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Au Québec, le système des services sociaux est actuellement traversé par un mouvement visant à redéfinir le rôle des acteurs engagés dans la distribution des services. L’approche partenariale est au centre de la nouvelle orientation retenue pour la gestion du social. Certains y voient l’émergence d’un modèle ou d’un paradigme dominant (René et Gervais, 2001 ; Larivière, 2001). Cette vision intégrative appelle à la participation et à la mobilisation de tous les acteurs concernés par les différents aspects du développement social. Ainsi, l’État semble vouloir abandonner son rôle de régulateur en chef pour se limiter à celui d’acteur parmi d’autres (Beauchemin et Beauchemin, 1998 ; Caillouette, 2001). Cela se traduit, entre autres, par un transfert des responsabilités auparavant assumées presque exclusivement par les établissements publics aux organismes communautaires. Dans ce nouveau contexte, le mouvement communautaire, décrit comme le « […] navire amiral capable de faire progresser les choses » (citation attribuée à Marc-Yvan Côté par Dorvil et Gagné, 1992 : 17), est salué pour « […] sa volonté d’expression et d’actions autonomes de la société face à la menace que représente l’envahissement, voire même l’appropriation par l’État de tout le champ social et pour la démonstration de la capacité d’autogestion de la communauté » (Commission Rochon, 1987, cité dans Lamoureux, 1994 : 89).

Si, depuis quelques années, le partenariat des organismes communautaires et des établissements publics est étudié dans les domaines de la santé mentale (Billette, White et Mercier, 1995 ; White et al., 1992) et de l’aide aux personnes âgées (Cloutier-Turcotte, 1991 ; Panet-Raymond et Bourque, 1991 ; Vézina et Tard, 1993), dans le domaine des services à l’enfance, à la famille et à la jeunesse, les recherches sur la collaboration interorganisationnelle demeurent limitées. Ce texte présente les résultats d’une recherche qui s’est attardée à cette réalité. Pour avoir une meilleure compréhension des rapports entretenus entre les établissements publics et les organismes communautaires dans le secteur de l’enfance, de la famille et de la jeunesse, cette recherche visait à répondre à deux questions : 1) Comment se définissent les relations partenariales des acteurs impliqués dans l’offre de services sociaux dans le secteur de l’enfance, de la famille et de la jeunesse, c’est-à-dire les organismes communautaires et les établissements publics ? 2) Quels sont les enjeux des relations partenariales pour les organismes communautaires et les établissements publics ?

Cet article est divisé en trois parties. La première fait un survol des écrits sur le partenariat dans l’offre des services sociaux. La deuxième relate la méthodologie de recherche utilisée pour cette étude. La troisième et dernière fait état des principaux résultats en s’attardant principalement au pouvoir des organisations impliquées dans des expériences de collaboration et de concertation, de même qu’aux enjeux du partenariat pour les établissements publics et les organismes communautaires.

Le partenariat dans l’offre des services sociaux

Les travaux sur le partenariat laissent transparaître une certaine difficulté à bien cerner la nature de ce phénomène. En fait, on peut dégager deux tendances dans la façon de le définir. La première renvoie à une conception normative du partenariat, présentée comme « un rapport complémentaire et équitable entre deux parties [...] fondé sur un respect et une reconnaissance mutuelle des contributions » (Panet-Raymond et Bourque, 1991 : 24). La seconde s’inscrit plutôt dans une vision essentiellement structurale et situe le partenariat comme « des relations relativement structurées et formalisées » (René et Gervais, 2001 : 21). La conception normative pose l’exigence de bien connaître la nature des rapports entre les parties en cause avant de pouvoir parler de partenariat. En revanche, la vision structurale autorise l’usage du terme « partenariat » à partir du moment où des rapports structurés et formalisés existent. Cette vision nous semble correspondre davantage au contexte de réalisation de plusieurs recherches sur le partenariat dans le domaine de la santé et des services sociaux. Certaines de ces recherches ont porté sur le partenariat autour de la notion de planification des services dans le cadre de l’élaboration de plans régionaux d’organisation de services (Duperré, 1992 ; Guay, 1991 ; Lamoureux, 1994 ; Proulx, 1997 ; White, 1993) ; d’autres ont examiné la collaboration dans la distribution des services à la population au sein de secteurs comme le maintien à domicile des personnes âgées (Dumais, 1991 ; Godbout, Leduc et Collin, 1987 ; Lamoureux et Lesemann, 1987 ; Panet-Raymond et Bourque, 1991 ; Robichaud, 1994), la santé mentale (Cloutier-Turcotte, 1991 ; Demers et White, 1997 ; White et al., 1992) et les services aux femmes (Couillard et Côté, 1993) ou aux communautés culturelles (Jacob et Raquepas, 1996).

