Corps de l’article

À partir du milieu des années 1980, de nouvelles initiatives portées par les mouvements urbains sont apparues dans certaines villes des Amériques. Aux États-Unis comme au Canada et au Québec, ces pratiques collectives visaient essentiellement à contrer les pertes d’emploi entraînées par le redéploiement industriel et la dévitalisation d’anciens quartiers industriels. À Montréal, elles ont favorisé l’émergence d’un modèle associé au développement économique local communautaire (DELC) qui « […] recouvre un ensemble de stratégies visant la revitalisation sociale et économique de communautés appauvries vivant sur des territoires en déclin, en misant sur la mobilisation et la valorisation des ressources locales » (Morin, 1995 : 248). Aspirant à contrer le chômage et la détérioration sociale qui affectaient gravement les quartiers péricentraux de la ville, des leaders du mouvement communautaire montréalais se sont inspirés d’expériences de développement économique communautaire (DEC) menées aux États-Unis pour donner naissance aux premières corporations de développement économique communautaire (CDEC). La mission de ces corporations comprend trois volets : la création et la formation en emploi (regroupées sous le terme d’« employabilité »), le maintien et la création d’entreprises, et enfin l’appui d’initiatives locales et une préoccupation pour l’aménagement du territoire (Morin, Latendresse et Parazelli, 1994). Établies dans les anciens quartiers industriels de Pointe-Saint-Charles, Centre-Sud et Hochelaga-Maisonneuve, les premières CDEC existent maintenant depuis une vingtaine d’années. L’originalité de cette expérience réside dans l’approche de concertation qui rassemble des acteurs locaux autour d’un même objectif : la revitalisation socioéconomique d’un territoire. Le modèle s’est institutionnalisé et a été reproduit dans plusieurs arrondissements de la Ville de Montréal ainsi qu’à l’extérieur (Hamel et Silvestro, 2005). Appuyées par les différents paliers gouvernementaux incluant la ville de Montréal, les CDEC, au nombre de 12, sont aujourd’hui considérées comme des interlocuteurs privilégiés des gouvernements sur des questions liées au développement et à l’aménagement des territoires à l’échelle microlocale et à l’échelle locale. Enfin, selon Fontan, Klein et Lévesque (2004 : 177), elles participent d’un modèle montréalais qui se distingue « […] par la présence active des mouvements sociaux lesquels ont contribué à façonner un mode de gouvernance où les acteurs sociaux sont incontournables et orientent les choix collectifs ».

Durant la même période au Brésil, et plus particulièrement dans la ville de Porto Alegre, dans l’État du Rio Grande do Sul, le mouvement urbain adoptait une tout autre démarche. À l’issue des luttes pour le « droit à la ville[1] » menées durant la période de la dictature, il s’attaquait à la dualisation sociospatiale qui fragmente la ville entre quartiers riches bien pourvus d’équipements et d’infrastructures et quartiers pauvres dépourvus de tels équipements. Le mouvement urbain voulait également mettre fin à des pratiques politiques marquées par le clientélisme et le patronage (Abers, 1998, 2003). L’enjeu du pouvoir et celui de l’allocation et du contrôle des ressources publiques étaient au coeur de cette démarche (Fedozzi, s.d.). Dans un contexte marqué par une transition démocratique et une reconfiguration politique institutionnelle (processus de décentralisation vers les municipalités et partage fiscal entre les différents paliers gouvernementaux ; Valladares et Coelho, 1995 ; Baiocchi, 2003b ; Avritzer, 2005), cette volonté de changement a favorisé l’émergence de nouvelles pratiques de gouvernance urbaine qui placent les citoyens au coeur d’un processus de redéfinition de la ville. Mieux connu sous le nom du budget participatif, ce dispositif permet aux habitants de la métropole de déterminer les priorités d’investissement de la municipalité. L’élection à la mairie du candidat du Parti des travailleurs (PT) en 1989 et sa réélection durant trois mandats successifs ont facilité la mise en place des conditions nécessaires à cette expérience et à sa pérennité[2]. À Porto Alegre, cette expérience existe maintenant depuis plus d’une quinzaine d’années et semble perdurer en dépit d’un changement d’administration municipale à l’automne 2004. Considéré comme une innovation institutionnelle et sociale, ce dispositif participatif autour du budget municipal est repris dans près de 103 autres villes brésiliennes, mais également dans certaines villes françaises, portugaises et canadiennes. Au total, on dénombre environ 250 villes dans le monde où des processus de participation similaires sont expérimentés. Enfin, le budget participatif de Porto Alegre a été retenu parmi les 40 meilleures pratiques de gouvernance urbaine lors de la conférence internationale d’Habitat des Nations Unies à Istanbul en 1996 (Latendresse, 1999).

