Corps de l’article

La question de la citoyenneté est au coeur de ce numéro, avec le dossier thématique éclairant différentes facettes de pratiques citoyennes, ici au Québec ou là-bas en France. Présenté par Michel Parazelli et Anne Latendresse, le dossier traite des nouvelles pratiques citoyennes sous l’angle de la démocratie participative à travers l’analyse d’expériences d’interventions spécifiques et l’étude des conditions favorisant la participation sociale et politique. L’entrevue réalisée par Jérôme Messier aborde un champ de pratique de démocratie locale.

Échos et débats

Les deux articles de cette rubrique poursuivent dans ce numéro la réflexion et l’analyse touchant la réforme majeure en cours dans le domaine de la santé et des services sociaux, réflexion amorcée dans le dernier numéro par deux articles, l’un relevant la tendance technocratique de la réforme Couillard-Charest (article de Jacques Fournier) ; l’autre décrivant le statut des travailleurs sociaux dans le nouveau contexte de la réforme (article de Sébastien Carrier, Christian Dumas-Laverdière et Dominique Gagnon).

Un premier article, sous forme d’entrevue réalisée par Annie Larouche avec François Therrien, directeur général du CSSS du Granit (région de Lac-Mégantic), présente le point de vue d’un acteur directement concerné par l’application de cette réforme, qui s’est appuyée sur une pratique d’intégration des divers organismes déjà largement faite, entre CLSC, CH et CHSLD. Cela n’enlève pas toutes les difficultés relatives à l’implantation de pratiques effectives de services intégrés pour l’ensemble de la population. Les moyens financiers et humains ne sont pas encore à la hauteur des défis nouveaux, et une participation accrue interne (les employés) et externe (la population) reste à développer. C’est surtout ce dernier point qui est repris par Clément Mercier, de l’Université de Sherbrooke, qui analyse l’expérience de l’implantation du CSSS de Sherbrooke. Là, le modèle est différent, le Centre hospitalier n’étant pas intégré dans la fusion administrative et le CLSC étant lié à un CHSLD doublé d’un Institut universitaire en gériatrie. Complexité nouvelle, l’auteur souligne les insuffisances de préparation et de consultation avant l’implantation et les défis importants pour la suite. Est-ce à dire que l’aspect administratif de la réforme gagne à se fonder sur des pratiques et des cultures organisationnelles existantes ? Que la participation démocratique des divers acteurs et partenaires est une des conditions du succès de la réforme ? Ces questions sont posées…

Articles en perspectives

Cette rubrique récurrente dans la revue Nouvelles pratiques sociales vise à traiter de diverses thématiques, pratiques et théoriques, sur le renouvellement démocratique des pratiques d’intervention sociale, sous trois angles privilégiés : perspectives étatiques, communautaires ou citoyennes. Un premier article de Julie Lamontagne et Marie Beaulieu aborde la pratique d’accompagnement d’un conjoint âgé en soins palliatifs à domicile. L’analyse de cette pratique s’inscrit bien dans une perspective communautaire, explorant les dimensions interne (dynamique familiale) et externe (réseau d’aide formelle ou informelle) de l’intervention d’aidant. Un second texte, de Francine Ouellet, Marie-Pierre Milcent et Annie Devault étudie les parcours de jeunes pères en contexte d’exclusion sociale, explorant à travers des récits individuels les parcours identitaires porteurs d’un nouvel ancrage familial et social. Cette étude peut être située dans la perspective des pratiques citoyennes. L’article de Christiane Goyer, sur le développement d’une orientation éducative spécifique autour du concept de « savoir-être » renvoie aux politiques éducatives dans une perspective étatique. Enfin, le texte de Daniel Stoecklin sur le trafic d’enfants albanais en Grèce pose également la question de l’intervention étatique dans un contexte international. En examinant de plus près ces textes, nous pouvons voir que cette attribution des textes à diverses « perspectives » est question d’accent : en effet, ces trois perspectives sont étroitement liées. Il ne peut y avoir de pratique clinique ou communautaire qui ne soit en même temps traversée de demandes étatiques, de règles et de politiques sociales, comme elle ne peut éviter d’être confrontée au développement d’une pratique citoyenne ; et, réciproquement, serions-nous tentés de dire. Il demeure que le sens principal d’un texte reflète davantage, habituellement, l’une ou l’autre de ces perspectives.

