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Sous la direction de Sylvie Frigon, ce collectif d’auteurs.es porte sur l’enfermement et le contrôle du corps des personnes criminalisées et psychiatrisées. Il s’agit d’un ouvrage passionnant qui jette un éclairage fort intéressant et offre un point de vue critique sur des réalités et pratiques sociales méconnues et peu discutées. L’influence de la pensée de Foucault et Goffman traverse et nourrit la réflexion théorique de presque tous les chapitres du livre. En début d’ouvrage, Frigon révèle la genèse du projet dont l’objectif est « d’explorer comment la construction de corps déviants (féminins et masculins) reconduit ou modifie les représentations symboliques du corps normal » (p. 21). Ce thème fait l’objet d’un de ses cours au département de criminologie de l’Université d’Ottawa dans lequel elle tente, avec des collègues de diverses disciplines dont plusieurs collaborent à l’ouvrage traité ici, de « constituer une sorte d’archéologie de ces discours disciplinaires sur le corps » (p. 21).

L’ouvrage est divisé en trois sections dont nous discuterons l’une à la suite de l’autre. La première partie, intitulée De la phrénologie du mal à la technologie du mal, comprend trois chapitres. Dans le premier, Sylvie Frigon nous propose un survol historique de la théorisation du corps en sociologie et en criminologie. L’auteure situe à la fin des années 1960 la naissance de la sociologie du corps, laquelle – insufflée par les études féministes – aurait pour objet principal la construction sociale et culturelle du corps. Frigon met en lumière le double standard qui contribue à renforcer le contrôle du corps des femmes, particulièrement de celles qui ne correspondent pas aux rôles de femme, épouse et mère que leur confère la société. Cette question est d’ailleurs explorée dans plusieurs chapitres de cet ouvrage. L’auteure rend également compte des différentes théories qui tracent un lien entre le corps et le crime. Elle réfère à l’analyse de Foucault de la « transition de la macropolitique du spectacle à la microphysique d’une surveillance » (p. 32) pour illustrer les transformations historiques des savoirs et pratiques criminologiques. Les techniques de surveillance et de contrôle du corps criminalisé prennent en effet des formes de plus en plus sophistiquées et insidieuses, tel qu’en témoignent Dominique Robert et Martin Dufresne dans le second chapitre.

Ces auteurs nous révèlent les liens entre les développements en génétique et l’évolution de la criminologie vers une ère de « surveillance corporelle prospective » (p. 62). Robert et Dufresne montrent comment l’interaction entre les gènes et l’environnement ferait en sorte que les conditions de la criminalité ne soient plus inscrites de façon fixe dans le corps, ni dans le temps et l’espace. La technologie d’identification génétique – qui consiste à prélever des substances corporelles de personnes considérées suspectes, qu’elles aient été déclarées coupables ou non – contribuerait à « la prolifération administrative du corps » (p. 59). Ainsi, le profil génétique de personnes condamnées dans le passé serait conservé et utilisé pour toutes les affaires futures. En prolongeant la vie génétique de certaines parcelles du corps, on prolongerait en même temps celle de l’enquête policière.

Dans le troisième chapitre, on quitte l’univers de la criminologie pour se plonger dans celui de la psychiatrie légale où la surveillance et le contrôle des corps s’exerceraient à travers des pratiques behavioristes. Les auteurs Dave Holmes et Stuart J. Murray nous proposent le fruit d’une réflexion critique, à partir d’une perspective éthique et politique, sur les plans de modifications de comportement (PMC), employés pour modifier les comportements dits déviants. Ces interventions perdureraient depuis les années 1970 et ce, malgré les critiques selon lesquelles elles ne permettraient pas de réhabiliter les personnes incarcérées souffrant de problèmes de santé mentale et contreviendraient aux obligations déontologiques. Il est question dans ce chapitre des rapports sociaux de pouvoir en jeu entre les différents acteurs des « institutions totales », notamment entre le personnel soignant et les personnes incarcérées. Le personnel infirmier serait au coeur de la « structure architecturale » de la surveillance où, observant les détenus, il serait lui aussi observé par la direction de l’établissement. Les auteurs montrent ainsi, à l’aide de l’exemple des PMC, que ce type de pratiques exacerbe le système répressif des établissements correctionnels.

La deuxième partie de l’ouvrage, Corps masqué, corps souillé, porte sur la gestion répressive des problèmes sociaux et la mise à l’écart – par la surveillance, l’enfermement, le contrôle social – des personnes considérées « étranges » et déviantes parce qu’elles ne se conforment pas à l’ordre établi, que ce soit parce qu’elles sont étiquetées comme folles, prostituées, homosexuelles, criminelles ou correspondent à plusieurs de ces catégories à la fois. Laura R. Shantz traite de l’expérience croisée du vieillissement et de l’incarcération et ses conséquences sur le corps et la santé des femmes. Ce chapitre nous révèle comment les conditions de détention (le stress, l’isolement, les règlements, le manque d’intimité) et l’environnement physique (hyperstimulation et sous stimulation sensorielles) de la prison agissent sur le corps des détenues et contribuent à la détérioration de leur santé physique et mentale et à l’exacerbation des problèmes déjà existants. Les contraintes de l’environnement carcéral décrites par Shantz sont consternantes, d’autant qu’elles auraient de plus grandes répercussions sur la santé des détenues âgées. On se désole également d’apprendre que les aménagements permettant aux détenues âgées de se soustraire à ces conditions difficiles sont rares.

