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De toute évidence, le travail social est un métier relationnel (Demailly, 1998)[1]. Sa pratique s’appuie sur une multitude de techniques communicationnelles (Dondeyne, 2002) dont l’importance est telle que, dans l’enseignement de cette profession, le savoir-dire fait partie, au même titre que le savoir, le savoir-faire et le savoir-être, des habiletés fondamentales qui doivent être développées. A priori, cette maîtrise instrumentale de la communication devrait faciliter l’énonciation fluide et complète des activités du travail social, lorsqu’elle est sollicitée de ses praticiens et de ses praticiennes, par exemple lors d’activités de recherche. Or, à beaucoup d’égards, cette prise de parole demeure malaisée et souvent difficile dans les métiers relationnels (Perrenoud, 2002). En outre, une telle difficulté de dire peut devenir source de souffrance collective et individuelle.

La difficulté à pouvoir mettre en mots des savoirs incorporés et liés à l’action in situ est certainement l’une des causes du malaise exprimé par de nombreux salariés à parler de leur travail. […] Quand les mots viennent à manquer pour coder ces situations, cela peut entraîner de graves tensions psychiques entre ce qu’on sait, ce qu’on fait, ce qu’on peut mettre en mots et ce qu’on peut en dire.

Boutet et Gardin, 2001 : 109

Cette difficulté renvoie rapidement à la question du rapport épistémologique entre la théorie et la pratique, entre savoirs théoriques et savoirs basés sur l’expérience (Racine, 2000 ; Lecomte, 2002). Pour l’étude de cette question, nous voulons cependant mettre de côté l’idée selon laquelle théorie et pratique sont des modes de connaissance reliés à des univers symboliques incompatibles et qu’il est difficile, voire impossible, de traduire l’un par l’autre. À la place, nous voulons utiliser un point de départ différent en postulant qu’il est possible de considérer le discours des intervenantes et des intervenants sociaux sur leur pratique comme une forme effective de théorisation. Cette nouvelle perspective prend ici son sens à la lumière des travaux d’épistémologues (Foucault, 1966 ; Kuhn, 1983 ; Granger, 1979) affirmant que le savoir, qu’il soit de nature théorique ou pratique, est fondamentalement logos, c’est-à-dire une forme particulière de discours qui permet à un acteur social d’établir son rapport au monde, à la société et à l’autre. Ce recadrage permet alors l’émergence d’une démarche de comparaison, plutôt que de traduction, entre deux discours différents sur la connaissance.

Le texte qui suit explore tout d’abord le sens de la difficulté de mettre en mots la pratique d’intervention sociale et présente ensuite les activités de catégorisation qui caractérisent la pratique sociale d’intervention comme une forme de « théorie en acte ». Ces concepts sont par la suite illustrés à partir d’exemples tirés d’entretiens de recherche. Après une discussion sur les rapports au théorique dans le discours tenu par les intervenants sur la pratique, l’article conclut en présentant quelques-unes des zones qui restent à éclaircir, notamment quant à la méthode. Il importe de considérer la réflexion soumise dans cet article comme un travail préliminaire et, partant, inachevé. Nous invitons donc lecteurs et lectrices à nous accompagner dans cette exploration et à y contribuer en s’engageant dans le débat.

L’écart entre la pratique et le discours sur la pratique : une hypothèse pour l’exploration

En ergonomie sociale, on convient généralement que l’écart systématique qui se manifeste entre le travail prescrit et le travail réel est une condition sociocognitive de la réalisation des pratiques professionnelles (Boutet, 1997). Peu importe le groupe professionnel à l’étude, la recherche observe régulièrement cet écart en comparant les prescriptions du travail (protocoles, programmes, cadres légaux, politiques organisationnelles et institutionnelles, cadres normatifs de la profession) et ce que font les praticiennes et les praticiens dans ces contextes. À ce premier écart, somme toute prévisible puisque le « faire » a des raisons que la raison ignore souvent, s’ajoute un second écart entre le « dit » et le « fait ». Ces deux situations sont fondamentalement différentes. Alors que, dans le premier cas, l’écart s’explique par le fait que les gestes et discours observés proviennent de deux acteurs sociaux différents qui agissent dans des contextes communicationnels distincts, dans le second cas, les deux ensembles d’actions ont pour origine un seul et même acteur. Par exemple, dans le contexte d’un entretien de recherche, le locuteur présente l’action qu’il accomplit comme praticien dans un autre contexte, dans le cadre d’une intervention. Nous pourrions donc conclure rapidement qu’il y a des actions qui se font mieux qu’elles ne se disent.

