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Des modes d’intervention sociale qui avaient pourtant recueilli l’adhésion apparemment ferme des acteurs sont régulièrement remplacés à la suite de constats d’échec ou de bien mince efficacité des pratiques. Ainsi tourne la roue. La thèse que j’entends ici moins défendre que soumettre à la discussion peut être formulée comme suit : par-delà les « modèles » et les modes qui passent, l’intervention sociale est, en son coeur même, entreprise de normalisation et de moralisation. Pourrait-il en aller autrement ? À quelles conditions ?

Pour la présentation de cette thèse et l’amorce de sa discussion, je procéderai en trois temps. Je soutiendrai d’abord que rien n’est vraiment changé dans le champ de l’intervention sociale, malgré les modes, par définition changeantes, à cause de l’enfermement dans le pareil au même de modèles qui se succèdent sans jamais réussir à prendre en compte l’inédit du singulier. Puis, je tenterai de montrer comment et pourquoi l’intervention sociale, renvoyant à la normativité d’une normalité généralement non définie et arbitraire, est placée par là à la fois sous le signe de la normalisation et de la moralisation. Je proposerai enfin quelques pistes de réflexion et éventuellement d’action touchant ce qu’il faudrait changer pour vraiment en changer ; je poserai alors quelques jalons pour une éthique de l’intervention sociale qui, si toutefois cela se peut, ne serait pas inscrite sous le signe de la morale et de la moralisation.

« Du nouveau en tout point semblable à de l’ancien »

S’agissant des formes ou des modalités d’intervention sociale et des modèles, les modes, par-delà les mots et des changements plus apparents que réels, demeurent prisonnières du « pareil au même ». On parlait autrefois et récemment encore d’engagement social et d’action sociale, de service social et de travail social, d’intervention sociale ; on a proposé, il y a cinq ans, le concept-modèle d’innovation sociale (Bouchard, 1999) ; puis on a discuté d’approche milieu, de problem solving, d’empowerment (Mercier et Mathieu, 2000). Bien des entrepreneurs ont fait fortune, répétait un vieil ami, non pas en renouvelant ou en améliorant leurs produits, mais en changeant simplement les emballages ! On croit transformer le réel en renouvelant le vocabulaire et innover en étiquetant comme nouvelle l’approche proposée. « Du nouveau, j’en suis ! disait le grammairien de Paul Claudel dans Le Soulier de satin. Mais du nouveau en tout point semblable à de l’ancien… »

On voit resurgir l’ancien, en effet, par-delà les apparents renouveaux dont les mots portent le souhait, quand on propose d’intervenir de nouvelle façon, avec des outils nouveaux, dans des situations déclarées critiques par les experts, afin de remédier aux maux identifiés par eux, pour résoudre les problèmes selon la définition proposée par eux. Mais le potentiel de renouveau des discours proposant de nouveaux modes de pratique est en réalité compromis dès le départ parce que, et dans la mesure où tout y est défini et décidé par des experts, praticiens aussi bien que chercheurs et décideurs, pour régler les problèmes des autres, et parce que les autres sont alors répartis, sans qu’il soit tenu vraiment compte des singularités individuelles, en groupes cibles ou « clientèles » constitués en fonction de problématiques et de modèles d’intervention qui, résultats d’un travail d’abstraction à partir du réel concret et d’un essai de théorisation, ne peuvent valoir que dans l’ordre du général.

Deux dynamiques sont ici à l’oeuvre : 1) celle de la structuration du champ de l’intervention sociale par le point de vue dominant, voire exclusif, de l’expert, chercheur ou praticien, au détriment de celui du profane ou du client, dont les besoins ou la demande sont définis par l’offre ; 2) celle d’une généralisation qui évacue le particulier et le singulier par le jeu de l’abstraction et du travail de construction théorique. L’entrecroisement de ces deux dynamiques structure le champ de l’intervention sociale, dirait Bourdieu, et, le divisant, crée l’espace différencié de ses pratiques spécialisées. Du même coup, la rencontre des deux dynamiques évoquées en entraîne une troisième, dont je discuterai dans la deuxième partie de cet article : celle d’une catégorisation qui construit, en vue des interventions spécialisées qu’on déclarera requises, des groupes cibles de déviants par rapport à une normalité dont l’arbitraire n’est pas reconnu.