Dans cette période de globalisation et de métropolisation, les agglomérations métropolitaines se transforment face aux exigences de la compétitivité et de l’urbanisme transnational. Elles deviennent de plus en plus le lieu de fragmentations sociospatiales, de fractures, voire de « sécessions urbaines » (Donzelot et Jaillet, cités par Hamel et Silvestro, 2005 : 93). Par ailleurs, le contexte actuel est marqué par une crise de la démocratie dont les manifestations les plus flagrantes sont les taux d’abstention lors d’élections (et ce, peu importe le palier gouvernemental) et le cynisme croissant des citoyens qui boudent les formes classiques associées à la démocratie représentative (Norris, 1999). De plus, la démocratie représentative a longtemps tenu à l’écart les femmes qui, bien que numériquement majoritaires, ont longtemps été minorisées, voire exclues d’une représentation politique. Enfin, malgré l’intégration de normes de participation publique au sein de l’administration publique, des travaux montrent que les femmes et les membres des minorités ethniques sont sous-représentés aux instances décisionnelles et également aux instances consultatives et participatives (Latendresse, Messier et Grenier, 2004). Ainsi, la démocratie représentative reproduirait la marginalisation de certains groupes sociaux dans l’espace public et ne tient pas compte des inégalités qui les séparent. La question de la recomposition des rapports sociaux et celle de l’inclusion des groupes marginalisés dans la métropole concernent la redéfinition de la citoyenneté et le renouvellement de la démocratie, et s’imposent comme les enjeux majeurs du xxie siècle.

Si le constat de la crise de la démocratie semble indéniable, nous croyons pour notre part qu’il ne recouvre pas la complexité du contexte institutionnel et politique associé à la modernité avancée. Comme Perrineau (2003), nous préférons évoquer le paradoxe du désenchantement de la démocratie. Celui-ci se manifeste par le questionnement des citoyens face aux limites de la démocratie représentative, mais aussi par leur quête de nouvelles formes de participation à l’action publique. Ce paradoxe soulève une double exigence : celle de mener une réflexion théorique sur la démocratie et de développer un nouvel appareillage conceptuel et celle de se pencher sur l’expérimentation de nouvelles pratiques démocratiques et sur les reconfigurations institutionnelles et politiques pouvant mener au renouvellement de la démocratie.

Dans cet article, nous allons nous pencher sur ces expériences pilotées par les mouvements urbains afin de mettre en lumière leur contribution au renouvellement de la démocratie urbaine. L’intérêt des expériences menées à Montréal et à Porto Alegre réside notamment dans le fait qu’elles sont régulièrement présentées comme des modèles élaborés par les mouvements urbains respectifs qui, de manière différente, ont tenté de répondre à la fragmentation sociospatiale et à la marginalisation de territoires dans l’espace métropolitain et contribuent à la démocratie urbaine. À Montréal, les CDEC participeraient d’une nouvelle régulation économique et sociale qui contribue à infléchir la logique dominante du développement en l’orientant en fonction des intérêts des résidants du quartier, de l’arrondissement, voire de la métropole, bref de la « communauté » locale (Fontan, Klein et Lévesque, 2004). Comme le souligne Morin (1995 : 252) à propos du rôle du mouvement urbain dans la mise en place de ces expériences, « cette présence du mouvement communautaire a aussi légué aux CDEC, à différents degrés certes, la volonté de démocratiser l’économie, une économie qui devrait servir la communauté et être contrôlée par cette dernière ». À Porto Alegre, le budget participatif a connu une popularité grandissante dans la mesure où il a élargi l’exercice d’élaboration du budget municipal, normalement réservé aux élus, pour y inclure les citoyens organisés et non organisés, et les placer au coeur de la gestion de la ville. La principale contribution de cette expérience réside dans la construction d’espaces de délibérations autour des ressources de la municipalité, et dans la mise en place d’un dispositif de participation qui lie les citoyens organisés et non organisés aux élus et professionnels de la ville tout en leur donnant le pouvoir de définir les règles et procédures de ce dispositif. En d’autres termes, il aurait permis de « démocratiser radicalement la démocratie » (Genro et Souza, 1998).

