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L’objet du présent témoignage est de rappeler le processus suivi à l’hiver 2004 dans la prise de décisions concernant le choix des établissements devant être regroupés pour implanter le « réseau local de services sociaux et de santé » à Sherbrooke, en conformité avec l’application de la « loi 25 » – Loi portant sur les agences de développement de réseaux locaux de services de santé et de services sociaux – votée en décembre 2003. Après une mise en contexte du processus suivi en Estrie et à Sherbrooke en particulier, en relatant les principales étapes et les positions des acteurs concernés, je tenterai une mise en perspective d’une telle expérience comme « nouvelle » pratique de gestion du social.
Une restructuration déjà amorcée en Estrie
L’implantation des « réseaux locaux de services de santé et services sociaux » a suivi en Estrie le même processus que partout ailleurs, notamment par la précipitation, l’improvisation et l’absence de transparence et de respect démocratique dans l’analyse des situations et la prise de décisions. Elle a eu cependant ceci de particulier qu’elle s’est appuyée sur la restructuration déjà réalisée en Estrie à la suite de l’adoption de la « loi 116 »[2], qui avait notamment conduit à la fusion des CH locaux de moins de 50 lits avec les CLSC et les CHSLD d’un même territoire. Ce qui a donné lieu à partir de 1997 à la constitution de trois CHSLD-CLSC et de trois CH-CHSLD-CLSC, pour desservir des populations comptant de 14 500 à 44 000 personnes, avec des budgets variant entre 12 et 30 millions de dollars.
À Sherbooke même, du côté des soins hospitaliers de courte durée, la restructuration a entraîné la fermeture de deux CH et l’intégration de l’autre CH au Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke (CHUS), qui voyait alors élargir et consolider sa vocation de soins spécialisés et surspécialisés aux plans régional et suprarégional. Du côté des soins de longue durée, on a créé à partir du CHSLD local, des effectifs et du patrimoine du seul hôpital anglophone de la région, l’Institut universitaire de gériatrie (IUGS), qui obtenait en plus d’un mandat de soins de longue durée, une vocation régionale de services et soins d’hébergement spécialisés en gériatrie et réadaptation, ainsi qu’un mandat de recherche universitaire suprarégional[3]. En 2003, par l’intégration du Centre d’hébergement et de soins de longue durée (L’Estriade), l’IUGS obtenait le mandat de l’offre complète des services en soins de longue durée à Sherbrooke. Par cette intégration, qui ne devait être finalisée qu’en avril 2004, l’IUGS était appelée à devenir responsable de l’hébergement de plus de 800 personnes dans quatre pavillons et voyait son personnel dépasser les 1800 employés, dont plus d’une centaine rattachés au Centre de recherche sur le vieillissement, avec un budget global de plus de 42 millions de dollars. Pour compléter le portrait, mentionnons que depuis le début des années 2000, on avait mis en place un réseau intégré de services aux personnes âgées (RISPA), impliquant les principales institutions et les organismes communautaires du secteur personnes âgées ; le CLSC avait assumé au départ en fiducie la gestion du budget spécifique et la coordination de ce projet et intégrera éventuellement les quelque 15 gestionnaires de cas chargés de l’interface et du courtage entre la personne âgée, sa famille et les différentes ressources sociales et médicales.
Par ailleurs, la mission CLSC demeurait assumée par un établissement spécifique, après la fusion en 1999 des deux CLSC desservant le territoire de la MRC de Sherbrooke, pour une population de plus de 145 000 habitants. En même temps que la fusion se préparait, l’un des deux CLSC (Gaston Lessard) avait demandé et obtenu le statut de centre affilié universitaire – reconnu par le CQRS – en s’appuyant notamment sur le fait que le nouveau CLSC de Sherbrooke demeurait le seul établissement à mission spécifique CLSC existant en Estrie. À ce titre, il assumait un leadership régional accepté par les autres établissements sur le plan de l’encadrement du développement de la recherche pour la mission CLSC. En outre, il assumait plusieurs mandats de services régionaux, dont Info-Santé, Urgence-détresse, Prévention et dépistage du VIH-Sida et Inhalothérapie. Le nouveau CLSC regroupait plus de 500 employés, avec un budget de l’ordre de 25 millions de dollars.
