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On peut dire des exigences participatives en travail social qu’elles relèvent de la classe des normes démocratiques, de règles d’actions visant à renforcer le pouvoir d’intervention des acteurs au sein de systèmes sociaux dont ils sont membres. Ces exigences peuvent être réparties selon un axe allant d’un sens faible à un sens fort. Le sens faible pourrait recouvrir les pratiques essayant d’associer les personnes aux programmes dont elles sont les cibles. Il s’agirait alors d’atténuer la dimension originairement inégalitaire de la relation d’aide en tentant d’en réaliser une forme plus égalitaire, relativisant de fait la domination conférée par l’expertise professionnelle au travailleur social. Le sens fort relèverait davantage d’une démarche visant à créer chez l’usager une pratique politique effective. Démarche régulée par la perspective d’un renforcement de la conscience et de l’exercice des droits visant à une démocratisation sociétale. Sens fort et sens faible peuvent s’opposer. Ils reposent cependant sur des croyances communes telles qu’un certain optimisme envers le potentiel humain ou encore l’idée que le travail social est un facteur de transformation politique.

Nous aimerions ici étudier certains aspects historiques liés à l’émergence de telles normes au sein du travail social et montrer que l’on peut trouver trace d’une pensée démocratique dès les origines de ce dernier. Notre propos s’appuie sur une recherche en cours consacrée à Mary Ellen Richmond (1861-1928), l’une des fondatrices du socialwork américain et première théoricienne du socialcasework. Notre thèse sera simple, elle consistera à défendre l’idée que l’oeuvre théorique de Richmond est en partie régulée par des normes démocratiques pouvant être dites participatives en un sens faible. Cette idée s’oppose à l’interprétation d’une partie de la littérature qui voit en Richmond une conservatrice (Lubove, 1965; Franklin, 1986). En accord avec certaines tendances de la littérature actuelle (De Robertis, 1999; Bouquet, 2012 et 2002; Agnew, 2004; Perrot, Fournier et Salomon, 2006), nous soutiendrons que les croyances démocratiques sont centrales au sein de la pensée richmondienne. Notre propos sera triple. Après avoir défini le social case work richmondien comme paradigme, nous tenterons de montrer que ce paradigme a permis l’émergence d’une pensée démocratique, une clinique aux accents participatifs. S’ouvrira enfin une interrogation historique plus large sur la parenté de cette entreprise avec certaines vues du pragmatisme deweyien. Cette dernière piste permettra d’explorer le rôle de l’oeuvre du philosophe américain John Dewey comme source théorique à la fois pour le social case work de Richmond et plus largement pour la pensée participative en travail social.

Un paradigme

L’année 1917 voit la publication aux États-Unis d’Amérique du Social Diagnosis de Richmond, suivi cinq ans après par le What is Social Case Work?, ouvrages fondateurs du socialcasework, une méthode nouvelle en travail social, secteur professionnel alors naissant dans ce pays. Qu’est-ce que le social case work? Le texte richmondien offre moins une définition générale que des modes définitoires particuliers. Nous pensons pouvoir en distinguer au moins cinq :

  • Un mode générique spécifiant le genre d’activité qu’est le case work généralement qualifié de skill, art ou de professional speciality.

  • Un mode méthodique dépeignant les étapes du processofcasework.

  • Un mode paradigmatique partant d’exemples permettant d’illustrer la méthode du case work.

  • Un mode fondationnaliste précisant les principes et concepts fondamentaux du case work ou son underlying philosophy : individualdifferences et widerself.

  • Un mode finaliste présentant les buts sociaux et politiques démocratiques du social case work.