Dans cet article, nous examinerons ces initiatives à la lumière de leur contribution au renouvellement de la démocratie urbaine. Précisons qu’il ne s’agit pas ici d’une analyse comparative, mais davantage d’un exercice exploratoire qui s’appuie sur des travaux que nous avons menés à différentes périodes sur les CDEC montréalaises (Morin, Latendresse et Parazelli, 1994 ; Morin et Latendresse, 2001) et le budget participatif de Porto Alegre[3], ainsi qu’en nous appuyant sur des travaux menés par d’autres collègues. Dans cet article, il nous semble pertinent de cerner les spécificités de chacune des approches respectives adoptées par les mouvements urbains, de mettre en lumière le rôle et la place accordés aux principaux acteurs qui contribuent à la définition de la ville, ainsi que d’identifier les conditions et les facteurs d’un possible renouvellement de la démocratie urbaine. Celui-ci passe, selon nous, par une appropriation de la métropole par ses habitants, et ce, peu importe les quartiers qu’ils habitent, leur statut, leur identité, leur genre ou leur âge. Ainsi, le renouvellement de la démocratie exige une redéfinition des relations entre les institutions, les élus et les citoyens organisés et non organisés qui implique un partage du pouvoir et le renforcement du rôle et de la place occupés par les citoyens organisés et non organisés. Il nécessite également la création d’espaces publics et de dispositifs qui tiennent compte des inégalités qui séparent les acteurs sociaux.

Pour mener à bien cet exercice, nous avons présenté chacun de ces modèles en mettant l’accent sur le rôle des différents acteurs engagés dans ces expériences, l’objet de la participation et l’approche participative privilégiée. En examinant ces expériences, nous voulons voir s’il est possible pour les citoyens d’occuper une place autre que celle que leur a attribuée la démocratie représentative et qui consiste essentiellement à choisir les représentants à qui ils délèguent leur pouvoir. Les modèles de Montréal et de Porto Alegre ont-ils contribué à la mise en place de nouveaux mécanismes ou espaces de participation sur lesquels les citoyens organisés et non organisés peuvent s’appuyer pour mieux faire valoir leur voix dans la métropole ? Enfin, quelle est la portée de ces expériences et contribuent-elles à démocratiser la métropole, entendue ici comme une communauté politique potentielle ?

Il peut paraître incongru de mettre en relation des expériences qui se déroulent dans deux métropoles opposées par leur localisation géographique et par leurs environnements politique, culturel et économique. Malgré ces différences, ces agglomérations métropolitaines ont fait face à des processus de restructuration et de métropolisation. La transformation des économies métropolitaines a eu, à partir des années 1970, des impacts négatifs communs : redéploiement industriel, délocalisation d’activités économiques, montée du chômage, dualisation de la ville, etc.

Transformation des économies métropolitaines et accroissement de la dualisation sociospatiale des villes

Au Canada, le dernier recensement révèle que 79 % de la population vit dans des régions urbaines alors qu’au Brésil la population urbaine est estimée à 80 %. La taille respective des populations de ces deux métropoles était sensiblement la même avant que l’ancienne ville de Montréal ne connaisse une réorganisation municipale en 2002. À cette époque, la population de Montréal atteignait 1,3 million de personnes, soit le même nombre d’habitants qu’à Porto Alegre. Ces deux villes sont insérées dans une région métropolitaine de taille semblable, soit de 3,3 millions d’habitants.

Sur le plan économique, ces deux villes ont connu des transformations majeures à partir des années 1960. D’une part, on a assisté à une restructuration des activités économiques qui se manifeste par le redéploiement des activités industrielles et la tertiarisation de leur économie. À Montréal, la restructuration de l’économie n’a pas permis de combler les pertes d’emplois dans le secteur industriel qui se traduit par un phénomène de fragmentation sociospatiale et l’émergence de « territoires orphelins » (Fontan, Klein et Lévesque, 2004). Les anciens quartiers industriels péricentraux sont les plus touchés. En 2003, le taux de chômage se situait à 11,5 % dans la ville de Montréal contre 9,5 % dans la région métropolitaine de recensement. Dans certains quartiers comme Pointe-Saint-Charles, il atteignait près de 13 %.

À Porto Alegre, les activités de services ont toujours occupé une part importante de l’économie. Toutefois, le déplacement de certaines activités industrielles vers d’autres villes a accru l’importance de la part des services dans l’économie de la ville. Porto Alegre, l’une des villes brésiliennes où l’on retrouve l’un des niveaux les plus élevés de qualité de vie, n’a pas échappé au processus de fragmentation sociospatiale caractéristique du Brésil urbain. En comparant les données de 2001 aux périodes 1981-1985 et 1995-1999, on constate une détérioration des taux d’emploi et de revenu. Comme le souligne Baierle (2002 : 136), « Le pourcentage de la population travailleuse de 10 à 14 ans a augmenté de 11 % ; celui des travailleurs dans le secteur informel de l’économie et celui des travailleurs dans le secteur de l’industrie ont baissé respectivement de 31,1 % et de 14,7 % ». Par ailleurs, la part de la population vivant dans des conditions précaires a augmenté. En effet, alors qu’au début des années 1970, la ville comptait 124 favelas, soit 11,14 % de la population totale, vingt ans plus tard, le nombre de favelas avait augmenté à 249, soit 33,66 % de la population, dont 400 000 personnes vivent dans des abris en bois (Fedozzi, s.d. : 6). La majorité de ces zones sont situées en périphérie du centre de la ville.