Plusieurs études sur le partenariat ont plutôt cherché à établir les facteurs qui influencent la nature des relations existant entre les organismes communautaires et les établissements publics du système sociosanitaire. Ces facteurs peuvent être regroupés en deux grandes catégories : les facteurs personnels, associés aux attributs des intervenants et des gestionnaires, et les facteurs organisationnels, liés aux caractéristiques des organisations engagées dans le partenariat. Même s’ils soulignent que la qualité des rapports humains n’est pas l’unique facteur ayant un impact sur la qualité des relations entre les organismes, plusieurs auteurs (Beal, Crawford et O’Flaherty 1997 ; Clément, Tourigny et Doyon, 1999 ; Duperré, 1992 ; Godbout et al., 1988 ; Lamoureux et Lesemann, 1988 ; Larivière, 2001 ; Panet-Raymond et Bourque, 1991) insistent sur l’importance des qualités humaines des intervenants engagés dans des activités de collaboration. L’écoute, le respect de l’autre, la transparence, la capacité de se remettre en question sont autant de caractéristiques d’un partenariat satisfaisant. Selon Lamoureux et Lesemann, « les conceptions de la société véhiculées par l’intervenant de l’établissement public, ses sensibilités à la communauté, son empathie pour les gens qu’il côtoie, sa formation à une approche communautaire plutôt qu’unilatéralement clinique » (1988 : 206) sont des éléments essentiels. Si une attitude condescendante et méprisante à l’endroit du communautaire est vue comme un obstacle à un partenariat réussi, le respect et la reconnaissance des expertises de chacun est perçu comme un facteur de réussite (Cloutier-Turcotte, 1991).

Parmi les facteurs organisationnels susceptibles d’influer sur le partenariat, celui dont les écrits font le plus mention est sans doute l’intégration de l’organisme à sa communauté (Dumais, 1991 ; Clément et al., 1999 ; Fournier et al., 2001 ; Godbout et al., 1988 ; Lamoureux et Lesemann, 1988 ; Lebeau et Viens, 1991 ; Panet-Raymond et Bourque, 1991 ; White, 1992). L’organisme bien implanté dont l’expertise et les compétences sont reconnues sera mieux positionné pour établir des rapports de partenariat positifs. La philosophie d’intervention influence également le type et le degré de collaboration entre les organismes. Plusieurs auteurs (Couillard et Côté, 1993 ; Hamel, 1993 ; Lamoureux, 1994 ; Panet-Raymond et Bourque, 1991 ; Robichaud, 1994 ; Table des regroupements provinciaux d’organismes communautaires et bénévoles, 1995) ont pu vérifier que des divergences dans la philosophie d’intervention pouvaient constituer un écueil important. Celui-ci peut toutefois être contourné si les parties adoptent une approche pragmatique et qu’elles mettent l’accent sur un objectif commun, soit offrir les meilleurs services à la population (Green et Adderley-Kelly, 1999 ; White et al., 1992).

L’encadrement organisationnel des expériences de partenariat ressort également comme un facteur pouvant avoir un impact sur la réussite de ce dernier. Certains auteurs (Clément et al., 1999 ; Panet-Raymond et Bourque, 1991) illustrent cet encadrement par l’exemple d’une formalisation par entente écrite, précisant les rôles et les responsabilités de chacun des partenaires, de même que les modalités d’application. La participation à une table de concertation (Panet-Raymond et Bourque, 1991) est une autre forme de formalisation pouvant soutenir le partenariat, à condition cependant que le fonctionnement soit harmonieux (Couillard et Côté, 1993). À cet égard, Jacob et Raquepas (1996) privilégient la mise sur pied d’une ressource de consultation ou de médiation qui peut intervenir dans les situations où des tensions, voire des conflits sont en latence ou sur le point d’éclater. De plus, la reconnaissance par les bailleurs de fonds des coûts engendrés par la concertation et le partenariat est souvent perçu comme un facteur de succès de premier ordre (Caillouette, 2001 ; Larivière, 2001 ; Savard et Mayer, 2001). Finalement, l’ouverture à la participation des usagers est considérée, dans certains travaux, comme étant un élément favorable au succès du partenariat (Dumais, 1991 ; Godbout et al., 1987).

