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Quand l’univers des sciences de l’environnement croise celui de l’intervention sociale, les questions de solidarité et de justice sociales émergent avec d’autant plus d’acuité que la survie de l’humanité en constitue le principal enjeu. Le dossier thématique de ce numéro propose aux lecteurs de sortir partiellement des sentiers battus du travail social pour explorer les enjeux environnementaux associés au renouvellement démocratique des pratiques d’intervention sociale. Là aussi, des chercheurs et des intervenants s’interrogent sur les problèmes associés au d éveloppement de pratiques collectives favorisant le bien commun et qu’ils qualifient « d’écocitoyenneté ». Présenté par Michel Séguin, Pierre De Coninck et François Tremblay, ce dossier offre une variété d’articles discutant autant de gestion intégrée du fleuve Saint-Laurent, de commerce équitable, d’éthique corporative, de consommation responsable, de gouvernance environnementale, que du phénomène « pas dans ma cour ». Soulignons que les sept articles de ce dossier ne traitent pas des problèmes environnementaux en soi, mais des problèmes d’intervention sociale face aux problèmes environnementaux. C’est d’ailleurs là que résident toute la pertinence et l’intérêt de ce dossier pour quiconque s’intéresse aux champs de pratiques au sein desquels se jouent l’avenir de l’environnement et celui du lien social démocratique (Lalive D’Épinay, 1989).

En ce qui regarde l’entrevue, nous vous présentons le contenu d’une entrevue réalisée par Maria Nengeh Mensah avec trois étudiantes de l’UQÀM qui ont créé un collectif féministe dans le cadre de la grève étudiante de l’hiver 2005 à l’échelle du Québec. Il s’agit du Comité femmes en grève membre de la Coalition pour une association solidaire syndicale étudiante élargie (CASSÉÉ). On y rapporte les réflexions et les actions de ces trois étudiantes qui ont milité pour l’amélioration des rapports de pouvoir entre hommes et femmes à l’intérieur des groupes militants. Habituellement peu documenté, le sujet de cette entrevue nous renseigne sur les contradictions internes des militants et militantes face aux discours de justice sociale et d’égalité des droits.

Considérant le contexte agité par les réformes institutionnelles des services sociaux et de santé, la rubrique « Échos et débats » sera consacrée à des articles traitant de l’impact de ces transformations sur les pratiques des intervenants sociaux, et ce, aussi pour le prochain numéro. Les membres du comité de rédaction de la revue ont formulé cette proposition compte tenu du peu de débats dans l’espace public à ce sujet, particulièrement en ce qui regarde les conséquences de ces transformations sur l’autonomie professionnelle et celle des personnes visées par les programmes d’intervention. Nous vous proposons deux articles développant des points de vue contrastés sur le sujet. Tout d’abord, Jacques Fournier nous livre un texte qui condamne l’existence même de ce qu’il appelle la « réforme Couillard-Charest ». L’auteur y développe un point de vue critique sur l’orientation essentiellement technocratique de celle-ci qui n’apporte aucune amélioration sur le plan des préoccupations des citoyens et citoyennes. Un second texte, produit par trois étudiants à la maîtrise en service social, Sébastien Carrier, Christian Dumas-Laverdière et Dominique Gagnon, aborde l’impact du projet clinique et de son modèle d’intervention, la gestion de cas, sur la position des travailleurs sociaux face à l’intégration des services. Même s’ils reconnaissent l’inflation technocratique issue de cette réforme, les auteurs ne rejettent pas cette dernière, mais invitent plutôt les intervenants sociaux à jouer d’influences auprès des autres professionnels du système de façon à favoriser l’ouverture à l’interdisciplinarité.