La sujétion de la demande à l’offre

L’une des raisons principales pour lesquelles les réformes ne donnent pas les résultats escomptés tient à la structuration du champ de l’intervention sociale (et plus particulièrement du travail social comme aussi de l’éducation, mais il en va de même dans le champ biomédical et sans doute dans tous les autres champs) par le point de vue de l’expert, chercheur et praticien, et par son regard : l’expert définit et redéfinit pour les autres – à la place des autres, tenus à l’écart –, les situations, les besoins et les aspirations. Sans reconnaître lucidement que les « problèmes » sont alors posés par lui, et inévitablement selon la vision limitée qu’il peut avoir du réel observé, et que les « solutions » proposées dans des programmes sans cesse refaits sont dès lors choisies et retenues par les experts en fonction de leurs expertises et subrepticement de leurs intérêts et non pas / plus que dans l’intérêt des autres.

Cela vaut et tient même lorsqu’il est question d’accompagnement et / ou d’empowerment, les prétentions des discours et le choix des mots pour décrire et qualifier modèles et modes d’intervention ne changeant rien à cette réalité. Ce qui ne veut toutefois pas dire que le choix des approches et des modèles serait sans importance, j’y reviendrai. Au fil des ans, dans l’analyse des politiques et des pratiques dans le champ de l’intervention sociale, plus précisément des services sociaux et de santé, et dans celui de l’éducation, j’ai constamment rencontré la volonté clairement exprimée de placer « la personne » au centre du système et des pratiques. Voilà pour la rhétorique. En pratique, on ne reconnaît pas vraiment à l’élève, au malade, au déviant, la capacité de définir les problèmes auxquels il fait face et encore moins leurs causes, ni donc d’analyser sa situation, de définir ses besoins et de formuler des demandes, de proposer éventuellement des voies d’action pour résoudre les problèmes relevés. On fait tout cela en son nom – et à sa place, mais sans pouvoir jamais se mettre véritablement à sa place –, sur la base d’une expertise qualifiée parfois de scientifique ou de professionnelle même lorsqu’elle ne fait que traduire ce qui relève du sens commun, lequel n’est, par définition, jamais critique.

La généralisation des modèles et la prise en compte du singulier

Dans l’ordre de la connaissance, et par ricochet dans celui de la formation, spécialement de la formation dite pratique ou professionnelle, puis dans les pratiques professionnelles elles-mêmes, l’un des grands défis est celui d’une révision et d’un renouvellement du rapport habituel entre pratique et théorie. Et, du même coup, entre le particulier et le général, entre le singulier et l’universel.

Déjà, pour Platon, celui-là seul qui aura accédé au monde des Idées, voyant tout dans le soleil du Bien en même temps que du Vrai, saura ce qu’est la Cité et, dès lors, comment la gouverner : le savoir théorique est proprement savoir premier. Aristote, pour sa part, fit place et droit, dans une certaine mesure, au savoir pratique, à la fois ruse (métis) et sagesse (phronèsis) : un savoir différent du savoir théorique et autonome. Serions-nous des disciples de Platon sans le savoir ? La croyance dominante, en tout cas souvent observée chez les praticiens et avant eux chez leurs formateurs, veut que le savoir théorique soit premier, fondamental, et qu’on puisse, voire qu’on doive le mettre en pratique. L’expérience enseigne pourtant que nulle théorie ne se met en pratique. Les savoirs pratiques et théoriques sont en constante interaction dans la vie ou dans la pratique, dans l’action ; la capacité de les articuler entre eux compte pour beaucoup dans la construction ce que l’on appelle la compétence, notamment la compétence professionnelle, qui est compétence de praticien – sans oublier que la recherche scientifique est elle-même une pratique sociale. Dans le jeu des interactions évoqué, savoirs pratiques et savoirs théoriques s’affrontent, se contestent mutuellement et se mettent en question, parfois se soutiennent, se concertent…