Au-delà de l’identification des facteurs d’influence d’ordre personnel et organisationnel, les relations partenariales peuvent être analysées, d’après les interactions entre les personnes en présence et selon les comportements de celles-ci, comme autant d’actes intentionnels guidés par la poursuite de certains objectifs. Sans exclure l’influence des caractéristiques individuelles, cette perspective met l’accent sur la compréhension des motifs sous-jacents aux comportements. À cet égard, les écrits de Dumais (1991) sur les motivations sous-jacentes aux relations de partenariat sont particulièrement intéressants. En effet, il distingue deux visions des rapports de collaboration. La première se base sur la réciprocité ; selon cette vision, la relation de collaboration idéale est basée sur l’équilibre et l’équité des ressources investies par les parties engagées dans un tel processus. En d’autres termes, la valeur des biens et des services consacrés par chaque partenaire doit être équivalente et aucune des parties ne doit avoir l’impression d’être perdante dans l’échange. La seconde vision, qui correspond à un modèle de rationalité, s’appuie plutôt sur le principe que les acteurs qui s’engagent dans une activité de partenariat le font dans la perspective de maximiser les bénéfices qu’ils retirent de cette activité, tout en amenuisant le plus possible les pertes qui y sont inhérentes. Ainsi, à partir du moment où les organismes ont l’impression de retirer de cette collaboration plus de gains que de pertes, ils voudront maintenir la relation, et ce, même si les deux parties n’ont pas le même investissement dans le processus de coopération. Donc, pour apprécier la qualité du partenariat, il faut partir de l’analyse de chaque partenaire en tenant compte des objectifs qu’il poursuit, des possibilités qui s’offrent à lui et des contraintes avec lesquelles il doit composer. C’est la perspective privilégiée dans cette recherche visant notamment à cerner les enjeux du partenariat, tant pour les organismes communautaires que pour les établissements publics. La connaissance de ces enjeux, essentielle à la compréhension des comportements adoptés par les parties dans l’exercice du partenariat, s’inscrit dans la logique de l’analyse stratégique développée par Crozier et Friedberg (1979).

Considérations méthodologiques

Cette recherche est basée sur 24 entrevues individuelles et semi-dirigées, menées avec 12 gestionnaires d’organismes communautaires et 12 gestionnaires d’établissements publics évoluant dans le secteur des services sociaux aux jeunes et aux familles dans quatre territoires de CLSC de la région de l’Abitibi-Témiscamingue. Les entrevues se sont déroulées entre le mois de septembre 1998 et le mois de juin 1999. L’objectif était de recueillir de l’information sur la participation des organisations à des activités exigeant un partenariat avec les autres ressources jeunesse et famille de leur milieu. Cinq catégories d’organismes ont été prises en considération : 1) les établissements publics de première ligne (p. ex., un CLSC) ; 2) les établissements publics offrant des services spécialisés (centre hospitalier, centre de réadaptation pour jeunes en difficulté, centres jeunesse, etc.) ; 3) les organismes communautaires dispensant des services à la famille (Maison de la famille) ; 4) les organismes communautaires qui offrent des services aux jeunes (p. ex., une Maison de jeunes) ; 5) les organismes communautaires d’insertion sociale par l’insertion professionnelle (Carrefour Jeunesse emploi).

Le devis d’entrevue a été construit de façon à recueillir de l’information sur le mandat des organisations tel qu’il est perçu par les répondants, ainsi que des données permettant, en quelque sorte, de construire le schéma des rapports interorganisationnels entretenus par l’établissement public ou l’organisme communautaire. Certaines questions avaient pour but de permettre au répondant de faire une évaluation des relations interorganisationnelles dans lesquelles son organisation est impliquée. L’importance, pour l’organisme ou l’établissement, d’entretenir des relations avec des organisations appartenant à l’autre catégorie était également abordée afin de comprendre les finalités visées par l’organisation en question en s’engageant dans de tels rapports. Finalement, le devis d’entrevue concluait avec une série de questions invitant les répondants à présenter leur conception générale des relations entre les organismes communautaires et les établissements publics. Ces questions devaient permettre aux répondants de présenter leur perception des enjeux inhérents à ces interactions interorganisationnelles.