Grosso modo, à l’issue de cette réorganisation, la région était alors bien hiérarchisée entre les services de première ligne offerts presque partout[4], incluant « les soins d’urgence et les soins généraux ainsi que les consultations requises à cette fin[5] » ; quelques établissements locaux assumaient certaines spécialités médicales de base, et la plus grande partie des services médicaux spécialisés étaient dispensés à partir de ou au CHUS. Dans le cas de certaines MRC, cette réorganisation s’est accompagnée d’une décentralisation des ressources de première ligne et donc de leur accessibilité accrue pour les populations desservies, notamment au niveau des services et soins à domicile et de l’hébergement de longue durée. Les établissements multivocationnels locaux demeuraient de taille relativement modeste et la participation locale demeurait importante, par la représentation de cinq personnes élues par la population en assemblée publique, lesquelles pouvaient constituer au moins le tiers des CA. Quant à l’intégration recherchée, les développements ont été assez différenciés, et même inégaux, certains maintenant pratiquement les missions et les ressources des établissements antérieurs en parallèle, allant même jusqu’à augmenter les services d’action communautaire, alors que d’autres ont plutôt réaligné la mission CLSC et même réaffecté certaines de ses ressources en fonction des priorités des services médicaux et des soins de longue durée. Le résultat des fusions d’établissements locaux fut, semble-t-il, un succès du point de vue de l’équilibre budgétaire et de la simplification de la gestion sur le plan de l’articulation des mandats et des ressources, en particulier au regard des services aux personnes âgées en perte d’autonomie ; par contre, à ma connaissance, aucune évaluation rigoureuse des fusions ainsi réalisées n’a été faite – à tout le moins diffusée – sur le plan des processus comme des résultats, notamment quant à l’intégration clinique et fonctionnelle des services dits de première ligne à l’ensemble de la population, à laquelle ces fusions auraient contribué.
La démarche des réseaux locaux en Estrie
Le 10 mars 2004, la nouvelle agence fraîchement issue de la « loi 25 » entérinait les 10 principes directeurs « issus du cadre ministériel et des objectifs poursuivis en région depuis quelques années » devant guider le choix du modèle d’organisation, dont le dernier qui indiquait de « faire en sorte que les bénéfices anticipés pour la clientèle et les intervenants soient plus importants que les efforts de réorganisation prévus[6] ». La démarche retenue prévoyait une consultation des partenaires concernés[7] sur la proposition de scénario retenue par l’agence dès le 28 mars, à partir de quatre scénarios examinés, qui reposaient sur deux axes : d’une part, la création de sept instances locales sur la base des territoires locaux existants ou le regroupement de certains territoires ; d’autre part, la création de l’instance locale de Sherbrooke à partir de la fusion de l’IUGS et du CLSC, ou l’exclusion de l’IUGS de l’instance locale, alors issue du CLSC. Dans tous les scénarios, le CHUS a été exclu des instances locales, considérant ses mandats de spécialités et surspécialités régionales et extrarégionales, la visée étant de le constituer éventuellement en RUIS[8]. Outre les tables formelles de concertation et d’orientation constituées des partenaires du réseau pour participer directement à la consultation sur le choix du modèle, une journée d’audiences publiques était prévue dans la semaine suivant le dépôt de la proposition de l’Agence. Celle-ci retiendra la constitution de sept instances locales sur la base du maintien des territoires et établissements existants, en proposant cependant pour Sherbrooke la création de l’instance locale à partir de la fusion du CLSC et de l’IUGS.
Ce scénario reposait pour l’essentiel sur les arguments suivants[9] : comme on ne voulait pas inclure le CHUS[10], on estimait qu’on ne pouvait créer d’instance locale à partir du seul CLSC, celui-ci n’offrant pas les services d’urgence médicale de base, disponibles aux deux sites locaux du CHUS ; l’IUGS, malgré sa vocation spécialisée, sa mission spécifique et son mandat en partie régional, ne correspondait pas aux critères d’exclusion de la loi ; l’IUGS et le CLSC se rejoignaient par la clientèle personnes âgées en perte d’autonomie, et leur regroupement favoriserait un meilleur fonctionnement des services dans ce secteur jugé moins performant que dans les autres territoires[11] ; la mission universitaire des deux établissements serait facilitée, source d’innovation et de développement, le CLSC pouvant bénéficier de l’expertise « acquise par l’IUGS en matière d’enseignement et de recherche ».