Cependant, certains estiment que ces écarts prennent une ampleur et une texture toutes particulières pour les métiers relationnels comme le travail social. Selon Ion et Tricart (1984 : 8) : « Ces professionnels [les travailleurs sociaux] dont l’essentiel de l’activité mobilise la parole, n’énoncent pas volontiers ce qu’ils font, comme s’ils redoutaient que la mise en mots des pratiques ne vienne trahir le sens de leur vécu. »

Comme nous l’avons affirmé plus tôt, cet écart entre le « dit » et le « fait » peut être attribuable à des origines sociocognitives. D’autres pistes pourraient également être empruntées pour l’expliquer. En développant l’argumentation avancée par Ion et Tricart (1984), il serait possible de voir cet écart comme le résultat de la mise en action d’une stratégie des intervenants et des intervenantes (Crozier et Friedberg : 1981) qui refuseraient de dévoiler à l’extérieur d’un cercle fermé trop d’informations sur la vraie nature de leurs activités. La présence de règles communicationnelles différentes (Pearce et Cronen : 1980) qui caractériseraient chacun des contextes dans lesquels la conversation prend place pourrait également fournir une interprétation utile du phénomène. Il serait alors possible d’imaginer que le discours sur la pratique, hésitant et retenu dans des contextes sociaux comme celui de l’entretien de recherche ou de la supervision clinique ou administrative, puisse se développer avec aisance lors de conversations entre collègues. Le degré d’incompatibilité relevé entre les grammaires morales, qui se traduirait par l’expression de préoccupations éthiques différentes (Cronen, 1994), ou les jeux de langage (Wittgenstein, 1986) utilisés lors des différents épisodes de communication pourraient aussi fournir un éclairage intéressant. Pensons ici simplement à un entretien de recherche où, même si les mots employés sont identiques, l’usage différent de ces mots tend à produire une situation où l’impossibilité de décrire la réalité d’une pratique d’intervention risque d’amener le chercheur ou la chercheuse à considérer le langage des praticiennes et des praticiens comme quelque peu réducteur. Quoi qu’il en soit de ces diverses interprétations, Soulet rappelle que l’« impossibilité, stratégique ou génétique, de dire l’intervention […] rencontre […] de fortes pressions à être levée » (1997 : 13).

C’est à travers l’exploration de cette difficulté à traduire le « fait » en « dit » caractéristique des métiers relationnels que le présent texte veut tester la fécondité de l’hypothèse selon laquelle la difficulté à dire la pratique contient en elle-même un rapport au théorique, et donc aux savoirs. Nous plaçons donc délibérément de côté une hypothèse voulant que la difficulté de dire la pratique ne soit que l’expression d’une carence théorique ou bien d’un manque d’intérêt pour la théorisation chez les intervenantes et intervenants sociaux.

À partir d’une pratique de recherche nous ayant permis de nous entretenir sur ces questions avec nombre de personnes au cours des dernières années[2], nous proposons donc d’explorer un espace analytique mitoyen entre un postulat de carence estimant qu’il faut combler l’écart entre le « dit » et le « fait » en colonisant, par le théorique, le tacite des pratiques (thèse critiquée par Eraly, 1994), et un autre estimant que cette indicibilité traduirait un tel niveau de complexité qu’elle atteint l’ineffable et que toute tentative d’appréhension en est vaine, voire néfaste (thèse critiquée par Soulet, 1997). En fait, nous croyons que la façon de dire exprime un rapport au théorique qui peut être l’objet d’une réflexion, d’une critique et d’une action, et ainsi augmenter la pertinence du discours des travailleuses et des travailleurs sociaux sur leur pratique. Une telle démarche permet de recadrer le débat épistémologique qui oppose les savoirs théoriques aux savoirs d’expérience en réintroduisant à l’analyse réflexive des pratiques leur insertion aux contextes de leur réalisation.

Le discours sur la pratique comme lieu de construction théorique

D’entrée de jeu, si dans les entretiens de recherche nous constatons une certaine volubilité ou aptitude pour l’abstraction de la pratique, où valeurs, finalités, sens et même modèles de pratique sont spontanément évoqués, nous pensons qu’il ne s’agit pas à proprement parler d’un discours théorisant mais plutôt d’un discours d’ajustement normatif entre ce qui est fait, souhaité et prescrit. Ces informations apparaissent donc incertaines au plan théorique, et surtout partiellement conformes à ce qui est fait. Par exemple, au regard de la méthode, les praticiens et les praticiennes se réclameront de l’éclectisme ou d’une méthode si générique qu’il semble inutile de la nommer. De même, la nécessité d’intervenir se construira à partir d’une collection d’observations cliniques d’une telle évidence qu’elles font l’objet de peu de paroles (Couturier, 2001 ; Perrenoud, 2002). Malgré tout, nous estimons que ce discours n’est pas, comme le veut le discours commun, a-théorique, ni même contre-théorique. Il nous apparaît plutôt d’une théoricité qui ne structure que trop faiblement la scientificité de la discipline puisqu’elle demeure prise dans le filet des évidences immédiates de la pratique.