Articles en perspectives

Rappelons que l’avant-propos ne consiste pas seulement à présenter le menu de chaque numéro. Il s’agit aussi d’analyser quelques aspects des articles insérés dans les rubriques « Perspectives » qui renvoient à la problématique de la revue en ce qui regarde le renouvellement démocratique des pratiques d’intervention (voir Parazelli, 2004). Le sens de ces rubriques « Perspectives » traduit des rapports de position identitaire dans l’espace politique de l’intervention sociale face au renouvellement démocratique des pratiques. Ce découpage montre que les pratiques démocratiques en intervention sociale s’inscrivent au coeur des relations de pouvoir entre des acteurs inscrits au sein de trois grands champs de pratiques sociales. Afin de ne pas rendre trop étanches les frontières entre les catégories et réduire celles-ci aux découpages institutionnels, il convient de les définir selon la perspective adoptée dans une proposition d’article plutôt que selon leur « essence ». Autrement dit, ce n’est pas parce qu’un article n’est pas rattaché ou issu du milieu communautaire qu’il ne peut pas dégager une perspective communautaire. Cette posture n’empêche donc pas l’accueil de pratiques alternatives, qu’elles soient issues de l’appareil étatique ou d’ailleurs.

En ce qui regarde les trois articles des rubriques « Perspectives » publiés dans le présent numéro, les questions d’autonomie et de résistance face aux diverses formes de contrôle social ressortent clairement, même si elles sont abordées dans des champs de pratiques différents. On retrouve un texte de Marie Beaulieu et Milène Giasson sur l’exercice de l’autonomie professionnelle des intervenants travaillant auprès des aînés maltraités. Un second article de Jacob Amnon Suissa critique la vision médicale des pratiques associées aux jeux de hasard et d’argent. Selon nos repères analytiques associés aux perspectives, ces deux premiers articles peuvent s’inscrire dans la perspective étatique. En effet, ces auteurs mettent en doute la pertinence des logiques technocratiques et médicales qui traversent les programmes étatiques à l’égard du développement de l’autonomie des personnes affectées par ces mêmes logiques, qu’il s’agisse des intervenants ou des personnes visées par ces programmes. Un troisième texte de Nadine Perron fait le point de façon critique sur les enjeux entourant la liberté de choix des personnes prises en charge par les réseaux intégrés de services en santé mentale, et ceux associés aux espaces démocratiques qui subsistent à la suite des transformations du réseau de la santé et des services sociaux au Québec. C’est la perspective communautaire qui oriente son point de vue critique en faisant appel à l’approche clinique.

L’intérêt de NPS pour le renouvellement démocratique des pratiques d’intervention sociale nous amène à concentrer notre attention sur l’idée d’autonomie contenue dans chacun des articles selon des contextes différents. Pour les pratiques démocratiques, les questions entourant le développement de l’autonomie sont fondamentales étant donné l’existence d’acceptions diverses parmi les acteurs sociaux et la présence d’enjeux de pouvoir complexes que ce concept induit. Examinons chacun de ces articles.

En étudiant les enjeux psychosociaux et éthiques des intervenants travaillant auprès des aînés maltraités, Marie Beaulieu et Milène Giasson observent que les intervenants interviewés rencontrent des difficultés importantes à exercer leur propre autonomie professionnelle. Même si leur objectif de prévention des mauvais traitements envers les aînés implique aussi l’idée de maintenir ou de sauvegarder l’autonomie des aînés eux-mêmes, le contexte organisationnel marqué par des restructurations importantes découlant de la « réforme Couillard-Charest » (intégrant le CLSC au CSSS) resserre l’encadrement de la pratique des intervenants psychosociaux. De façon générale, on y relève plus d’ingérence de l’organisation dans les modèles de pratiques en privilégiant une approche axée sur la crise et non sur la prévention telle que les intervenants la conçoivent dans leurs contextes de pratiques. Ces derniers déplorent le manque de supervision clinique de même qu’une diminution des moyens disponibles pour agir de façon à faire face au phénomène de maltraitance. Pourtant, l’institution dit aussi respecter l’autonomie des clients, mais dans une perspective différente de celle préconisée par les intervenants. Et comme les ressources pour agir diminuent, que les situations des aînés s’alourdissent et que le contexte de travail se détériore, les intervenants font face à des contradictions importantes dans leurs pratiques. L’exemple donné par les auteures est éclairant à ce sujet :

Lorsqu’un aîné refuse des soins ou un service, dans un contexte où l’intervention doit être demandée par le client, les intervenants risquent de s’aligner vers le respect absolu de l’autonomie, c’est-à-dire vers la cessation des services, la fermeture temporaire ou permanente du dossier, bref vers l’abandon de l’aîné à lui-même.