Les conceptions démocratiques relèvent du cinquième mode. Cependant, le deuxième mode, le plus connu, nous servira de point de départ :

the processus which lead up to social diagnosis and thence to the shaping of a plan of social treatment may be divided into the collection of evidence and the drawing of inferences therefrom. The collection of evidence comes through the social worker’s first relations (I) with his client, (2) with his client’s family, and (3) with sources of insight outside the family group

Richmond, 1917 : 38

Le case work apparaît comme un processus en deux étapes :

[Social DiagnosisSocial Treatment]

Une lecture plus précise affine ce déroulement en deux phases, dont la première se décline elle-même en deux temps :

[(Social InvestigationSocial Diagnosis) è Social Treatment]

Certains écrits suggèrent l’existence d’une quatrième phase de test du traitement (Richmond, 1922 : 260) :

[(Social InvestigationSocial Diagnosis) (Social TreatmentTest)][1]

Cette structure a parfois été comparée à celle de la méthode expérimentale de Claude Bernard (Du Ranquet, 1975), bien que ce dernier n’apparaisse pas parmi les sources citées par Richmond. Ceci rejoint une question souvent posée aux écrits richmondiens, celle de leur degré d’indépendance vis-à-vis du modèle médical dont le vocabulaire apparaît ici dominant. C’est un point qui dépasse le propos de cet article. Notons simplement que Richmond semble avoir cherché des types différents d’enquêtes chez plusieurs auteurs, tels que le criminologue Hans Gross ou les historiens Charles-Victor Langlois et Charles Seignobos. La première étape consiste à la collecte à partir d’entretiens de socialevidences relatifs au problème social, case, d’un client. Cette collecte minutieuse, dont l’exposé de la méthode constitue l’essentiel de l’ouvrage de 1917, donne lieu à une analyse permettant d’établir un diagnosticsocial se déployant en la formulation d’une hypothèse impliquant un plan d’action, treatment, délimitant une solution au problème. Ce plan revient à une modification de l’environnement du client de manière à permettre une meilleure adaptation – adjustment – réciproque entre ce dernier et son milieu, tout en encourageant chez lui ce que Richmond nomme selfhelp, selfreliance ou encore growth in personality.

En quoi le social case work richmondien est-il un paradigme? Cette notion, introduite par Thomas S. Kuhn en 1962 (Kuhn, 1996), renvoie étymologiquement à l’idée d’exemple ou de modèle. Pour Kuhn, il s’agit d’une vision du monde qui régule la pratique scientifique. Parler de paradigme permet de s’émanciper tant du vérificationnisme que du falsificationnisme. On ne vérifie pas un paradigme, pas plus qu’on ne le falsifie; la plupart du temps, le chercheur l’utilise sans même s’en apercevoir, à la manière d’un joueur d’échecs qui tente de résoudre les problèmes d’une partie grâce à des règles du jeu, sans s’interroger sur la véracité de celles-ci. Selon Kuhn, l’aristotélisme, la mécanique classique ou la théorie de la relativité n’ont pas été vérifiés en tant que paradigmes, simplement tour à tour utilisés. Émerge une réflexion historique rythmée par la tension entre conservatisme et révolution. Aux périodes de science normale, stabilisées par la domination d’un paradigme, s’opposent les périodes de révolution scientifique marquées par la crise d’un paradigme jusqu’alors accepté, crise amenant à l’adoption d’un nouveau paradigme qui, lentement, remplacera l’ancien. L’un des traits les plus originaux de cette épistémologie réside dans l’idée qu’un paradigme s’acquiert lors de la formation des scientifiques. La science est une pratique sociale. Kuhn entend par « formation » l’acquisition par le futur scientifique d’une pratique reposant sur une vision du monde, des modèles de résolution de problèmes, un certain nombre de propositions méthodologiques et ontologiques relatives à un cadre de pensée et d’action, un langage, pratique diffusée par les manuels de formation, les revues, les colloques, etc., soit l’ensemble des instances normatives propres à un groupe professionnel à un moment donné.