Cela est ici moins conçu comme une tare de la pratique professionnelle, qui trouverait son ultime accomplissement dans le travail social, que comme une condition du travail à laquelle il demeure possible de réfléchir pour mieux comprendre l’articulation des rapports sociaux à l’oeuvre dans la production même du discours. De telles productions langagières comportent, bien entendu, un rapport au théorique qui prend une couleur toute particulière pour une discipline comme le travail social qui s’élabore à partir de matériaux abstraits et langagiers et qui oeuvre sur ceux-ci. Beillerot écrit à ce propos que si les pratiques sont difficiles « à rendre lisibles, c’est aussi parce qu’elles sont des objets sociaux abstraits et complexes et ne sont pas des données brutes immédiatement perceptibles. Elles ne peuvent se comprendre et s’interpréter que par l’analyse » (1998 : 20), notamment par l’analyse de l’activité discursive (Filliettaz, 2002).

Comment alors concevoir et décrire ce rapport au théorique construit lors du discours et par le discours des intervenantes et des intervenants sociaux sur leur pratique ? Cela nous conduit à réfléchir à deux conceptions de theoria : 1) théorie, qui renvoie à un corps de connaissances, à un dispositif discursif cohérent, qui donne un éclairage sur le monde, et 2) théorique, une posture à l’égard des objets du monde qui interroge de l’extérieur les phénomènes. D’un côté, on retrouve un ensemble structuré de connaissances qui puise sa cohérence et sa pertinence à l’intérieur des communautés scientifiques ou universitaires et de l’autre un ensemble tout aussi structurable de connaissances, pourvu que le travail analytique sur ce discours soit mené à partir des champs sémantiques de référence. Dès lors, reprenant les commentaires de Kuhn sur l’incompatibilité et l’incommensurabilité d’univers théoriques différents, nous devons constater que l’usage des mots et leur rapport au monde demeurent différents. « Étant donné que le vocabulaire dans lequel ils discutent se compose toutefois, en grande partie, des mêmes termes, ils doivent établir entre ces termes et la nature un rapport différent, ce qui rend leur communication inévitablement partielle » (Kuhn,1983 : 269).

Ce débat nous renvoie également à la distinction établie par Aristote (1992) entre l’univers de la theoria, activité de construction de connaissance dirigée vers le monde de la nature, caractérisée par une attitude contemplative (Arendt, 1958) et par l’utilisation d’une logique formelle, et l’univers de la praxis, qui s’intéresse aux conditions et aux règles morales qui peuvent être employées pour guider l’action humaine. Ici encore, la traduction d’un univers discursif dans les termes de l’autre se pose avec acuité. Alors au lieu de décrire la difficulté en termes de carence de la pratique professionnelle, nous préférons, à partir d’une vision du théorique qui s’apparente à une posture face aux objets du monde, examiner les effets structurants du discours (sur la pratique) entretenu par les intervenants avant de nous attaquer au problème de la transposition symbolique.

Si les mots ne font pas les choses, comme le veut le postulat de sens commun associant un objet à un mot, ils favorisent, selon Bourdieu (1982), les consensus sur les choses. Parler, dire, écrire sont des formes fines de médiation entre le vécu et le représenté, entre la pratique et le théorique, entre l’abstrait et le concret. La mise en mots contient donc des rapports au monde « réalisés » par le locuteur. Boutet écrit que « Les opérations de nomination sont toujours lourdes d’histoires qu’elles continuent à actualiser. […] Car les mots ne servent pas qu’à représenter des objets du monde, ils entrent aussi dans des stratégies sociales » (2001 : 189). Est-ce à dire alors que le travail social, profession de peu de mots sur son agir, bien que profession de parole, souffre de l’absence de consensus sur ses produits et sesfinalités ? De Montmollin (1986) considère la faible tangibilité des productions du travail social comme l’une des conditions premières du malaise identitaire de la profession (Franssen, 2000). Quoi qu’il en soit de ce malaise, Lecomte estime que le rapport au théorique est constitutif de l’identité professionnelle (2000).

La catégorisation à l’oeuvre dans le discours sur la pratique

Dans l’analyse du discours des intervenants et des intervenantes sur leurs pratiques, il faut distinguer le travail d’abstraction du réel, soit le travail de catégorisation empirique, de la production d’un discours scientifique caractérisé par un ensemble de règles, un « cahier des charges » pour reprendre l’expression de Hamel (1997). Par exemple, demandez à un ou une praticienne pourquoi il ou elle réalise une intervention donnée et vous recueillerez une abondance d’informations, souvent abstraites, exprimant une forme de travail intellectuel de catégorisation qui repose sur une riche activité de classement. La catégoricité pose ses énoncés comme vérité (Kategoreîn, soit affirmer), et se constitue autant comme constat que prédicat ; elle se définit donc par un ensemble de règles formelles de réduction de la réalité et de ses diverses tonalités et formes sensibles. Les catégories, écrit Le Ny, « sont des formes de pensées par lesquelles des données, des états de choses, sont fournis à la conscience sur le mode de la présence » (1990 : 277). Il s’agit d’un système de représentations traduisant la sédimentation des formes et des valeurs sémantiques, ayant une fonction prédicative, en construisant puis en affirmant les règles catégorielles de construction et d’usage des catégories. La catégorie est donc à la fois un principe de vision et de division du monde et un schème classificatoire opérant en pratique des structures de sens.

