Corps de l’article

La plupart des recherches occidentales portant un regard sur la famille s’intéressent aux nouvelles configurations familiales dans nos sociétés contemporaines. En effet, avec la généralisation de la contraception (principalement féminine) durant la seconde moitié du xxe siècle dans la majorité des pays occidentaux et les avancées scientifiques en matière de procréation médicalement assistée, le concept de famille s’élargit. Jean-Hugues Déchaux conceptualise cet état de fait sous le terme de « pluralisme normatif » en matière de légitimité familiale (Déchaux, 2009). S’opère avec cet élargissement du concept de famille une dissociation entre parentalité et conjugalité qui semble relever de l’évidence depuis la « seconde révolution contraceptive » (Leridon, 1987). En outre, elle est rarement l’objet de questionnements sur les contradictions qu’elle provoque entre ce qui est attendu d’un bon partenaire conjugal (amoureux et sexuel) et ce qui est attendu d’un bon parent. C'est pourquoi nous aimerions dans cet article interroger la dissociation entre vie reproductive et vie sexuelle qui entraîne une dissociation entre parentalité et conjugalité.

Tout au long de l’article, c’est au travers des discours recueillis dans le cadre d’une recherche française portant sur les personnes revendiquant un choix positif de vie sans enfant que nous analyserons l’écartèlement en termes de dispositions entre le « métier de parent » et le « métier de partenaire[1] ». Lorsque cela nous apparaîtra pertinent, nous insérerons des témoignages directement dans le présent article.

Dans un premier point, nous définissons « l’infécondité volontaire » et exposons brièvement la méthodologie utilisée pour constituer le corpus d’entretiens. Dans un deuxième point, nous proposons de montrer comment, de manière concomitante à la généralisation de la contraception et à la possibilité d’interrompre volontairement une grossesse, se sont développées les conditions normatives à l’entrée en parentalité. Dans un troisième point, nous indiquons l’émergence de la notion de « métier de parent » qui suppose compétences et évaluations. Enfin, nous rendons compte de la tension entre le lien de filiation, lien inaliénable, qui demande disponibilité et concessions, et le lien conjugal, lien de plus en plus précaire, qui suppose l’autonomie réciproque des deux partenaires et leur possible désertion.

L’infécondité volontaire : définitions et mesures

Qu’est-ce que l’infécondité volontaire?

L’infécondité volontaire renvoie aux personnes volontairement sans enfant. Les personnes volontairement sans enfant déclarent ne pas vouloir avoir d’enfant et en l’occurrence ne pas en avoir, alors qu’elles pourraient a priori en avoir. Aussi posons-nous l’hypothèse que l’infécondité volontaire ne se confond ni avec une infécondité liée à des problèmes de fertilité, ni à une infécondité liée à un projet d’enfant différé pour raisons professionnelles et/ou conjugales et par la suite jamais actualisé. Notons qu’en France, les termes pour évoquer ces personnes en insistant sur le caractère choisi de leur infécondité font défaut. Les termes anglo-saxons qui se rapprochent de ce que nous souhaitons décrire sont «childless by choice », « voluntarily childless » et plus récemment « childfree ».

Le phénomène de l’infécondité volontaire représente en France 5,4 % de la population (Mazuy et Debest, 2013) et évolue dans un cadre où l’injonction à la parentalité est particulièrement forte, ce qui explique sans doute l’absence de terme pour évoquer ce phénomène. En effet, seuls 10 % des répondants.es à l’Étude des relations familiales et intergénérationnelles (ERFI) (INED, 2005 [2]) ne sont pas d’accord avec les affirmations suivantes : « Une femme doit avoir des enfants pour s’épanouir » et « Un homme doit avoir des enfants pour s’épanouir ». De plus, comparativement à d’autres pays européens, telle l’Allemagne, l’infécondité définitive des femmes y est assez faible : de l’ordre de 13 %. De manière concomitante, en France, l’indice synthétique de fécondité atteint deux enfants par femme et est ainsi, avec celui de l’Irlande, le plus élevé des pays européens. Par ailleurs, héritières d’une longue tradition nataliste, les politiques familiales françaises favorisent le modèle du couple « biactif », étant entendu que la corrélation tend à être positive entre le taux d’activité des femmes et le taux de fécondité (D’Addio et D’Ercole, 2005; Thévenon, 2008).