Pour Kuhn, l’aspect normatif d’un paradigme est déterminant. Cet aspect chez Richmond prit une triple dimension : institutionnelle, théorique et linguistique. La première dimension est connue. Richmond fut l’une des principales figures des Charity Organization Societies (COS), mouvement philanthropique s’étant développé aux États-Unis à partir des années 1870. Elle entra à 27 ans au service de l’antenne locale des COS à Baltimore. Si au départ son poste était purement administratif, elle sut s’imposer par ses talents de gestionnaire et d’organisatrice, lesquels lui ont permis une carrière ascensionnelle qui, de Baltimore à New York en passant par Philadelphie, lui ouvrit des responsabilités nationales. En 1898, un an après avoir appelé la fondation d’écoles en travail social (Richmond, 1930 : 99-104), elle participa à la création de la NewYorkSchoolofAppliedPhilanthropy[2]. En 1918, elle créa un ComitteeofProfessionalOrganization qui, trois années plus tard, en 1921, devint l’AmericanAssociationofSocialWorkers, première association professionnelle américaine des travailleurs sociaux (Richmond, 1930 : 417-430). Le rôle théorique concerne les ouvrages de 1917 et de 1922. En proposant le social case work, ces deux livres posent les jalons d’une rationalisation de la pratique du social worker visant à la rendre plus efficace et plus légitime. Plus efficace dans sa manière d’aborder et de résoudre les situations sociales; plus légitime au regard des professions américaines déjà instituées qui tardent alors à reconnaître le social worker. Le social case work sera amené à se développer au cours des décennies suivantes tant aux États-Unis qu’à travers le monde, au point de devenir l’un des axes majeurs de la formation et de l’exercice des travailleurs sociaux durant la plus grande partie du xxe siècle. Si Richmond en est la fondatrice, d’autres auteurs[3] s’inscriront dans cette veine. Cette description n’épuise cependant ni la nature ni l’ambition du social case work richmondien, véritable philosophie globale de l’action du travailleur social à laquelle il confère non seulement une méthode, mais aussi un corps de valeurs, une vision du monde, une articulation conceptuelle et pratique, un langage nouveau.

Une clinique démocratique

Richmond participe en effet à un travail de substitution linguistique s’effectuant à partir des années 1910. Les noms de professions évoluent, le charityworker devient le socialworker; les conférences nationales annuelles du mouvement des COS, les NationalConferencesofCharitiesandCorrection, deviennent les National Conferences of Social Workers. Au-delà du symbole, Richmond a accéléré l’émergence de ce que l’on pourrait appeler, selon l’expression de Richard Rorty (Rorty, 1989), le finalvocabulary. Un langage conceptuel nouveau qui en remplace un plus ancien. Lequel? Celui de l’assistance charitable hérité du xixe siècle victorien. Cette évolution apparaît à la comparaison de textes richmondiens des années 1910-20 avec ceux d’auteurs plus anciens. Parmi ces derniers, l’économiste Amos G. Warner (1861-1900), qui fut l’un des premiers leaders des COS et le promoteur de la scientificcharity. Cette charité scientifique servit de manifeste au mouvement des COS du xixe siècle. Dans un article de 1889, Warner (1889) en expose les grandes lignes. Conçue à partir d’une double critique de l’économie politique classique et de la charité traditionnelle, cette science ambitionne de s’attaquer aux causes de la pauvreté. Apparaît sous la plume de Warner la figure du pauvre, essentiellement pensée à partir de l’opposition entre le pauvre méritant et celui ne méritant pas d’aide (unworthy of relief).

La réforme linguistique à laquelle contribua Richmond reflète l’émergence d’une pensée démocratique. Elle repose sur une nouvelle manière de concevoir la personne accompagnée par le social worker. Nombre de conseils méthodologiques donnés semblent suggérer à ce dernier de prendre conscience de ses propres préjugés, de les dépasser en cherchant à comprendre la situation, les raisons des difficultés, en croyant une solution possible :

A few years ago it was assumed among social workers in some communities that a girl with a second illegitimate child was hopelessly degraded and that therefore no private agency should attempt to cope with the problem; public authorities should give the necessary care. Indeed this feeling was so strong that private rescue homes receiving these girls were thereby somewhat discredited. Today courageous endeavor has shown that some of the most successful work of reconstruction can be done with the unmarried mother of two children.