Toujours sur le plan des éléments qui rapprochent ces deux métropoles, un mouvement urbain[4] dynamique s’est constitué dans les années 1960 et 1970 à Montréal et à Porto Alegre. Chacun à leur manière, ces mouvements ont adopté de nouvelles approches pour faire face à la dualisation de l’espace métropolitain.

Montréal : mouvement urbain et développement économique local communautaire

L’histoire du mouvement urbain montréalais remonte aux années 1960 avec la mise sur pied des premiers comités de citoyens et des groupes populaires. Du début des années 1960 jusqu’à maintenant, des milliers d’associations et de groupes se sont formés sur la scène urbaine. Ces organismes varient par leur mission, leurs approches, la nature de leurs activités. Certains ont un ancrage territorial (le quartier ou l’arrondissement) alors que d’autres s’adressent à des groupes sociaux particuliers (appelés parfois clients, usagers, bénéficiaires ou participants). Enfin, ils interviennent dans de nombreuses sphères d’activité : environnement, patrimoine urbain, habitation et logement social, sécurité alimentaire, lutte contre la pauvreté, employabilité, revitalisation urbaine, transport, etc.

Tableau 1

Les CDEC montréalaises

Les CDEC montréalaises

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Le contexte des années 1980, marqué par la crise économique et ses impacts dévastateurs dans certains quartiers, a mené un certain nombre d’intervenants communautaires à investir le champ du développement économique et de la revitalisation urbaine et à développer une nouvelle approche. Sans tourner le dos à une stratégie de confrontation qui questionnait la vision dominante de modernisation et de planification de la ville portée par l’État, ni remettre en cause les luttes pour la défense des droits sociaux et économiques, certains leaders du mouvement communautaire décident de s’attaquer à la question du chômage et de ses effets sur les anciens quartiers industriels en créant les premières CDEC. Dans une période qualifiée d’après-fordisme, ils prennent le pari de rassembler des acteurs locaux autour d’une mission commune : celle de contribuer à la revitalisation socioéconomique des territoires en déclin en s’attaquant à l’employabilité, au maintien et à la création d’entreprises, et au développement de projets visant à infléchir les impacts du néolibéralisme et ceux liés à la restructuration du capitalisme.

Les corporations sont des organismes enregistrés et dotés d’un conseil d’administration composé de collèges électoraux représentant le milieu institutionnel, le milieu des affaires, le milieu syndical et le milieu communautaire. Il arrive que des résidants de l’arrondissement y siègent également. De plus, chaque CDEC possède une équipe de professionnels et des ressources financières qui proviennent essentiellement des différents paliers gouvernementaux, dont le provincial et le municipal. Elles établissent les priorités, élaborent un plan d’action, mobilisent les ressources nécessaires à sa mise en oeuvre, interviennent sur des enjeux d’aménagement urbain et encouragent des initiatives locales afin de contribuer à la revitalisation de leur territoire d’intervention. Leurs actions reposent ainsi sur un arrimage et la création d’une synergie entre les principaux acteurs endogènes et exogènes autour du territoire local.

La concertation entre ces acteurs, l’échange d’information et l’identification de priorités favorisent la mise en oeuvre de stratégies de mobilisation des ressources. Cette approche est considérée comme prometteuse dans la mesure où elle mène à des compromis, voire à des consensus entre des acteurs aux intérêts différents. Pour Fontan, Klein et Tremblay, elle permet de porter un projet au nom de l’ensemble de la communauté locale et devient une condition quasi essentielle à la mobilisation des ressources.

La principale caractéristique des CDÉC est qu’elles oeuvrent au nom de toute une communauté locale et non pas seulement de leurs membres, la concertation étant l’un de leurs principaux objectifs stratégiques. La collaboration des différents types d’acteurs et la négociation locale de leurs intérêts constituent sans doute un premier pas vers la mobilisation des acteurs en fonction de la revitalisation de leur collectivité. En fait, la concertation permet aux acteurs de se mettre en relation et de découvrir leurs objectifs communs.

