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Introduction

« C’est un peu trop individuel. Cela serait bien d’inculquer un esprit collectif dès le début. Les jeunes sont ensemble seulement pour faire des bêtises » (Hervé, 21 ans). Cette phrase prononcée par un jeune majeur bénéficiaire de l’aide sociale à l’enfance illustre bien la difficulté de développer l’agir ensemble auprès des jeunes sortant de la protection de l’enfance en France.

Si la question de la participation des premiers concernés aux décisions et aux actions menées n’est pas nouvelle en protection de l’enfance, l’intervention auprès des communautés est néanmoins à repenser dans un contexte plus général de redéfinition du mode de traitement collectif des problèmes sociaux et des modes de l’intervention sociale. Les mutations actuelles de l’action sociale interrogent en effet la pratique de l’action communautaire avec, d’une part, une transformation du réseau public de santé et de services sociaux dans une logique de planification (Lamoureux, 2010) et, d’autre part, une tension entre une régulation politique et une régulation marchande de la question des bénéficiaires (Chauvière, 2002 : 21). À partir du constat de la dégradation des conditions sociales, de l’ébranlement de la protection sociale et de l’affaiblissement du lien social, Hamazaoui et Bingen (2010) montrent qu’un nouveau référentiel d’action communautaire se dessine en Europe et dans le monde autour de trois axes : 1) l’inclusion sociale et le travail ensemble, 2) la territorialisation et 3) l’implication des usagers en contrepartie de l’octroi des droits sociaux et politiques. Élaborés de moins en moins à partir de modèles alternatifs et de contre-pouvoirs, ces modèles d’activation sont « moins ciblés sur le traitement collectif des problèmes sociaux que sur des caractéristiques personnelles et des capacités d’agir des publics cibles » (Hamazaoui et Bingen, 2010 : 3).

À ce contexte d’intervention sociale en mutation s’ajoutent des difficultés propres à l’action communautaire avec les jeunes sortant de la protection de l’enfance en France. Si la participation des « premiers concernés » aux décisions et aux actions menées est un principe érigé en France par la loi du 2 janvier 2002 sur la rénovation de l’action sociale et repris dans la loi du 5 mars 2007 sur la réforme de la protection de l’enfance, cette action reste difficile à conceptualiser et à mettre en pratique dans le champ de la protection de l’enfance. Plusieurs difficultés se posent d’emblée. La difficulté tout d’abord de définir qui sont « les premiers concernés » puisque dans le champ de la protection de l’enfance, les bénéficiaires sont multiples : il peut s’agir de l’enfant, du jeune, mais aussi de ses parents. De plus, ces bénéficiaires pluriels peuvent avoir des intérêts divergents. En effet, si, dans différents domaines, les droits de l’enfant peuvent entrer en contradiction avec ceux de ses parents (divorce, procréation médicale assistée…), c’est sans doute en protection de l’enfance que ces tensions sont portées à leur paroxysme. Il revient alors aux pouvoirs publics, soulignent Wiesner et Zarbock (1991), de garantir le respect des droits de l’enfant, en position de vulnérabilité et d’infériorité. Mais cela est rendu difficile dans un système d’aide familialiste, basé sur l’idée d’une intervention sur la famille dans son ensemble et non sur l’individu et dans lequel la reconnaissance de droits individuels au sein de la famille est perçue comme une remise en cause de l’ordre social. Néanmoins, en ce qui concerne les jeunes sortant de la protection de l’enfance, un consensus semble s’établir chez les professionnels pour affirmer qu’ils sont bien les sujets premiers de l’aide, puisqu’une fois majeur, c’est avec eux directement qu’est mise en place l’aide. Mais la difficulté reste entière de concevoir la participation avec un public à protéger, soumis à des décisions administratives et judiciaires. La difficulté demeure également de conduire des interventions sociales collectives avec des adolescents et des jeunes en situation de vulnérabilité et en position d’inégalité face aux professionnels. Inégalité, par le fait que la relation d’aide induit par nature une relation de dépendance, mais aussi parce que cette relation d’aide met en scène des professionnels adultes, forts de leur légitimité, face à des jeunes, disposant de faible marge de négociation et ayant un besoin vital des aides (Robin, 2010). Néanmoins, selon Reinhart Wolff (2007), ce n’est pas parce que les droits des « premiers concernés » sont difficiles à mettre en oeuvre que l’exigence démocratique est moins nécessaire, au contraire. Cela est d’autant plus important qu’il s’agit d’un public en risque d’isolement social et qui, à l’âge adulte, exerce peu son droit de vote (Frechon, 2003). Mais cette question est délicate dans un système d’aide à l’enfance, construit dans une logique d’État sanitaire et social, plus que dans une logique de droits de l’homme (Youf, 1999).

