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Introduction

Depuis plusieurs années, les systèmes de protection de la jeunesse font l’objet de remises en question dans plusieurs sociétés industrialisées. Outre le bien-fondé des décisions établissant si la sécurité ou le développement d’un enfant est compromis (Fitch, 2006), les réflexions portent sur le recours au placement de l’enfant comme mesure de protection (Yoo et Brooks, 2005) et sur les conditions de vie des enfants placés (Unrau, 2007). La récente réforme de 2006 de la Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ) s’inscrit dans la foulée de ces réflexions en visant, notamment, à accroître la capacité du système de protection à répondre aux besoins des enfants dont la sécurité ou le développement est compromis en assurant la continuité des soins et la stabilité des liens et des conditions de vie. L’un des changements majeurs apportés lors de la révision de la LPJ consiste en l’introduction de durées maximales d’hébergement et l’obligation, au terme de ces durées, d’assurer à l’enfant un milieu de vie stable de façon permanente[1]. Ces durées sont précisées en fonction de l’âge de l’enfant : 12 mois s’il a moins de 2 ans, 18 mois s’il est âgé de 2 à 5 ans et 24 mois s’il est âgé de 6 ans ou plus. À l’expiration du délai (ou avant), l’enfant peut réintégrer son milieu familial si cette option répond à son intérêt (MSSS, 2010). Cependant, si la sécurité ou le développement de l’enfant est toujours compromis et qu’un hébergement est encore requis, le Directeur de la protection de la jeunesse (DPJ) soumet le cas au tribunal et propose, sauf exception, un projet de vie stable pour l’enfant. Par exemple, le DPJ peut proposer que l’enfant soit hébergé jusqu’à sa majorité dans une famille d’accueil prête à s’engager à long terme[2].

Le présent article jette un premier regard sur l’introduction des balises temporelles dans la loi québécoise visant à protéger les enfants. Il explore principalement le point de vue du personnel des centres jeunesse qui sont les organisations chargées de l’application de la LPJ. Le projet se déroule dans la période d’implantation des modifications à la loi et vise à en évaluer la mise en oeuvre dans les établissements, comme stipulé dans l’appel de propositions lancé par le Fonds québécois de recherche sur la société et la culture.

Problématique

Pendant combien de temps l’État peut-il intervenir pour amener des parents à corriger la situation ayant entraîné la compromission de la sécurité ou du développement de leur enfant et son retrait du milieu familial ? Voilà une des questions fondamentales que se sont posés les membres du comité d’experts sur la révision de la LPJ dont les travaux ont débuté en 2003 (Comité d’experts…, 2004). L’introduction des durées maximales d’hébergement se veut une réponse à cette question. Au terme de leurs réflexions, les membres de ce comité proposent d’ajouter trois grands principes à ceux déjà présents dans la LPJ de 1994, soit 1) favoriser la continuité des soins et la stabilité des liens et des conditions de vie de l’enfant, 2) élaborer un projet de vie permanent pour chaque enfant placé et 3) privilégier l’utilisation d’approches consensuelles et la participation des parents (MSSS, 2010). L’introduction des durées maximales s’inscrit directement dans le premier principe en visant à assurer un milieu stable à l’enfant dans un environnement familial significatif pour lui, et ce, dans des délais respectueux de son développement. Ces délais s’actualisent en accord avec le deuxième principe voulant qu’un projet de vie permanent soit élaboré pour chaque enfant placé et que la clarification de ce projet soit faite le plus rapidement possible. Pour ce faire, les intervenants et intervenantes doivent élaborer, dès le début de l’intervention, deux projets de vie pour l’enfant placé : le projet de vie privilégié (axé sur le retour de l’enfant dans son milieu familial) et le projet dit alternatif (envisageant une autre option au cas où la réunification se révélerait impossible). Cette façon d’intervenir renvoie à l’approche de la planification concurrente des projets de vie (Schene, 2001). L’introduction de durées maximales peut paraître à priori en contradiction avec le troisième principe basé sur les approches consensuelles et la participation des parents. Or, le MSSS (2010) stipule que les balises temporelles visent à favoriser une mise en action rapide de la part du parent en précisant, avec clarté, les objectifs à atteindre à l’intérieur des durées fixées par la loi, de même que l’implication du parent dans l’intervention. Cela dit, ces durées remettent en question le maintien du lien parental à tout prix, ce qui confronte à deux finalités qui sont parfois vues comme étant opposées, soit « sauver les enfants » ou « soutenir les familles » (Chamberland et Durning, 2009).