Fontan, Klein et Tremblay, 2002 : 110

La concertation repose donc sur un certain volontarisme des acteurs locaux, prêts à mettre de côté leurs divergences, pour s’entendre autour d’un objectif commun. Elle permet de développer différents types de relations qui vont de la médiation, à la négociation et à l’élaboration de compromis entre la société civile, le secteur privé et les institutions, et renvoie ainsi à une forme de gouvernance locale (Lévesque, 2002). Toutefois, leur relation à l’État révèle une certaine ambiguïté dans la mesure où les corporations considèrent avoir développé une relation partenariale privilégiée avec celui-ci alors qu’elles dépendent en grande partie de son financement. Comme l’ont démontré Hamel et Silvestro (2005), les bailleurs de fonds ont parfois obligé les CDEC à se soumettre à leurs orientations. En d’autres termes, elles sont traversées par une tension permanente entre leur souci de préserver leur financement public, leur aspiration à influencer les décisions liées au développement local et leur souci de préserver leur autonomie.

Leur relation au secteur privé n’est pas non plus exempte de contradictions. Issues du mouvement communautaire et aspirant à infléchir la logique dominante du marché, les CDEC interviennent auprès des entrepreneurs afin de les encourager à investir dans des projets visant la revitalisation socioéconomique des territoires sur lesquels elles interviennent. Leur volonté de créer de l’emploi et d’encourager l’entrepreneuriat local les conduit à accepter certains compromis, parfois contestés par d’autres acteurs du territoire, dont les organismes communautaires.

Il est difficile de se prononcer sur la portée réelle des CDEC en matière de retombées économiques et sociales ou d’action publique. Cependant, les impacts de leurs pratiques sont de plus en plus étudiés sous l’angle de leur apport à la dimension démocratique. Morin et Latendresse (2001) estiment que les CDEC contribuent au renforcement de la démocratie locale sur des territoires inframunicipaux. Ils font valoir que ces instances de concertation ont élargi l’espace public en mobilisant des acteurs collectifs et individuels sur des questions urbaines, en activant le débat public et en favorisant l’émergence de points de vue différents de celui de l’administration ou des promoteurs. Reconnues comme des interlocuteurs de l’administration politico-administrative municipale, elles relaient l’information vers les organismes communautaires à la base dans les quartiers et les arrondissements et, dans une moindre mesure, vers les citoyens non organisés. Enfin, elles favorisent des apprentissages collectifs sur des questions urbaines en encourageant le débat public autour d’enjeux d’aménagement et de développement.

Ainsi, les CDEC constituent un espace public façonné par la délibération de groupes d’acteurs organisés et d’institutions locales en relation avec l’État. Elles permettent à des acteurs autrefois exclus des décisions économiques de prendre part au débat public autour de la planification et du développement économique local. Elles agissent souvent à titre de relais auprès de la municipalité et des élus locaux et prennent part aux débats locaux. Plus rarement, elles interviennent publiquement sur les enjeux métropolitains.

Bien que les corporations prétendent agir au nom de la communauté locale, les citoyens non organisés y sont quasi absents. En effet, les CDEC ont connu un processus d’institutionnalisation[5]. Elles emploient des professionnels qui sont devenus les principaux interlocuteurs des « preneurs de décision » à l’échelon des arrondissements, de la Ville et des autres paliers gouvernementaux. Compte tenu de leur structure organisationnelle qui vise l’efficacité, et considérant leurs contraintes liées aux limites des ressources humaines et financières, les CDEC tendent à se substituer à la participation directe des citoyens. Leurs assemblées générales deviennent souvent les seuls moments de l’année où les habitants de l’arrondissement prennent la parole. Ils sont rarement invités à prendre part à la définition des orientations de l’organisme, à l’élaboration des stratégies, voire à la gestion ou à l’allocation de ses ressources. Bref, même si les CDEC affirment oeuvrer au nom de la « communauté locale », cela passe par le biais de la représentation des divers acteurs locaux, c’est-à-dire de groupes corporatifs et de citoyens organisés. S’il est juste d’affirmer que les CDEC contribuent à la démocratie urbaine en relayant le débat sur les enjeux de développement économique et d’aménagement dans l’espace public, ces instances, définies comme des médiateurs entre l’État, le marché et les groupes organisés de la société civile, laissent peu de place à une participation directe des citoyens non organisés. En d’autres termes, il est légitime de se demander dans quelle mesure ces pratiques ne conduisent pas à une citoyenneté passive où les habitants ont un rôle de faire-valoir des stratégies de mobilisation des ressources portées par les organismes.