Il est important de rappeler ici pour situer le contexte de l’aide à l’enfance en France que la protection des enfants et des jeunes en danger a été perçue très tôt comme une responsabilité des pouvoirs publics. C’est ce qui explique le rôle assez faible joué par les associations dans la définition des politiques de protection de l’enfance. Cela peut aussi expliquer en partie l’émergence tardive de la question des droits des usagers et la timidité des actions collectives ou communautaires dans l’action sociale. Le dispositif français de protection de l’enfance est un système dual. La protection administrative (l’Aide sociale à l’enfance) est mise en oeuvre, par des collectivités territoriales, les conseils généraux, émanant d’Assemblées élues, au plan départemental, où se croisent différents registres de légitimités, celles des élus, des responsables administratifs et des travailleurs sociaux, tandis que l’État a gardé au plan central la prérogative de la protection judiciaire de la jeunesse. Le conseil général, chef de file de la protection de l’enfance, intervient en premier ressort dans les situations d’enfants ou de jeunes en danger ou en risque de l’être, avec l’accord des parents, tandis que l’intervention du juge contraignante est devenue, par la loi du 5 mars 2007, subsidiaire à celle de l’administration, elle-même subsidiaire à celle des parents. Un dispositif spécial d’accompagnement des jeunes majeurs en difficulté sociale et familiale a été mis en place, historiquement à la suite de l’abaissement de l’âge de la majorité, par le décret n° 75-96 du 18 février 1975, créant la mesure judiciaire d’aide au jeune majeur. Ce décret a été adopté pour prolonger la possibilité de protection des enfants issus de la protection de l’enfance dans un contexte de prise en charge des enfants en institution sur un temps long et sans préparation au départ. À peu près au même moment, la protection administrative pour les jeunes majeurs a été instaurée. Plus récemment, la loi du 5 mars 2007, réformant la protection de l’enfance, est venue confirmer la possibilité de poursuivre dans le champ administratif la mesure de protection pour les jeunes âgés de moins de 21 ans « connaissant des difficultés susceptibles de compromettre gravement leur équilibre », tandis que la protection judiciaire de la jeunesse se désengageait de ce suivi, alors même que les jeunes sortant de la protection de l’enfance éprouvent des problèmes multiples, de formation (Stein et Munro, 2008), d’insertion (Goyette, 2007), de logement, de santé, avec notamment des situations de détresse psychologique (Dumaret, 2008). L’aide administrative mobilisée, en cas de graves difficultés d’insertion, peut prendre la forme d’une aide éducative, d’un placement, du versement d’une aide financière ponctuelle ou d’une allocation mensuelle. Mais, malgré l’existence d’une législation spécifique en direction des jeunes en difficulté sociale et familiale, le rapport de l’Observatoire national de l’enfance en danger (2009) Entrer dans l’âge adulte, la préparation et l’accompagnement des jeunes en fin de mesure de protection fait état de manque, notamment dans la conception de la citoyenneté des jeunes sortant de la protection de l’enfance et dans le développement d’actions collectives pour favoriser leur agir ensemble.

Dans un contexte plus général « de désenchantement démocratique » (Hansotte, 2005), comment concevoir cette citoyenneté particulière qu’est la citoyenneté des jeunes vulnérables ? Comment élaborer des interventions sociales qui favorisent « l’agir ensemble » en protection de l’enfance ? Quel est le sens de ces interventions et leurs finalités ? Quelles sont les tensions et les contradictions dans leur élaboration et leur mise en oeuvre ?

C’est sur ces questions que nous souhaitons nous interroger au travers de la présentation d’une recherche-action conduite dans le département de la Drôme (France) sur la mise en oeuvre d’un diagnostic communautaire auprès des jeunes issus de la protection de l’enfance. La recherche-action, menée à la demande du directeur Enfance famille du département de la Drôme, dans le cadre de la révision du schéma départemental sur la protection de l’enfance en 2008, visait à associer les jeunes bénéficiaires de l’aide sociale à l’enfance au diagnostic de leur situation et à l’évaluation des actions prises à leur égard. La méthodologie consistait, à partir d’un panel aléatoire de situations diverses — en termes d’âge, de sexe, d’origine géographique, de type d’accueil —, à organiser des entretiens biographiques avec 12 adolescents et jeunes de 16 à 25 ans. Les entretiens individuels portaient sur le parcours du jeune, sa perception du dispositif et des aides reçues et ses attentes d’évolutions. À la suite de la conduite et de l’analyse des entretiens, les éléments de réflexion issus du discours des jeunes ont été présentés aux élus et aux professionnels dans le cadre des travaux préparatoires du nouveau schéma de l’enfance. Cette méthode de diagnostic nous semblait intéressante puisqu’il s’agissait bien de partir de la parole et du vécu des jeunes afin de nourrir la réflexion collective sur l’évolution du dispositif de protection de l’enfance. La caractéristique de cette méthode de diagnostic, proche des diagnostics communautaires en santé décrits par Deries (2010 : 97), est de faire advenir le collectif à partir de la parole la plus intime, dans un double mouvement de transformations de questions privées en questions publiques et de convocation de la face privée des questions sociales. Cette méthode singulière de diagnostic présente la particularité de recourir à « l’élaboration collective des vécus intérieurs jusque vers leur expression publique ». Elle vise à articuler l’engagement biographique et l’intérêt collectif.