Les résultats

Les formes empruntées par les activités de partenariat

L’examen des travaux de Dumais (1991), de Lamoureux et Lesemann (1988) et de Godbout et al. (1988) permet de dégager un certain nombre de rapports existant entre les organismes communautaires et les établissements publics, que l’on peut regrouper dans cinq grandes catégories. Les types de relations que nous avons relevés dans le cadre de notre étude recoupent largement ces catégories. La participation à des tables de concertation constitue le premier type d’activités. Ces tables de concertation fonctionnent à partir d’un modèle assez semblable. Tout d’abord, les organismes échangent de l’information sur leurs services respectifs. Ensuite, ils travaillent à relever les besoins et les problèmes prioritaires vécus par leur clientèle commune. Le soutien professionnel et matériel est le deuxième type d’activités de partenariat. Le soutien professionnel constitue une aide qu’apporte une organisation, habituellement un établissement public, à une autre ressource en mettant à sa disposition une expertise spécifique détenue par les ressources humaines de celui-ci. Le soutien matériel et financier prend habituellement la forme de subventions financières ou de prêts d’équipements qu’un établissement offrira à une organisation pour la soutenir dans la mise sur pied de nouveaux services ou pour l’aider à maintenir ceux qui existent déjà. Les ententes formelles constituent la troisième forme de collaboration entre les organisations étudiées. Même si une grande part des contacts entre les acteurs organisationnels ne nécessite pas de structure formelle particulière (comité, table de concertation), dans certains cas, les organisations engagées dans des activités partenariales préfèrent formaliser, par des ententes écrites spécifiant la participation de chacun, les engagements conclus. Sur un des territoires de la région étudiée, de telles ententes ont été conclues entre le Centre de santé et des organismes communautaires pour des questions de financement et d’encadrement de personnel. La quatrième forme de collaboration concerne la gestion de projets conjoints. En effet, le regroupement en un seul lieu (p. ex., une table de concertation) de plusieurs organismes intervenant auprès de la même clientèle ou autour de la même problématique permet le partage d’informations et de points de vue sur les principaux besoins et problèmes vécus par la clientèle commune. La recherche de réponse à ces besoins se concrétise très régulièrement par la mise sur pied de projets pour lesquels un certain nombre d’organisations mettent en commun énergie et ressources. Finalement, la dernière forme, celle qui est la plus fréquemment empruntée, est la collaboration dans les activités quotidiennes. La référence de clientèle est le type de relation le plus observé et probablement, aussi, celui qui engendre le plus de frustration lorsqu’il est déficient.

L’expérience de partenariat comporte plusieurs aspects positifs pour les parties concernées. Le contact de l’autre permet de mieux connaître les services dispensés par les organismes partenaires du territoire. Il favorise une diminution des préjugés, conduisant à une utilisation plus pertinente des services de la communauté, à une meilleure coordination des services et à une plus grande efficacité de l’intervention. Un gestionnaire d’établissement public traduit ainsi l’apport du partenariat : « Les premiers à bénéficier du rapprochement entre les organismes, c’est la clientèle. Les services deviennent plus complémentaires, alors ça améliore notre intervention, et c’est ça qui est important. » Un autre gestionnaire d’établissement voit également dans le partenariat un moyen permettant d’évaluer l’impact de son action dans la communauté : « Si, en table de concertation, on s’aperçoit que nos services ne donnent pas de résultats, bien, on peut rajuster le tir et changer des façons de faire. On peut ainsi répondre de façon plus appropriée aux besoins identifiés. »

Mais cette expérience comporte aussi sa part de difficultés. La première est liée à l’investissement qu’il exige, en énergie, en temps et en ressources. Les gestionnaires d’organismes communautaires trouvent en effet très exigeant de participer à l’ensemble des mécanismes de concertation qui existent sur leur territoire, surtout dans un contexte où, dans les dernières années, leur nombre n’a fait qu’augmenter. Un gestionnaire de ce type d’organisme exprime ainsi son sentiment d’épuisement :

Je pense qu’il y aurait nécessité de fusionner des choses. L’année dernière, nous avons constaté que je siégeais sur 13 tables et sous-tables. C’est énorme. Dans le réseau, ils peuvent être 15 dans un service et déléguer. Moi, ici, je suis seul à pouvoir aller sur les tables.