Si, dans la proposition de l’agence, on pouvait avoir l’impression que rien ne changeait pour les territoires de MRC où les fusions étaient déjà réalisées, les nouvelles orientations attribuées à ces instances locales annonçaient par contre des changements majeurs dans la composition et le rôle des CA, dans la mission des établissements et la capacité d’adaptation de l’organisation de leurs services aux réalités locales. Il demeure que, dans un avenir à moyen terme, le maintien des territoires locaux comme base des réseaux locaux représentait un acquis permettant de préserver une prise minimale de la population locale sur l’orientation et la gestion des services locaux, ce qui explique que ce volet de la proposition de l’Agence a obtenu le consensus de l’ensemble des acteurs concernés[12]. Il en est autrement de la création de l’instance locale de Sherbrooke.
Le réseau local à Sherbrooke : un choix arrêté dès le départ
Avant le dépôt de la proposition de l’Agence, la direction du CLSC avait clairement indiqué, dans des rencontres publiques avec le personnel, que si elle craignait la perspective d’une fusion avec le CH dans le cadre d’un établissement local ou pire, régional, on n’envisageait nullement la perspective d’une fusion avec l’IUGS. On avançait même que des progrès importants avaient été faits pour favoriser l’intégration clinique et fonctionnelle des services aux personnes âgées, et que rien ne justifiait sur ce plan d’autres modes d’action que la collaboration déjà acquise entre les deux établissements. Dans le cadre de la consultation interne menée par la direction après la soumission des scénarios de l’Agence, le personnel du CLSC a exprimé des avis largement défavorables à la fusion avec l’IUGS. On évoquait l’importante différence des missions, des volumes et types de personnels et des budgets de chaque établissement, les risques pour le maintien de la mission CLSC en raison du poids énorme que représenteraient dans le nouvel établissement les services curatifs et d’hébergement pour une clientèle de personnes âgées en perte d’autonomie, sans compter le fait que la réorganisation issue de la fusion récente des deux CLSC locaux était à peine complétée et que le sentiment d’appartenance au nouveau CLSC était encore à construire. La Corporation de développement communautaire de Sherbrooke a également demandé formellement – sans même recevoir un accusé de réception – à rencontrer la direction et le conseil d’administration pour connaître la position du CLSC sur la fusion, tout en signifiant son inquiétude à l’égard du projet de l’Agence, susceptible de modifier la mission CLSC et les relations établies entre le CLSC et les organismes communautaires.
Même si dès le dépôt du scénario de la fusion du CLSC et de l’IUGS, la plupart des observateurs et acteurs concernés, incluant l’IUGS, ont manifesté étonnement, réserve et même opposition face à cette éventualité, la direction et le conseil d’administration du CLSC s’y sont alors montrés officiellement ouverts. Lors de la réunion publique du CA le 31 mars, plusieurs intervenants du CLSC et de la communauté ont fait part de leurs inquiétudes et réserves à l’égard de la fusion, ainsi que leurs attentes envers le CA dans la recherche de garanties pour la mission CLSC. Le directeur général du CLSC a alors présenté verbalement un rapport fidèle des résultats de la consultation interne. Mais, malgré ces avis très défavorables, le président du CA et le directeur général ont fait comprendre que, pour eux, la démarche de fusion était incontournable en raison de la ferme volonté gouvernementale de la réaliser, et qu’on voyait un intérêt à s’y rallier, y trouvant même des opportunités intéressantes pour le maintien de la mission CLSC (sans en préciser la nature, bien sûr). La stratégie officielle privilégiée par le CA fut alors de s’orienter vers une ouverture à la mise en application de la proposition de l’Agence, tout en s’assurant que « l’ensemble des préoccupations et recommandations […] de la consultation interne soit transmis aux partenaires concernés et pris en considération […] par le ministre » ; « le CLSC s’inscrit positivement dans la démarche de regroupement proposée », voilà la formule que répétera le président à toutes les occasions publiques où on lui demandera de positionner le CLSC relativement à la proposition de l’Agence.