À l’appui de cet exemple de diagnostic communautaire, nous chercherons à réfléchir à la conception et à la mise en oeuvre de l’agir ensemble en protection de l’enfance. Nous nous intéresserons dans une première partie aux théories philosophiques sur la citoyenneté et aux conceptions en intervention sociale qui visent à accompagner les personnes vulnérables dans le passage d’une citoyenneté inaccomplie à une communauté d’action. Puis, dans une seconde partie, nous nous intéresserons à partir des résultats de la recherche-action aux difficultés et tensions qui parcourent la mise en oeuvre des interventions sociales collectives auprès des jeunes sortant et aux possibles écarts entre les visées, le processus et le résultat de ces actions.

Une citoyenneté « inaccomplie », mais « latente et manifeste » ?

Réfléchir à la question de l’agir ensemble avec les jeunes sortant de la protection de l’enfance exige de faire un détour par les théories philosophiques sur la démocratie et l’action collective. En effet, celles-ci sont indispensables pour conceptualiser et concevoir l’agir ensemble dans les sociétés démocratiques (Duval, 2008). Elles seront utilisées à l’appui de théories plus spécifiques sur le développement des capacités d’agir des personnes vulnérables, ici les jeunes sortant de la protection de l’enfance.

L’existence d’un monde commun

Dans Les intelligences citoyennes, comment se prend et s’invente la parole collective, Hansotte (2008) rappelle que la spécificité du régime démocratique est d’avoir ramené « la source du droit à une énonciation humaine » (Ibid., 2008 : 21). Mais l’un des apports fondamentaux de Kant est d’avoir pensé, dans le même temps, cette énonciation et « cet exercice de la raison comme une autolimitation, une conscience de nos limites dans notre rapport au monde » (Ibid., 2008 : 24). En effet, Kant nous invite à repenser notre rapport au monde en distinguant le « monde en soi » que l’on ne peut connaître et « le monde pour nous », lié et limité à notre propre expérience du monde. Dès lors, l’articulation de la subjectivité et de l’impératif catégorique du vivre ensemble pose la nécessité d’un dialogue au sein de l’espace démocratique : « si les opinions doivent circuler entre elles et se former réciproquement, c’est parce que nous sommes des êtres incomplets, marqués par l’ouverture au monde et fracturés de l’intérieur » (Ibid., 2008 : 25). Par ailleurs, la découverte de l’inconscient au tournant du xixe siècle, va renforcer par l’intime, le concept de finitude développé par Kant : « avec Freud, la subjectivité devient un travail, un mouvement, une conscience précaire » (Hansotte, 2008 : 32).

Hannah Arendt (1972) poursuit cette analyse à l’appui de trois concepts ontologiques : la condition humaine de natalité, la condition humaine de pluralité et la condition humaine d’appartenance à un monde commun. Pour Hannah Arendt, la spontanéité et la capacité d’innover chez l’homme sont liées à sa naissance par laquelle naît également « la possibilité qu’advienne quelque chose d’entièrement nouveau et d’imprévisible » (1972b : 211). La pluralité de la condition humaine, avec son double caractère d’égalité et de distinction, explique quant à elle que les hommes aient besoin de la parole et de l’action pour se comprendre. Et c’est par la parole et l’action politique que les hommes créent un monde commun. Pour Hannah Arendt, il y a en effet « exercice du politique dès que des personnes se rassemblent pour parler d’une situation commune et décider d’agir ensemble, afin de changer cette situation, donc de se mobiliser pour mener une action collective » (Duval, 2008 : 84). Par la parole, les hommes vont pouvoir développer une compréhension commune des évènements. Quant à l’agir, défini comme le fait de « prendre une initiative, d’entreprendre, de se mettre en mouvement » (Arendt, 1983 : 199), il va permettre l’exercice de la liberté et de la puissance, quand il est réalisé ensemble. Mais il suppose dans le même temps responsabilité et autonomie[1]. Aussi dans le monde commun, l’espace public nécessite de la part des citoyens une mentalité élargie : « il s’agit de se rendre présentes à l’esprit les positions des autres, de ceux qui sont absents » (Hansotte, 2008 : 26). Mais, pour Hannah Arendt, « les moments d’émergence d’un espace public sont rares, ce sont des fulgurances » (Hansotte, 2008 : 27). De plus, Hannah Arendt souligne que dans les sociétés de masse, il y a un risque d’atomisation et d’isolement social qui peut réduire le sentiment d’appartenance à un monde commun et éloigner certaines personnes, qu’elle qualifie de « déracinées » de l’agir ensemble. Pour Hannah Arendt, « être déraciné, cela veut dire n’avoir pas de place dans le monde, reconnue et garantie par les autres ; […] n’avoir aucune appartenance au monde » (Arendt, 1972 : 227). Mais n’est-ce pas là un risque auquel sont exposés les jeunes sortant de la protection de l’enfance, en quête de « place » dans leur famille et dans le monde ?