Le cadre théorique ayant le plus influencé l’introduction des durées maximales d’hébergement est relié à la théorie de l’attachement. Suivant cette théorie, des dommages psychiques majeurs sont causés par les ruptures relationnelles (Bowlby, 1978 ; Littner, 1975) et en ce sens, la recherche révèle les conséquences néfastes de l’instabilité des trajectoires d’hébergement sur le développement des enfants suivis par la protection de la jeunesse (Pecora et al., 2006 ; Rubin et al., 2007). En précisant le rôle des premiers liens d’attachement dans le développement de l’être humain, la théorie de l’attachement s’est imposée dans le soutien aux politiques et aux interventions en matière de protection de l’enfance (Mennen et O’Keefe, 2005). Des auteures critiquent toutefois son application dans un domaine où l’État intervient en contexte d’autorité en arguant que cette théorie justifie l’établissement de règles législatives arbitraires (Gervais, Harper et Gravel, 2006 ; Tessier, 2006).

L’introduction des durées maximales d’hébergement est l’une des modifications qui a suscité le plus d’appréhensions lors des consultations sur les modifications proposées à la LPJ. Le principe de favoriser la stabilité de l’enfant n’est pas remis en question et les durées proposées, graduées selon l’âge, paraissent respectueuses des connaissances actuelles sur le développement de l’enfant (ACJQ, 2005 ; Centre hospitalier universitaire Sainte-Justine, 2005 ; OPQ, 2005 ; MFA, 2005). Cependant, des craintes sont exprimées quant aux possibilités d’application de cet aspect de la loi (Barreau du Québec, 2005 ; OPQ, 2005 ; ACJQ, 2005). Sans services adéquats et intensifs durant la période cruciale de placement, l’imposition de délais paraît injuste pour les parents qui désirent s’impliquer. Le caractère rigide des limites temporelles inquiète (Barreau du Québec, 2005 ; Grave-ARDEC, 2005). Quant aux associations représentant les familles, elles appréhendent un combat inéquitable entre le parent biologique et les parents d’accueil désireux de s’investir dans un projet permanent auprès d’un enfant (FAFMRQ, 2005). Ont craint en outre la rupture irréversible des liens entre l’enfant et ses parents n’ayant pas réussi à se mobiliser dans les délais prescrits (COFAQ, 2005). La pauvreté étant un facteur de risque venant prédire le retrait définitif du milieu familial, des questions éthiques et sociales se posent (Tessier, 2006).

Recension des écrits

Les études traitant des enjeux liés aux durées maximales d’hébergement se situent dans le courant des recherches sur la planification concurrente de projets de vie et, plus largement, sur les législations visant à favoriser des projets de vie permanents pour les enfants. Plusieurs de ces écrits se situent dans la discipline du droit et visent à évaluer la portée des législations relativement aux droits des enfants et des parents lorsque l’État décide de mettre fin aux droits parentaux. Par exemple, Ross (2004) questionne la « tyrannie du temps » et discute de la présomption implicite voulant que le simple passage du temps amène à considérer le parent comme étant d’emblée inadéquat. Dans le domaine psychosocial, l’impact de ces législations suscite un grand intérêt, notamment aux États-Unis qui comptent déjà plusieurs années d’expérience en ce domaine (Notkin et al., 2009). Certaines études exposent des résultats positifs, quoique modestes, sur la stabilisation des jeunes enfants (Golden et Macomber, 2009 ; Wulczyn, Chen et Hislop, 2006). Par contre, pour les enfants plus âgés et pour certaines clientèles plus vulnérables, les résultats sont plus controversés (Notkin et al., 2009).