Richmond, 1917 : 95

En substituant une approche compréhensive à la culpabilisation, Richmond façonne une méthode d’intervention corrélée à une image nouvelle de la personne accompagnée. Un nom désigne cette dernière, le client :

Those with whom social case workers are dealing are called by many names – applicants, inmates, cases, children, families, probationers, patients are only a few of them. One word will be used for all, usually, in this volume – the word « client ». Its history is one of advancement from low estate to higher. First it meant « a suitor, a dependent ». Later it meant « one who listens to advice », and later still « one who employs professional service of any kind ». The more expert the service, the more appropriate the word, which has the advantage, moreover, of democratic implications. When a public defender in California serves defendants too poor to employ him, he still thinks as his clients.

Richmond, 1917 : 38

L’usage du terme client a des implications démocratiques. Le client d’un avocat peut employer ce dernier même s’il ne peut le payer, le caractère démocratique se mesurant à l’indépendance aux relations commerciales. Le client, comme tout citoyen, possède des droits tels que celui de pouvoir bénéficier des compétences d’un professionnel tout aussi légitime dans son domaine que le sont l’avocat ou le médecin dans les leurs. Ceci oblige le social worker à un certain nombre de devoirs afin de servir au mieux les intérêts de ses clients. Enfin, ce statut implique une image plus active et plus positive de la personne accompagnée. Au pauvre d’hier, suspect en raison de son indigence, se substitue un individu doté d’une personnalité singulière qu’il s’agit à la fois de prendre en considération et d’aider à s’exprimer. En 1920, Richmond déclare :

I found an English word last summer, not in common use, which might be combined with « social » to describe our case work. This is the word individuation. It has a technical meaning in earlier metaphysical systems which does not concern us, but the Century gives another meaning of « separate or individual existence or independence; that by which such individuality is developed or maintained ». The second half of the definition would fit our work, perhaps, provided we added the word « social ».

Richmond, 1930 : 477

L’individuation révèle une attention particulière de Richmond à la singularité de la personne et au développement de cette singularité. Le case work émerge ici comme une clinique possible, basée sur une éthique professionnelle tissée de valeurs de justice (fairness), clinique recherchant l’actualisation du potentiel de l’individu par le déploiement de sa subjectivité, ce que reflètent les principes du premier entretien donnés par le SocialDiagnosis :

  1. To give the client a fair and patient hearing.

  2. To establish, if possible, a sympathetic mutual understanding – a good basis, that is, for further intercourse.

  3. To secure clues to whatever other sources of information will give a deeper insight into the difficulties of his situation and their possible solutions.

  4. To begin even at this early stage the slow process of developing self-help and self-reliance, though only by the tonic influence which an understanding spirit always exerts, and with the realization that later the client’s own level of endeavor will have to be sought, found, and respected[4].

Richmond, 1917 : 114

Outre l’écoute qui doit être patiente et juste, la relation est pensée à partir d’une compréhension mutuelle, base d’une contractualisation informelle. Le dernier principe est particulièrement intéressant. Le social worker doit rechercher et respecter le niveau d’effort du client, prendre en compte le point de vue de ce dernier, ne pas lui imposer ses propres normes. Qu’entend Richmond par selfhelp ou selfreliance? Les deux notions, au-delà d’accents emersoniens, restent floues. Le What is Social Case Work? fournit une piste en concluant sur l’idée de growthinpersonality comme test du case work :

Finally, the highest test of social case work is growth in personality. Does the personality of its client change, and change in the right direction? Is energy and initiative released, that is, in the direction of higher and better wants and saner relations? Only an instinctive reverence for personality, and a warm human interest in people as people can win for the social case worker an affirmative answer to this question. But an affirmative answer means growth in personality for the case worker himself. The service is reciprocal[5].