Demazière et Dubar (1997) préfèrent une conceptualisation réaliste de la catégorie, comme il s’en trouve en taxonomie, une conceptualisation rationaliste (kantienne) dans laquelle la catégorie traduit moins un objet qui se donne à la conscience par une forme qu’un ensemble de règles cognitives et épistémologiques, soit des activités de l’esprit, qui structurent la connaissance. Perrenoud (2002) parle de métaphore et de concept sans nom pour illustrer ces catégories. Ces auteurs estiment donc que catégoriser est un acte de pensée mettant en oeuvre des procédures d’analyse, c’est-à-dire des actes de composition et de combinaison des objets dans l’activité langagière ; ils deviennent alors objets de catégorisations pratiques, savantes et officielles.

Dans un entretien de recherche, au moment de l’énonciation du discours sur la pratique, l’intervenant ou l’intervenante prend part à une conversation dans laquelle il ou elle mobilisera divers éléments sémantiques (significations) ou narratifs (histoires). Ces différents éléments trouvent leur source dans d’autres conversations qui servent alors de contexte plus large au discours sur la pratique. Dans la présentation de leur modèle d’analyse de conversation qu’ils nomment « Coordinated management of meaning », Pearce et Cronen (1980) insistent sur l’examen des connections réflexives entre chaque énonciation et les différents niveaux contextuels qui enveloppent et encadrent chaque conversation. Si ce modèle est appliqué à l’analyse du discours sur la pratique, chacun des énoncés qui constituent le travail de catégorisation renvoie à une structure de sens et de signification localisée au sein d’une hiérarchie de niveaux contextuels : la biographie de la personne, son parcours professionnel, le contexte organisationnel et la culture d’une société. L’exploration de ces liens entre les différents éléments sémantiques met en lumière le caractère théorique du discours sur la pratique.

La théorie en acte est un système catégoriel construisant l’univers de sens du praticien ; elle est incorporée dans le « faire », ce qui invite à repenser les méthodologies d’enquête sur les pratiques discursives ; nous y reviendrons plus loin. Tout en rappelant que notre propos porte sur le théorique comme posture à l’égard des objets du monde interrogeant les phénomènes del’extérieur, le théorique doit être vu comme un rapport au monde qui exige épistémologie et méthode, dont une certaine mise à distance de l’immédiateté de l’existence. Soyons clairs, il ne s’agit pas de dénier la pertinence de la théorie en acte, projet futile s’il en est un, mais bien d’élucider en quoi le théorique permet de faire un pas de côté quant aux évidences de l’immédiat. Tentons maintenant d’illustrer nos propos.

Dans l’extrait qui suit, l’interviewer demande à une praticienne de décrire son action, en l’occurrence le jugement qu’elle porte sur l’état de détresse de sa cliente. Le discours est discontinu, difficile, et tend à remonter au plan de l’abstraction catégorielle très rapidement.

Q : Vous avez observé quoi en premier ?

R : ...Disons que... c’est le regard... C’est sûr que je m’arrête, dès... le plus possible, mettons... les ... la manière que le visage est... les yeux, ... les joues, ... mettons, si elle est crispée... on sent une profondeur dans les yeux et... souvent une profondeur dans les yeux, et souvent, une profondeur dans les yeux, on s’aperçoit qu’il y a une tristesse...

Q : Et dans ce cas, qu’est-ce que vous observez ?

R : Là, je savais qu’il y avait quelque chose qui ne marchait pas... Je... je... J’attendais... Je...Je... tu sais... je ne la pressais pas là-dessus, mais je le savais... Et il y a une position des épaules, des fois, qui fait... en tout cas, pour cette madame-là, que ça détecte qu’il y a quelque chose. On le sait que... On, souvent, des fois…

Outre la difficulté à répondre à la question, la forme discursive de cet extrait illustre comment le locuteur tend à ramener le cas particulier à des catégories générales tacites, entre autres choses, en utilisant des termes comme « souvent, des fois, ça ». Dans cette démarche inductive qui présente également des aspects de légitimation de l’action à venir, l’intervenante utilise de manière soutenue, à la place d’un « je », la forme pronominale « on » qui exprime l’idée que la catégorie générale est le produit d’un collectif de travail. Ici, le « on » ne renvoie pas à des savoirs scientifiques validés, mais à des conventions pratiques relatives à des catégories. Ces conventions sont, dans ce cas, d’abord le fait d’un groupe coactif, les intervenants et les intervenantes du CLSC, puis renvoient au groupe professionnel en tant que tel. Poursuivons cette exploration en examinant un autre épisode de discours sur la pratique.