Il serait faux, cependant, d’affirmer que l’investissement exigé par le partenariat est lourd à assumer uniquement pour les organismes communautaires. Les établissements publics ont été affectés durement par les récents épisodes de compressions budgétaires du réseau de la santé et des services sociaux. Pour y faire face, ils ont dû procéder à de nombreuses réorganisations administratives monopolisant l’essentiel des énergies et des ressources disponibles. Dans ces conditions, il était souvent difficile pour les gestionnaires de donner la priorité à leur participation à des mécanismes de concertation interorganisationnelle. Un gestionnaire d’établissement se prononce sur cette réalité à laquelle il a dû réagir :

La charge de travail a constitué un facteur ayant fait en sorte que je n’ai pas fait beaucoup de concertation. Je ne pouvais pas être ici et là-bas en même temps. Nous, on a priorisé un certain nombre de dossiers concernant notre propre établissement, nous obligeant ainsi à limiter nos efforts pour établir des concertations plus étendues.

D’autres organismes ont entretenu des attentes irréalistes concernant leur capacité d’intervention. Plusieurs gestionnaires d’établissements publics ont pointé ces attentes comme une autre difficulté importante vécue dans leurs relations interorganisationnelles. Pour faire face à la surcharge de travail, les organisations ont parfois tendance à diriger leur clientèle vers un autre organisme en fonction de leurs contraintes plus qu’en fonction des besoins des usagers. Un gestionnaire de CLSC vit ce genre de problème avec le Centre jeunesse :

Le Centre jeunesse a eu la directive de diminuer leur liste d’attente et de la ramener à zéro. Parfois, on constate que le Centre jeunesse cherche à diminuer leur liste d’attente en référant des personnes qu’ils disent consentantes, mais qui ne le sont pas vraiment. Ces personnes viennent à reculons et après quelques rencontres, cessent de venir. Les problèmes ne sont pas réglés et font l’objet d’un autre signalement plus tard.

Une autre difficulté majeure reliée au fonctionnement de la concertation et du partenariat, et éprouvée par les gestionnaires des organismes communautaires, concerne la conception utilitaire du partenariat que semblent conserver des gestionnaires d’établissements publics. Plusieurs répondants des organismes communautaires ont l’impression que le réseau croit que la mission des organismes est de répondre à leurs propres besoins plutôt qu’à ceux de la population. Voici comment l’un d’entre eux s’exprime à ce sujet :

Défendre notre autonomie. Nous sommes toujours en train de nous confronter là-dessus. Ils [les établissements publics] essaient de nous faire faire des choses qui répondent plus à leurs besoins qu’à ceux de la communauté.

Il ressort donc clairement du discours des gestionnaires que la participation à des expériences de partenariat engendre sa part de joie et de frustration. La décision d’un gestionnaire d’organisme ou d’établissement de participer à une activité de partenariat est ainsi influencée par l’évaluation des coûts-bénéfices qu’il fait de cette participation. Or cette évaluation ne peut se comprendre sans tenir compte des implications de cette participation pour l’organisme que le gestionnaire représente, lesquels enjeux résultent des facilités et des contraintes avec lesquelles il doit composer.

Les facilités et les contraintes des acteurs

Du côté des organismes communautaires, une importante source de pouvoir vient de leur flexibilité et de leur capacité à modifier rapidement leur programmation afin de s’adapter aux nouveaux besoins relevés dans la communauté : « Quand moi et mon équipe, on décide d’organiser une activité, un mois après, l’activité a lieu. Dans le réseau, ça va traîner des mois et des mois parce que tout doit être écrit de long en large. » De plus, même si les organismes communautaires contestent depuis toujours l’insuffisance de leur financement les obligeant à faire des miracles avec fort peu de ressources, le faible coût des services dispensés par les organismes communautaires se révèle à certains égards un atout pour ces groupes, car il est plus avantageux de confier la gestion des nouveaux projets à ces organismes plutôt qu’à un établissement public.

Le réseau d’information sur lequel les organismes communautaires peuvent compter leur est également utile, tant pour l’accomplissement de leur mission (mise en place de nouveaux projets, recherche de financement, etc.) que pour la défense de leurs intérêts face aux autres acteurs du système. Ce réseau, qui passe par les différents regroupements d’organismes communautaires et que l’on retrouve tant au niveau local que régional, favorise l’échange d’informations et permet de relever les écarts dans les pratiques. Le réseau d’information est également utile pour la défense des intérêts des organismes communautaires, car il leur permet de recevoir une information de base sur les différents dossiers qui les concernent, tant au plan provincial, régional que local.