Les jeunes issus de la protection de l’enfance, des déracinés sans place dans le monde ?

En effet, les expériences familiales et institutionnelles des jeunes issus de la protection de l’enfance peuvent les avoir éloignés de l’agir ensemble en ébranlant leur sentiment d’affiliation et d’appartenance et leur capacité à faire des choix autonomes. Ces jeunes en difficultés sociale et familiale peuvent avoir fait l’expérience, selon René et Duval (2008 : 4), « de rupture, ou d’absence de liens, de relations, d’ancrages ». C’est ce que Viviane Châtel (2003) nomme la « non-appartenance au monde ». Ce sentiment de non-appartenance au monde, ils l’ont d’abord expérimenté au sein de leur famille. La phrase, « dans ma famille, il n’y avait pas de place pour moi » revient comme un leitmotiv dans leur récit (Robin, 2009). En miroir, une fois accueilli à la protection de l’enfance, c’est à nouveau à un problème de place auquel ils sont confrontés avec des changements fréquents de lieu d’accueil, réalisés au motif de l’absence de place disponible (Barreyre et Fiacre, 2009). Problèmes de place qu’ils retrouveront une fois arrivés sur le marché du travail, tout comme les jeunes en difficulté sociale. René et Duval (2008) emploient le terme de « précarité polymorphe » pour qualifier le parcours de ces jeunes « qui ont été marginalisés dans le processus de sélection scolaire et empêchés d’accéder à un diplôme [et qui ont] souvent développé une aversion pour tout ce qui est organisé et institutionnel » (Vultur, 2005 : 294). Cette aversion pour ce qui est organisé et institutionnel est encore plus grande pour les jeunes de l’aide sociale à l’enfance ayant connu une prise en charge en foyer. Elle conduit ces jeunes sans soutien familial à recourir à la sortie des dispositifs à des « stratégies de débrouillardise » et des « bricolages biographiques » (Vuille et Schultheis, 2007 :16), bricolages biographiques qui font écho à une absence d’accès de ces jeunes à leur propre histoire. Ainsi, comme l’exprime une jeune rencontrée en entretien, qui n’a pu avoir accès que partiellement à son dossier de prise en charge, « dans mon histoire, il y a toujours plein de zones d’ombre » (Aurore, 21 ans).

Or pouvoir s’affilier et se positionner en citoyen suppose de connaître sa propre histoire et celle de sa communauté (René et Duval, 2008). Répondre à l’impératif catégorique du citoyen autonome et responsable suppose également une capacité à faire des choix et des projets. Or Leeson (2007) montre que ces jeunes de la protection, qui ont été exclus des décisions durant leur prise en charge, sont souvent en difficulté pour prendre des décisions durant l’âge adulte, car la crainte de se projeter dans l’avenir et de prendre une mauvaise décision est plus forte que le sentiment de pouvoir mener sa propre vie. Leur participation dans la société civile et politique est souvent limitée par leur faible estime d’eux-mêmes, leurs difficultés de communication, leur faible confiance dans leur propre capacité et dans celle des institutions à agir sur leurs problèmes (Stecklina, 2006).

C’est plus globalement le sentiment de stigmatisation de la part des professionnels et de leurs pairs dont font part ces jeunes sortant de la protection : « On n’est pas tous des enfants méchants, tous des enfants délinquants, tous des enfants battus. Il y a des stéréotypes qui tournent dans toutes les têtes » (Ombeline, 19 ans). Pour Goffman (1963), le stigmate est un attribut singulier qui modifie la relation à autrui et qui vient disqualifier la personne stigmatisée en situation d’interaction. Selon Goffman, la personne stigmatisée va tout faire pour cacher ce stigmate ou éviter qu’il constitue un malaise chez son public, en dissimulant son identité personnelle et en rejetant la catégorisation sociale dont il fait l’objet. C’est sans doute ce qui explique que les jeunes interrogés ont souvent caché leurs parcours en protection de l’enfance à leurs pairs durant leur cursus scolaire et restent mal à l’aise lorsqu’il s’agit de l’évoquer avec le chercheur. Goffman qualifie d’« à risque » les interactions entre les « normaux » et les personnes stigmatisées, où le risque de fausse note est plus élevé. Pour lui, ces alliances ne sont jamais stables. Cela est à retenir pour l’analyse des relations de ces jeunes avec les intervenants dans l’action sociale. Mais comment alors en tenant compte de ces difficultés favoriser l’agir ensemble chez les jeunes sortant de la protection de l’enfance ?