Tous les professionnels vivent – difficilement, je dirai même douloureusement – cette tension entre pratique et théorie. Leur formation les a préparés à faire face au général et ils ne rencontrent que le particulier ; ils ont appris l’universel, auquel le singulier échappe. D’où la succession des théories nouvelles et des modèles proposés pour aider à comprendre le réel et pour pouvoir agir sur celui-ci, espère-t-on, avec quelque efficacité, d’où aussi la succession des échecs. Le modèle, par définition dans l’ordre du général même si sa construction n’a été possible que par la considération des particularités et l’attention portée au singulier, ne sera utile comme instrument de saisie d’un réel concret, qui toujours échappe et échappera, qu’à la condition de savoir investir ses apports dans la dynamique d’une action qui échappera toujours également aux prévisions des planifications pour s’effectuer, en acte, dans l’inédit imprévisible du singulier (Mendel, 1998).

Normalisation et moralisation : quand une « normalité » se fait normative…

La constitution des groupes cibles constitue un troisième obstacle de taille au renouvellement souhaité des pratiques d’intervention sociale. Pour orienter les interventions sociales, articuler les apports de divers acteurs et accroître les chances d’une action efficace, le gouvernement du Québec a revu au fil des ans sa politique de la santé et du bien-être social. Diverses thématiques ont alors été relevées et « priorisées » tant dans les institutions publiques que dans diverses organisations non gouvernementales. J’en retiendrai ici quelques-unes, récurrentes, qui semblent donc avoir la vie dure : les abus, la négligence et la violence à l’endroit des enfants ; les troubles de comportement des enfants, des adolescents et des adolescentes ; la délinquance ; la violence faite aux femmes ; l’itinérance ; l’alcoolisme et l’usage abusif de psychotropes ; les aspects sociaux des MTS et du sida ; la santé mentale ; le suicide ; l’intégration sociale des personnes âgées et des personnes handicapées. Ces thématiques renvoient à des problèmes sociaux jugés importants, tenant eux-mêmes à des déviances qu’on souhaiterait, si on ne peut les éviter, corriger ou tout simplement pallier.

Un rapprochement troublant

J’ai été amené à m’intéresser, au cours des dernières années, au rôle de l’État protecteur tel qu’il peut et doit s’exercer à travers le mandat et l’action du curateur public (Bourgeault, 2004b), aux raisons (ou déraisons) de la constante résurgence du racisme (Bourgeault, 2004c), aux modèles et modes (nouveaux) d’intervention sociale. J’ai vu revenir avec étonnement chaque fois les mêmes clientèles cibles. De semblables appellations et de semblables repères semblent bien secrètement servir pour définir les groupes de personnes inaptes ayant droit à une protection spéciale des pouvoirs publics, à des interventions sociales particulières, comme aussi, plus tôt, à une inscription dans les listes – plus longues – du programme eugéniste de Laughlin dans les États-Unis des années 1910–1940 (et dans d’autres pays), puis dans l’Allemagne nazie des années 1930 :