Il nous apparaît donc particulièrement intéressant d’analyser les normes liées à la parentalité et à la conjugalité au regard des (discours des) personnes volontairement sans enfant et qui en l’occurrence s’écartent de la norme dominante du « faire famille ». En effet, leur position potentielle d’outsiders (Becker, 1985) nous donne à penser des zones d’ombre telles que l’évidence de la dissociation entre parentalité et conjugalité.

Constitution du corpus d’entretiens

Dans le cadre de ma recherche doctorale[3], menée entre février 2009 et mai 2010, j’ai réalisé 51 entretiens biographiques auprès de personnes se positionnant comme ne voulant pas d’enfant, qu’elles soient ou non en couple. Les entretiens, d’une durée de deux heures, ont tous été enregistrés, intégralement retranscrits et analysés, pour la grande majorité, à partir du logiciel N’Vivo. Ils ont été réalisés dans une perspective biographique, donc les thèmes de la famille d’origine, du cursus scolaire et du parcours professionnel, de la vie amoureuse et sexuelle des enquêtés.es ont été largement abordés. Le corpus comprend 33 femmes nées entre les années 1947 et 1980 et 18 hommes nés entre les années 1948 et 1980. La limite d’âge minimale de 30 ans, condition sine qua non à la réalisation des entretiens et régulièrement controversée, a le mérite de faire entendre des discours de femmes et d’hommes qui se retrouvent aux âges les plus féconds — entre 25 et 35 ans pour les femmes —, donc confrontés de manière particulièrement forte à l’injonction de parentalité et ayant néanmoins accepté de faire part de leur expérience de personnes volontairement sans enfant. De plus, la déclinaison des différents âges des enquêtés.es permet de saisir l’évolution des justifications du non-désir d’enfant et du poids de la norme du « faire famille » au fil de la vie. Cependant, dans cet article, nous appuierons notamment sur les différences de genre et assez peu sur les différents registres discursifs selon l’âge des enquêtés.es. Soulignons tout de même que ce sont surtout les discours des enquêtés.es nés.es dans les années 1965-1980 qui sont ici mobilisés. Nous posons l’hypothèse que ce sont ces enquêtés.es qui sont les témoins privilégiés des nouvelles normes parentales et conjugales. Comme il n’existe ni bases de données quantitatives dans lesquelles j’aurais pu puiser des « fiches adresses », ni associations regroupant des personnes volontairement sans enfant (en France), ce fut par un appel à témoignages diffusé dans mon réseau (voir encadré) que j’ai pu recueillir des témoignages et des parcours de vie de personnes qui avaient choisi une vie « sans enfant ». Ce fut donc aux personnes concernées par l’appel de faire la démarche de me contacter. Alors même que la plupart ne me connaissaient pas, elles ont souhaité témoigner de leur expérience de personne volontairement sans enfant. Cela amène à poser l’hypothèse que les personnes enquêtées sont en quelque sorte les volontaires des personnes volontairement sans enfant. En ce sens, elles sont les « volontaires des volontaires » et représentent, selon moi, une sous-catégorie des 5,4 % des répondants.es à l’enquête ERFI estimés comme ne « voulant pas d’enfant ».

Les effets de la maîtrise de la fécondité sur l’encadrement normatif de la parentalité