Le développement de la capacité d’agir

Le travail de Ninacs, formalisé dans sa thèse (2002) et dans un ouvrage intitulé Empowerment et intervention : développement de la capacité d’agir et de la solidarité (2008), permet d’aller plus en avant dans la réflexion sur la possibilité de lever des blocages indirects qui entravent la citoyenneté et la participation des personnes vulnérables du fait de déficits structurels de pouvoirs. Ce dernier s’intéresse, en effet, au développement du pouvoir d’agir des personnes vulnérables en considération du contexte dans lequel elles se trouvent, du problème vécu, ainsi que de l’objectif poursuivi. Dans un contexte où les intervenants sont de plus en plus démunis face au tarissement des ressources et à la complexité des problèmes, il développe le concept d’empowerment. Ce concept désigne à la fois la capacité d’action[2] et le processus pour l’atteindre. Il s’agit d’un processus d’aide qui permet de franchir les barrières psychologiques de la stigmatisation et qui vise à accroître l’autonomie d’action tant sur le plan individuel que collectif.

À partir de ce cadre conceptuel, Ninacs distingue trois niveaux d’empowerment. Le premier, l’empowerment individuel, correspond « au processus d’appropriation d’un pouvoir par une personne ou un groupe » (Ninacs, 2002 : 69). Le deuxième, l’empowerment communautaire, s’entend de « la prise en charge du milieu par et pour l’ensemble du milieu » (Ninacs, 2002 : 69). Enfin, l’empowerment organisationnel correspond à la fois au processus d’appropriation d’un pouvoir par une organisation et à la communauté à l’intérieur de laquelle une personne ou un groupe devient empowered. Chacun de ces niveaux est multidimensionnel et comporte des aspects psychologiques et pratiques. Sur le plan individuel, le développement des capacités d’agir se réalise par une succession d’étapes en interaction dans un continuum avec : le développement des possibilités de participation, le développement de compétences et d’habiletés, le renforcement de l’estime de soi — par une transformation psychologique qui atténue les évaluations négatives antérieures intériorisées et qui amène l’individu à faire de nouvelles expériences qui le conduiront à penser qu’il est capable d’agir de manière adéquate dans les situations difficiles et d’atteindre des objectifs — et le développement de la conscience critique. Le développement de la conscience critique se divise lui-même en trois étapes avec : « le développement d’une conscience de groupe (conscience collective), la réduction de l’autoculpabilisation (conscience sociale) et l’acceptation d’une responsabilité personnelle pour le changement (conscience politique) » (Ninacs, 2002 : 72). À un deuxième niveau, l’empowerment communautaire correspond au moyen par lequel des communautés augmentent leur pouvoir collectif. Il suppose la circulation large et libre de l’information, l’intégration dans des instances décisionnelles, le renforcement des réseaux naturels, communautaires et professionnels de soutien aux individus et l’équité dans la redistribution du pouvoir. Le cheminement peut aller de l’autodiagnostic à l’autoévaluation, l’empowerment devant in fine conduire à la résolution des problèmes, à la modification de l’environnement et à une répartition plus égalitaire du pouvoir.

Intervenir pour favoriser l’agir ensemble : quelles modalités pour quelles finalités ?

Les interventions sociales qui favorisent l’empowerment peuvent donc viser soit le soutien d’individus seuls ou en groupe ou le changement des systèmes dans lesquels ces derniers évoluent. Les interventions sociales collectives requièrent, selon Mondros et Wilson (1995), du temps, des interactions de groupe et « quelque chose ayant une grande valeur aux yeux de l’individu concerné », pour laquelle l’individu est prêt à prendre « un risque calculé ». Les actions communautaires supposent d’accorder autant d’importance au processus qu’aux résultats. Elles impliquent, de la part des intervenants, d’accorder moins d’importance à leur propre expertise qu’à l’autodétermination des personnes concernées (Breton, 1993). Quatre types d’actions communautaires aux frontières labiles sont identifiés par Jeffries (1996) sur une échelle en deux axes (stabilité / changement, décisions par les élites / décisions par les communautés) : le planning social, la réforme sociale, le développement local de type communautaire et l’action sociale.