Est socialement inapte [peut-on lire dans un Rapport du laboratoire psychopathique du Tribunal municipal de Chicago en 1922] toute personne qui, par son propre effort, est incapable de façon chronique, par comparaison avec les personnes normales, de demeurer un membre utile de la vie sociale organisée dans l’État. […] Les classes sociales d’inaptes sont les suivantes : 1o les débiles mentaux ; 2o les fous (y compris les psychopathes) ; 3o les criminels (y compris les délinquants et les dévoyés) ; 4o les épileptiques ; 5o les ivrognes (y compris les habitués de la drogue) ; 6o les malades (tuberculeux, syphilitiques, lépreux et autres, atteints de maladies chroniques, infectieuses et légalement dépistables) ; 7o les aveugles (y compris ceux dont la vision est sérieusement affaiblie) ; 8o les sourds (y compris ceux dont l’ouïe est sérieusement affaiblie) ; 9o les difformes (y compris les estropiés) ; 10o les individus à charge (y compris les orphelins, les bons à rien, les gens sans domicile, les chemineaux et les indigents).

Pichot, 2000 : 214-215

Laughlin et bien d’autres avec lui ont alors prôné la stérilisation de ces personnes qui ont perdu partiellement ou totalement leur autonomie (incapables par leur propre effort de faire ce que font les personnes normales), et qui sont ainsi devenues inaptes, c’est-à-dire inutiles à la société. Le régime de l’Allemagne nazie ira plus loin et cherchera à les exterminer dans les crématoires où, cela est plus connu parce que plus souvent rappelé, on a fait disparaître des millions de Juifs.

Le rapprochement paraîtra odieux ; il l’est en effet, tant les intentions et les visées sont opposées : exclure et exterminer, dans un cas ; protéger et soutenir, dans les deux autres. Il reste qu’on relève dans les trois cas évoqués le même processus d’identification et de catégorisation (et de stigmatisation), puis de mise à l’écart, qu’on ne saurait soustraire à une réflexion critique qui donnera à voir les effets pervers de politiques et de pratiques pourtant bien intentionnées de bien-être social et de protection, de soutien et de réinsertion sociale.

Il convient, voire il est essentiel que l’État adopte des politiques et des programmes d’action pour ceux et celles qui, autrement, seraient laissés pour compte : dans l’incapacité de participer, fût-ce de façon minimale, au bien-être collectif et à la vie sociale. Il y a là une responsabilité de la société prise globalement et de l’État, à la fois pour assurer une participation de tous et de toutes et pour réduire, sinon éviter totalement les coûts financiers et sociaux des marginalisations et des exclusions (Lamoureux, 1991 ; Bourgeault, 2004b). Toute prise en charge par l’État et par ses institutions fait encourir toutefois le risque d’une stigmatisation et d’une marginalisation de ceux et celles qui en sont l’objet. Dans La Peste et dans L’État de siège de Camus, le Dr Rieux, allant de maison en maison pour lutter contre la peste et soigner ceux qui en sont atteints, prend soudain conscience que, ce faisant, il contribue à sa propagation. On ne peut échapper ici à la contradiction : toute prise en compte des inégalités sociales contribue à les renforcer et devient par là même injuste, mais il n’y a sans doute pas pire injustice, pire iniquité que de ne pas tenir compte des inégalités.

De même, il est sans doute nécessaire que les intervenants sociaux déterminent, sur la base d’enquêtes et d’analyses menées avec rigueur, des groupes et des clientèles cibles, pour planifier et organiser leur travail. Les enquêtes et les analyses effectuées servent à mettre en relief les enjeux, et à clarifier les problématiques, et à évaluer les interventions afin d’apporter les ajustements requis. Il demeure que tout cela, intervention et recherche et sans doute aussi formation, renvoie à une certaine « idée » d’humanité normale à laquelle on se réfère implicitement pour juger de la normalité ou de l’anormalité des situations et / ou des comportements, puis décider des actions de redressement à entreprendre. Or cette normalité qui se fait normative, évidente sans doute pour le sens commun et faisant dès lors l’objet d’un consensus souvent flou et toujours ambigu, n’est jamais clairement définie.