Le thème de l’intégration de ces législations dans les pratiques auprès des familles a aussi retenu l’attention des chercheurs (D’Andrade, Frame et Berrick, 2006). Or, peu de recherches ont étudié le point de vue des acteurs du terrain sur la mise en oeuvre des durées maximales prescrites par les législations. Ces recherches mettent en lumière les difficultés des acteurs du terrain à introduire des pratiques sociales visant un projet de vie permanent pour l’enfant. Les durées maximales d’hébergement, dans un contexte de planification concurrente de projets de vie, imposent une augmentation de l’intensité des services à offrir aux parents, ce qui ajoute aux exigences de leur travail (Frame, Berrick et Coakley, 2006). Cette pratique requiert une expertise et une grande tolérance à l’ambiguïté puisque les enjeux relationnels sont complexes et l’issue du processus d’intervention, lourde de conséquences (Potter et Klein-Rothschield, 2002).

Le manque de ressources pour venir en aide aux parents est aussi souligné (Pellman et Patton, 2005). Les difficultés des parents bénéficiant des services de protection étant complexes et sévères, les durées maximales paraissent insuffisantes pour répondre aux besoins et offrir les services d’évaluation et de traitement appropriés (Risley-Curtiss et al., 2004 ; Choi et Ryan, 2006 ; Green, Rockhill et Furrer, 2007 ; Notkin et al., 2009).

Mentionnons en terminant que peu d’études ont accordé la parole aux parents ou aux jeunes qui ont à vivre avec les impacts de ces législations. Quelques études qualitatives montrent toutefois que les implications du concept de permanence ne sont pas toujours bien comprises par les principaux intéressés (Freundlich et al., 2006). La présente recherche ne comblera pas ce manque de connaissance sur la perspective des parents et des enfants, bien que le point de vue de quelques comités d’usagers et de familles d’accueil ait été recueilli.

Questions de recherche

Le présent article examine l’implantation des dispositions relatives aux durées maximales d’hébergement telles que prescrites dans la LPJ révisée. Cette étude, qui s’est déroulée deux années après l’introduction de ces dispositions, vise à répondre aux questions suivantes :

  1. Quelle est la perception des différents acteurs (intervenants et gestionnaires de centre jeunesse, famille d’accueil, comité des usagers) à l’égard de l’introduction de durées maximales d’hébergement ?

  2. Quels sont les impacts perçus de cette modification sur les pratiques auprès des parents ?

  3. Quelles sont les contraintes rencontrées par les intervenants lors de l’application des durées maximales ?

Méthodologie

Cette recherche évaluative s’appuie sur une méthodologie qualitative. Le Québec compte 16 centres jeunesse ; trois d’entre eux ont été sélectionnés sur la base de quatre critères : 1) la taille de l’établissement ; 2) la situation géographique (rural / urbain) ; 3) la présence d’une clientèle autochtone[3] ; 4) les activités d’appropriation mises en place[4]. Les trois sites sont désignés, ci-après, par des lettres afin de préserver leur anonymat.

Procédures de collecte des données

Des entrevues individuelles ou de groupe ont permis de rencontrer 159 personnes, soit 34 en entrevue individuelle (membres de la direction et chefs de service) et 125 dans l’un des 19 groupes de discussion réalisés auprès des intervenants. Les entrevues se sont déroulées du mois de mai au mois de décembre 2009.

Le personnel agissant à l’intervention et à la révision des dossiers ayant trois ans ou plus d’expérience en centre jeunesse ont été sollicités (X = 16 ans d’expérience). Les groupes ont été réunis en fonction des services suivants : évaluation-orientation (3), application des mesures (6), ressources (3), révision (1). Des comités d’usagers (2) et des familles d’accueil (1) ont également été rencontrés en groupe (une famille d’accueil a été rencontrée de manière individuelle).

Les entrevues semi-structurées, d’une durée de 1 h 30 à 2 h 30 selon le format individuel ou de groupe, ont porté sur les thèmes suivants : accueil dans le milieu, application des modifications, facteurs facilitant ou faisant obstacle, changements de pratique, observations à propos des impacts sur les enfants et les parents.

Stratégie d’analyse des données

Des mémos analytiques ont été rédigés après chacune des entrevues. Toutes les entrevues ont été enregistrées et 77 % du matériel a été retranscrit textuellement. L’analyse qualitative de contenu s’est appuyée sur les retranscriptions, les mémos analytiques et le matériel audio. Le logiciel N’Vivo a servi de support à une analyse de contenu thématique. Le canevas d’analyse des données s’est appuyé sur les questions de la recherche évaluative et les sous-thèmes ont émergé du discours. Nous avons eu recours à une stratégie de triangulation du chercheur afin d’assurer la crédibilité de l’analyse des données (Lincoln et Guba, 1984 ; Savoie-Zajc, 2004). Quatre des auteurs et auteures de cet article ont analysé les entrevues et ont comparé leurs observations et interprétations.