Les organismes communautaires doivent cependant composer avec des contraintes qui réduisent leur pouvoir. Selon certains gestionnaires d’organismes communautaires, une de ces contraintes découle du manque de solidarité entre les organismes communautaires et les acteurs du secteur public. Le climat de compétition et de méfiance qui existe rend très difficile la constitution d’une coalition forte, apte à défendre les droits et les intérêts de l’ensemble des organismes communautaires. Un certain nombre d’éléments soulevés par les répondants peut expliquer cette situation, notamment les écarts importants entre les situations financières des différents organismes communautaires, ainsi que l’hétérogénéité des philosophies d’intervention. Cette gestionnaire s’exprime ainsi sur cette question : « Il y a des organismes différents, il y a des cultures différentes aussi. Il y a plusieurs petits groupes qui sont plus axés sur leurs services, alors que d’autres ont une mobilisation plus grande, une tradition plus militante. »

La précarité financière constitue une autre contrainte importante, non seulement parce qu’elle menace la survie des organismes, mais parce qu’elle fait obstacle au développement d’alliances et nuit à leur capacité à assurer un minimum de continuité dans leur présence aux tables et aux comités réunissant des représentants d’organismes communautaires et d’établissements publics. Ce manque de continuité dans la participation aux mécanismes de concertation les empêche de maîtriser les enjeux des sujets discutés, par conséquent, il est plus difficile pour eux de défendre leurs intérêts organisationnels. De plus, le manque de ressources oblige souvent les organismes communautaires à répartir entre différentes catégories de personnel la responsabilité de les représenter ; il arrive ainsi régulièrement qu’un intervenant contractuel ou un bénévole possédant très peu d’expérience se retrouve à la même table qu’un gestionnaire d’établissement public mieux préparé pour analyser les dossiers traités.

Du côté des établissements publics, la connaissance des règles qui régissent le système est une source importante de pouvoir. Comme le mentionnent Crozier et Friedberg (1977), l’acteur qui connaît les politiques, les règlements, les législations et les procédures formelles peut mieux les utiliser pour défendre sa position dans le système. Certains représentants des organismes communautaires ont ainsi mentionné que la terminologie utilisée dans les documents qui doivent faire l’objet de discussion et au sujet desquels des décisions se prennent n’est pas adaptée à la réalité des organismes communautaires. Les ressources financières et matérielles à la disposition des établissements publics leur fournissent également un avantage. En ayant à leur disposition des ressources humaines, matérielles et financières nettement supérieures à celles des organismes communautaires, les établissements publics sont mieux en mesure d’assurer une participation stable et régulière aux mécanismes de concertation mis en place. Cette stabilité fait non seulement en sorte que le représentant de l’établissement public est plus expérimenté, mais aussi qu’il jouit d’une plus grande crédibilité, ce qui n’est pas négligeable, car le statut relié à un poste est un atout considérable pour un acteur lorsqu’il veut faire primer ses intérêts à l’intérieur d’une dynamique interorganisationnelle (Lemieux, 1991).

Cependant, les établissements publics font également face à des contraintes qui sont essentiellement de deux ordres. Le premier est lié à leur dépendance à la contribution des organismes communautaires pour répondre à l’augmentation de leur clientèle : puisqu’ils ont besoin des organismes communautaires, ils ne peuvent pas constamment imposer leurs conditions, ils doivent eux aussi faire des compromis, comme prendre en considération les besoins et les visions des organismes communautaires lors de l’élaboration de projets d’intervention conjoints.

Le second type de contraintes tient à l’obligation, faite par le ministère et la régie régionale aux établissements publics, de s’impliquer dans des activités de concertation. Le ministère insiste de plus en plus pour que les services dispensés dans un même secteur d’intervention soient mieux intégrés. Pour favoriser cette intégration, on veut voir s’établir plus de concertation et de collaboration, d’une part, entre les différents établissements évoluant dans le réseau public et, d’autre part, entre les établissements du réseau et les organismes communautaires. Plusieurs répondants des établissements publics ont affirmé qu’ils subissaient beaucoup de pression pour s’engager dans des activités de partenariat avec les autres organisations offrant des services sociaux à l’enfance, à la jeunesse et à la famille.