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En effet, compte tenu du silence et de la peur entourant les contextes de maltraitance des aînés, ceux-ci hésitent à demander de l’aide par peur des représailles notamment. D’un autre côté, développer l’autonomie des personnes sans leur implication pleine et entière tend à aliéner l’individu à qui l’on demande par ailleurs d’être autonome. Dans une visée démocratique, face à cette contradiction, des ressources de supervision, de formation, des discussions éthiques, etc. seraient requises pour donner un sens à l’acte d’intervention. Les auteures soulignent d’ailleurs que sans ce soutien organisationnel dont l’absence est dénoncée par les intervenants, on déshumanise la finalité de l’intervention, et l’on dévalorise les compétences des intervenants. L’idée d’autonomie sous-jacente à la réforme ne s’inscrirait-elle pas dans une conception autoritaire (et contradictoire) de l’autonomie sociale ? Soyez autonomes ! Rendez-les autonomes ! Nous savons qu’actuellement la question identitaire et celle de l’autonomie sociale sont devenues centrales pour l’intervention sociale. Et rappelons que contrairement à il y a 40 ans, les rôles sociaux ne sont plus donnés ou prédéterminés. À cette époque, le système de valeurs assurait encore une certaine stabilité des repères normatifs. Par exemple, la place occupée par les aînés s’est considérablement transformée dans l’ordre du cycle de vie. Lorsque nous sommes conscients de ces bouleversements, à partir de quelle position légitimer une forme d’intervention sociale lorsque les repères normatifs n’ont plus de stabilité ou d’échos absolus dans les collectivités ? Comment favoriser l’expérience de la liberté politique dans un contexte social obligeant les individus à être autonomes ? Dans un contexte où l’on souhaite renouveler les pratiques d’intervention de façon démocratique, les intervenants pourraient être soutenus dans leurs rapports au contradictoire lorsqu’ils tentent d’agir sur des situations sociales complexes et sous contraintes. Les auteures de cet article le montrent bien : face aux dilemmes éthiques et aux contradictions, les intervenants ressentent de l’impuissance qui, lorsqu’elle est combinée aux contraintes institutionnelles, crée de la soumission ou de la résistance, et j’ajouterais, un burn-out en perspective.

Quant au second article de Jacob Amnon Suissa sur les pratiques de gambling, il montre, à l’aide d’un point de vue sociohistorique, comment les experts légitimés par l’État tentent d’imposer leur conception médicale ou pathologique de cette pratique sociale de dépendance. Selon l’auteur, on évacue ainsi non seulement l’intentionnalité et les motifs menant les individus à devenir dépendants de cette pratique, mais aussi tout le contexte social et économique participant à construire socialement le problème. De plus, selon que les gamblers soient issus de milieux défavorisés ou aisés, ils ne sont pas tous traités de la même manière. Sans nier la possibilité que le gambling puisse aussi s’inscrire dans l’ordre des problèmes psychiques, l’auteur souligne que l’on considère encore le gambling comme un a priori pathologique soumis au pouvoir des corps professionnels spécifiques, dont la médecine et la psychiatrie. Faut-il comprendre qu’à cause de la pression exercée par les intérêts économiques associés à l’industrie du jeu, le processus médical d’étiquetage des individus servirait de dispositif de régulation des effets négatifs qui y sont associés ? Là résiderait le principal obstacle au développement de l’autonomie des individus et des intervenants dans une perspective démocratique. Les entreprises produisant des jeux de hasard, dont l’État québécois, nient leurs responsabilités dans la construction de ce problème social en répondant que les individus sont libres de choisir. Mais, comme le mentionne l’auteur en référant à l’idéologie individualiste qui isole les comportements des individus de leur contexte sociohistorique, la liberté de choisir n’est pas absolue, mais contrainte par des influences, dont les facteurs structurels tels que le sens attribué actuellement par la culture occidentale à la possession de l’argent, en plus des pressions causées par l’appauvrissement économique. Un mélange de misère socioéconomique et d’aspirations pressantes au bonheur instantané vient alors interagir avec le psychisme de l’individu, celui-ci ne vivant jamais en vase clos.