Résultats

La présentation des résultats est organisée autour de cinq grands thèmes, soit l’accueil réservé à l’introduction des balises temporelles, la sensibilité à la diversité des situations des parents et des enfants, les impacts sur les pratiques auprès des parents, les changements observés dans les services et les contraintes à la mise en oeuvre des durées maximales.

L’accueil réservé à l’introduction des balises temporelles

Le discours dominant chez le personnel des centres jeunesse reflète une grande adhésion au but poursuivi par l’introduction des durées maximales d’hébergement, soit favoriser la stabilisation des enfants en statuant plus rapidement sur un projet de vie permanent. De manière presque unanime, ils se rallient à l’idée de reconnaître le « temps de l’enfant. Cette modification leur apparaît crédible, car fondée scientifiquement sur la théorie de l’attachement, tout en répondant à un besoin ressenti relativement aux effets négatifs des ballottements et des allers-retours des enfants. Les gens sont très satisfaits des délais. Je juge qu’avec les intervenants, ça a été reçu avec un bonheur incroyable » (CJA).

Des effets positifs sont aussi anticipés pour les parents : « C’est positif aussi pour les parents, car ça cadre l’intervention, impose des limites et leur montre que c’est l’intérêt de l’enfant qui prime » (CJB). Cependant, les effets anticipés sur ces derniers font moins l’unanimité. L’opinion dominante est plutôt que l’introduction des limites temporelles est bénéfique à certains d’entre eux, des réserves étant exprimées concernant la clientèle présentant de grandes difficultés.

Ces propos à l’égard des parents ne signifient pas pour autant que la modification n’est pas bien accueillie, même par ceux qui ont des réserves. Les droits des parents et ceux des enfants sont soupesés et la balance penche du côté des enfants : « le client, c’est l’enfant », donc les nouvelles dispositions leur paraissent positives : « Le parent a moins de temps pour se reprendre en main qu’il en avait avant. Je trouve que c’est positif pour l’enfant. Pour le parent, ça ne l’est peut-être pas parce qu’il n’est pas gagnant là-dedans » (CJC).

Le point de vue des parents s’avère plus critique. Bien que notre méthodologie ne permette pas d’explorer en profondeur cette perspective, les propos qui ont été recueillis traduisent les inquiétudes face à cette modification à la loi. Ainsi, selon des membres du comité des usagers, les parents et la famille élargie conçoivent les durées maximales comme un « abus de pouvoir » exerçant une grande pression sur les parents. Des craintes sont aussi exprimées sur le fait que la contrainte de temps constitue un motif supplémentaire pour « enlever » les enfants à leurs parents. Pour un père qui témoigne de la situation de son enfant, la loi actuelle est à la fois sévère envers la famille biologique à qui elle « enlève » les enfants trop rapidement et très « lousse » quand il s’agit d’évaluer les qualifications des familles d’accueil. En conséquence, selon ce père, la nouvelle loi ne garantit absolument pas la stabilité des enfants.

À l’opposé, les représentants des familles d’accueil trouvent que les durées maximales sont trop longues : « ça niaise trop longtemps […], mais on ne peut pas rien faire, car c’est comme ça le système » (CJC). La loi ne changerait pas vraiment la situation : « C’est du pareil au même. Plus ça change, plus c’est pareil ! » (CJB).

La sensibilité à la diversité des situations des parents et des enfants

Cette modification à la loi est-elle sensible à la diversité des situations familiales ? Des opinions divergentes sont exprimées à ce sujet. Pour les parents « structurés et matures », l’introduction de durées maximales d’hébergement agirait comme un catalyseur à la prise de décision, peu importe la nature de celle-ci. Certains doutent cependant de la mise en oeuvre de ce changement à la loi auprès des clientèles présentant des problèmes graves, complexes ou chroniques. Les durées maximales paraissent alors irréalistes, voire carrément impossibles à respecter. « Je pense à des dossiers de grosse négligence, on sait que la grosse négligence, c’est comme assez lourd à travailler sur du court terme, c’est quasiment pas envisageable, et la loi dit : “délais” » (CJA).