Lors des audiences publiques, une grande partie des intervenants, notamment des syndicats, des cadres intermédiaires de santé et services sociaux, des organismes et des organisateurs communautaires se sont prononcés contre la fusion pure et simple des deux établissements visés. Plusieurs, dont l’IUGS et des groupes et organismes qui y étaient associés, ont exprimé de sérieuses réserves sur le projet de fusion, qui les amenaient à exiger des garanties fermes pour le maintien de la mission de l’IUGS et de sa reconnaissance universitaire ; le regroupement devenait par contre acceptable dans la mesure où la fusion se transformait en intégration du CLSC à l’IUGS, ce qui constituait un virage majeur par rapport au regroupement des deux établissements dans une nouvelle instance. Les appuis à la fusion, parfois définis comme probables, sont venus de groupes de médecins, de la Table des directeurs généraux des CLSC-CH-CHSLD et des autres institutions régionales de services sociaux et d’éducation. Certaines alternatives d’instance locale issue de fusions seront également proposées, entre le CHSLD l’Estriade et le CLSC, permettant d’exclure l’IUGS de la nouvelle instance locale.
Commentant publiquement les résultats des travaux des audiences publiques, le directeur général de l’Agence[13] trouvera le moyen de déclarer que sa proposition avait fait l’objet d’un large consensus, à l’exception des syndicats et de quelques opposants politiques à la « loi 25 ». Le soussigné était un de ceux-là, puisque lors de la présentation en audience d’une lettre ouverte questionnant son projet sur le fond et la forme, il m’avait cavalièrement rembarré en associant mon intervention à une critique de la « loi 25 » et en m’invitant à me faire élire si je n’en étais pas content. La suite des choses fut à l’avenant : lors de la séance du CA du CLSC du 21 avril, le DG indiquait que la synthèse écrite des commentaires de la consultation du personnel n’était pas faite, et on s’interrogeait sur la possibilité de diffuser aux membres du CA la synthèse des avis des audiences publiques de l’Agence, que le président du CA avait pourtant en main. C’est dire à quel point les préoccupations et recommandations internes ainsi que le point de vue des opposants externes n’étaient plus à considérer dans la décision. Se soumettant de toute évidence à un processus décisionnel sur lequel il n’avait pas de prise, sur la base d’un brouillon de scénario de convention sur lequel seules des informations très fragmentaires pouvaient être communiquées, parce que devant être gardées secrètes le temps que les négociations et les ficelles juridiques et légales soient bien attachées, le CA décidait formellement de donner un accord de principe, non pas au scénario de création d’une instance nouvelle issue de la fusion, mais à l’intégration pure et simple du CLSC à l’IUGS. Le temps « public » consacré à cette décision peu banale aura duré en tout et pour tout 15 minutes, décision qui sera sans autre discussion entérinée par l’Agence le 28 avril.
Une démarche de consultation bidon
Malgré le peu de temps à s’être écoulé entre le dépôt des scénarios de départ (10 mars), la proposition de l’Agence (25 mars), la tenue des audiences publiques (7 avril) et la décision du CA du CLSC (21 avril), il y eut une certaine mobilisation d’intervenants sociaux et communautaires qui a permis d’amener le dossier sur la place publique. On ne peut cependant conclure qu’il y eut une mobilisation populaire et un réel débat public, les informations les plus sensibles fondant la décision de regrouper les deux établissements n’ayant jamais été réellement énoncées publiquement. En privé, on pouvait se faire dire que la fusion était nécessaire pour rétablir le déséquilibre existant à Sherbrooke quant au ratio de lits d’hébergement, ce qui aurait expliqué les difficultés de l’intégration des services aux personnes âgées en perte d’autonomie, mais ce rationnel n’a jamais été explicité et surtout pas débattu publiquement.
Par ailleurs, aussi bien à l’Agence qu’au CLSC, les délibérations publiques suivaient des séances de huis clos qui parfois se prolongeaient au point de retarder le début des séances publiques, lesquelles donnaient l’impression très nette de ne servir qu’à une mise en scène formelle de décisions déjà arrêtées. Qui plus est, les administrateurs des deux CA (CLSC et Agence) donneront l’impression de n’être que des figurants peu informés des véritables enjeux et surtout impuissants dans une partie contrôlée de bout en bout par l’appareil politique ministériel et local.