R : Il y a des moments que les gens ne le voient pas les, le,... mettons...on ne voit pas ce qu’on, ce qu’on... comment c’est renvoyé, là. On vient de manquer la question... Exemple, si je lui dis des choses comme, par exemple, ...« Oui, mais avec ta fille que... que... que son bébé que, tu voulais quoi exactement, là ? » Bien a me dit, mettons « Ce que je voulais, c’est que dans le fond... ouin – elle me dit – c’est vrai, dans le fond, elle est sortie, mais elle était pas... si maganée que ça, tu sais... Elle est revenue, elle était dégagée... » Je disais : « C’est tu vraiment ça que tu veux, dans le fond, c’est, c’est tu de la voir dégagée, mais... ». Je lui dis : « Jusqu’à date, ce que tu as fait, est-ce que c’est bon ? » Elle va dire :« Ouin, mais c’est ça que j’ai fait... » Alors je lui dis « C’est ça que tu veux ...ou c’est pas ça que tu veux ? »...C’est sûr, ça... paraît subtil, mais les gens répondent, mais ils cherchent en même temps. Ils trouvent leurs réponses... puis en même temps ils s’aperçoivent que dans le fond, l’auto-évaluation est passée... Et, moi, je me dis, c’est une manière... je suis pas obligée de tout leur expliquer tout ça... Mais je sais que ça glisse... Puis tantôt, ... ça a passé assez facilement. Je dirais là, maintenant, comment elle va organiser ça maintenant. Ou comment elle va s’y prendre maintenant avec sa fille, pour clarifier ses relations. Clarifier ses vouloirs. Parce que dans le fond, c’est quelqu’un... moi je pense, que plus elle prend conscience que, de ses forces,... plus elle réalise que c’est humain. C’est pas... les gens, ce qu’ils font, ils généralisent, ils prennent le tout. C’est comme si j’ai mal à un bras puis je dis mon corps il fonctionne pas... J’ai, j’ai pas adonné mon bras avec mon corps. En réalité, si je m’arrête à mon bras, mon autre bras fonctionne, tu sais, mes jambes aussi, ma tête aussi,... sauf que les gens y voient pas ca de même... Si ça marche pas, il y a rien qui marche...[…]

Q : Elle vous le dit, ça ?

R : Sûr !...Il y a des gens y...y voient pas ça de même au départ...Ce qu’ils voient au départ, c’est tout est gros...

Ici, il est possible de remarquer le passage continuel de la situation clinique individuelle à la catégorie supérieure « les gens », le cas singulier étant une variante de la catégorie générale. Ce travail de catégorisation concerne, bien entendu, les catégories cliniques en usage au sein d’un milieu de pratique. Il peut s’agir de catégories scientifiquement reconnues (par exemple, le cycle de la violence), de catégories administratives ou juridiques, mais il s’agit avant tout de catégories praxéologiques, c’est-à-dire des invariants incorporés de la pratique, déterminant l’urgence de la situation, la soumission du client face au traitement, la volonté du sujet à se prendre en main, etc.

Le caractère praxéologique de cette catégorisation ne doit pas se laisser obscurcir par le niveau de langage qui est quelquefois utilisé lors de son élaboration. Comme l’illustre l’exemple suivant, les mots renvoient à des catégories qui sont utiles pour guider l’action.

R : Ça, non. Sauf qu’il a capoté avant que j’aie pris le temps de lui expliquer. C’est là où ça avait pas d’allure, son affaire.

Q : Capoter, péter la coche.

R : Il y a une gradation là. Quand on dit « péter sa coche », c’est pas tous les jours qu’un gars pète sa coche. Péter sa coche, il a pitché quelque chose à terre, il s’est mis à crier, à fesser dans les murs. On n’a pas des gars qui font du bacon, ils sont plus vieux[3].

Le travail de catégorisation s’accompagne souvent de doutes ou de malaises reliés au caractère éthiquement suspect de l’établissement d’un tel classement moral des conduites des personnes. Cela nous renvoie à la biographie professionnelle de l’intervenant ou de l’intervenante et particulièrement aux principes de respect qui font partie de sa formation initiale. Mais au-delà des doutes exprimés, les impératifs de la pratique l’emportent.

R : Je suis capable de dire que lui est un peu plus carencé, lui, c’est vraiment un bon délinquant, lui, c’est un bon manipulateur. Je vais être capable de leur mettre des petits étiquettes comme ça. Je pense que c’est pas génial d’étiqueter manipulateur, crosseur. C’est pas l’objectif. Mais c’est vraiment en apprenant à les connaître. C’est pas vraiment par les dossiers, par les papiers.

Ce travail de catégorisation conduit progressivement à l’élaboration d’un récit-client, construisant à la fois le personnage et sa scène de vie, puis, surtout, la nécessité d’intervenir (Couturier, 2003). Le concept de récit-client renvoie à l’activité incessante de production de diagnostics pratiques quant au degré d’engagement des clients et clientes, à sa résilience, à ses ressources, entre autres. Ils sont formulés dans un récit interprofessionnel stabilisé qui compose une représentation du client qui sera partagée par les diverses personnes qui pourront éventuellement intervenir dans le dossier. Cette représentation tend à stabiliser les diverses lectures possibles de la situation-problème de façon à faire consensus sur la nécessité d’intervenir. Les diagnostics, pronostics, symptômes et ressources deviennent caractères d’un personnage-client, mis en scène par les divers intervenants, afin de déterminer moins comment il faut intervenir, que de pourquoi et au nom de quoi il faudrait le faire.