Ces limites temporelles créeraient une pression très forte sur ces parents, ce qui ne serait pas toujours propice à une reprise en main. « Un an, c’est comme si tu es obligé de bouger avec une épée de Damoclès » (CJB) ; « Je pense aussi qu’il y a un effet pervers dans le fait que ce soit oui cadré, qu’il y a des délais ça augmente le niveau de stress souvent chez la clientèle. […] Le stress devient tellement intense pour l’individu qu’il écrase devant la tâche » (CJA).

Dans la même lignée, les durées maximales sont jugées trop courtes pour respecter le rythme de certains parents. « Tu ne peux pas suivre le rythme du client, parce que la loi dit que tu as juste un an. Et là tu rentres et tu dis : “go puis go” et là wow ! » (CJA). À l’expiration du délai, le parent doit-il avoir acquis ou retrouvé pleinement ses capacités à assumer ses responsabilités parentales ou doit-il être en cheminement vers cet objectif ? Pour certains, la réponse est claire : un parent mobilisé, mais n’ayant pas atteint tous les objectifs du plan d’intervention, doit pouvoir bénéficier d’une flexibilité dans l’application de la mesure. « C’est une interprétation, c’est sécurisant, mais gardons de la souplesse et du gros bon sens il ne faut pas dire c’est dans la loi Bang ! » (CJB). D’autres croient toutefois que l’application des durées est plus rigide. Rappelons qu’au moment de la collecte des données peu de jurisprudence existait à cet égard.

La sensibilité des durées maximales à la diversité des situations des enfants a aussi été explorée. Implicitement ou explicitement, au cours des entrevues, il est surtout question des durées maximales pour les plus jeunes. En lien avec cette clientèle, il ne semble pas y avoir de remise en question concernant ce changement à la loi, si ce n’est la mention que, même en bas âge, les enfants ont déjà créé des liens d’attachement avec leurs parents et que ces liens peuvent se consolider durant la période de placement. « Même à l’intérieur des délais, les enfants même petits arrivent vers deux ans, et l’attachement aux parents biologiques est déjà là. Surtout qu’il y a encore la durée du délai » (CJA). De ce point de vue, les durées paraissent trop longues.

Quant aux enfants plus âgés, l’introduction de durées maximales est discutée en lien avec les options de projets de vie qui s’offrent à eux. Il peut exister une pression pour prendre rapidement une décision alors qu’il n’y a pas de réelles options pour le préadolescent. Leurs possibilités d’être adoptés sont plus minces ; l’option de placement à majorité en famille d’accueil ne leur offre aucune garantie de stabilité ; et ils sont trop jeunes pour les projets axés sur l’autonomie. Pendant l’adolescence, certaines options semblent plus intéressantes, mais elles n’offrent pas non plus de garantie de stabilité « Donc, on leur coupe l’espoir et c’est aussi malsain que le fait de le laisser croire qu’il peut retourner et qu’il ne va pas pouvoir faire le deuil » (CJA).

Les impacts sur les pratiques auprès des parents

Transparence et clarté sont les mots utilisés pour qualifier les impacts de cette modification à la LPJ sur les relations avec les parents. « Ça force la transparence, ça nous force à nommer les choses aux parents, ils ne font pas le saut » (CJC).

Expliquer clairement les enjeux peut faciliter la prise de décision et la mobilisation de certains parents. « Les parents sont conscients qu’ils travaillent avec nous dans une certaine limite de temps et c’est ouvert, il n’y a pas de cachotteries. Ils sont obligés de se mobiliser. Est-ce que vraiment je pourrais dire si ça favorise la mobilisation ? Je ne le sais pas » (CJB).