Richmond, 1922 : 260

Comme souvent, Richmond indique plus qu’elle ne détaille. L’extrait est ambigu. D’un côté, on pourrait lire ici une conception relativement autoritaire de la relation d’aide, où le social worker modèle son client en une sorte de normalisation. Cependant l’énergie et l’initiative doivent être encouragées. De plus, le social worker est renvoyé au propre développement de sa personnalité, conséquence d’une réciprocité du service entre lui et le client, comme si Richmond tenait à rééquilibrer leurs rapports. Jusqu’où va ce rééquilibrage? Va-t-il jusqu’à souscrire à des normes participatives? Une partie de la littérature actuelle pense que oui (De Robertis, 1999 : 47; Bouquet, 2002 : xx-xxi). Certains passages du même ouvrage indiquent l’adhésion à une dimension participative : « The process of understanding a client and of developing, in conference with him, a program of participation is in essence a democratic process. Patronage has no place in it, nor can the “same thing for everybody” ideal have any place[6]. » (Richmond, 1922 : 173)

Les positions participatives sont ici construites sur le refus de deux atteintes possibles à l’individu : l’altération de sa liberté par soumission au patronage et de sa singularité par soumission à l’égalitarisme. Le processus démocratique repose acontrario sur certains préceptes : relation plus égalitaire entre le social worker et le client; participation de ce dernier au programme; adaptation du programme à la singularité du client et non l’inverse. Certes, la pensée participative reste peu explicitée, mais n’en est pas moins présente. Nous avions distingué sens fort et sens faible des normes participatives en travail social. La question n’est pas résolue pour les premières. Il semble par contre que des exigences participatives, prises au sens faible d’une participation active du client au programme d’aide, sont présentes.

Un air de famille deweyien?

Ces exigences participatives sont inscrites dans un langage démocratique nouveau pour le travail social, que Richmond a contribué à faire émerger. On peut cependant s’interroger sur l’origine de ce langage. L’ouvrage de 1922 est sans doute celui qui exprime le plus clairement les conceptions démocratiques de Richmond. Pour l’historien de la philosophie, ce texte tardif est celui qui fournit le plus de clés pour situer Richmond dans l’histoire des idées. Nos recherches actuelles tentent de savoir s’il existe un air de famille entre le social case work et le pragmatisme dans sa version deweyienne. Cette hypothèse a déjà été évoquée dans la littérature, mais rarement réellement approfondie. En général, les commentateurs soulignent ou bien l’opposition de vues entre Dewey et Richmond (Franklin, 1986), ou bien un certain parallélisme entre eux (Germain, 1970), ou remarquent que John Dewey a été lu par Richmond (Agnew, 2004; Perrot, Fournier et Salomon, 2006). Il est vrai que ce dernier, tout comme Georges H. Mead et William James, est cité par le What is Social Case Work?. À ceux-ci s’ajoutent, dans d’autres textes, Jane Addams (Addams, 2002), fondatrice du settlement de Hull House à Chicago, ou des auteurs plus ou moins connectés au pragmatisme tels Alfred Sidgwick et James H. Tufts[7]. Mais ces références ne sont pas massives au sein de l’ensemble du corpus. Ajoutons que, de tous ces auteurs, tous contemporains de Richmond, seule Addams connait Richmond. Peut-on trouver des éléments de rapprochement conceptuel? Le pragmatisme est un mouvement très divers. Celui de Dewey en est l’une des principales versions à l’époque de Richmond. Il a un caractère transversal à plusieurs disciplines (philosophie, logique, psychologie, éthique, politique, etc.). À ce titre, une question se pose : peut-on penser qu’à l’instar de l’utilitarisme ou du marxisme, le pragmatisme de Dewey ait pu constituer un modèle théorique normatif? Marxisme et utilitarisme sont des paradigmes qui ont influé tant sur les sciences sociales qu’au sein du débat politique. Qu’en est-il du pragmatisme deweyien? Nous pouvons seulement indiquer que l’analyse des échos deweyiens perceptibles chez Richmond donne, à partir d’un exemple, une idée du rôle paradigmatique joué par ce pragmatisme. Ce rôle se décèle dans quatre domaines.