Autre élément important : les garanties pour le maintien de la mission CLSC, qui amenaient les dirigeants à accepter de « s’inscrire positivement dans la proposition de l’Agence », reposaient semble-t-il – selon des membres du CA du CLSC – sur l’assurance obtenue de l’Agence et de l’IUGS que dès la phase transitoire du transfert du CLSC vers l’IUGS, le directeur général du CLSC assumerait la direction du nouvel établissement[14], et que des membres du CA du CLSC occuperaient des postes clés dans le comité transitoire et le CA du futur établissement. On nous demandait en quelque sorte – sans trop le démontrer – de faire aveuglément confiance à quelques individus, sur la base d’enjeux inconnus et sur un projet aux contours non seulement inconnus, mais incertains. Malgré la qualité et la bonne foi présumée de ces personnes, certains y ont vu là à tout le moins une apparence sinon un risque réel de conflit d’intérêts. Dans cette saga dont on ne connaît pas encore les véritables tenants et aboutissants, certains ont pu, à la décharge des concernés, leur donner le bénéfice du doute d’une noblesse d’intentions en leur attribuant le motif d’avoir vu dans cette voie la seule façon de préserver l’avenir de la mission CLSC. Pour d’autres cependant, outre le sentiment d’échec pour l’avenir de la mission CLSC, qu’ils partageaient avec l’ensemble des intervenants sociaux et communautaires critiques de la « loi 25 » et de son processus d’application, le résultat aura en bout de ligne été un bris du lien de confiance entre la direction du CLSC et une bonne partie du personnel terrain à un moment capital du devenir d’une institution à la construction de laquelle cette même direction était justement en train de les mobiliser.
Et la suite : quel avenir pour le CSSS-IUGS ?
Il est impossible à ce stade-ci d’évaluer la portée du processus de prise de décision et la décision elle-même sur l’implantation du réseau recherché, le nouvel établissement étant – une fois de plus – en plein processus de construction à tous les niveaux à travers les outils conventionnels de gestion du changement organisationnel. Il semble qu’on a choisi de réaliser une complète restructuration administrative, professionnelle et scientifique. On aurait pu s’attendre à ce qu’on maintienne au départ une approche d’intégration minimale, respectueuse des missions, des cultures et même des structures distinctes, tout en permettant aux personnels et gestionnaires de poursuivre des « projets » d’intégration clinique déjà amorcés, d’en favoriser de nouveaux là où c’est indiqué, quitte par la suite à effectuer les changements de structure qui auraient facilité le travail terrain. L’ancien directeur général de l’IUGS[15] me semble aller dans ce sens-là lorsqu’il lance un appel éloquent au respect de la diversité des cultures d’établissements impliqués dans la création des CSSS, insistant même sur le respect de la « réalité propre à la mission d’hébergement et de longue durée ». Sa position peut aider à expliquer que du côté du CLSC, les échos sur le climat de travail interne et le fonctionnement du nouveau CA ne sont guère réjouissants ; certains indices donnent l’impression générale que c’est vraiment le CLSC qui doit s’adapter aux règles, valeurs et structures de l’IUGS.
Selon la direction du CLSC, il semblait qu’au plan pratique la différence entre la fusion et l’intégration n’était pas très grande quant à l’impact sur l’objectif recherché, soit la création de l’instance locale imputable de l’ensemble des services sociaux et de santé de base pour la population du territoire, selon les grands principes de la « loi 25 ». Je ne connais pas les subtilités juridico-administratives de cette position, mais force est de constater que le résultat n’est pas évident pour l’observateur extérieur. La nouvelle appellation officielle porte le nom de CSSS-IUGS, et pour faire cet arrimage, il a fallu une loi privée pour modifier le statut de l’IUGS, lui-même issu de la charte du Sherbrooke Hospital modifiée pour accueillir l’IUGS[16], et qui y demeure encore très présent par la version anglophone de son nom. Quelle est la portée réelle de cette désignation ? Je fais l’hypothèse que par-delà l’élargissement des garanties linguistiques envers la population anglophone – usagère et personnel – à l’ensemble du nouvel établissement, elle préfigure la dominance de l’identité et de la culture organisationnelle et professionnelle de l’IUGS, à laquelle on a greffé une mission CLSC qu’on ne sait pas encore bien désigner (volet, composante, point de service ?), mais sur qui va reposer l’essentiel du défi de réaliser la mission du CSSS qu’on veut créer, ce qui le singularise par rapport aux autres CSSS et qui démontre que peut-être la fusion entre ces deux établissements était plutôt contre nature[17].