Des questions émergent quant à l’impact des durées maximales sur la mobilisation des parents. Certains disent que les usagers qui pouvaient se mobiliser l’auraient fait de toute façon ; d’autres, que ces contraintes peuvent avoir un effet démobilisateur dans les situations très problématiques ; d’autres encore, que les délais mobilisent certains parents. Cela dit, l’importance de prendre le temps de bien expliquer aux parents ce que signifie l’introduction des durées maximales est soulignée, mais « ce n’est pas toujours facile pour les clients de comprendre ça » (CJA). Les rencontres peuvent être très émotives, car les parents sont confrontés à la perspective de perdre leurs enfants et à l’urgence de corriger la situation. « C’est beaucoup plus confrontant pour les parents dans la mesure où on veut raccourcir le temps de façon significative » (CJB). Aux dires de quelques-uns, la loi peut toutefois constituer un appui dans ce travail exigeant : « C’est clair, c’est comme ça. Puis que tu ne sois pas d’accord, ce n’est pas moi. C’est comme ça que c’est fait. Il faut faire avec ça » (CJC).

Par ailleurs, lorsqu’à l’expiration de la période prescrite par la loi le retour en milieu familial n’est pas le projet envisagé, le message à transmettre aux parents peut faire surgir des conflits de valeurs chez le personnel. Tous ne partagent pas les mêmes croyances au regard des liens biologiques ou des capacités de changement des usagers : « Ils [les intervenants] sont d’accord avec la théorie de l’attachement qui est derrière, excepté lorsqu’on vient d’une façon concrète dire à un parent qu’on s’oriente pour une demande de placement à l’extérieur du milieu » (CJB).

Les changements observés dans les services du centre jeunesse

Des répondants et répondantes en provenance de tous les sites insistent sur le corollaire des durées maximales dans les pratiques cliniques, soit l’intensité des services à offrir aux parents. Le caractère positif de ce corollaire est reconnu, car l’intensité serait garante de meilleurs résultats. La connaissance des dossiers et la qualité de la relation avec les enfants s’en trouveraient notamment améliorées. « Parce qu’on a des délais, il faut travailler avec ces gens-là. L’intensité des services, c’est extraordinaire. Ça pousse rapidement les choses et fait en sorte qu’on a des résultats » (CJA).

Les entrevues mettent en lumière la grande importance accordée à cette intensité des services, car une des circonstances prévues par l’article 91.1 de la LPJ pour passer outre aux durées maximales d’hébergement concerne les situations où les services prévus n’auraient pas été rendus. Compte tenu du caractère central que revêt l’intensité, des inquiétudes sont formulées quant au degré niveau de préparation des établissements.

On réalise maintenant comment les juges trouvent ça important et insistent là-dessus [l’intensité] et quand on sait qu’ils peuvent passer outre au délai s’ils ont l’impression que les services n’ont pas été donnés tel que ça se devait. Donc, ça, c’est un enjeu énorme .

CJB

Sur un plan plus individuel, des réserves sont aussi exprimées quant à la capacité du personnel à actualiser cette façon de travailler.

Un des impacts en lien avec les délais, c’est qu’on a intensifié l’intervention de façon significative. […] On se retrouve avec des listes d’épicerie du juge qui ordonne 3 contacts / semaine. Le centre jeunesse n’a pas de transport, on le fait, on fait la supervision du contact. Si dans un autre dossier le juge m’ordonne 2 contacts / semaine plus les 3 de ce dossier-là, je vire folle.

CJB

Compte tenu de leur charge de cas, travailler intensément avec certaines familles signifie-t-il que d’autres dossiers doivent être délaissés ? L’extrait suivant illustre ce questionnement : « Dernièrement, une jeune intervenante a travaillé très très fort pour une fratrie et ça a porté fruits, mais l’intervenante a dit “pour que ça aille mieux pour eux, j’ai négligé d’autres enfants” » (CJB).

D’autre part, la rigueur qu’a apportée la mise en place de balises temporelles paraît bienvenue, bien qu’elle entraîne d’importantes exigences bureaucratiques.

Ça oblige à ce que les plans d’intervention soient vraiment spécifiques, mesurables et que l’on s’appuie sur le plan pour analyser les résultats. C’est un changement dans leur pratique et tu ne peux pas dire la mère est venue, j’ai des entrevues et qu’elle collabore, mais qu’il n’y a pas de changements. Ça entraîne quand même une reddition de comptes et pour des professionnels, c’est difficile.