Je me suis livré, il y a quelques années, à l’analyse des titres de programmes de recherche sociale subventionnés par le Conseil québécois de la recherche sociale (CQRS), programmes menés généralement en lien avec des interventions (Bourgeault, 2004a). On s’intéressait – et, ma foi, on s’y intéresse toujours – plus particulièrement à certains groupes cibles : 1) les enfants et les adolescents victimes d’abus ou de violence, ou qui vivent dans des familles « à risque de négligence », qui ont souffert de « désinvestissement paternel », qui sont parfois violents ou délinquants, qui ont des « troubles de comportement » ou manifestent « des troubles de conduite », qui ont des problèmes d’autorégulation et d’adaptation à l’école ; qui éprouvent des problèmes d’adaptation et de santé mentale à l’adolescence, dans une « comparaison entre adolescents normaux et perturbés » ; qui abusent de l’alcool ou de drogues, ou sont « à risque » de le faire ; etc. ; 2) les itinérants ou les « sans domicile fixe » ; 3) les alcooliques et les toxicomanes : dépistage et traitement, liens avec la violence et la santé mentale, effets sur le conjoint et sur la famille, etc. ; 4)les personnes ayant des problèmes de santé mentale ; 5) les personnes infectées par le VIH et atteintes du sida ; 6) les personnes âgées et les personnes handicapées, sous l’angle de leur intégration sociale ou des conséquences sur « la demande en soins et services » ; ou touchant « la prise en charge des personnes âgées en perte d’autonomie par les familles ». En somme, les deux tiers des programmes subventionnés s’inscrivaient cette année-là dans le cadre de la politique québécoise de santé et de bien-être dont les grands axes – ou les priorités – ont été rappelés plus haut.

Une « normalité » qui se fait normative...

Sous-jacente aux catégories créées comme aux problématiques évoquées dans ces énumérations fastidieuses, une vision de la personne humaine et de la société dont les référents ne sont pas explicités édicte donc une « normalité » qui devient normative. En outre, l’attention semble porter davantage ou plus souvent sur les phénomènes observés que sur leurs causes ; et sur les personnes elles-mêmes, jugées et classées comme déviantes, plus que sur des situations aberrantes qui pourraient être jugées elles-mêmes anormales et appelant des redressements : situations de pauvreté et de non-travail ou de chômage, par exemple. Il s’ensuit que la « normalité » de référence juge et condamne, sans bien évidemment le faire de façon claire, l’abus, la déviance, la délinquance, la violence… et du même coup le déviant ; également le handicap et le handicapé, la déficience et le déficient, l’itinérance et l’itinérant : tous ces « maux », en somme, dont on souhaite depuis des siècles qu’ils soient extirpés de la société grâce aux recherches scientifiques et aux interventions des experts, et qu’on a parfois cherché à éradiquer en supprimant leurs « porteurs » (Kevles, 1985 ; Pichot, 2000).

Deux dynamiques particulières émergent : la dynamique d’imposition d’un modèle et d’une norme ; la dynamique de stigmatisation et de marginalisation des déviants.

1) L’imposition d’un modèle et d’une norme

Le normal et le pathologique, comme l’a déjà montré Georges Canguilhem, sont des « construits » (Canguilhem, 1966/1972) – et, pourrait-on ajouter, des construits sociaux proposant une référence arbitraire (Bourdieu et Passeron, 1964,1970) malgré leur prétention de dire, par-delà la normalité statistique, une normalité de nature, et donc universelle. Le modèle proposé se révèle alors normatif, traçant le chemin obligé des conduites socialement acceptables et effectivement acceptées ou à tout le moins tolérées (Massé, 2003).

Il y a en cette matière glissement du biomédical au social qui ne va pas sans poser problème. Utilisés pour analyser et comprendre le « corps social », les modèles et les référents de la normalité biologique induisent à la médicalisation de la société : les anomalies et les déviances, une fois « diagnostiquées », peuvent et doivent être redressées, « guéries ».