Les quatres modèles de l’action communautaire

Les quatres modèles de l’action communautaire
Source : Jeffries, 1996 : 111

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Ces quatre catégories correspondent à différents niveaux de participation des premiers concernés aux actions menées. Des échelles ont également été élaborées pour analyser de manière plus précise la participation des enfants et des jeunes aux décisions et actions collectives. Elles présentent, pour la plupart, une série d’étapes allant de la co-conception et la co-responsabilité en passant par le partage de la communication, de la planification, de la décision. Mais ces modèles qui présentent la participation en étapes et paliers ne permettent pas de rendre compte de la complexité des rapports de pouvoir en présence, notamment générationnels, mais aussi culturels et sociaux. C’est précisément sur les rapports de force, qui entourent la pratique de la citoyenneté, qu’insiste Manfred Liebel (2010). Il développe, pour concevoir la citoyenneté des enfants et des jeunes défavorisés, le concept de « citoyenneté d’en bas » qui se caractérise « par le fait qu’elle naît d’une situation d’absence de pouvoir et de justice » et d’un sentiment « d’impuissance et de marginalisation » (Liebel, 2010 : 160). À partir de cette conception, il distingue la participation directe ou ascendante, qui correspond aux actions directement initiées par les jeunes, et la participation indirecte ou descendante, qui vise les actions mises en place par les adultes dominants. Dans cette distinction, la question centrale est de savoir si la participation est utilisée pour favoriser les identifications et atténuer les résistances des jeunes défavorisés, en transformant leurs comportements, ou si elle va dans le sens de leur émancipation et de la transformation de leurs conditions de vie. Pour Liebel (2010), la participation n’a d’intérêt que si les enfants et les jeunes ont la possibilité de poser collectivement des paroles et des actions qui fassent sens pour eux et qui questionnent les représentations des adultes sur eux : « La citoyenneté peut seulement devenir pratique, quand ils ont la possibilité d’articuler leurs intérêts individuels et collectifs et de les mettre en valeur dans la société – surtout quand ces intérêts diffèrent des attentes des adultes dominants » (2010 : 172).

C’est donc les finalités de l’agir ensemble qui sont ici questionnées au travers de ses modalités d’exercice. D’où l’intérêt de se questionner sur les pratiques à l’oeuvre d’interventions sociales collectives auprès des jeunes sortant de la protection de l’enfance.

« Une communauté de charge » en construction ?

Les interventions sociales collectives avec les jeunes sortant de la protection de l’enfance restent rares. Ces interventions collectives sont principalement mises en place dans le cadre de recherches-actions. Dans un triptyque, les jeunes peuvent être conviés à participer à la définition du problème et à l’analyse de la situation, à la mise en oeuvre de solutions et à l’évaluation de ces actions. Nous proposons de présenter ici plus en détail l’une de ces recherches-actions visant à favoriser l’agir ensemble chez les jeunes de la protection de l’enfance dans le cadre d’un diagnostic communautaire. Mais auparavant il convient de rappeler que ces initiatives balbutiantes sont peu représentatives de l’ensemble des interventions sociales auprès des jeunes sortant de la protection de l’enfance où l’on assiste plus à une tentative de traitement individualisé des problèmes sociaux qu’à leur prise en compte collective.

La tentation d’un traitement individualisé des problèmes sociaux

Construit initialement dans une logique de protection, le dispositif français d’aide aux jeunes majeurs a progressivement évolué ces dernières années vers une logique de contractualisation. La majorité des interventions sociales actuelles d’accompagnement des jeunes sortant de la protection de l’enfance s’inscrivent, en effet, dans le cadre « du nouveau paradigme de la gestion de soi » (Visintainer, 2010). Les jeunes sont invités à signer à leur majorité révolue avec le conseil général un contrat jeune majeur, reposant sur la libre adhésion et la capacité à formuler des projets, mais indiquant un chemin très contraignant d’autonomie (Robin et Oehme, 2010). Cette autonomie forcée, construite dans le cadre d’une démarche contractuelle inégalitaire, peut mettre en difficulté les jeunes déjà fragilisés, comme les professionnels de l’action communautaire, chargés de la mise en oeuvre et de l’évaluation des objectifs définis par les professionnels administratifs du conseil général.