CJB

Le thème de la rigueur est étroitement associé à celui de la « démonstration ». En effet, il faut « monter une preuve » afin de démontrer que les services ont bel et bien été rendus tels que prévus. Cette obligation de démonstration peut-elle détourner du travail clinique ? La question a été soulevée.

Des contraintes à la mise en oeuvre des durées maximales d’hébergement

Des contraintes internes. Il peut être difficile de respecter les durées maximales d’hébergement à l’intérieur d’un système de services complexe comme celui de la protection de la jeunesse. « Je ne veux pas jeter la pierre à personne, mais nos structures, notre organisation de service font en sorte que les délais s’éternisent» (CJB). L’accumulation des actions à poser, telles les évaluations de familles substituts, la diversité des mesures d’aide aux parents et le soutien à offrir aux ressources familiales, fait en sorte que le temps s’écoule rapidement. Les durées peuvent paraître trop longues pour les enfants, mais sous l’angle des services à offrir, elles sont considérées comme étant très courtes, particulièrement quand il s’agit des enfants de moins de 2 ans. « Je comprends qu’il faut prendre la meilleure décision possible, dans les meilleurs délais, mais… laissez-nous le temps de le faire » (CJA).

Les difficultés reliées au recrutement et au roulement du personnel, bien que n’étant pas nouvelles, s’ajoutent à ce portrait. Aux yeux de certains, la modification relative aux durées maximales rendrait plus criantes ces difficultés, car elles nuisent à l’actualisation de l’objectif. Le paradoxe entre la discontinuité du personnel et la continuité recherchée pour les enfants est souligné. « Ça a posé des problèmes de prestation de services. Les amendements ont mis encore plus de pression sur le système. Chaque chaise qui se vide laisse des dossiers sans services, mais c’est pire avec les changements à la loi » (CJB).

Une autre difficulté d’application serait en lien avec les ressources humaines des centres jeunesse. Les durées imposent une cadence rapide à des actes qui requièrent un grand doigté. Le manque d’expériences de certains et le roulement de personnel plus important dans certains secteurs deviendraient dès lors des obstacles à l’application de cette disposition. « On travaille vite on veut bien faire, mais c’est une responsabilité très grande. C’est comme un acte médical : on demande à des jeunes chirurgiens de faire des actes professionnels qui demandent un doigté, une minutie et une expérience très grande » (CJB).

Enfin, la pénurie de ressources familiales, notamment prêtes à s’impliquer à long terme, est également un élément qui peut faire obstacle au respect des durées maximales. De plus, les pratiques reliées à la planification concurrente de projets de vie pourraient aussi décourager certaines familles candidates à un projet d’adoption, car le retour en milieu familial demeure le premier projet de vie envisagé pour l’enfant.

Des contraintes externes. L’une des conditions pour éviter que la nouvelle disposition ne s’applique de manière discriminatoire est de s’assurer que les parents aient accès à des services leur permettant d’acquérir ou de retrouver la capacité d’assumer leurs responsabilités parentales. Or, les balises temporelles à l’intérieur desquelles les parents doivent corriger la situation paraissent problématiques compte tenu de l’insuffisance des services dans certaines régions. « Je pense qu’avec les délais maximaux de placement, quand le parent dit oui j’ai fait ma demande 2, 3, 4 mois après l’ordonnance, mais qu’il est sur la liste d’attente, c’est là qu’on dépasse tout. Nous autres, on a des années d’attente » (CJC).

Les délais occasionnés par le système judiciaire constituent aussi une source de frustration importante mise en lumière lors de l’analyse des entrevues. Les durées maximales ne seraient pas respectées, car les causes sont reportées et les juges « font des remises à n’en plus finir » (CJB). Des propos peuvent même se durcir à l’égard de certains juges qui sont perçus comme étant peu informés des nouvelles dispositions de la loi : « Le juge a de la difficulté à trancher sur un cas. Même si les intervenants vont au tribunal avec des dossiers bien montés, les juges sont pro-famille et leurs décisions vont à l’encontre de l’intérêt des enfants. Les juges n’appliquent pas la loi » (CJB).