Voici comment débute de façon typique un entretien de recherche où l’on demande la description d’une intervention :

Q : J’aimerais vous entendre sur une intervention récente.

R : Ok.

Q : Celle de votre choix.

R : Donc, c’est une madame en fait de 43 ans. Vient consulter parce qu’elle a quitté la maison... pendant 2 ans. Elle les a laissés, les enfants, au conjoint... Elle fonctionnait plus... Et là, elle est revenue depuis un an au foyer... et elle a peur de reperdre le contrôle... Elle a peur de... d’être pris... de plus être capable... d’être en contrôle avec elle-même. Elle dit qu’elle fait des colères, ces colères font que... à un moment donné elle réussit pas à entrer en contact avec les gens, elle réussit pas à leur parler... C’est là qu’à... qu’à s’isole... Là, présentement, la famille est composée... de... En fait, il y a, le couple, le monsieur avec qui elle reste... y a, y ont eu un enfant, il est âgé de 15 ans... Et ce monsieur-là, dans un premier mariage, a eu 3 autres enfants. Donc, ils ont été adoptés tous les 3... Le premier aujourd’hui y a 24 ans, je pense qu’il a été adopté à 7 ans, le deuxième 22 ans, il a été adopté à 5 ans, et l’autre il a été adopté, il a 20 ans, il a été adopté à 3 ans... c’est tous des enfants qui sont en difficultés majeures... Au niveau de la consommation des drogues... Et... la, la mère, qui en fait se trouve à être leur mère adoptive, bien...elle a bien de la misère soit à les confronter, à les ramener devant leur réalité...puis de leur dire : « Écoutez, ...arrêtez ça, là ! »... Puis... des fois, elle est dépassée. « Fait que si, moi, tant qu’à être comme ça, je m’isole » ou... elle explose...

Une telle ouverture, souvent relevée lors de recherches sur la pratique professionnelle, exprime la nécessité de présenter le récit-client. Cette mise en scène, cette écriture de rôle quasi goffmanienne, ne prétend pas représenter fidèlement l’existence de l’autre, du client. Souvent, le récit-client laisse de côté ou n’inclut pas dans la catégorisation des éléments qui pourraient, dans un autre contexte d’intervention, se révéler essentiels. Par exemple, la conversation qui suit illustre comment la catégorisation, utile et essentielle pour l’intervention, ne prévoit rien pour classer des informations sur la famille du jeune, sur ses activités scolaires ou sur son histoire de vie.

R : Celui qui est le plus dangereux ? Agressions physiques contre des femmes. Mais lui, je le sais parce que c’est particulier. C’est un gars qui est dans un gang. C’est vraiment quelqu’un qui haït les femmes.

Q : Est-ce qu’il a une soeur ?

R : Je le sais pas.

Q : Est-ce qu’il vit avec son père ?

R : Non. Je pense que le père est même pas dans le décor, ou sinon, il l’a pas été longtemps.

Q : Son dernier niveau d’école ?

R : Je le sais pas. Il va à l’école, mais je sais qu’il est pas très avancé. Je pourrais pas te dire exactement, mais d’après moi il doit être à peu près en secondaire I, pas beaucoup plus haut que ça. Je sais que c’est un Haïtien, il a vécu quelques années en Haïti. Je sais pas exactement à quel âge il a immigré.

Paraphrasant Harré (1984), nous constatons alors la présence de trois incarnations de la personne qui coexistent à travers différents contextes : un ou une cliente en chair et en os qui participe aux interventions, un client-dossier qui devient une partie de la mémoire organisationnelle et un client-raconté qui est partagé entre intervenants. Mais au-delà de ces considérations qui dépassent le cadre de cet article, nous pouvons constater que l’examen des vides créés lors de la catégorisation peut également fournir des indications importantes sur les modes de théorisation des praticiens.

Bien entendu, les rapports au théorique qu’on peut reconstruire par l’analyse des pratiques discursives des praticiennes et des praticiens sur leur pratique sont plus complexes qu’il n’y paraît ici puisqu’ils sont forcément multiples. Néanmoins, nous soutenons que le rapport premier au théorique que l’étude des discours révèle consiste en une forme de « théorie en acte », produit de l’activité de catégorisation convenue dans une même communauté de pratique. Cette forme se caractérise positivement par son adéquation au contexte, par son efficacité pragmatique et par son caractère partagé par le groupe professionnel et leurs collègues d’autres disciplines, pourvu que tous ces praticiens soient coactifs. Il faut cependant, pour être juste, élucider les coûts d’un tel rapport au théorique. La théorie en acte est estimée indicible, ce qui rend la reddition de comptes, la discussion critique, l’analyse, le contrôle et la scientificité plus incertains.