André Cellard, pour sa part, nous dresse un portrait historique de la folie au Québec. On y apprend avec grand intérêt que la folie aurait fait partie du quotidien jusqu’à la révolution industrielle où l’on cherchait à réprimer le « désordre urbain » qui découlerait de l’urbanisation et la montée du capitalisme. Les « fous » seraient alors devenus des étrangers que l’on doit enfermer. L’auteur avance que l’imaginaire populaire aurait contribué à entretenir la peur des personnes dites folles en les représentant comme des monstres qui prennent des formes mi-humaines, mi-animales. Avec cette image spectaculaire de la folie, selon laquelle le « mal de l’esprit » marquait le corps en se transposant sur lui, on cherchait, selon Cellard, à mettre en garde tout individu de la déchéance qui guette celui qui déroge à la norme.

Jean-François Cauchie et Patrice Corriveau nous offrent un texte dans lequel ils démontrent les différentes façons par lesquelles s’exercent la surveillance et le contrôle social du corps homosexuel à travers le temps et les époques, de la Grèce antique à nos jours. Les auteurs défendent la thèse selon laquelle la révolution scientifique et la science positiviste auraient donné lieu à une nouvelle forme de régulation sociale des corps homosexuels. Avec la montée de la médicalisation de l’homosexualité, on aurait vu apparaître une nouvelle « curiosité scientifique » pour l’homosexualité. Le nouveau discours sur la santé publique, qui associe le corps homosexuel aux pratiques sexuelles dites à risque, réactiverait sous une autre forme la crainte de la contagion. On serait ainsi passé du contrôle institutionnel à une nouvelle forme d’autocontrôle qui demande aux individus de se prendre en charge et de ne pas faire de choix qui présente un risque pour eux-mêmes ou autrui. Les auteurs affirment, non sans une certaine audace, que la nouvelle normalité prend la forme de la santé.

Le chapitre de Chris Bruckert porte sur le contrôle du corps des femmes qui oeuvrent dans l’industrie du sexe. Ce texte est intéressant puisqu’il dénonce la criminalisation, la stigmatisation, le mépris et les mauvais traitements, notamment de la part des policiers, dont font l’objet les femmes prostituées, car elles sont associées à la saleté, aux maladies, à l’immoralité et à la dangerosité. L’auteure établit des liens entre la répression policière et l’exclusion sociale organisée que vivent ces femmes. Ces dernières seraient ainsi isolées de la communauté (famille ou amis.es, réseau social, communautaire et institutionnel) et se retrouveraient plus vulnérables et exposées à la violence et aux problèmes de santé. Toutefois, on passe malheureusement sous silence dans ce chapitre l’enfermement qu’est la prostitution en soi et ses conséquences sur le corps et la santé (physique et mentale). Plus encore, les oppressions sociales, sexistes, racistes et classistes qui contraignent les femmes à la prostitution sont gommées par une prise de position théorique voulant que la prostitution soit un « travail » comme un autre, et ce même pour les mineures! L’auteure soutient également qu’il est erroné de lier prostitution et toxicomanie et que cela contribuerait à renforcer la stigmatisation des personnes prostituées. Bien que nous soyons d’accord que les femmes prostituées et/ou toxicomanes ne devraient pas être responsabilisées et punies socialement, nous croyons que nier les liens entre prostitution et toxicomanie pose problème, notamment pour la mise sur pied de services d’aide adéquats destinés à cette population. Enfin, nous sommes étonnées de l’amalgame qui est fait entre les compréhensions conservatrices et féministes – ces dernières étant associées par l’auteure à des travailleuses de « groupes communautaires des classes moyennes » (p. 165) – de la prostitution. Selon, l’auteure, la remise en question du choix des personnes à « être prostituées » reviendrait à nier leur agencéité. Pourtant, lorsque les féministes dénoncent d’autres formes de violence masculine contre les femmes, on ne les accuse pas de remettre en question le choix des personnes à « être violentées ». Il y a là, selon nous, une contradiction majeure!