Le souci de l’enfant

Comme le rappelle Sandrine Garcia (2011), l’association « Maternité heureuse », créée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale par Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé, et qui devient en 1961 le Mouvement français pour le planning familial (MFPF), fonde ses combats pour la légalisation de la contraception sur l’idée suivante : une maternité choisie est une maternité profitable aux enfants autant qu’aux mères. S’appuyant alors sur les théories psychanalytiques, la légitimité institutionnelle du combat pour l’autorisation de la contraception va se construire progressivement sur la base de l’argument suivant : le droit fondamental que permet la contraception n'est pas celui des femmes à disposer de leur corps, mais celui des enfants à naître/être désirés. Par exemple, Françoise Dolto (1985) évoque en effet le « désir à naître de l’enfant », comme un écho au désir de faire naître de la mère, rendu possible par la contraception. Aussi, avec la généralisation de celle-ci, l’enfant obtient-il un « nouveau label » celui d’être « désiré » (Leridon, 1995 :  192). Or l’idée derrière cette notion de désir, particulièrement ambiguë tant le concept renvoie à l’inconscient, est qu’un enfant désiré sera un enfant aimé par ses parents et notamment par sa mère, donc « bien parti dans la vie » (Delaisi de Parseval, 2003 : 95). Dans un autre registre et pour confirmer cette primauté du souci du bien-être de l’enfant influençant la décision de poursuivre ou d’interrompre une grossesse, Pascale Donati, Dominique Cèbe et Nathalie Bajos assurent que la décision des femmes de vivre un avortement « répond aux normes actuelles » composées, entre autres, « du primat de l’intérêt de l’enfant » (2002 : 161). En outre, la contraception et la possibilité inédite de choisir ses maternités, au-delà de la liberté qu’elles procurent aux femmes et qui constitue une condition à l’égalité entre les sexes, sont des éléments performatifs pour se représenter la parentalité, et notamment la maternité, comme nécessairement heureuse, et pour renvoyer du côté des couples, et plus particulièrement des mères, l’entière responsabilité de l’éducation et de l’élevage[4] des enfants.

Les conditions normatives de l’entrée en parentalité

Si les lois autorisant la contraception (loi Neuwirth – 1967) et légalisant l’interruption volontaire de grossesse (IVG – loi Veil – 1975) rendent possible le choix de mener une vie sans enfant – comportement très minoritaire –, elles permettent principalement de réguler les naissances et par là même de les planifier, c’est-à-dire de choisir le « bon moment » pour l’arrivée d’un (nouvel) enfant. En France, plus de 70 % des parents ayant au moins un enfant assurent avoir voulu leur(s) enfant(s) « à ce moment-là », 94 % des hommes et 90 % des femmes assurant que leur partenaire souhaitait également cet enfant « à ce moment-là » (Mazuy, 2006 : 231). Mener à terme une grossesse relève bien dans la majorité des cas d’un acte intentionnel qui fait suite à l’arrêt du contraceptif. Or, décider d’accueillir un enfant « à ce moment-là » suppose que l’on soit en mesure de rationaliser ses pratiques et de répondre à un certain nombre de conditions normatives. En effet, « accepter l’enfant qu’on n’a pas les moyens psychiques et matériels d’accueillir, c’est sinon de l’égoïsme, au moins de l’irresponsabilité » (Garcia, 2011 : 92). Ainsi, la « norme procréative » définie par Nathalie Bajos et Michèle Ferrand (2006) prescrit de manière diffuse des limites d’âge, notamment pour les femmes, un cadre professionnel, et enfin un cadre conjugal. En effet, les femmes ne doivent être ni trop jeunes ni trop âgées au risque de voir stigmatiser les grossesses comme des grossesses « précoces » ou « tardives ». Ces limites d’âge se retrouvent bien dans le fait que les femmes âgées de 25 à 35 ans contribuent aux deux tiers des naissances annuelles (Davie et Mazuy, 2010). Il faut que les futurs parents aient les ressources financières nécessaires à l’éducation de l’enfant, qu’ils aient donc un emploi stable et correctement rémunéré : seuls 4 % des femmes et 2 % des hommes sont étudiants l’année précédant la naissance de leur premier enfant, 70 % des parents exerçant alors l’un et l’autre une activité professionnelle (Régnier-Loilier et Solaz, 2010). Par ailleurs, l’enquête Grossesses interrompues, non prévues ou évitées (GINE; INSERM, 2000), sur laquelle s’appuient Nathalie Bajos et Michèle Ferrand, révèle que les femmes chômeuses connaissent plus souvent l’expérience de l’IVG que les femmes actives (Bajos et Ferrand, 2006). Enfin, il faut que le couple (hétérosexuel) soit reconnu comme stable. En effet, la très grande majorité des grossesses déclarées le sont par des femmes en couple : seuls 7 % des femmes vivent seules au moment de leur accouchement (Blondel et Kermarrec, 2011). Les personnes volontairement sans enfant semblent avoir intégré l’importance sociale de ces conditions malgré leur position potentielle d’outsiders (Becker, 1985). L’une des jeunes enquêtées du corpus, Amélie [1979[5]], assure, par exemple, que pour pouvoir faire des enfants « il faut marcher dans les clous, il faut être stable, il faut avoir un certain revenu, il faut tout un tas de choses » et va jusqu’à se demander : « au bout d’un moment, quand on est trop hors normes, est-ce qu’on peut élever des enfants? ».