Les jeunes interrogés durant les entretiens lors de la recherche-action perçoivent nettement ce paradoxe entre des mesures de prise en charge, censées favoriser leur autonomie, et les modalités de leur mise en oeuvre, qui procèdent par injonction, assignant aux jeunes des objectifs peu négociables : « là sont consignés les objectifs qui sont attendus de moi » (Frédéric, 19 ans). Ces objectifs très difficiles à atteindre, dans un temps très court, sont sources d’anxiété pour ces jeunes : « Ils nous mettent la pression, ils nous speedent un peu trop, si on traîne dans nos projets » (Abdel, 20 ans). Aussi peut-on se demander avec Ebersold (2002) s’il n’y aurait pas, dans la participation, « un nouveau projet normatif » dans lequel les usagers seraient de plus en plus obligés de s’engager personnellement dans un impératif de performance individuelle, et ce, alors même que les professionnels montrent des réticences à s’engager en refusant de cosigner le contrat (Barreyre et Fiacre, 2009). Mais, dans ce rapport inégalitaire, que reste-t-il du contrôle inverse, pourtant présupposé par la démarche contractuelle, de l’évaluation par le jeune des aides qui lui sont proposées par les professionnels ? Peut-être n’est-ce possible que dans le cadre d’actions collectives ? C’est précisément à cette question que s’est intéressé le diagnostic communautaire, conduit dans la Drôme.

« L’élaboration collective des vécus intérieurs »

Les jeunes interrogés dans le cadre du diagnostic communautaire, visant la révision du schéma départemental de la protection de l’enfance, ont exprimé leur satisfaction d’avoir pu participer à cette recherche-action. Les jeunes que nous avons rencontrés ont trouvé important qu’« on se préoccupe d’eux, de ce qu’ils pensent ! » (Cédric, 18 ans). D’autres, pragmatiques, ont ajouté « c’est bien, cette recherche, mais il faudrait que ça serve à quelque chose ! » (Amélie, 20 ans). L’entretien individuel, réalisé avec eux lors du diagnostic, leur a permis, en faisant un retour sur les éléments discontinus de leur passé, de se réapproprier leur histoire et de lui donner sens par la médiation proposée par le discours (Ricoeur, 1977). En outre, si l’on cherche à analyser plus en avant les résultats de cette recherche-action, on peut penser qu’elle a pu contribuer, sur le plan individuel, à favoriser l’empowerment des jeunes interrogés, en leur permettant de se réapproprier leur histoire. Elle a aussi permis, sur le plan collectif, de porter à la connaissance des politiques et des professionnels des éléments d’analyse des jeunes sortant de la protection de l’enfance sur leur situation et leur parcours de prise en charge. Les jeunes ont également apporté de nombreux éléments d’analyse sur les solutions d’aide, en soulignant la nécessité d’interventions plus précoces, favorisant la prise en compte de l’individualité, privilégiant un accueil long et stable et un soutien plus important à l’âge adulte, laissant une plus grande part à l’autonomie. Les jeunes ont également porté l’attention sur le fait que leurs intérêts n’étaient pas suffisamment pris en compte, notamment en ce qui concerne le respect des liens qu’ils créent durant l’accueil et à la sortie avec d’autres figures d’attachement que leurs parents biologiques.

Cette recherche-action témoigne donc de la volonté du directeur enfance-famille du conseil général de la Drôme de donner « une empreinte biographique au dispositif » (Deriès, 2010). Mais ce dernier s’est heurté dans cette démarche à la réaction des élus et des professionnels. Pour les élus, les éléments de diagnostic apportés par la recherche n’avaient que peu de poids, car ils étaient fondés sur des éléments biographiques et non des éléments statistiques. Pour les professionnels, les éléments d’analyse apportés par les jeunes étaient difficilement « entendables », car ils entraient en contradiction avec leur propre référentiel d’action, centré sur le soutien des liens avec la famille biologique, même une fois la majorité atteinte. Sans doute du fait de ces résistances, exprimées notamment lors de la restitution de la recherche lors des travaux préparatoires pour le nouveau schéma, très peu d’éléments d’analyse et de diagnostic, issus du récit des jeunes, ont été repris dans le schéma départemental d’action sociale 2009-2012. Plusieurs hypothèses peuvent être faites pour expliquer cette absence de prise en compte des résultats de la recherche dans la planification ultérieure. Cela peut être relié à une logique programmatique, où les objectifs du schéma sont en grande partie définis avant la consultation. On peut aussi penser que l’institution montre ici sa difficulté à prendre en compte dans les procédures de décision d’autres formes d’expression que le vote (Loncle, 2010). Mais l’hypothèse la plus probable à nos yeux est que si le diagnostic communautaire a permis de faire émerger la perspective spécifique des jeunes sur les questions posées, cette perspective était difficilement retenable, car elle différait par trop des points de vue des élus, des professionnels et des institutions (Liebel, 2010). On touche ici aux écarts entre la finalité visée et le résultat de l’action. Mais cela n’est peut-être pas non plus étranger à la modalité d’action utilisée et au processus mis en place.