Porto Alegre : le mouvement urbain, un incubateur de démocratie participative

Dans cette ville comme dans d’autres villes du Brésil, les luttes urbaines ont été liées aux luttes contre le régime dictatorial et pour la démocratie. Pour remédier à une crise urbaine importante qui s’est manifestée dans les années 1970, des organisations populaires se sont mises en place pour améliorer le sort des populations marginalisées (Fedozzi, s.d.). Dans les années 1980 à Porto Alegre, elles se sont dotées d’instances de coordination (Abers, 1998). Plus tard, elles ont créé l’Union des associations de quartier de Porto Alegre (Avritzer, 2005 ; Baiocchi, 2003b). C’est dans le sillon de ces initiatives et de l’arrivée au pouvoir du Front populaire, une coalition de partis politiques menée par le Parti des travailleurs (PT), que l’idée du budget participatif a germé (Abers, 1998, Avritzer, 2005).

Dans le passé, les affaires municipales à Porto Alegre étaient gérées en vase clos. Les décisions étaient prises par un petit nombre d’élus souvent peu soucieux d’imputabilité. Pis encore, des pratiques de clientélisme et de corruption leur permettaient de se maintenir au pouvoir (Abers, 1998, 2003 ; Fedozzi, s.d.). Après l’élection de 1989, la nouvelle administration a mis en place de nouvelles pratiques de gestion qui placent les citoyens organisés et non organisés de la métropole au coeur du processus de gestion et d’allocation des ressources. Plus qu’un simple modèle de gestion, ce processus participatif s’inscrivit dans une nouvelle vision de la ville. Comme l’explique Baiocchi (2003b) :

In this case, the reason of state behind the participatory experiment is a radical democratic vision of popular control of city government and of inversion of government priorities away from downtown and toward its peripheries. Four orienting principles made up the PT vision for municipal government : popular participation, transparent governance, democratizing the state, and creating a new political culture.

Le premier exercice de budget participatif (BP) s’est déroulé en 1989. Aujourd’hui, l’exercice a seize ans d’existence. On estime à près de 50 000 le nombre de personnes qui ont participé aux réunions formelles et informelles dans les quartiers et les différentes régions de la ville et ont ainsi contribué à l’exercice de priorisation budgétaire pour l’année 2002.

Le budget participatif : structures, mécanismes et fonctionnement

Le budget participatif vise à permettre aux résidants de déterminer les critères de distribution des ressources et les priorités d’investissement de la municipalité. Ce processus participatif s’échelonne sur une année et il est décisionnel. Par quartier, par région, puis pour l’ensemble de la ville, les citoyens organisés et non organisés déterminent les priorités d’investissement de la municipalité. À la toute fin du processus, ce sont les élus municipaux qui adoptent le budget de la Ville. Il s’agit donc ici de la rencontre entre la démocratie participative et la démocratie représentative.

Tableau 2

Le budget participatif de Porto Alegre

Le budget participatif de Porto Alegre

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La structure du BP repose sur des espaces de délibérations sur trois niveaux : les assemblées régionales, les réunions de quartier, les forums régionaux. L’exercice de délibération se déroule dans les réunions de quartier, lors desquelles les citoyens discutent des problèmes, des besoins et des projets, et hiérarchisent les secteurs d’investissement à prioriser. De plus, ils participent aux assemblées plénières régionales où ils choisissent les délégués qui les représenteront aux forums régionaux. C’est à cette instance que les délégués des quartiers ont à débattre des priorités pour la région dans son ensemble.

Parallèlement aux 16 forums régionaux[6], des citoyens se soumettent au même exercice au sein de forums thématiques. Ces derniers, au nombre de cinq, sont conçus pour favoriser la participation d’autres groupes d’acteurs de la société civile, tels que les syndicats, les associations de professionnels, les regroupements d’affaires et de commerçants ou les associations écologistes. Les thèmes abordés sont les suivants : organisation de la ville et développement urbain, circulation et transport, santé et assistance sociale, éducation, culture et loisirs, développement économique et questions fiscales. L’ajout de ces forums thématiques complémente l’exercice de priorisation par territoire effectué au sein des forums régionaux et permet de dégager un plan d’investissement pour l’ensemble de la ville. De plus, cela permet d’élargir la participation aux acteurs de la société civile ainsi qu’aux professionnels et à la classe moyenne, souvent moins présents aux réunions de quartier.