Le « métier de parent »

Les compétences parentales

La possibilité de choisir ses maternités a presque mécaniquement entraîné que l’on statue sur les conditions normatives de l’entrée en parentalité, mais aussi sur ce que signifie être (un bon) parent. Il semble donc qu’être un bon parent suppose d’« aimer, [de] protéger, [de] soutenir l’enfant dans toutes les circonstances, qu’il soit beau ou non, intelligent ou non, délinquant ou non » (Théry, 2000 : 200). Les parents n’ont, par ailleurs, plus le droit à l’erreur en matière d’éducation, puisqu’ils auraient eu les moyens d’éviter une naissance. À ce propos, selon plusieurs personnes volontairement sans enfant, certains auraient d’ailleurs mieux fait de s’abstenir de devenir parents et d’accepter, comme l’indique Marc [1975], que « tout le monde n’est pas fait pour avoir des enfants », car cela suppose dispositions et compétences. Notons que ce sont principalement les enquêtés.es nés.es dans les années 1965-1980 qui posent des exigences parentales. Les personnes volontairement sans enfant interrogées usent en effet d’un champ lexical lié aux notions de « capacité ». Marc poursuit : « Finalement, je ne pense pas que toute personne [ne voulant pas] d'enfant fasse preuve d'égoïsme et d'immaturité. Il y a peut-être des gens qui font, au contraire, preuve d'une grande maturité parce qu'ils sont capables de se dire qu'ils sont incapables de les élever. » Cette notion de « capacité » renvoie à celle de « compétences » et est bien analysée par Martine Spiess, Marie-Paule Chevalérias et Anne Thevenot (2012 : 77-82). Elles rappellent que dans la loi de protection de l’enfance votée en France le 5 mars 2007, un entretien prénatal précoce est obligatoire et est l’outil censé « définir les compétences parentales à développer et à soutenir ». Plus loin dans le texte de loi sont préconisées « des activités organisées de sensibilisation, d’information, d’apprentissage, d’aide psychologique et sociale et d’évaluation ». Les futurs parents, s’ils ne sont pas invités à valider un examen avant d’avoir le droit de procréer, comme le préconise Amélie [1979], se voient aujourd’hui particulièrement encadrés et contrôlés dans leurs pratiques parentales et sont appelés à faire la preuve du savoir-être et du savoir-faire que la société tente de leur inculquer. On parle d’ailleurs aujourd’hui fréquemment du « métier de parents », qui suppose apprentissage et évaluation. Par ailleurs, s’il y a des compétences à acquérir, et une évaluation de celles-ci, cela signifie donc que les parents peuvent échouer au test. Ainsi, si l’on peut ne pas satisfaire aux critères pour être de « bons » parents, on peut facilement être de « mauvais » parents. Cela rappelle la convention européenne sur la protection de l’enfance qui intègre dans ses textes non plus la « maltraitance », mais la « bien-traitance » (Rapoport, 2010). Avec ces termes positifs, tout écart à l’idéal normatif de la « bonne » parentalité, définie principalement par les milieux sociaux à fort capital culturel, social et économique, renvoie les parents du côté d’une potentielle déviance parentale (Garcia, 2011). C’est donc bien les parents qu’il s’agit d’éduquer, voire de rééduquer, afin notamment qu’ils ne fassent pas courir de « risques » psychologiques et affectifs à leurs enfants.