Le chapitre de Sandra Lehalle entame la troisième et dernière partie du livre, Des attaques au corps à la résistance. L’auteure dresse ici un portrait historique critique de la torture. À la fois dénoncée dans les discours et les normes de l’État comme « un usage illégal de la force » (p. 182) on apprend comment la torture demeure de nos jours « une expression privilégiée du pouvoir de l’État » (p. 182). Lehalle avance que la douleur causée par la torture est une forme de communication de l’État par laquelle ce dernier cherche à imposer un message de façon autoritaire et à museler les voix d’opposition politique. De façon très habile, l’auteure démontre comment la torture se construit sur une logique de domination sociale (sexiste, raciste, classiste, etc.) et s’attaque ainsi à l’identité des victimes. L’utilisation du corps comme objet de torture en soi dénaturerait le rapport au corps, créant ainsi l’illusion que le corps devient le bourreau. De plus, l’appropriation du quotidien par la torture participerait à la déconstruction du rapport du corps à l’espace et reconstruirait une réalité où les lieux et objets de la vie quotidienne deviendraient des menaces et sources de souffrance. La torture désaffilierait ainsi l’individu de toute appartenance collective et sociale. Ces conséquences seraient d’autant plus pernicieuses que la torture reste invisible puisqu’il est difficile d’en mesurer la souffrance et d’en témoigner ultérieurement.

Pour faire suite au chapitre de Lehalle, celui d’Isabelle Perrault nous donne un exemple de l’exercice du pouvoir de l’État par la force physique, cette fois-ci sur les personnes psychiatrisées. L’auteure nous invite à faire un voyage dans le temps à l’époque de la pratique de la psychochirurgie, plus communément connue sous l’appellation « lobotomie ». On y apprend, sans grande surprise, que cette thérapie, plus sociale que médicale, visait à gérer des comportements jugés « dangereux » ou « scandaleux », souvent sexuels ou homosexuels. De plus, ce chapitre met en lumière le fait que les résultats souhaités à long terme auraient rarement été atteints et auraient causé de graves séquelles (dont l’épilepsie et la paralysie).

Sylvie Frigon nous revient ensuite avec un chapitre dans lequel elle présente les résultats de deux recherches terrain. L’analyse des données révèle le corps à la fois comme site de contrôle et de résistance des femmes emprisonnées. D’une part, l’auteure montre comment les femmes seraient victimes d’un système carcéral qui reproduirait les traumatismes précédant la détention. En effet, l’humiliation des fouilles à nu, l’enfermement sensoriel et l’isolement cellulaire marqueraient le corps incarcéré et lui donneraient le sentiment d’être invisible et de ne pas exister. D’autre part, l’auteure soutient que le corps peut être un outil de survie pour se réapproprier une identité. Elle fait référence à différentes stratégies comme la dissociation pour faire face à l’isolement cellulaire, l’automutilation pour se réapproprier un certain contrôle sur son corps en jouant avec ses limites dans le but de se rendre plus visible et d’exister. Bien que ces résultats de recherche soient très riches, l’auteure ne discute pas des conséquences négatives possibles de l’utilisation de telles stratégies sur la santé des femmes. Jennifer M. Kilty se penche, pour sa part, sur les enjeux théoriques de cette question dans le chapitre suivant.

Ce dernier situe la thèse de l’autoblessure comme acte de résistance à l’intérieur des débats théoriques sur la modification corporelle. L’auteure dit se positionner à la croisée des chemins entre les théories postmodernes et féministes radicales, lesquelles comprennent l’autoblessure d’une part comme une façon de se réapproprier son corps et d’autre part comme l’expression des rapports de pouvoir patriarcaux et capitalistes. L’autoblessure est présentée par Kilty comme un moyen de survie et d’adaptation émotionnelle à la prison et qui permettrait de reprendre possession de son corps emprisonné, de raconter son histoire d’emprisonnement et les émotions qui y sont associées. Cet acte de résistance contre l’environnement carcéral, ses pouvoirs institutionnels et ses doctrines néolibérales de surveillance et de responsabilisation est aussi interprété comme une manifestation de l’intériorisation des forces coercitives et punitives. L’auteure reprend toutefois l’argument énoncé plus haut par Bruckert sur la question du choix et de l’agencéité en dénonçant la position féministe radicale de Jeffreys comme étant psychologisante et ne tenant pas compte de la capacité des femmes à agir sur leur vie. Cette affirmation nous semble à la fois fallacieuse et réductrice. Il faut connaître le féminisme radical pour savoir que ce courant de pensée est justement critique de la psychologisation des problèmes sociaux des femmes. D’autre part, loin de nier l’agencéité des femmes, les féministes radicales proposent de la situer à l’intérieur des systèmes d’oppression. L’amalgame féminisme et psychologisation des problèmes sociaux nous apparaît donc très surprenant d’autant plus que l’auteure présente justement la prison comme une barrière structurelle et explique les comportements d’autoblessure comme produit des rapports de pouvoir structurels.

En conclusion, le chapitre de Claire Jenny et Sylvie Frigon ouvre sur une perspective porteuse d’espoir. À partir de leur expérience avec des femmes incarcérées, les auteures montrent comment la danse fait appel au corps comme site de résistance. Jenny et Frigon font le pari de la mise en jeu de la liberté du corps dans l’espace restreint de la prison. Expérience salutaire, la danse permettrait une mise en mouvement d’un rapport à soi et à l’autre empreint d’une plus grande humanité et qui pointerait vers un meilleur équilibre.