Le premier est normatif : prendre la pratique pour norme. C’est sans doute l’un des traits les plus connus du pragmatisme notamment jamesien : « That is, the rival views mean practically the same thing, and meaning, other than practical, there is for us none[8]» (James, 1981 : 27) Or la pensée de Richmond inclut une telle norme. Elle apparaît dans la conception que se faisait Richmond de la pédagogie, résumée en 1919 par une formule, « teaching by doing » (Richmond, 1930 : 473), référence à peine voilée au « learning by doing » (Dewey, 1944 : 184) du Dewey de 1916. Cette norme sert également de critère de sélection aux méthodes proposées par le Social Diagnosis :

Their case reading was done in five different cities. No attempt was made to arrive at an average of the case work in these cities. On the contrary, our aims was to bring to light the best social work practice that could be found, provided it was actually in use and not altogether exceptional in character.

Richmond, 1917 : 7

Des méthodes issues des meilleures pratiques observées, à condition que celles-ci ne soient pas trop rares afin d’être suffisamment représentatives. Enfin, pour Richmond, un discours doit être jugé à son intérêt pour la pratique du social worker. En témoigne cette critique adressée à la psychologie sociale dans l’aide qu’elle devrait fournir pour le travail social avec des groupes :

As practical guides in such work, the social psychologists have thus far been of very little help. Perhaps one reason for this is that the social psychologists have been dealing chiefly with mass reactions, and of these accurate observation and reporting is almost impossible. For the most part, therefore, they have taken refuge in the discussion of abstraction[9].

Richmond, 1922 : 142

Le propos a des accents de critique jamesienne, les discours de la psychologie sociale s’enfermant dans des abstractions inutiles pour la pratique. Cependant, il se double d’une proposition d’alliance épistémologique où le social case work pourrait devenir terrain d’expérimentation pour la psychologie sociale :

The laboratory method could not be used, but the method of accurate observations remains; and an extension of the present case work method, still far from perfect it is true, but yet having a technique which is steadily advancing, would supply the social psychologist who approached his subject by way of the small group with a supplementary tool ready to his hand[10].

Richmond, 1922 : 143

Vient ensuite l’ontologie, la manière dont un discours peuple le monde. Le pragmatisme deweyien procède d’une critique des ontologies individualistes. L’individu n’est plus pensé comme un acteur indépendant, mais comme un être social dont l’individualité résulte d’interactions avec d’autres individus. Ce que Richmond nomme l’underlyingphilosophy du social case work repose sur deux notions : individualdifferences et widerself (Richmond, 1917 : 365-370). Nous avons déjà parlé de la première. La seconde est une référence directe à l’une des thèses de Mead, élève de Dewey, sur la construction sociale de l’identité (Mead, 1967 : 135-222), dont Richmond connaissait l’existence (Richmond, 1922 : 130-131). Il semble donc que la base ontologique du case work ait été une reprise de vues pragmatistes ayant influencé la psychologie de l’époque.

Une troisième piste concerne l’adhésion à une forme d’évolutionnisme. L’individu est en effet pensé chez Dewey comme un acteur en interaction permanente avec un environnement naturel et social qu’il cherche à contrôler, au sein duquel il affronte des situations problématiques l’amenant à enquêter, la pensée ayant une fonction adaptive. Cette conception s’exprime ainsi dans les premiers chapitres du Democracy and Education de 1916 ou du Logic de 1938. Pour Dewey, ce thème est connecté à celui de l’enquête. Manifestement, cette idée n’est pas aussi forte chez Richmond. Pourtant, elle semble se faire l’écho de croyances adaptatives. Ainsi, c’est autour de la notion d’adjustment que se dessine sa conception du traitement :

What is our specialty? It may be described briefly and inadequately as the development of a very special kind of skill in fitting unhappily adjusted individuals or families to the people and the social institutions that surround them. Such skill must be supplemented, often, by effecting corresponding changes in our client’s surroundings, in order to adapt them to his vital needs. Our is the task of adjustment and of trying to understand in order to adjust.