2) L’identification, la stigmatisation et la marginalisation

Le diagnostic reconnaît les personnes comme porteuses de telle ou telle maladie ou tare et les « qualifie » pour le traitement qui sera prescrit, créant du même coup le groupe cible défini, faisant en quelque sorte exister comme groupes les immigrés et les réfugiés, les itinérants, les mères célibataires, etc., pour y enfermer ensuite des personnes qui en perdent leur nom et tout trait personnel, définies désormais par leur appartenance à un groupe dont les traits communs, des stéréotypes, orientent désormais le regard de tous. Se trouve ainsi renforcé un rapport social dissymétrique entre dominant et dominé, ou Majoritaire et minoritaires, en vertu duquel le Majoritaire se fait norme en définissant la normalité, réservant du même coup à ses seuls membres l’individualité et l’agentivité, les autres, marqués dans leur être par leur appartenance groupale, ne pouvant être considérés comme des personnes, des individus, sont réduits à la passivité de clients bénéficiaires, incapables de prendre en charge leur vie (Pietrantonio, 2000) et ils devraient par conséquent rendre grâce aux intervenants sociaux pour le soutien proprement vital qu’ils leur apportent.

Que changer pour en changer ? Jalons pour une éthique de l’intervention sociale

Que faire pour en changer ? Je voudrais proposer ici quelques jalons pour une éthique de l’intervention sociale qui refuserait l’enfermement dans le pareil au même des pratiques, mais aussi des morales et des déontologies qui renvoient à la même normalité arbitraire et néanmoins normative déjà évoquée et ne sauraient dès lors aider vraiment à critiquer les modèles et les modes de ces pratiques, à les revoir, à les renouveler.

Les questions de l’éthique, par-delà les règles des morales établies et des déontologies qui disent comment agir à l’intérieur d’un cadre et d’un consensus donné, ébranlent le consensus lui-même. Elles portent sur les visées de l’action, par-delà les intentions déclarées et les objectifs énoncés dans les politiques, les programmes, les modèles. En dépit des intentions, les visées de prise en charge de leur vie par les personnes que l’intervenant social entend aider sont dans les faits contredites et empêchées d’entrée de jeu par leur exclusion des lieux et des rôles de la décision, de la planification et, finalement, de l’intervention elle-même dans son déroulement ou « en acte ». L’éthique s’intéresse aussi à ce qu’il advient lorsque l’acte mis en branle par la décision d’agir emprunte des chemins inattendus, obligeant constamment à de nouvelles décisions et à de nouveaux choix ; elle s’intéresse donc aux implications et aux conséquences de l’acte lui-même, lequel déjoue toujours dans son déroulement les prévisions de l’acteur ainsi que son plan d’action, exigeant dès lors de constants ajustements. Autrement, il faudrait comprendre qu’il n’est de responsabilité (professionnelle) que pour ce qui est décidé et planifié « dans la tête », pour reprendre une expression de Mendel (1998), et que nul ne peut être (tenu) responsable de ses actes...

Afin de poser quelques jalons seulement d’une éthique de l’intervention sociale, je traiterai d’abord du rapport d’intervention, puis de la responsabilité de l’intervention « en acte », plaidant pour l’apprivoisement de l’incertitude et pour la reconnaissance de l’ambiguïté de toute intervention prenant acte de ce que les réalités humaines concrètes ont d’unique et de mouvant.

Le rapport d’intervention : posture et imposture

Qui décide ? Et comment ? J’ai abordé plus haut ces deux questions en notant que les personnes visées par les interventions sociales et qui en font l’objet sont en pratique exclues de la définition des situations qui sont les leurs et dont elles ont seules, à l’exclusion des experts, une connaissance expérientielle. Elles sont aussi tenues à l’écart de l’expression des besoins qui sont les leurs, de même que du choix des programmes et des modalités d’action appropriés pour les satisfaire, puis des décisions prises au fil de l’intervention. Michel Serres invitait, il y a 20 ans, à refuser que quiconque s’arroge le droit de décider pour les autres, éventuellement pour tous, de ce qui est bon pour eux[2].