L’éthique de la disponibilité

Être de « bons » parents relativement à l’idéal normatif suppose, selon la psychanalyste Françoise Dolto et ses héritiers.ères, d’appliquer une éducation « non directive » entre épanouissement personnel de l’enfant et encadrement affectif et éducatif suffisants pour le bon développement psychique de l’enfant. Dans leur grande majorité, les personnes volontairement sans enfant s’interrogent à ce propos sur la notion de « limites » à imposer aux enfants sans être ni trop laxiste ni trop autoritaire, et on ne compte plus le nombre de colloques ou d’ouvrages portant précisément sur les « limites » qu’il s’agit de poser à un enfant pour qu’il puisse devenir un adulte équilibré et sans névrose. En ce sens, la théorie de Françoise Dolto (1985) est bien illustrée par les propos de Fabrice [1966] : « laisser faire l’enfant », ne pas le « forcer », « le guider, être uniquement là quand il a besoin et pas être derrière lui tout le temps ». Car l’éthique de la « bonne » parentalité veut que les parents, et notamment les mères, se rendent disponibles pour leurs enfants. À titre d’exemple, Philippe [1972] assure qu’être de « bons » parents, c’est nécessairement « aliéner sa vie à l’éducation des enfants », et Linda [1973] précise que « c’est les enfants qui passent d’abord ». De plus, les personnes volontairement sans enfant, en quelque sorte garantes de l’éthique de la disponibilité parentale, reprochent aux parents de faire des enfants et de ne pas les élever par la suite. Ainsi, Bénédicte [1973] assure que si l’on fait des enfants, on s’« arrange pour organiser [sa] vie en fonction d’eux » et qu’il ne faut pas faire ce que font, selon elle, de nombreux parents : « Ils bossent à plein temps, ils rentrent à 21 heures, comme ils gagnent beaucoup de sous, ils ont une nounou qui s’occupe des enfants à plein temps. »

L’impossible conciliation entre vie parentale et vie conjugale

Le refus du lien inaliénable

Pour de nombreux sociologues de la famille, il apparaît que, si la société valorise une possibilité de liens solubles à travers l’idée qu’il faut privilégier les choix personnels relativement aux appartenances collectives, l’enfant reste le seul lien inaliénable (Beck, 2008). « Être un parent aujourd’hui implique de garantir à l’enfant un lien qui durera quoi qu’il arrive » (Théry, 2000 : 200). Or, les personnes volontairement sans enfant refusent (même) ce lien de filiation qui brimerait selon elles leur épanouissement professionnel, mais surtout conjugal, comme si leur questionnement portait non pas sur la « conciliation[6] » entre vie professionnelle et vie familiale, mais bien sur la  «conciliation » entre vie conjugale et vie parentale. Ce lien, qui semble indissoluble, est bien repéré par les personnes volontairement sans enfant. En effet, Emilie [1954] déclare :

Les enfants sont de plus en plus longtemps dépendants des parents ou à leur charge […] et du coup, ce n’est pas un engagement de 18 ans, c’est un engagement de points de suspension… Sans parler des aléas de la vie qui font que, même une fois que les enfants sont émancipés, ils peuvent avoir besoin à nouveau d’être repris en charge… Pour moi, c’est la servitude volontaire.

Par ailleurs, pour certaines personnes volontairement sans enfant du corpus, lorsqu’on devient parent, il faut pouvoir imaginer « pour le meilleur et pour le pire » de rester avec l’autre partenaire du couple. Ainsi, Simon [1965] assure que s’il cédait au désir d’enfant de sa partenaire, il se verrait obligé de rester avec elle, et ce, pour la « stabilité » de l’enfant. Sophie [1969], quant à elle, explique que son refus d’enfant est lié à « la peur de ne pas réussir le couple et peut-être l’envie de vivre des passions » :

Je ne me sens pas du tout sur le long terme, et faire un gosse c’est facile si dans sa tête on est prêt à partager toute sa vie avec quelqu’un. À partir du moment où dans ma tête, moi je veux m’offrir la liberté de vivre et l’envie de vivre, je trouve que… je n’ai peut-être pas envie d’élever des… Voilà. Si j’avais fait des enfants, j’aurais voulu que ça marche avec le père.

Enfin, remarquons que, si certains.es tentent une projection adaptée à la nouvelle norme parentale, à savoir que le couple parental doit faire en sorte de survivre au couple conjugal lorsque celui-ci se désagrège, l’obstacle leur apparaît comme difficilement surmontable. Ainsi, Sylviane [1955] déclare que « garder un lien avec quelqu’un dont tu as été amoureux ou amoureuse alors que la relation échoue et puis tu es quand même obligée [de garder un lien] parce qu’il y a un enfant, oh là là, ça, ça me paraît bien compliqué et bien casse-gueule ».