Richmond, 1930 : 471

En répondant à des problèmes d’adaptation à l’environnement, le case work gagne une extension quasi illimitée de son domaine, qui ne se réduit plus à la seule pauvreté, mais semble applicable à l’ensemble des problèmes humains. Ce point amène à s’interroger sur la conception richmondienne de l’enquête. Jusqu’où le case work converge-t-il avec l’inquiry deweyienne? Nos recherches ne nous permettent pas encore de trancher.

La dernière piste concerne la démocratie : « Democracy, however, is not a form of organization but a daily habit of life[11]» (Richmond, 1922 : 249) Cette phrase de 1922 ressemble à une idée, célèbre, de Dewey. La démocratie est moins une forme de régime qu’une pratique effective et concrète inscrite dans les habitudes quotidiennes : « Democracy is a way of life controlled by a working faith in the possibilities of human nature. » (Dewey, 2003 : 226)

Cette pratique s’appuie sur une psychologie de la potentialité, qui sert de fondement à la pédagogie de Dewey. La notion richmondienne de growthinpersonality renvoie à une telle psychologie. Dewey a défendu un langage démocratique basé sur la distinction entre aristocracy et democracy. Distinction qui irrigue son oeuvre. Pour Dewey la démocratie se doit d’être radicale, d’impliquer tous les citoyens. Elle ne peut être aristocratique, c’est-à-dire réserver le pouvoir à quelques-uns. En découle une vision participative de la citoyenneté : « Le citoyen, enfin, n’est pas un sujet solitaire : il participe, selon ses capacités, par le biais de l’enquête et de la délibération, à la régulation des activités conjointes dans les groupes auxquels il appartient, en étant conscient des exigences et des implications du vivre-ensemble. » (Cefaï et Quéré, 2006 : 6)

Il n’est pas impossible que Cornell West songe à la démocratie radicale deweyienne lorsqu’il définit le pragmatisme comme un radicalisme plébéien :

American pragmatism is a diverse and heterogeneous tradition. But its common denominator consists of a future-oriented instrumentalism that tries to deploy thought as a weapon to enable more effective action. Its basic impulse is a plebeian radicalism that fuels an antipatrician rebelliousness for the moral aim of enriching individuals and expanding democracy.

West, 1989 : 5

Le pragmatisme deweyien est l’une des sources de la pensée de gauche américaine (Westbrook, 1991; Rorty, 2001; Bernstein, 2010) et de la pensée démocratique du social work. Peut-on soutenir que les exigences participatives en travail social en soient les héritières? Ces dernières sont plutôt associées à des auteurs plus tardifs comme Barbara B. Solomon (Payne, 1991)[12]. Sont-elles issues de la réforme conceptuelle, sociale et politique que le pragmatisme de Dewey a menée tant en philosophie que dans les sciences sociales, ou au sein du mouvement social américain? Une théorie comme celle de l’empowerment n’en est-elle pas l’une des expressions les plus achevées?

Jusqu’où Richmond souscrivait-elle à la démocratie radicale deweyienne? Nous avons déjà noté l’absence chez elle de normes participatives prises au sens fort. Sa pensée démocratique est limitée par son professionnalisme. Ceci a pu nourrir les critiques des partisans de l’empowerment, voyant en ce dernier un exemple de ce que Dewey nommait « aristocratie ». Notons simplement que le professionnalisme richmondien était modéré et que sa défense des compétences du social worker s’est accompagnée d’une mise en garde adressée à ce dernier : « Social case work cannot progress under those who have the autocratic spirit[13]. » (Richmond, 1922 : 248)