Si la sécurité ou le développement de l’enfant est toujours compromis à l’issue des durées maximales prévues par la loi, le tribunal est confronté à une décision difficile. Les juges souhaitent faire preuve de prudence pour bien documenter les situations. « Il y a un phénomène qu’on constate : il y a beaucoup de demandes de contre-expertise et ça, il fallait s’y attendre. C’est un effet pervers » (CJB). Selon les dires des répondants, au moment des entrevues, l’absence de jurisprudence accentuait ce problème.

Conclusion

Le présent article constitue un premier regard sur l’introduction de durées maximales d’hébergement dans la législation québécoise visant à protéger les enfants. Les résultats présentés sont, à quelques exceptions près, basés sur le point de vue du personnel des centres jeunesse. Ce choix était justifié dans un contexte d’implantation, mais maintenant que la nouvelle loi est bien en place, il sera nécessaire de poursuivre en considérant le point de vue des parents et des jeunes, une dimension incontournable de l’évaluation des services. En outre, la collecte de données porte sur une période relativement courte et les impacts des nouvelles dispositions ne s’étaient sans doute pas encore fait pleinement sentir. Ces résultats offrent donc un portrait partiel réalisé à un moment précis dans le temps et basé sur des informations et des opinions qui avaient cours au moment où elles ont été collectées. Les résultats mettent en lumière une forte adhésion de la part du personnel des centres jeunesse à l’introduction des balises temporelles. Les changements de pratique sont accueillis plus positivement lorsqu’ils répondent à un besoin ressenti par les acteurs eux-mêmes, comme c’est le cas ici, plutôt que lorsqu’ils sont perçus comme étant imposés par l’extérieur (Greenhalghe et al., 2004). Les parents et des familles d’accueil sont beaucoup plus critiques. Pour les parents, la possibilité de perdre leur enfant est bien réelle, tandis que pour les parents d’accueil, tout délai paraît déraisonnable et l’ambiguïté reliée à la planification concurrente de projets de vie, difficile à vivre (Monck, Reynolds et Wigfall, 2005). Les intervenants et intervenantes ayant pour mandat de protéger les enfants, tout en aidant les parents, sont confrontés à cette complexité inhérente à la mise en oeuvre des dispositions législatives visant la permanence dans un délai serré (Frame, Berrick et Coakley, 2006). Selon les résultats obtenus, la mise en application des durées maximales d’hébergement entraîne des bénéfices sur le plan de la rigueur des interventions et de la transparence des objectifs à atteindre. La systématisation des services et la communication ouverte avec les parents sont d’ailleurs des éléments essentiels à la planification concurrente de projets de vie (Frame, Berrick et Coakley, 2006). Ces caractéristiques seraient favorables à la mobilisation plus rapide des parents dans un processus de changement.

Cela dit, les propos recueillis illustrent l’ambivalence du personnel des centres jeunesse quant à la mobilisation des parents lorsque la pression du temps se fait sentir. Les durées maximales conviennent-elles aux besoins complexes de certaines familles ? Cette question fait d’ailleurs l’objet de controverses dans les écrits de ce domaine (Notkin et al., 2009), notamment en regard de la disponibilité et de l’efficacité des services offerts aux parents et des conditions de vie dans lesquelles ils vivent. Certains s’inquiètent aussi du manque d’options offertes aux enfants plus âgés qui peuvent devenir des « orphelins légaux » (Macomber, 2009), ayant été retirés de leur famille naturelle sans avoir obtenu une autre forme de permanence.

Des contraintes internes et externes à l’application des durées maximales d’hébergement sont décrites. Le manque de services généraux et spécialisés, le difficile arrimage entre les ressources, la pénurie des familles d’accueil, tout cela combiné aux problèmes internes à l’organisation, peuvent compromettre l’application rigoureuse des durées maximales.

Le difficile arrimage avec le système judiciaire est également souligné dans cette étude. L’absence de jurisprudence au moment où s’est déroulée cette recherche a contribué à exacerber les difficultés ressenties. La flexibilité dans l’application des durées soulevait notamment des interrogations. Or, un récent article de Goubau (2012) montre que les juges abordent avec souplesse la question des durées maximales d’hébergement, sans adhérer au principe de l’automaticité des limites prévues. Quelle sera la réaction des centres jeunesse à cette approche nuancée ? Aura-t-on l’impression d’une mise en péril des bénéfices envisagés pour les enfants ? D’autres études seront nécessaires afin de répondre à ces questions.