Le lien conjugal comme lien précaire

Avec la « démocratisation » familiale et l’individualisation de la société, le couple conjugal acquiert progressivement une valeur en lui-même et non plus en prévision de fonder une famille (Théry, 2000 : 193-203). Les enquêtés.es du corpus semblent adhérer à cette nouvelle représentation du couple où chacun des partenaires est censé être le Pygmalion de l’autre (De Singly, 1996). Chris [1975] assure, par exemple, que « le couple en soi, c’est déjà une aventure », sous-entendant qu’il se construit progressivement et lentement pour lui-même. Les deux partenaires du couple doivent être bien ensemble et non pour autrui. Le couple devient ainsi fragile, précaire par son intrinsèque dynamisme et « la possibilité de rupture est désormais contenue dans le projet de constitution du couple » (Commaille et Martin, 1998 : 54). Or, comment penser devenir de « bons » parents qui se soucient en premier lieu du bonheur de l’enfant s’il est possible que le couple conjugal se désagrège? s’interrogent les personnes volontairement sans enfant. À ce propos, Elizabeth [1948] déclare : « [Ce qui m’a motivée à] ne pas avoir d'enfant, c'était aussi de changer de partenaire, c'était que si je changeais de partenaire, je n’avais de comptes à rendre à personne. » Nabila [1967] revendique elle aussi la liberté au sein du couple, nécessairement restreinte, selon elle, par la présence d’un enfant : « [J’aimais l’idée d’]être dans un couple [où] chacun faisait ce qu’il avait à faire, chacun faisait ce qu’il voulait faire et puis, voilà, on était libre, absolument libre sur tous les plans. » Il est intéressant de remarquer que cette revendication d’être libre dans son couple, c’est-à-dire (aussi) de pouvoir se séparer si le bien-être n’est plus au rendez-vous et se remettre en deuxième ou en troisième union, est fréquemment exprimée par les femmes interrogées. En effet, avoir des enfants et en être responsable amène nécessairement à se restreindre dans les occasions de rencontre et à ne pas pouvoir partir du domicile conjugal avec pour seul compagnon son baluchon. De plus, la résidence des enfants après une séparation est confiée à la mère dans plus de 8 cas sur 10, rendant plus difficile – tout du moins plus lente (Beaujouan, 2011) – pour elles une remise en couple. D’après l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), en 2006, 16,9 % des femmes ayant des enfants de 0 à 17 ans vivaient en famille monoparentale contre 3,2 % des hommes (Vivas, 2009).

Quand l’enfant défait le couple

Enfin, les personnes volontairement sans enfant semblent inverser l’idée selon laquelle l’enfant serait à la fois le produit de l’amour du couple et son ciment. Pour elles, l’enfant serait bien plutôt un « tue-l’amour » du couple conjugal, et ce, pour différentes raisons.

Tout d’abord, la présence d’enfant(s), selon leurs représentations, amènerait nécessairement une baisse de l’intimité et de la complicité à différents degrés avec leur partenaire amoureux et sexuel. Ainsi, Clémence [1975] assure qu’avoir des enfants, cela prend du temps (on retrouve l’éthique de la disponibilité) et cela implique une moindre disponibilité pour le conjoint; Amélie [1979] affirme qu’avoir un enfant, loin de sceller un amour entre deux personnes, a plutôt pour conséquence de séparer les deux partenaires du couple; enfin, Hubert [1955] croit que fonder une famille aurait accentué les tensions au sein de son couple. Dans ces représentations, l’enfant se retrouve, au sens propre et figuré, « au milieu » des deux partenaires, monopolisant de ce fait leur attention.

La deuxième raison invoquée pour expliquer en quoi l’enfant tuerait l’amour au sein du couple est exprimée par certains hommes du corpus. Il est apparu pour certains d’entre eux une difficile adéquation entre l’image de leur conjointe en tant que telle et l’image de celle-ci en tant que mère de leur enfant. Nous retrouvons là un stéréotype archaïque, mais toujours d’actualité, qui rappelle une certaine dichotomie construite entre « la mère et la putain » (Tabet, 1985). Par exemple, pour Adrien [1954], le « plaisir physique était soluble dans la demande de paternité »; quant à Alain [1974], il affirme de manière beaucoup plus triviale que « la femme fécondable n’est pas la femme désirable ».