L’enjeu du partenariat pour les organismes communautaires

Le discours des répondants nous amène à dégager un enjeu majeur du partenariat des organismes communautaires avec les autres ressources du milieu pour assurer sa stabilité financière tout en préservant son autonomie. Ainsi, pour certains organismes, le partenariat favorise l’accès à de nouvelles sources de financement. Certaines activités de concertation et de collaboration peuvent effectivement être sources de financement par la réalisation de projets d’intervention conjoints destinés à répondre à de nouveaux besoins. Mais pour qu’un nouveau projet voie le jour et s’implante dans le milieu, il est nécessaire qu’un organisme soit associé à sa gestion. Comme, dans la très grande majorité des cas, les coûts d’un projet géré par un organisme communautaire sont inférieurs à ceux reliés à son intégration dans l’offre de service d’un établissement public[1], c’est un organisme communautaire qui accueille le nouveau service. Ce nouveau service permet souvent à l’organisme de consolider sa situation financière. Un répondant explique l’importance pour son organisme de trouver de nouvelles sources de revenus dans sa communauté : « Nous, on reçoit 50 000 $ de financement de base de la Régie régionale, et cette année, le budget de l’organisme tourne autour de 115 000 $. C’est donc 65 000 $ que je dois aller chercher dans le milieu à chaque année. »

La participation à des expériences de partenariat permet également d’accroître la visibilité et la reconnaissance de l’organisme communautaire dans la communauté. En siégeant à une table ou en participant à la réalisation d’un projet conjoint, l’organisme communautaire en profite pour se faire connaître par des acteurs pouvant contribuer à transmettre l’information concernant ses services et sa mission dans la communauté. Cet extrait d’entrevue explique bien ce point : « Pour faire connaître nos services, c’est [le partenariat] très utile. La personne qui assiste à une réunion entend parler de notre organisme et, par le bouche à oreille, contribue à le faire connaître. »

Être engagé dans des activités partenariales constitue un critère pour plusieurs programmes de financement ; les organismes n’ont donc pas vraiment le choix de satisfaire à cette exigence : « C’est écrit dans nos rapports à la Régie régionale, explique un gestionnaire d’organisme rencontré. Il faut indiquer si on fait du partenariat ou si on siège sur des tables. Sans un minimum de participation, je ne suis pas certaine que j’aurais eu ma subvention. » Les autres organisations, surtout celles du réseau public, sont également des sources de références importantes. L’organisme communautaire désirant rejoindre la clientèle potentiellement bénéficiaire de ses services doit maintenir des liens avec les établissements publics de la communauté pour que ces derniers réfèrent les usagers vers leur organisme.

Ce rapprochement avec les établissements du réseau présente toutefois un écueil pour les organismes communautaires, car ils risquent d’y sacrifier une partie de leur autonomie, notamment au regard de la nature de leurs activités ou du choix de leur clientèle. Ils seraient victimes de « dumping » de la part d’établissements publics. Ainsi, certains représentants d’organismes communautaires reprochent aux établissements publics de ne pas bien connaître leur mission et leurs services :

Il y a un problème de manque d’informations important. Plusieurs intervenants ne savent même pas qu’est-ce que c’est une maison de la famille. Ils font donc des références à tort et à travers sans se préoccuper de respecter notre mission.

Lorsqu’ils participent à des activités de concertation et de collaboration, élaborer de nouvelles activités et recruter une nouvelle clientèle dans le respect de sa mission et de ses orientations apparaissent au coeur des préoccupations des organismes communautaires.

L’enjeu du partenariat pour les établissements publics

En tant qu’acteurs évoluant dans un système d’action concret, les établissements publics ont également des gains à réaliser et des pertes à craindre en interagissant ou en limitant leurs contacts avec les autres organisations de la communauté. L’analyse du discours des acteurs du secteur public révèle qu’en dépit des différences dans leur mission, les établissements vivent avec un partenariat comportant essentiellement le même enjeu pour tous, soit utiliser les organismes communautaires pour réguler les demandes de services, sans mettre leur collaboration en péril.

Par exemple, pour le centre jeunesse, l’équilibre entre les demandes de services et les ressources disponibles est au coeur de son intérêt à participer à des activités de partenariat, puisqu’il y voit un contexte qui, d’une part, facilite un certain contrôle sur l’entrée des demandes de services et, d’autre part, ouvre des avenues pour les références. Les organismes communautaires étant des acteurs de plus en plus présents dans le milieu, donc susceptibles de faire des signalements, le Centre jeunesse doit les considérer s’il désire limiter l’entrée de nouveaux signalements et contenir la pression exercée sur la liste d’attente. Par ailleurs, le Centre jeunesse n’est pas uniquement un récepteur de références provenant des autres organisations, il dirige également ses clients vers les ressources. En participant à des expériences de collaboration et de concertation, le Centre jeunesse poursuit un autre objectif, celui de mettre en place un mécanisme d’accès facilitant la référence à différentes ressources de la communauté. Ce gestionnaire du Centre jeunesse explique le rôle de son établissement :

Notre mandat, finalement, c’est rester dans la vie des familles, des enfants, le moins longtemps possible. C’est ça, dans le fond, la notion de protection et la notion d’aide. Les gens peuvent avoir besoin d’aide, mais ils n’ont pas besoin de protection. À ce moment-là, il faudra référer ces gens-là à d’autres organismes, d’autres organisations qui pourront prendre la relève pour que, de notre côté, on puisse se retirer du dossier.