Ce qui est en cause et en jeu dans les questions du qui et du comment ici posées, c’est l’articulation du rôle de l’intervenant (professionnel) et du chercheur, des experts – et aussi de ceux qu’on appelle les décideurs, mais il faudrait entreprendre à ce sujet une autre discussion – avec celui des personnes « visées » par l’intervention. Celle-ci sera-t-elle pensée et planifiée, menée, puis évaluée POUR ou AVEC les personnes qui devraient en bénéficier ? et éventuellement soutenue par une recherche SUR vs AVEC ces personnes ?

La façon selon laquelle sont établis et vécus les rapports entre l’intervenant social (Bourgeault, 2004a) et les personnes auprès desquelles il intervient constitue l’un des lieux clés de toute éthique de l’intervention sociale. Il importe d’en prendre loyalement conscience et acte : tant les intervenants que les chercheurs instaurent – le plus souvent sans même s’en rendre compte – et entretiennent avec les « autres », ceux et celles qui feront l’objet de leurs actions ou qui seront les sujets de leurs recherches, des rapports inégalitaires. On aura beau prétendre, éventuellement de bonne foi, que ces « autres » sont « les premiers intéressés » et que tout est fait, pour eux et à leur service, en fonction de leurs intérêts, en tant que clients ou bénéficiaires ou usagers... et en appréhendant par conséquent leurs besoins en fonction des services que nous avons mission de leur rendre, nous demeurons généralement les premiers intéressés, tirant d’« eux », tels que nous les avons classés en définissant leur situation et leurs besoins, notre raison d’être. Il y a là imposture. D’en prendre conscience et acte, cela ne modifie pas automatiquement le rapport, mais cela introduit dans la conscience professionnelle – « conscience malheureuse » – une inquiétude qui peut mener à changer certaines attitudes, certaines façons de faire.

Le recours à des approches et à des modes d’intervention faisant appel à la participation des « gens du milieu », misant sur l’accompagnement et visant l’empowerment et la prise en charge… témoigne d’une telle conscience et d’une transformation d’attitudes et de façons de faire. Il demeure que la distance ne sera jamais abolie entre l’intervenant et celui ou celle pour qui, éventuellement avec qui, se fait l’intervention. On ne peut changer vraiment sa position sociale, mais on peut choisir et adopter une posture « autre » : décidée, choisie, la posture sociale est, dans la société et compte tenu de la place ou de la position qu’on y occupe, attitude et engagement, et non pas situation simplement et condition imposée (Bourgeault, 2004c). Elle entraîne, à la fois comme conséquence et comme condition, l’adoption d’une posture intellectuelle elle-même décidée, choisie – ce dont je ne saurais discuter dans le cadre de la présente contribution.

Pour une action responsable : incertitude, ambiguïté et vigilance

Les théories classiques – ou plus anciennes – de la décision et de l’action responsable font appel à la prévision, de façon à pouvoir éviter les effets non désirés, et à l’abstention en cas de risque persistant (et majeur) d’effets néfastes. Or, nous le savons, nous ne pouvons prévoir toutes les conséquences de nos actions, compte tenu de la complexité du réel et du jeu des interactions qui en tissent la trame. Nous savons désormais que nous ne savons pas. Sommes-nous dès lors condamnés à l’inaction ? Non pas. Une éthique de la responsabilité (Jonas, 1990 ; Bourgeault, 1990) exige de la prudence (cette « vertu » qui, entre autres choses, pèse et soupèse le pour et le contre, les avantages et les inconvénients... pour juger du rapport entre les visées d’une action et l’action elle-même avec ses moyens), (1) effort loyal et travail rigoureux de prévision, même si nous savons que nous ne pourrons tout prévoir ; mais aussi (2) reconnaissance tout aussi loyale et rigoureuse de l’ignorance qui subsistera, inévitable ; et par conséquent (3) vigilance – une vigilance qui se donne les moyens requis – pour pouvoir déceler la faille avant que ne se produise la catastrophe.