L’étude exploratoire sur les aidants accompagnant à domicile des conjoints âgés atteints de maladies terminales met en évidence le réseau de solidarité sociale qui est nécessaire pour la prestation des soins et services appropriés. Aînés eux-mêmes, ces aidants ont aussi besoin d’aide, aide qui varie suivant les conditions concrètes des ressources existantes. La dynamique du couple, l’histoire familiale, l’aide externe formelle des services de santé et des services sociaux, l’aide informelle des organismes ou du réseau communautaire sont autant de conditions qui sont analysées. Cette étude situe la pratique d’aidant dans un contexte systémique. L’enjeu sous-jacent est celui de la solidarité sociale visée par cette situation. Implicitement, c’est la disponibilité des ressources d’aide à domicile du CLSC et des services médicaux qui est en cause, mais aussi l’existence ou non d’un réseau associatif d’entraide, de bénévolat, d’aide matérielle ou autre qui peut faire la différence. Enfin, la qualité de la dynamique familiale est forcément mise à contribution. À cet égard, une approche de prévention est soulignée, touchant l’information et la formation minimales des aidants, et l’intégration des services possibles. C’est comme si l’étude de cette pratique d’accompagnement appelait une réforme des soins de santé et de services sociaux misant sur la participation de l’État et des citoyens. Est-ce bien ce qui est en train de se passer au Québec ?

L’analyse des parcours de jeunes pères vulnérables illustre particulièrement bien comment peut se construire, ou plutôt se reconstruire une pratique citoyenne où le privé et le public, la famille et la société s’interpénètrent. La paternité nouvelle de jeunes hommes en parcours de désinsertion sociale est un événement déclencheur d’une remobilisation personnelle et sociale. Cette parentalité n’est pas facilement acquise, mais elle interpelle et permet à beaucoup une prise de responsabilité accrue, familiale d’abord, reliée à l’enfant surtout. Personnelle, dans les changements de mode de vie, elle est sociale et publique, par une revalorisation du travail et de l’engagement. C’est une reconquête de citoyenneté fondée sur une sphère privée de vie qui ouvre sur une sphère publique de travail et d’action. Le passage n’est pas si facile. Dans la situation exposée, la participation à un stage de travail d’insertion apparaît comme une condition importante de cette ouverture possible. Mais l’article présente une perspective nouvelle qui montre comment, chez de jeunes hommes, c’est l’expérience liée à la paternité qui ouvre sur l’engagement dans le travail et l’engagement social. L’étude contribue également à déconstruire des images souvent véhiculées liant l’irresponsabilité parentale et l’exclusion chez les hommes.

Le troisième texte portant sur les sources du savoir-être comme finalité éducative reconstitue le cadre historique et social de ce concept de « savoir-être » qui fait partie du langage des acteurs sociaux en éducation. D’où vient ce concept ? Quelle est sa portée, hier et aujourd’hui, ici et ailleurs ? L’analyse nous apprend comment se nouent des liens entre le développement de la science (en l’occurrence, les théories psychologiques), la culture d’une époque (années 1960, 1970 et plus) au Québec comme aux États-Unis et en France et les politiques éducatives de l’État, à travers divers textes d’orientation. Est évoquée aussi la complexité de la mise en application de ces grandes orientations éducatives dans des réglementations et des pratiques qui peuvent entrer en contradiction avec ces mêmes orientations. Injonction paradoxale particulièrement quand l’exigence éducative du « savoir-être » est liée à un postulat de développement autonome et autorégulé de l’étudiant convoqué comme un « s’éduquant ». Paradoxe ou contradiction encore plus grande à prévoir dans un univers qui valorise une éducation de compétences requises dans un monde de performance et d’excellence. Tension pourtant bénéfique si la finalité du « savoir-être » fait appel à une autonomie responsable et citoyenne, de « savoir-être avec » les autres pour reprendre l’expression de l’auteure. Car alors, une telle demande sociale permet de contrebalancer les seules finalités du savoir cognitif ou du savoir-faire pragmatique, dans la mesure où ces deux dernières finalités sont poursuivies dans les rapports traditionnels et hiérarchisés de l’imposition et de la transmission des savoirs.

Finalement, le quatrième texte, nous plongeant dans un tout autre contexte sociétal, albanais et grec, nous fait découvrir toute la complexité d’une pratique citoyenne visant à lutter contre le trafic d’enfants. En effet, agir dans ce domaine implique plusieurs niveaux d’intervention. En tout premier lieu, une concertation politique juridique entre deux pays, l’Albanie et la Grèce, et entre plusieurs instances décisionnelles est requise pour agir structurellement et à plus long terme sur une pratique d’une ampleur considérable : le trafic d’enfants migrants irréguliers. Bien définir le phénomène, harmoniser les formes d’interventions se révèle difficile quand la venue de ces enfants est confondue avec d’autres types de migrants ou que l’emploi temporaire semble être le motif de départ. Un travail d’intervention plus complet nécessite de fournir l’information et de la formation dans les milieux susceptibles d’agir à la source : milieu scolaire, enseignants, familles. Mais il faut prendre en compte aussi le cadre de référence interne aux premiers acteurs concernés, les enfants « volontaires » appelés par les passeurs et trafiquants, voire les familles elles-mêmes à changer positivement leur qualité de vie. Les motivations financières ou la volonté d’améliorer sa situation, comme celle de vivre une aventure, sont le point de départ de cette pratique dans beaucoup de cas. Ne pas en tenir compte, c’est non seulement s’exposer à ne pas être efficace dans l’intervention préventive, mais c’est aussi invalider le choix réel et les compétences des jeunes ainsi sollicités. Agir en offrant des avantages comparatifs aux jeunes et aux familles est alors nécessaire. Ce texte illustre particulièrement bien l’articulation entre les perspectives politique, juridique et communautaire, en redonnant aux présumées victimes le statut de sujet et d’acteur social, en proposant une stratégie d’action citoyenne préventive correspondante.

