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Le virage ambulatoire, défis et enjeux s’adresse à ceux et celles qui veulent approfondir leur connaissance des divers aspects qui sont ressortis après les premiers mois de l’application de la réforme du milieu sociosanitaire québécois. Les étudiants de tous horizons, les cliniciens ainsi que les employés et professionnels du milieu de la santé pourront y apprendre beaucoup à propos d’une nouvelle donne organisationnelle qu’ils ne peuvent observer sur le terrain, c’est-à-dire les soins à domicile. À travers des articles publiés, les auteurs (pour la majorité des chercheurs universitaires) proposent d’observer plusieurs aspects de ce nouveau lieu de prestations de soins très méconnu autant des praticiens que des administrateurs et des concepteurs de la réforme : qui donnent les soins à domicile ? comment ces personnes perçoivent et réagissent face aux nombreuses conséquences qu’amène la prise en charge d’un proche en convalescence sur leur vie personnelle, familiale et professionnelle ? Les lecteurs seront aussi invités à constater les impacts du virage ambulatoire sur les travailleurs et professionnels du système de santé, constitués à près de 75 % par des femmes.

En grande partie, nous pouvons dire que ce livre est destiné à un lectorat qui, sans être obligatoirement féru de l’analyse des bouleversements que connaît le système de santé québécois actuellement, peut être intéressé par cette problématique. Le vocabulaire utilisé par les auteurs est précis sans pour autant être opaque pour les non-initiés. Cependant, quelques termes utilisés auraient pu faire l’objet d’une attention particulière, par exemple les services de soutien formels et informels. Il faut se rendre au début du sixième chapitre pour savoir exactement ce que les auteurs entendent par ces « services formels », ce qui est paradoxal quand nous savons que ce livre a pour objectif de mieux faire connaître certaines facettes peu étudiées du virage ambulatoire. La constitution d’un lexique aurait pu être une bonne initiative. Cet outil aurait épargner à une certaine partie du lectorat, comme ce fut notre cas, quelques interrogations et, de plus, il aurait rendu inutile la présentation d’informations similaires sur les caractéristiques et les impacts du virage ambulatoire d’un chapitre à l’autre.

Cet ouvrage est divisé en trois parties. La première présente la problématique de la réforme sociosanitaire sous trois angles : la question de l’humanisation dans la prestation des soins de santé, l’enjeu que posent les changements sociodémographiques présents et à venir en rapport avec la désinstitutionnalisation, ce qui amène les auteurs à réfléchir sur la conciliation des rôles de la vie professionnelle et familiale dans un contexte de prise en charge des convalescents par la communauté. Dans la deuxième partie, « Les enjeux sur le terrain », nous pouvons en apprendre davantage sur les dures réalités vécues par les professionnelles de la santé, qui n’ont pas de postes permanents et, entre autres, leurs effets sur leur santé mentale. Trois chercheures présentent leur constat à propos des impacts du virage ambulatoire sur la santé des femmes soignantes, les aidantes naturelles âgées, et ce, afin que les politiques de soins à domicile tiennent compte de cette variable, car, vieillissement de la population oblige, les aidants naturels seront de plus en plus âgés. Le dernier article de cette section nous fait voir comment les familles, comptant dans leurs rangs une personne nécessitant un soutien à domicile, perçoivent et se comportent au regard des services de soutien formels, entre autres les services de répit offerts par les CLSC et les centres hospitaliers. Ce texte nous fait voir combien la réticence des familles à l’égard de ces services est profondément ancrée dans la culture et que les penseurs des services de soutien formels n’en ont pas tenu compte dans la mise en oeuvre des différents programmes, ce qui a pour résultat une inefficacité de ces derniers.

La section qui s’attarde à « Ce que pensent les praticiens » est de facture différente. À la différence des deux autres, qui présentent généralement des résultats de recherches, souvent exploratoires, à partir des témoignages recueillis lors d’entrevues de groupes entre autres, les praticiens appuient ici leurs écrits sur l’expérience qu’eux-mêmes ont vécue durant les premiers mois des changements organisationnels de la réforme. En plus de considérer le virage ambulatoire à travers différentes perspectives (anthropologique, féministe, sociologique, économique, etc.), nous pouvons en apprendre plus sur la gestion des ressources humaines. Deux chapitres s’attardent à des sujets déjà traités auparavant : celui des besoins des aidantes naturelles, ainsi que celui du travail féminin inscrit dans le cadre de la désinstitutionnalisation.