Mais dans toute cette expérience, ce n’est pas en soi la perte de l’identité et du projet CLSC qui est surprenant puisque, de toute façon, c’est ce qui était recherché délibérément avec la « loi 25 » et qui a été imposé uniformément, sans tenir compte des particularités locales et sans respecter les réalités et les volontés territoriales. Dans le cas qui nous concerne, ce qui a été encore plus difficile à décoder, c’est le cheminement suivi par les dirigeants du CLSC dans cette démarche, qui a empêché tout débat sur son bien-fondé, les alternatives qu’on pouvait envisager et les alliances qu’ils auraient pu construire avec la communauté pour favoriser une solution plus efficace et efficiente que la position prise par l’autorité gouvernementale. Compte tenu des changements déjà faits et de l’expérience acquise supposément novatrice vécue en région sur le plan de l’intégration et des fusions, pourquoi n’était-il pas envisageable de développer un modèle original qui aurait permis de s’appuyer sur des démarches en cours et un contexte favorable, plutôt que de s’obliger à appliquer les préceptes d’une loi au demeurant imprécise et parfois incohérente dans ses orientations et stratégies ? Dans toute cette démarche, on n’a d’ailleurs pas questionné l’impact de l’exclusion du CHUS de la restructuration proposée, ce qui a une incidence majeure sur l’offre locale de services médicaux en général, mais encore plus déterminante pour le CSSS de Sherbrooke. Étant redevable du CHUS pour l’ensemble des services d’urgence sur son territoire, comment celui-ci pourra-t-il s’en rendre imputable à la population, étant soumis à des ententes de services avec un partenaire qui à lui seul représente plus de la moitié des services, des budgets et des ressources professionnelles et scientifiques de la région ?
En définitive, si l’on ne peut rien conclure sur la capacité du nouvel établissement de relever le défi de devenir un véritable CSSS, on peut s’interroger sur ses chances réelles d’y arriver, étant donné le processus qui a présidé à sa création. Comment croire que, indépendamment de la qualité et de la bonne foi des personnes, à partir de deux établissements aux missions et cultures si différentes, avec des moyens si limités et dans un processus de désappropriation du pouvoir local, on puisse mobiliser les ressources existantes dans un véritable réseau local de services[18] ? Une telle méga-organisation, avec plus de 2300 employés répartis dans plus de six sites, dans des situations de pratiques diversifiées, et une structure hiérarchique lourde qui éloigne considérablement les décideurs politiques de la base des opérations quotidiennes et de la réalité « populationnelle », ne risque-t-elle pas de ne devenir qu’une nouvelle structure technobureaucratique de livraison de services qu’on devra à nouveau « réformer » avant longtemps, parce qu’incapable de « livrer la marchandise » ? Si le passé est garant de l’avenir, il y a à tout le moins lieu de s’inquiéter sur les chances de voir s’y développer des pratiques novatrices, respectueuses de l’approche populationnelle territoriale, qui soient mobilisatrices des personnels concernés, qui tiennent compte des déterminants globaux de la santé et qui soient adaptées aux besoins réels de la population. Et aussi un tant soit peu sensibles et ouvertes à la critique et au débat.
Parties annexes
Notes
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[1]
J’ai pu bénéficier dans la préparation de ce texte des feed-backs et compléments d’information d’intervenants et intervenantes qui ont été témoins et acteurs de l’expérience relatée. Je demeure toutefois seul responsable de son contenu.
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[2]
Loi modifiant la Loi sur les services de santé et les services sociaux, adoptée en juin 1996, qui modifiait la formation et la composition des conseils d’administration des établissements et des régies régionales, en permettant la fusion d’établissements et en réduisant la participation citoyenne dans la gouvernance des établissements et des régies. Le nombre d’établissements est alors passé de 39 à 14, dont la moitié avait une vocation locale de services de première ligne.