Deux dimensions transversales complémentaires nous viennent à l’esprit à la lecture de ces textes. L’une touche la question de l’autonomie et ses pièges ; l’autre, le rapport entre le privé et le public dans la construction des pratiques citoyennes. Reprenons une présentation en diagonale de ces quatre textes en suivant ces pistes d’analyse.

L’autonomie est ce qui est valorisé dans l’appel social, explicite ou implicite, fait aux aidants « naturels » pour offrir des soins palliatifs à domicile. La tentation pour l’État et la société civile est d’y déléguer abusivement une responsabilité trop lourde de soins et de connaissances spécifiques, mais aussi d’investissements émotif et personnel trop exigeants. Le conjoint ou la conjointe d’accompagnement doit pouvoir compter sur des ressources et un soutien suffisants qui permettent une autonomie et un contrôle sur sa vie propre, ainsi qu’une aide appropriée. La paternité, inattendue le plus souvent, du jeune homme en processus de désinsertion sociale fournit un contexte nouveau d’exigences sociales et familiales qui, paradoxalement, permet une autonomie reconquise, une vie plus riche, dans tous les sens du mot. Une pratique de liberté rebelle ou négative est souvent, dans l’adolescence, voire dans l’enfance, à l’origine des conduites de désinsertion ou d’exclusion, accompagnée souvent de sa version trompeuse de liberté « sans attaches », d’excitations immédiates et provisoires. Ces formes plus ou moins illusoires d’autonomie sont ici remises en cause par l’accession, par l’expérience intime du couple et de la famille, d’une liberté plus dense d’engagements nouveaux. L’autonomie radicale inspirée de la psychologie humaniste du « savoir-être » peut être aussi source de méprises importantes dans l’aventure éducative. Interprétée dans un isolement individualiste et arbitraire, l’autonomie peut vite devenir antisociale, sur fond de survalorisation du vécu individuel ou d’expression narcissique. Elle peut, au contraire, être redéfinie dans un contexte d’apprentissage solidaire et ouvert, être source de pratiques interactives et actives de développement. L’intervention publique des politiques éducatives et une application cohérente dans l’appareil éducatif sont alors requises pour la mise en oeuvre d’une telle orientation. Enfin, les règlementations juridiques et le soutien politique nécessaires à l’intervention publique concertée contre le trafic d’enfants libanais ne doivent pas favoriser, de façon perverse ou paradoxale, une invalidation de la capacité de choix réel des acteurs concernés, jeunes, familles et enseignants. L’autonomie de choix, éclairée, est la base même d’une stratégie préventive adéquate. La seule intervention par coercition ou menace est nettement insuffisante pour faire face à une situation aussi complexe.

Chacun à leur manière, ces textes rejoignent les perspectives de renouvellement de pratiques démocratiques et citoyennes. Des choix sociaux et politiques sont mis en cause dans l’aide à domicile dans la situation de soins palliatifs, choix des personnes malades en premier lieu de terminer leur vie dans le milieu familial, choix des partenaires de les accompagner, mais responsabilités d’une société et de ses acteurs de rendre ces choix possibles, avec une qualité de vie suffisante. Le texte sur les jeunes pères en situation d’exclusion invite à repenser les approches d’intervention et de soutien auprès des jeunes hommes et des couples vivant des situations de parentalité nouvelle. Favoriser l’accès à des emplois ou d’autres formes de soutien demeure crucial, tout en misant sur des motivations et un souci plus grand d’engagement de la part des nouveaux pères. Questionner les stéréotypes dans ce contexte devient tout aussi important. Les implications étatiques et citoyennes sont très présentes aussi dans la définition et la mise en oeuvre d’une philosophie et de politiques adéquates d’éducation. Valoriser dans la pratique d’enseignement et l’éducation le « savoir-être-avec », c’est créer les conditions participatives et centrées sur l’apprentissage des élèves, ce qui questionne une éducation technocratique ou de simple transmission des savoirs. Cela va à l’encontre de la culture d’excellence, de compétition et de performance ambiante. Enfin, le cadre législatif et l’action des instances politiques et publiques pour contrer une situation d’exploitation aussi patente que le trafic d’enfants doivent pouvoir en même temps faire appel à des modes d’actions et d’intervention valorisant la connaissance du problème et le choix éclairé des principaux acteurs impliqués:  jeunes, familles, éducateurs, intervenants sociaux. Cette forme d’exploitation ne peut cesser que si l’intervention offre une alternative aux conditions économiques et sociales à l’origine de cette situation.