoir, peut-être même dans certaines situations de « Golden retriever ». Je ne joue plus à ça.

Le modèle professionnel relève, lui aussi, de l’adaptation sociale, c’est-à-dire une intervention qui vise à réadapter les individus au contexte, qui lui, n’a pas changé. En cela, il n’est pas différent des modèles qui retiennent l’idée d’un « individu-problème ». Une action plus critique s’inspirerait d’une autre logique d’action, celle de la transformation des conduites « addictives », en premier lieu, mais aussi une transformation des conditions structurelles qui ont joué dans la dynamique d’alcoolisation ou de toxicomanie, ce qui donnerait lieu à un modèle plus écologique alliant le mieux-être des employés et la transformation de l’organisation (Csiernik, 1998).

Un syndicalisme réflexif

Deux visions opposées se dégagent ici des représentations des membres à propos de leur action comme action syndicale : celle d’une équipe bien intégrée avec la structure syndicale et celle d’un mouvement séparé qui doit le demeurer. Selon la première vision, l’équipe fonctionne en tandem, c’est-à-dire le délégué social et le délégué syndical ou un membre du comité de santé et sécurité coordonnent leurs actions en vue d’une meilleure intervention. Les relations sont personnalisées et des actions sont combinées pour atteindre un objectif : le plus souvent amener l’individu à se prendre en main. L’équipe est ainsi le résultat d’une cohésion stratégique organisée entre des acteurs. Dans ce cas, il y a un mandat, une vision de l’aide, des lieux de rassemblement, des moyens techniques et une marge de manoeuvre. À ce niveau, la structure est d’abord locale : le milieu de travail, le syndicat local, etc. Puis vient le réseau structuré, soit un regroupement de délégués sociaux bénéficiant du soutien de leur syndicat local et national, en plus du conseil de travail régional et de sa coordination, et pouvant compter sur des moyens de plus en plus importants pour assurer la continuité de leur action en dehors du travail.

On marche de pair, main dans la main. Si le gars a manqué 45 jours, le délégué syndical va s’en mêler. S’il estime que c’est un problème d’alcool qui est derrière ou un problème sentimental, il va nous le référer.

L’image opposée de l’action des délégués sociaux dans le syndicat est celle d’un mouvement séparé, et qui doit le demeurer.

On ne fait pas de politique ; on enlève nos chapeaux : le chapeau blanc de l’administration et le chapeau vert du travailleur, on les enlève.

Selon cette vision, le délégué social et le délégué syndical portent deux casquettes différentes et la permutabilité des rôles est réprouvée. Cette vision est fondée sur l’idée d’une neutralité à respecter à tout prix. Le sens de cette position est que leur action doit être une action complètement apolitique, à l’extérieur des cadres formels de la convention collective.

Les délégués syndicaux sont là pour faire exécuter des points de loi (de droit, la convention collective), contrairement aux délégués sociaux, c’est l’humain.

Derrière cette vision « neutre », une critique sévère du syndicalisme est faite : les délégués sociaux doivent être mobilisés par la cause humaine et sociale et se positionner contre la bureaucratie, le pouvoir, les comportements agressifs, contre la récupération politique, disent-ils. Mais se profile aussi une mentalité antisyndicaliste à peine voilée. L’action est construite autour de « l’humanisation des rapports », mais elle a besoin de faire sa propre critique, car, selon notre interprétation, elle contribue à une individualisation du rapport au travail au détriment d’une action qui serait plus orientée vers les contraintes systémiques (le contexte socioéconomique, les politiques et gestion d’entreprise, une organisation du travail déshumanisante, etc.), ce qui demanderait une approche syndicale plus intégrée.

Une représentation périphérique, porteuse de changements, se démarque de ce modèle et s’apparente à un syndicalisme renouvelé et réflexif : il s’agit de la table ronde. Cette logique d’action s’appuie sur l’idée d’animer les milieux de travail par la parole. Elle découle d’une volonté d’agir davantage sur les contextes et elle est portée par ceux qui agissent comme des analystes. En outre, cette vision met en relief la complexité des dynamiques organisationnelles et personnelles qui se renforcent et amènent les participants à établir des liens dialectiques entre les diverses situations.