L’approche adoptée par les auteurs au regard du virage ambulatoire est claire : la désinstitutionnalisation constitue une bonne chose en soi. Cependant, elle pose certains problèmes sur lesquels il faudra rapidement se pencher, et ce, afin d’enrayer des conséquences qui auront un effet important sur l’avenir même de la prestation des soins de santé au Québec. C’est souvent la manière dont est menée cette réforme du système de santé qui est à corriger. Les recherches et témoignages présentés dans ce livre ont tous pour objectifs d’analyser la situation, de repérer les problèmes et de proposer des solutions, à court et à long terme, aux nombreux écueils constatés sur le parcours des personnes soignantes, des malades ainsi que des membres de la communauté touchés par cette nouvelle organisation des soins. Bien entendu, les femmes sont au coeur de cette aventure sociétale et tenir compte de leurs besoins est primordial. Comme l’écrivent Francine Ducharme, Guilhème Pérodeau et Denise Trudeau,

[…] même si les femmes […] constituent un rouage essentiel de la société, […] les grandes transformations sociales qui ont cours actuellement dans le domaine de la santé occultent bien souvent l’importance accordée à ce rôle […] Plus particulièrement, l’émergence du virage ambulatoire, soit d’un système où les soins de santé sont en grande partie donnés à domicile et où le milieu de vie se voit officialisé comme lieu de prestation des services de santé […], est suscité non seulement par l’état déficitaire des finances publiques, mais également par la notion de responsabilisation des personnes au regard de la santé […]

Le titre de ce livre n’indique en rien que l’intérêt particulier des auteures et de leurs collaborateurs est centré sur les personnes (et non pas sur les institutions ou les impératifs financiers par exemple) qui subissent en grande partie les impacts des changements organisationnels durant les premiers mois de la réforme dans le système de santé québécois. Ces personnes sont majoritairement des femmes. À notre avis, le titre ne met pas en évidence le point d’ancrage de cet ouvrage, c’est-à-dire les conséquences du virage ambulatoire sur la vie des femmes évoluant dans le milieu sociosanitaire en qualité de travailleuses, professionnelles de la santé ou de mères, épouses ou filles d’une personne malade qui est en convalescence à domicile. Cette constatation nous apparaît paradoxale, car tout au long de cette lecture, il est maintes fois souligné que ce sont majoritairement des femmes qui ont porté à bout de bras ce grand chantier social et que ce fait n’a tout simplement pas été reconnu. D’ailleurs, en conclusion, les auteures écrivent : « Les personnes soignantes, tant professionnelles que bénévoles, ont été les grandes oubliées du virage ambulatoire et, paradoxalement, c’est à elles que l’on doit la qualité des soins. À ce titre, toute réforme devrait les placer au coeur du système de santé […] » (p. 188). En faire mention dans le titre aurait été, à cet égard, tout à fait opportun.

À la lumière de ces articles, nous pouvons établir certains constats, dont celui du manque de reconnaissance de la tâche titanesque des personnes soignantes dont ce livre s’efforce de souligner l’importance, qui traduisent un malaise plus profond : l’absence d’un véritable débat public sur les modifications dans les rapports entre l’État et la société civile. En ce qui a trait à la prise en charge des convalescents, le glissement des responsabilités de l’État (État-providence) vers la famille (famille-providence) n’a pas été précédé d’un véritable débat public. Les familles ont été considérées comme des ressources dans les nouvelles politiques sociosanitaires sans qu’on leur demande leur avis et sans tenir compte de leurs réalités. Voici ce qu’écrivent les auteures à ce propos : « Ce transfert des responsabilités et des tâches de soin à l’hôpital vers la maison s’est effectué sans débat public et, surtout, sans tenir compte des changements sociaux et des rapports entre les sexes » (p. 187).

D’ailleurs, il semble clair que les politiques de maintien à domicile sont le résultat d’un travail de réflexion à huis clos. Certains aspects entourant les soins et les services offerts à domicile, par exemple les besoins et les attentes des aidants et aidantes naturels, sont totalement absents de ces politiques. Ces politiques n’ont vraisemblablement pas tenu compte des caractéristiques entourant les notions de famille et du domicile en tant que lieu de soins, variables intimement liées au succès ou à l’échec du virage ambulatoire. Cet ouvrage propose tout au long de ses pages de relever ce défi auquel doivent faire face les personnes touchées par le virage ambulatoire : « […]changement majeur de la reconfiguration du réseau de la santé dans l’ensemble du Canada, le virage ambulatoire pose de nombreux défis aux femmes, défis auxquels les chercheurs et les décideurs devraient permettre d’asseoir le contenu de programmes et de politiques sur des bases ayant un “ sens ” pour ces actrices importantes de ce changement » (p. 109).