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[3]
On lui reconnaît aussi une mission de soins de courte durée. Signalons que l’IUGS occupe au Québec, avec l’Institut universitaire de gériatrie de Montréal, le créneau de la recherche en gériatrie active, et qu’il se démarque au Québec et même au Canada pour ses activités de recherche multidisciplinaire en gérontologie et gériatrie. Par ailleurs, ses « racines anglophones » jouent un rôle majeur dans son émergence et son développement, la Corporation du Sherbrooke Hospital Centre – ainsi que sa fondation bien dotée – étant demeurée une composante spécifique de l’IUGS.
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[4]
Sauf dans le Haut Saint-François.
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[5]
Selon le libellé de l’article 2 de la « loi 116 ».
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[6]
Le partenaire, bulletin de l’agence de l’Estrie, vol. 13, no 2, mars 2004, p. 2.
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[7]
Dans les partenaires, on inclut à peu près toutes les instances institutionnelles locales et régionales du réseau de la santé et autres secteurs, en plus du Regroupement des organismes communautaires, les syndicats, les établissements privés de soins, les entreprises d’économie sociale en aide domestique et le Forum de la population. Quant à la population en général, elle était invitée à réagir directement à l’Agence par écrit ou verbalement, et au plan local selon les modalités choisies par les instances locales.
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[8]
Réseau universitaire intégré de santé.
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[9]
Tirés intégralement de la proposition de l’Agence et repris dans le texte justifiant le modèle retenu.
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[10]
À qui l’on pouvait appliquer le critère de complexité prévue à l’article 26 de la « loi 25 ».
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[11]
Les ratios de lits d’hébergement seraient en effet plus élevés à Sherbrooke que dans les autres MRC, mais la ventilation détaillée de ces chiffres et l’explication précise de ces écarts n’ont pas fait l’objet de données ni de discussions publiques.
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[12]
Toutefois, il est intéressant de noter qu’en conclusion à sa proposition de modèle (sept instances locales), l’Agence indiquait (p. 45) « qu’un manque d’imputabilité ou le non-respect des ententes pourraient nous amener à proposer au ministre la réduction du nombre de territoires et du nombre d’instances pour assurer un bassin de desserte qui favoriserait une plus grande équité pour les populations » (le gras est dans le texte). Devons-nous comprendre qu’il pourrait s’agir d’une première phase d’une démarche orientée vers une intégration des établissements locaux en un CSSS régional ?
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[13]
Il s’agit de l’ancien doyen de la Faculté de médecine de l’Université de Sherbrooke, qui a été nommé juste avant l’adoption de la « loi 25 ». Ce détail n’est pas anodin quand on le relie au fait que plusieurs hauts fonctionnaires, dont le sous-ministre ainsi que le ministre, sont passés directement de la Faculté de médecine à la direction du MSSS.
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[14]
Signalons que lors de la fusion des deux CLSC en 1999, la direction générale du nouveau CLSC avait été confiée, sans concours public ouvert à l’externe, au DG de l’ex-CLSC Gaston Lessard. Il s’agissait donc dans son cas d’une seconde promotion directe par le biais d’une fusion à laquelle il a directement contribué.
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[15]
D’après ses propos publiés dans le magazine Le point en administration de la santé et services sociaux (octobre 2005).
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[16]
Donc avec des engagements nets envers la communauté anglophone, qui par cette corporation exerce un pouvoir formel sur l’IUGS, et oblige à offrir des services bilingues. Par la « loi 222 » – Loi concernant « Institut universitaire de gériatrie de Sherbrooke et sa version Sherbrooke Geriatric University Institute » –, votée le 17 décembre 2004, l’IUGS obtenait le pouvoir « d’exploiter un CLSC ».
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[17]
Pour reprendre une image fort éloquente de Paul Lamarche, du GRIS, « ce n’est pas la queue qui fait branler le chien… ».
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[18]
Comme dit Danielle D’Amour, 2005 : 13.
Bibliographie
- D’Amour, Danielle (2005). « Faire naître le réseau, c’est davantage que de réussir la fusion », Le point en administration de la santé et services sociaux, vol. 1, no 3.