Ça a sorti : « Hey ! je suis violente avec mes enfants, je ne suis plus capable de les sentir quand j’arrive de travailler, pis qu’ils arrivent de l’école pis qu’ils me demandent qu’est-ce qu’on mange pour le souper, j’ai le goût de les assommer. » Ben, ça, ça sort… À ce moment-là, on revient de loin. On dit : C’est quoi qu’il faut faire personnellement pour ne plus que notre famille, notre vie, nous autres mêmes soyons atteints comme individu ?

C’est par la discussion qu’il est possible, collectivement, de comprendre et de désamorcer ces dynamiques négatives et d’agir sur ce plan selon cette représentation, c’est du moins ce que certains tentent de faire ces derniers temps au sein des collectifs de discussion (Burnonville, 1999). Fortement inspirés de la psychodynamique du travail (Dejours, 2000), ces collectifs permettent aux salariés d’exprimer leur désarroi devant les problèmes organisationnels. La parole et la discussion visent à mieux cerner les malaises vécus par les gens, mais aussi à les relier aux contextes dans lesquels ils sont ressentis. En ce sens, ces collectifs analysent des situations de travail et établissent des liens entre des contextes pénibles et des affects négatifs tels que la fatigue, la morosité, l’agressivité, l’épuisement, la consommation d’alcool et de médicaments… Il s’agit de prendre conscience collectivement de phénomènes vécus individuellement et de les relier à des contextes communs. De cette façon, ils problématisent la toxicomanie selon le modèle de l’« individu-travail-problème » et du « travail-problème ». L’organisation et la gestion du travail sont ainsi mises en cause, mais aussi la vie syndicale.

Il y a des bibittes qui sortent en sacrifice : le syndicat passe au cash, la partie patronale passe au cash, mais comme syndicat, c’est toi le représentant du syndicat, il faut que tu sois prêt à… il faut que tu comprennes bien ce que les gens te disent. Tu ne peux pas prendre ça personnel.

Par ce type de syndicalisme réflexif, il est permis d’envisager une réelle transformation sociale des contextes de travail et des comportements humains. Il resterait à intégrer une vision de la « culture-problème » pour pouvoir intervenir sur les pratiques de consommation qui se développent dans les milieux de travail. La méthodologie des récits de vie et des récits de pratique pourrait être envisagée en ce sens (Niewiadomsky, 2000 ; Legrand, 1997)

Conclusion : des logiques d’action mises en tension

Des membres de ce réseau peuvent se reconnaître partiellement dans un modèle puis dans l’autre. Il faut voir dans la production de ces modèles une intention d’illustrer des façons de faire témoins des logiques d’action et des tensions dynamiques présentes dans cette action. Les aidants naturels sont aux interfaces de la souffrance et du contexte de travail : ils entendent, observent, agissent, etc., bien que leur action demeure souvent plus proche de la mobilisation conscientisante que de l’objectivation, dans l’ensemble. À travers les modèles décrits, on a pu voir que le problème de la dépendance à l’alcool ou aux drogues est généralement ramené à l’individu, c’est-à-dire à une caractéristique de sa personnalité, à son comportement ou à sa souffrance personnelle. L’impuissance à agir par rapport aux contextes d’organisation du travail ne veut toutefois pas dire que ces délégués sociaux se sentent démunis face à la problématique de l’alcoolisme. Au contraire, ils agissent efficacement dans une relation de personne à personne, c’est-à-dire dans une relation d’aide. De ce côté, ils ont acquis une forte expérience, voire une expertise remarquable. L’impuissance d’agir sur le plan de l’organisation du travail découle de la logique d’action dans laquelle ils s’inscrivent (ou ont été inscrits) : ils ont développé du « pouvoir-faire » avec un alcoolique (selon les termes de Nélisse, 1992), mais ne savent pas encore « comment faire » pour prévenir des situations de surconsommation d’alcool, de drogues ou de médicaments liées à la surcharge de travail, à la tension et au besoin de fuir une réalité souffrante. Les délégués sociaux reconnaissent le caractère pénible des contextes de travail, mais leur mandat est autre. Ils interviennent dans l’espace qu’on leur donne et il semble qu’on leur ait consenti l’espace « personnel » du problème et non pas l’espace organisationnel. Pourtant, les représentations du contexte de travail laissent croire que celui-ci joue un rôle important dans l’apparition ou le développement de ces conduites. Il leur reste à traduire leur expérience d’entraide en une action syndicale structurée. Pour cela, il sera nécessaire de développer des modèles de prévention et d’intervention qui s’appuient davantage sur une analyse dynamique de l’organisation du travail.