Augmenter la pertinence du discours pour dire la pratique : quelques pistes

Si nous affirmons, d’une part, que la « théorie en acte » est pertinente et adéquate à l’action et que la théorie scientifique avec son cahier des charges permet le renouvellement des pratiques professionnelles, et, d’autre part, que le rapport au théorique reconstruit à partir de l’analyse des discours est trop faiblement structurant de la scientificité de la discipline, nous élaborons dans les faits une forme de plan d’action[4]. Il s’agit essentiellement de travailler à l’articulation de ces deux formes de rapport aux savoirs, sans sacrifier ni à l’intellectualisme d’une certaine science distante du monde réel, ni à la situation de blocage provoqué par l’énoncé épistémologiquement réducteur affirmant que l’action précède le savoir, et donc que les savoirs d’expérience seraient à privilégier.

L’hypothèse voulant que les formes de la pratique discursive des praticiens et des praticiennes sociales puissent être attribuées à une carence théorique ayant été écartée, l’objectif devient alors d’aller au-delà des premières impressions produites par ce discours. Il s’agit, par conséquent, d’élucider les dimensions sociocognitives de cette forme discursive afin que la réflexion et l’action se réalisent à partir d’une meilleure compréhension des principes sous-tendant l’activité de catégorisation. Le développement de stratégies collectives de discussion des conditions de production du discours théorique, la réévaluation des critères de validation épistémologique des discours et la mise en place d’un échange entre les différentes formes de théoricité sont trois des pistes que nous voulons brièvement examiner.

Développer des stratégies collectives de discussion sur les conditions de production d’un discours théorique, en situation concrète de travail, pose des défis tant à l’univers de la recherche qu’à celui de l’intervention. Pour une praticienne ou un praticien, il est possible d’élucider le rapport au théorique dans un contexte de pratique particulier, notamment par des activités collectives de prise de parole. L’expression de la pratique dans un contexte d’explicitation des conditions de pratique en collectif ne permet pas tant l’expression des sentiments ou de l’existentiel d’un sujet en particulier que l’expression d’un rapport au réel, dont l’élucidation est riche en informations. Ce travail collectif sur la catégorisation en acte exige la déconstruction de l’idée de sens commun voulant que les mots soient des attributs des choses. C’est le rapport du sujet aux mots, le rapport des mots aux contextes de pratique, à travers les pratiques réelles, qu’il importe d’expliciter. L’activité du groupe n’est donc pas de type psychologique ou relationnel, mais s’apparente plutôt au développement d’un discours de nature épistémologique qui permettra de questionner la validité de la théorisation. Une pratique discursive collective établit les conditions qui permettront la production d’une parole plus pertinente pour dire la pratique. Un tel travail, accompli par un groupe coactif, permet à celui-ci de s’émanciper de l’inertie symbolique souvent causée par le statut d’objectivité donné aux discours dominants ou officiels, souvent constitutifs des catégories à l’oeuvre dans le travail clinique.

Pour le chercheur et la chercheure, cette approche exige une profonde modification des attitudes, des méthodes et des rôles habituellement associés à l’utilisation de pratiques et discours théoriques bien présents dans le champ de la recherche. Darré (1985), sociologue de la paysannerie[5], estime à ce propos qu’inviter des sujets soumis à un discours dominant à objectiver leur discours, c’est les entraîner sur un terrain glissant. Il préfère les inviter à examiner les rapports sociaux et épistémologiques auxquels ils participent à travers les discours qu’ils produisent sur leur pratique. Un tel positionnement place la chercheure ou le chercheur dans une relation d’intersubjectivité avec le groupe issu du monde de la pratique professionnelle et permettra éventuellement de poursuivre ce débat avec d’autres groupes situés à l’intérieur ou à l’extérieur du champ disciplinaire. Il s’agit dans un premier temps de développer une considération inconditionnelle de la parole des participantes[6] pour ensuite accéder aux conditions concrètes et effectives de la parole.

À l’occasion de la réalisation d’une telle activité d’explicitation, la consigne n’est pas « examinons les faits », mais plutôt « explorons le point de vue et la façon de dire les faits » à partir de deux dimensions : le système réel, soit ce dont on parle, et le système problématique, soit la description de la parole sur la réalité en vue de la transformer. La production de sens varie donc selon la multitude de rapports possibles que les sujets entretiennent à l’objet. En fait, désigner est aussi une manière de faire, éventuellement d’inventer (Dondeyne, 2002 : 25). Concrètement, les chercheurs formulent des relances qui permettent au groupe d’accroître la pertinence du discours collectif en émergence. Pour cela, ils doivent comprendre les caractéristiques pertinentes à la conceptualisation que fait le groupe des notions employées et donc, à leur univers symbolique. Darré donne l’exemple du rapport que chacun des acteurs peut avoir avec un même produit agricole selon sa situation réelle. Ainsi, le poireau est lié au profit, au travail, à la terre, à l’allicine, à la table selon qu’on soit marchand, producteur, agronome, chimiste ou cuisinier. Il ne s’agit donc pas de réduire les incohérences des discours, mais de leur donner sens en les rattachant à des conditions pratiques qui peuvent être analysées collectivement.