Les délégués des forums régionaux et thématiques désignent les conseillers qui siègeront au conseil du budget participatif (CBP) avec des représentants de l’Union des employés de la municipalité, de l’Union des associations de quartier de Porto Alegre (UAMPA) et deux professionnels de la municipalité sans droit de vote. C’est à cette instance que s’élabore une proposition de budget global qui tente d’intégrer les priorités adoptées pour chacune des régions. Parallèlement, le CBP discute du plan d’investissement qui doit être approuvé par région. À la toute fin du processus, la proposition de budget sera soumise aux élus municipaux qui auront à entériner le budget. Ces derniers peuvent toujours l’amender, ce qui, jusqu’en 2004, s’était rarement produit.

Cogestion des ressources municipales : les citoyens au coeur de la ville

Comme il a été mentionné, cette expérience a entraîné une redéfinition de la relation entre l’État, les citoyens et des groupes organisés de la société civile, appelés à cogérer les ressources de la municipalité. Grâce à la mise en place d’espaces de délibération, les citoyens priorisent les investissements de la municipalité pour la prochaine année avec les élus et les technocrates de la municipalité et participent ainsi aux prises de décision concernant la gestion des ressources publiques. Au fil des ans, cet exercice s’est élargi pour englober l’ensemble du budget municipal et a permis de créer des instances semblables pour contribuer à l’élaboration des politiques municipales en matière d’éducation, de santé, de sécurité urbaine et de la police, etc. Il y aurait aujourd’hui une trentaine de conseils dont 22 sont fonctionnels[7].

Par ailleurs, le processus du BP permet aux conseillers du conseil du budget participatif d’élaborer et d’en revoir les règles et les procédures. L’exercice délibératif est ainsi encadré par des instances et des procédures qui ne sont pas définies par les élus ou les technocrates, mais bien par les citoyens eux-mêmes. En d’autres termes, le pouvoir de définir les contours des espaces de participation est partagé entre les citoyens et le gouvernement local. Ce nouveau type de relation n’est pas sans produire des tensions, notamment entre les élus et les conseillers du conseil du budget participatif.

La participation des citoyens est à la fois directe – elle se déroule dans les réunions organisées par les associations de quartier et autres comités formels ou informels – et indirecte par voie de délégation de représentants qui délibèrent au sein des forums régionaux et thématiques ainsi qu’au sein du conseil du budget participatif. À Porto Alegre, la participation repose sur le principe d’un citoyen un vote et présuppose l’égalité entre tous les citoyens. En plaçant les habitants au coeur des espaces de délibération et en leur accordant plus de poids qu’aux acteurs organisés de la société civile, la configuration institutionnelle du budget participatif permet d’éviter une gestion néocorporatiste de la Ville. Sur un autre plan, selon Tarso Genro, premier maire du PT élu à la mairie, ce processus a permis d’inverser les priorités de la municipalité en fonction des intérêts de ceux dont les besoins sont grands, mais dont la parole est plus rarement entendue (Genro et Souza, 1998).

Au-delà d’un outil de gestion performant (dans la mesure où les investissements sont faits en fonction des ressources disponibles), le budget participatif constitue un exercice d’apprentissage démocratique (Abers, 1998). En effet, les citoyens qui y sont directement ou indirectement associés apprennent les règles minimales de fonctionnement en ce qui concerne la tenue et le déroulement d’une réunion, l’animation, les procédures de négociation, etc. L’acquisition de compétences et d’habiletés sert non seulement lors de l’exercice de planification budgétaire, mais aussi dans de nombreux autres réseaux (Abers, 1998). Les habitants apprennent à négocier entre eux ainsi qu’avec les départements et agences municipales. Ils comprennent davantage les rouages de l’appareil administratif et savent comment faire pression pour obtenir ce qui leur est dû. Enfin, selon Baiocchi (2003a), l’ancienneté de la participation des résidants à un budget participatif a un effet d’empowerment des participants qui reviennent les années suivantes et acquièrent des compétences dans l’exercice de délibération.

Renforcement de la société civile

Ce processus a permis le réinvestissement de l’État par les citoyens et par les groupes organisés de la société civile. Baierle (2002) constate que le gouvernement local a retrouvé sa légitimité et sa crédibilité. Les nombreux regroupements ou associations assurent un rôle relativement important dans la mobilisation citoyenne et dans le travail de suivi et de supervision des projets dans leur secteur. Présentes sur le terrain, ces associations, dont le niveau d’organisation et l’accessibilité des ressources varient d’un quartier à l’autre, constituent des piliers dans la mobilisation des citoyens. À l’origine de la mise en place de ce processus en 1989, le mouvement urbain est demeuré au fil des ans l’un des principaux acteurs de la démocratie participative.