Ici la participation a été conçue comme descendante puisqu’elle a été menée à l’initiative du directeur Enfance famille du conseil général en direction des jeunes. La modalité de diagnostic communautaire utilisée pourrait entrer dans la catégorie des réformes sociales identifiées par Jeffries (1996). En effet, même si cette consultation a été menée dans une optique de changement social, le pouvoir décisionnel est resté aux mains des politiques et des administratifs. La participation des jeunes était indirecte. De plus, dans ce diagnostic communautaire, la dimension collective de l’action a été amoindrie par le fait qu’au-delà des entretiens individuels, aucune réunion n’a été organisée avec les jeunes. Par ailleurs, pour les jeunes, l’appartenance à cette consultation éphémère reposait moins sur des références identitaires que sur le partage d’une « charge commune » (Esposito, 2000). En effet, les jeunes partageaient la charge commune d’une histoire familiale et institutionnelle douloureuse, mais revendiquaient difficilement leur identité commune de jeunes sortant de la protection de l’enfance, du fait du stigmate lié au placement. Au contraire, ils ont cherché durant les entretiens individuels à de nombreuses reprises à se différencier des autres jeunes sortant de la protection de l’enfance. Rares étaient les jeunes qui affirmaient sous un jour positif et revendiquaient leur affiliation identitaire à l’aide sociale à l’enfance : « quand on est de l’aide sociale à l’enfance, on se distingue toujours, on a une vie différente et j’en suis fier » (Alex, 18 ans).

Enfin et surtout, cette méthode de diagnostic pose la question du rôle de l’intervenant-chercheur. En effet, si une place est laissée dans ce diagnostic aux savoirs profanes des jeunes, cette méthode suppose dans le même temps la médiation du chercheur pour permettre l’émergence de la perspective spécifique des jeunes. Mais le chercheur est-il le mieux à même de comprendre cette parole ? Quelle traduction en donne-t-il dans son analyse lorsqu’il exprime sous forme de recommandation, en langage légitime pour l’administration, les récits individuels des jeunes ? Doit-il, peut-il aussi dans son rôle de traducteur-médiateur se faire le porte-parole et le représentant des intérêts des jeunes sortant de la protection de l’enfance ? Ne pourrait-il pas former les jeunes à la recherche et à l’action collective, afin de leur permettre de porter par eux-mêmes cette parole ?

Conclusion

Dans cet article, nous avons montré que si la participation collective des « premiers concernés » aux décisions et aux actions menées est un principe érigé comme finalité de l’action sociale, ce principe connaît des difficultés à s’actualiser en protection de l’enfance autrement que dans des recherches-actions éphémères et balbutiantes. On peut qualifier en paraphrasant les termes de Deriès (2010) la citoyenneté des jeunes sortant de la protection de l’enfance de « citoyenneté inaccomplie, qui est à rendre effective » ou pour reprendre les termes de Liebel (2010) d’une citoyenneté « latente et manifeste ». La communauté des jeunes sortant de l’aide sociale à l’enfance reste à construire. Mais si les difficultés sont nombreuses, la participation des jeunes vulnérables, peu politisés et sous-représentés politiquement, n’en est pas moins nécessaire. Quelles particularités seraient alors à réaffirmer pour permettre à la citoyenneté de ces jeunes de s’accomplir ?

Pour Manfred Liebel, la reconnaissance « d’une citoyenneté d’en bas » des jeunes vulnérables « n’est pas une affaire individuelle qui dépend de la volonté de chaque enfant, elle ne pourra devenir une réalité que si les enfants développent une conscience de leurs intérêts communs » (2009 : 74). Dans ce sens, on peut penser que pour que les jeunes en situation de vulnérabilité puissent s’approprier un engagement social, il est nécessaire qu’ils puissent articuler leurs intérêts individuels et collectifs, qu’ils puissent percevoir un retour sur leurs conditions de vie et que les actions menées se traduisent par une plus grande reconnaissance sociale (Liebel, 2010). Autrement dit, qu’ils puissent développer des actions visant non seulement l’amélioration de leur prise en charge, mais aussi des enjeux de citoyenneté plus globaux dans un espace démocratique plus large.

En effet, on peut penser que c’est en tenant compte de la perspective des jeunes de la protection de l’enfance qu’un élargissement de l’espace démocratique pourra être favorisé à la fois en raison de la prise en compte d’un public peu politisé et de la possibilité d’actions collectives renouvelées pour l’ensemble de la cité.

Ces questions seraient à travailler pas uniquement avec les adolescents et les jeunes sortant de la protection de l’enfance, mais aussi avec les enfants, les plus jeunes, durant leur prise en charge, dont la citoyenneté spécifique est également à conceptualiser. Pour favoriser une plus grande reconnaissance des enfants et des jeunes sortant de la protection de l’enfance et leur permettre de porter au mieux leur parole, il pourrait être intéressant de les former aux méthodologies de la recherche pour qu’ils puissent mener des recherches auprès de leurs pairs, en passant d’une appréhension de la recherche sur à une conception de la recherche avec les enfants et les jeunes en difficulté.