Cependant, accepter de se placer dans un rapport essentiellement intersubjectif dans l’analyse du discours sur la pratique d’intervention soulève la question des critères à utiliser pour juger de la validité de ce discours. L’utilisation d’une notion de vérité ou d’objectivité nous renverrait au rapport traditionnellement établi entre la théorie et la pratique ; d’un côté, une vérité légitimée par sa distance du moment de l’intervention et, de l’autre, une vérité construite sur l’expérience et les finalités de l’action. Situer l’action dans le cadre d’un rapport à l’autre, dans le cadre d’un débat entre les différentes formes de discours sur la connaissance, nous amène à poser le problème en termes de pertinence ou d’utilité sociale du discours proposé. Travailler à accroître la pertinence du discours ne signifie pas le rendre plus objectif, mais bien plus pertinemment subjectif au groupe pratique, ce qui permet d’intégrer ce discours à un débat social plus large avec d’autres groupes, dont le groupe-client, qui eux aussi élaborent un discours sur la pratique d’intervention. Ce débat, cet échange, permettra cette validation intersubjective des connaissances portées par les discours.

La difficulté à dire la pratique, comme nous l’avons mentionné plus haut, a des incidences sur l’identité professionnelle. Mais il ne s’agit pas que d’une difficulté pratique, elle a aussi des incidences sur la recherche. À cet égard, les entretiens de recherche peuvent être menés avec plus de pertinence, de façon à questionner les rapports au monde qu’énonce le locuteur dans un tel cadre. Il faut donc engager une modalité discursive afin de s’approcher de la pratique plutôt que d’appeler à la verbalisation des catégories générales (sauf si tel est l’objet de la recherche). Voici ce qu’en pense Boutet : « en situation de travail, il n’y a pas de langage qui se déploierait pour lui-même, en dehors de l’action […] Le langage y est toujours tendu vers une finalité […] rarement indépendant d’un univers technique » (2001 : 96-97). En fait, les activités discursives doivent être considérées comme des faits sociaux (Borzeix, 1987) offerts à l’analyse.

Une maîtrise accrue de l’articulation entre les théories en acte et le théorique permet, si ce n’est d’établir des consensus sur les choses et les objets du travail social, d’augmenter la pertinence des deux plans de la théorie. Dans cette perspective, il convient de créer un espace où les praticiens et les praticiennes, éventuellement avec des chercheurs, des collègues d’autres disciplines, ou des cadres, pourront dire leur professionnalité et leur scientificité, entre autres. Cette activité se construit partiellement par une mise à distance de l’immédiateté de l’expérience. À défaut, la proximité expérientielle peut empêcher ou retarder le dialogue et l’échange avec l’Autre (intra- et interdisciplinaire), la pensée critique, l’innovation. Ce passage de l’immédiateté, de l’incorporé et de l’ineffable vers le discours théorique est essentiel, car l’action dont il est question ici, celle du théorique, est aussi une pratique sociale, qui s’inscrit dans le monde, le produit et lui est redevable.

Par conséquent, Perrenoud (2002) invite à distinguer l’analyse réflexive de l’action, d’inspiration schönnienne par exemple (Schön, 1994), de l’analyse des pratiques. La première est une méthode qui vise à réduire l’écart entre le discours et l’action, dans la perspective du changement de la pratique, alors que la seconde vise à donner sens à l’écart, dans la perspective de sa réinscription dans ses contextes. « Interroger cet écart est donc un des enjeux de toute pratique réflexive » (Perrenoud, 2002 : 10). Il propose pour cela de conduire les locuteurs à décrire le plus finement possible l’ensemble des procédures liées à leur action (Vermersch, 1994), c’est-à-dire les savoirs pratiques et les actions réalisées, plutôt que les catégories générales de références dont nous avons traité plus haut. Activité collective, l’analyse des pratiques professionnelles à travers la description des actions permet au total de réinscrire l’acteur dans son tissu concret plutôt que de l’inciter à s’en abstraire. Cette inscription dans le monde permet sans doute aux praticiens et aux praticiennes de prendre prise sur leur pratique.

Conclusion

Dans un contexte où l’exercice d’une pratique sociale est de plus en plus déterminé par l’implantation de programmes cadres, par exemple dans le domaine de la prévention précoce (Parazelli et al., 2003), le débat sur l’appropriation, la résistance et la transformation des modélisations théoriques proposées par ces programmes représentent une occasion de constater et d’explorer les discours sur la pratique. Problématiser collectivement ces buts, les changements possibles, les déterminations sociales, organisationnelles et pragmatiques de ces possibles, c’est changer la focalisation épistémique du discours. Et ce mouvement peut être source de renouvellement des pratiques. La mise en place d’un tel débat demeure essentielle pour éviter une calcification des différentes formes de théoricité et une opposition stérile entre connaissances différentes. Comme le dit si bien John Dewey (1925) : « L’étroitesse, la superficialité et la stagnation proviennent d’un manque de nourriture qui ne peut être fournie que par des interactions larges et généreuses[7]. »