Pour les CLSC et les centres de santé, répondre à la mission très large qui leur a été confiée est une préoccupation importante. Ils doivent offrir des services de santé et des services sociaux courants « […] de nature préventive ou curative, de réadaptation ou de réinsertion » (LSSS, art. 80). Si, à partir de son programme de services, le CLSC ne peut pas répondre aux besoins, il doit alors diriger les usagers vers la ressource de la communauté pouvant subvenir aux besoins évalués. Le partenariat avec les organismes communautaires est une alternative intéressante, car ceux-ci jouissent d’une marge de manoeuvre plus grande pour apporter des changements dans leur programmation. Les CLSC peuvent ainsi favoriser la mise sur pied de nouveaux services répondant aux besoins qu’ils ont constatés au sein du milieu, sans nécessairement avoir à modifier leur propre gamme de services. Une gestionnaire de CLSC perçoit ainsi l’apport des organismes communautaires :

Dans les groupes communautaires, tu peux avoir plus de latitude. Si tu identifies un nouveau besoin, tu peux aller travailler dessus. Dans le réseau, tu ne peux pas décider comme ça d’apporter des changements dans ce que tu fais, il y a comme des programmes déjà établis.

Les établissements publics se concertent beaucoup entre eux. Cette démarche permet de créer des liens plus harmonieux en réduisant la pression provenant des autres organisations, car les gestionnaires sont mieux informés de leurs réalités respectives. Cependant, cette concertation ne crée pas plus de services pour les usagers d’où leur intérêt à développer des liens étroits avec les organismes communautaires :

Je pense qu’il se donne beaucoup de services à la jeunesse via les organismes communautaires. Il faut donc apprendre à connaître les services que les organismes communautaires peuvent donner, car ils pourraient aider notre clientèle.

Conclusion

Le but de cet article était de souligner les enjeux de la collaboration, en particulier pour les établissements publics et les organismes communautaires évoluant dans le secteur de l’enfance, de la famille et de la jeunesse. Les résultats de la recherche menée démontrent que les organismes communautaires ont besoin de la collaboration des établissements publics pour mettre sur pied de nouveaux projets. Grâce à ceux-ci, ils pourront obtenir un financement complémentaire, souvent indispensable à leur survie, qui pourra faciliter le recrutement d’usagers et favoriser l’ancrage de ces organismes dans la communauté. Pour leur part, les établissements publics ont besoin de la collaboration des organismes communautaires pour avoir accès à des services vers lesquels ils réfèrent leur clientèle, réduisant, par le fait même, la pression sur leurs propres programmes. Nous sommes conscients, cependant, que le portrait du partenariat présenté dans cet article est celui qui se dégage du discours des gestionnaires, qui ne sont pas les seuls acteurs engagés dans les relations interorganisationnelles. Pour avoir un tableau plus complet, il serait intéressant de comparer leur vision à la réalité vécue et observée par les intervenants ou les usagers des services. En ce sens, d’autres recherches doivent être menées sur ce sujet.

En terminant, il serait pertinent de s’arrêter un instant au rôle joué par l’État dans cette dynamique. En effet, par le biais des énoncés de politiques (Livre blanc du ministre Côté, 1991 ; le projet de politique de reconnaissance des organismes communautaires, 2000 ; etc.), il explique son intérêt pour la reconnaissance des organismes communautaires en tant que partenaires importants du système de santé et de services sociaux et comme éléments d’une stratégie visant à rapprocher davantage les citoyens des services qui leur sont destinés. L’État souhaite ainsi démocratiser davantage le système afin de permettre à la population et à la communauté de participer de façon beaucoup plus active à l’identification de leurs besoins ainsi que des solutions pouvant y répondre. L’analyse des relations de partenariat entre les établissements publics et les organismes communautaires ne permet cependant pas de conclure à une transition aussi nette ; la vision socioétatiste (Groulx, 1993) demeure très présente. Cette situation pourrait s’expliquer, entre autres, par le fait que, même si les établissements publics subissent des pressions pour se rapprocher de leur communauté, les organismes communautaires sont de plus en plus assujettis à des normes qui les entraînent dans cette logique socioétatiste.