Enfin, si pour nombre d’individus la demande d’enfant est une preuve d’amour, pour certains.es, comme Bernard [1948], la demande d’enfant dévalorise le couple en soi. La situation actuelle de cet enquêté (célibataire) n’est pas sans lien avec cette représentation. En effet, il a quitté et/ou s’est fait quitter trois fois du fait que sa partenaire désirait un enfant avec lui. Il déclare : « Si la femme pose l’ultimatum de l’enfant, c’est bien l’enfant […] qui devient la question du “je reste ou pas avec”. […] Je crois qu’il vaut mieux s’en aller. »

Conclusion

Nous avons rappelé que les premiers combats pour la légalisation de la contraception se sont appuyés sur le désir de la mère à faire naître son enfant. En ce sens, les premiers combats pour la contraception – qui participent de l’émancipation des femmes – prennent appui sur l’intérêt de l’enfant à naître désiré par sa mère. La possibilité pour les couples de réguler les naissances et de ne mettre au monde que des enfants désirés a fait émerger de nouvelles conditions normatives à l’entrée en parentalité et de nouveaux savoirs sur l’enfance, issus notamment de la psychanalyse. Ayant la possibilité de refuser ou de différer une naissance, les couples sont donc appelés à faire des enfants « au bon moment » et à les éduquer dans les meilleures conditions. Ainsi, une image de la « bonne » parentalité émerge et, progressivement, le terme de « métier de parent » se diffuse. Les parents deviennent entièrement responsables des enfants qu’ils mettent au monde. Ils doivent notamment se rendre disponibles pour leurs enfants qu’ils auraient pu ne pas faire naître. Dans le même temps, avec l’individualisation de la société et la « démocratisation » de la sphère familiale, les normes du couple évoluent. Le couple conjugal se dissocie progressivement du couple parental, ce qui permet de penser la dissolution du premier parallèlement à la survivance du second. Les nouvelles valeurs conjugales supposent de poursuivre la relation conjugale tant que les deux partenaires en tirent « suffisamment de bénéfices pour que celle-ci soit digne d’être continuée » (Giddens, 2007 : 82). Lorsque l’un des deux partenaires n’est plus satisfait par la relation conjugale, il est donc possible, voire valorisé, de rompre. On voit alors également se dessiner l’image du « bon » partenaire conjugal. Ainsi, d’un côté émerge la figure du « bon » parent qui est disponible pour ses enfants et attentif à leur bien-être, et de l’autre, la figure du « bon » partenaire conjugal, qui se révèle à l’autre dans le même mouvement qu’il doit révéler l’autre (De Singly, 1996). Or, les personnes volontairement sans enfant, appartenant principalement à la jeune génération (1965-1980) qui se retrouve témoin de ces changements, nous donnent à voir la contradiction de ces nouvelles normes conjugales et parentales. Comment exercer correctement son « métier de parent » et continuer d’être disponible amoureusement et sexuellement pour son/sa partenaire dans une quête continue de dévoilement de soi et d’épanouissement? Comment mettre fin à une relation conjugale et préserver le bonheur de l’enfant? Comment ne plus s’aimer et maintenir le couple parental? Comment penser que le couple conjugal a une valeur en lui-même si l’enfant est là pour le souder? En outre, avant même d’interroger les nouvelles configurations familiales rendues possibles par les progrès scientifiques en matière de contraception et de procréation médicalement assistée ainsi que par l’évolution des moeurs de la société, les personnes volontairement sans enfant nous permettent de penser les injonctions contradictoires entre le « métier de parent », qui suppose disponibilité pour autrui, et le « métier de conjoint.e », qui suppose épanouissement personnel, affectif et sexuel. En d’autres termes, interroger des personnes qui refusent l’entrée en parentalité précisément au nom des nouvelles valeurs parentales et conjugales[7] permet de mettre en lumière ces contradictions qui se pensent pourtant dans le registre de la conciliation et de la dissociation harmonieuse. Enfin, dans une perspective de genre, nous posons l’hypothèse que ce sont les femmes qui vivent plus fortement ces contradictions entre leur rôle de mère et leur rôle de conjointe, de la même manière que, très majoritairement, il revient aux femmes de « concilier » vie familiale et vie professionnelle.