Comme le souligne Abers (1998), la mobilisation des résidants offre des chances d’obtenir des gains concrets pour le quartier ou la région, ce qui a un effet d’encouragement sur les associations de quartier. Le BP a un impact positif direct sur la capacité organisationnelle des associations de quartier et sur la formation de nouveaux militants. Au départ, on pouvait s’attendre à ce que les quartiers déjà bien organisés soient ceux qui participent le plus à l’exercice du budget participatif. Toutefois, en pratique, l’exercice a démontré qu’il avait un effet d’entraînement sur les quartiers moins organisés où de nouvelles associations se sont mises sur pied (Abers, 1998, 2002 ; Baiocchi, 2003a). En outre, l’impact s’est fait sentir sur les quartiers où dominait encore le clientélisme (Abers, 2003). Selon Abers (1998), les associations traditionnelles se seraient adaptées pour intégrer le processus du budget participatif, ce qui aurait entraîné chez certaines une démocratisation de leurs pratiques.

En guise de conclusion

Nous constatons que les mouvements urbains de Montréal et de Porto Alegre ont opté pour des voies fort différentes pour répondre à la crise et au processus de dualisation de leur ville. Chacune à sa façon, ces expériences ont innové dans le contexte spécifique qui caractérisait la culture politique et organisationnelle qui dominait dans leur ville. De façon différente, elles ont favorisé l’élargissement de l’espace public en intégrant dans le débat autour du développement urbain et de l’intégration à la métropole d’espaces dévitalisés socioéconomiquement, des acteurs locaux dont certains étaient marginalisés, voire exclus. Les CDEC montréalaises ont permis à certains acteurs du mouvement urbain d’investir le champ de l’économie en prenant le pari d’y intégrer des préoccupations liées au social, à l’équité et au développement durable. Cette vision visait au départ l’objectif ultime de s’ériger comme alternative à l’économie de marché, mais aussi au modèle keynésien reposant sur la régulation de l’État, d’où l’idée d’accorder une place prépondérante à la communauté locale. L’approche des CDEC montréalaises semble avoir permis de civiliser le développement économique microlocal et local, et d’intégrer des secteurs de la métropole qui autrement risquaient d’être les grands perdants. À ce titre, il faut reconnaître l’impact de certaines initiatives comme la conversion du Technopôle Angus dans l’arrondissement Rosement-Petite Patrie (Fontan et Klein, 2003), et les impacts qu’elles ont entraînés sur la dynamique dans les arrondissements. Force est de reconnaître l’effet des pratiques des CDEC dans la bataille contre la dualisation de la ville.

Les CDEC constituent un espace de délibération des principaux acteurs locaux. La concertation entre ces derniers permet de faire valoir le point de vue des représentants d’organismes communautaires et du mouvement syndical dans le débat sur les enjeux de développement local. Mais comme il a été mentionné, la négation du conflit social et l’approche partenariale risquent de se faire au détriment d’acteurs ayant moins de poids dans le débat. Par la nature de leur configuration institutionnelle, les CDEC demeurent cantonnées dans le registre de la démocratie représentative avec ses travers et les habitants des quartiers semblent limités à un rôle de faire-valoir. Enfin, sur le plan de leur apport à la démocratie urbaine, si elles contribuent indéniablement à renforcer l’espace public à l’échelle de l’arrondissement, il est légitime de se demander quelle est leur contribution au débat politique sur la métropole.

À Porto Alegre, le mouvement urbain a favorisé l’investissement de l’État par les citoyens organisés et non organisés par le partage du pouvoir autour de la gestion des ressources publiques. La participation directe des citoyens aux prises de décision concernant l’allocation des ressources a permis aux groupes marginalisés de faire valoir leur conception de la ville tant dans sa dimension matérielle que symbolique. Ainsi, dans un contexte marqué par un agenda néolibéral, le gouvernement local se voit renforcé d’une nouvelle légitimité. Sur le plan conceptuel et politique, cette expérience, reprise ailleurs sous d’autres formes, propose un dépassement réel des limites de la démocratie représentative qui persiste à marginaliser certains groupes sociaux et à favoriser les élites. Tout en lui reconnaissant un certain nombre de limites, nous posons l’hypothèse qu’il implique une rupture paradigmatique avec la démocratie représentative et qu’il contribue au renouvellement de la démocratie urbaine. Enfin, et cela n’est pas négligeable, le BP peut être considéré comme un mécanisme de redistribution des ressources et un moyen concret de répondre à la dualisation sociospatiale qui frappe un grand nombre de villes dans le monde.