L’expert doit donc renoncer à son statut d’expert omniscient – à son imposture – et compter avec l’apport des personnes auprès desquelles il intervient tant pour le diagnostic que pour le traitement, si je peux utiliser ici ces concepts médicaux. Par ailleurs, le devoir de vigilance exige aussi que, renonçant à la défense des certitudes toujours illusoires, l’intervenant apprivoise l’incertitude (Bourgeault, 1999) et valorise la recherche et la découverte de l’erreur, de la faille.

Il y a plus. L’intervention conduira toujours là où on n’avait pas prévu aller, là où peut-être on ne veut pas aller. L’ambiguïté est inhérente à l’intervention sociale en acte. Je l’ai déjà montré en traitant de l’enjeu des catégorisations. Il serait aberrant de faire comme si l’abus sexuel et la violence, l’alcoolisme et les toxicomanies, la délinquance, les MTS et le sida, l’itinérance, etc., n’existaient pas et n’engendraient pas de problèmes sociaux souvent importants en même temps que de graves difficultés de vivre pour les personnes concernées. ; comme si des groupes de personnes n’étaient pas en position plus difficile ou de plus grande vulnérabilité que d’autres dans la société. Continuant sur cette lancée, chacun aura tôt fait, regardant autour de soi, de dresser une liste assez semblable à celles évoquées plus haut… pour aider. Mais, ce faisant, on tombe dans le piège des catégorisations et des marginalisations.

On ne saurait s’en tirer, ai-je dit plus haut en évoquant Rieux, le médecin de La Peste et de L’État de siège prenant conscience de l’ambiguïté de son action. Après un temps d’arrêt, celui-ci se remet à la tâche, modestement et en prenant sans doute les moyens qu’il peut pour minimiser le plus possible les effets néfastes de son action. Je plaiderai donc de nouveau pour la reconnaissance de l’ambiguïté inhérente à l’intervention sociale. L’ambiguïté est le lieu en quelque sorte naturel de l’éthique. Quand tout est simple et clair, le bon sens suffit… ou le droit. Surgit l’éthique lorsque, en état de conflit et de guerre déclarée, il faut faire la paix ; lorsque, en situation d’injustice, au coeur des dynamiques sociales d’exploitation et d’exclusion, il faut faire oeuvre de justice. Mais comment pourrait-on faire la paix et construire la justice sans participer à la guerre et aux conflits sociaux ? La conscience de l’ambiguïté de sa situation, de son rôle, de ses actions, peut aider l’intervenant social qui en prend acte lucidement et loyalement à prendre les moyens pour réduire la part de « perversité » qui résultera de leurs pratiques.

Les actions de l’intervenant social sont aussi placées sous le signe de l’en deçà. C’est le mythe de Sisyphe qu’il faudrait, cette fois, évoquer. La liberté, l’égalité et la fraternité, qui disent l’idéal tricolore de la République française, ne seront jamais des réalités… atteintes, acquises, achevées, réalisées et dès lors réelles. De même en est-il du bien-être des individus et des collectivités (et c’est pourquoi on parlera de leur « mieux-être », lequel ne sera souvent qu’un mal-être atténué), ou de la justice sociale – des visées, en somme, de l’intervention sociale et du constant renouvellement de ses modèles et de ses modes. Il serait toujours souhaitable et même possible de faire plus et mieux. Cela invite, voire oblige à faire le deuil de la bonne solution et du modèle efficace.

Le propre de l’utopie, c’est d’être non réaliste, irréalisable ; mais cela aide à maintenir le cap sur ce que l’on sait hors d’atteinte pour pouvoir avancer dans la direction souhaitée.