La médicalisation du social semble gagner de plus en plus de terrain dans le monde de l’intervention sociale sous des formes variées. Il s’agit de réduire les problèmes sociaux à des symptômes individuels à traiter selon des procédés techniques. Ici aussi l’autonomie des individus devient un objectif des modes d’intervention visant à cesser les comportements de dépendance de façon technique (ex. : approche cognitivo-béhaviorale). On tente alors de réadapter des individus qui seront capables de fonctionner dans la société, sans toutefois remettre en question les contextes sociaux pouvant aussi générer des difficultés à l’origine des rapports de dépendance. Bref, la médicalisation du social impose une conception privatisée de l’individualisme rendant quasiment inutile l’instauration de débats sur les réalités sociales problématiques. En ce sens, ce n’est pas un hasard si les précédents auteurs recourent aux travaux de Foucault (1975) sur les pratiques de pouvoir et de contrôle social.

Si l’on se fie à l’auteure du troisième article, la succession de réformes dont fait l’objet le système des services sociaux et de santé semble comporter plus de problèmes qu’elle n’en résout. Nadine Perron, elle-même impliquée depuis 12 ans dans les organismes communautaires oeuvrant en santé mentale, examine une piste d’actions pouvant contrecarrer les effets normalisants des réseaux intégrés de services (RSI) mis sur pied par l’État. L’auteure nous explique d’abord que les RSI ont été implantés pour améliorer la concertation entre les dispensateurs de services afin de faire face à la désinstitutionnalisation des personnes ayant des troubles sévères et persistants de santé mentale. En regard de l’approche axée sur « l’appropriation du pouvoir » préconisée par plusieurs ressources alternatives en santé mentale, les RSI seraient porteurs d’une approche médicale qui perdure malgré les critiques et les revendications des intervenants communautaires. De plus, la récente « réforme Couillard-Charest » renforce la position de sous-traitance des organismes communautaires au détriment de l’expérimentation et du développement de l’autonomie sociale des individus visés par les programmes d’intervention. Or, voilà que dans les documents officiels du MSSS faisant état des plans d’action, on défend l’idée que les personnes en difficulté puissent développer leur autonomie en augmentant leur pouvoir sur leur vie. Mais la façon d’y parvenir fait l’objet de confrontations entre, d’une part, une vision médicale de la santé mentale privilégiant une logique de gestion favorisant la continuité technique des soins et, d’autre part, une vision communautaire de la santé mentale privilégiant le « respect de la conception des personnes de leur expérience, de leurs difficultés et du processus d’amélioration de leur qualité de vie » (p. 8).

On comprend alors l’enjeu que représente l’idée d’autonomie, devenue un mot-valise commode pour légitimer des pratiques démocratiques où l’on dit du citoyen qu’il doit être au centre des services. Le même rapport de confrontation existe aussi entre la façon dont l’État considère la finalité des organismes communautaires en les réduisant à des dispensateurs de services. En les intégrant au réseau public, on espère en améliorer l’efficience. Ici aussi l’autonomie de l’action communautaire devient un enjeu démocratique où la possibilité d’expérimenter de nouvelles pratiques risque de disparaître faute de marge de manoeuvre suffisante pour faire émerger des initiatives hors de la vision médicale. Les rapports entre le communautaire et l’État que l’auteure décrit évoluent dans un processus de récupération institutionnelle déjà bien amorcé depuis le début des années 1980 (Parazelli, 2001 ; White, 2001). Face à ces obstacles, Nadine Perron termine son article en proposant l’approche clinique comme voie de résistance à cette gestion technocratique de la vision médicale de la santé mentale. En se référant aux travaux de Gilbert Renaud (1997), l’auteure avance que l’approche clinique est centrée sur l’expérience subjective de l’individu pour orienter les formes d’intervention ou de soutien. Il s’agit de considérer la personne comme un sujet et non un objet à traiter. De cette façon, le principe d’appropriation du pouvoir pourrait s’actualiser selon des principes démocratiques où l’expert est en quelque sorte remis à sa place.

Les trois articles de ce numéro constituent un apport au renouvellement démocratique des pratiques d’intervention en ce sens que les auteurs-res repèrent des obstacles tant en ce qui regarde le travail des intervenants qu’au niveau des façons de concevoir les problèmes sociaux. Parmi ces obstacles, rappelons l’évacuation de l’intentionnalité, la médicalisation du social, le recours aux solutions techniques et à la normalisation des pratiques ainsi que la réduction de l’action communautaire à de la sous-traitance étatique. Identifier les obstacles au renouvellement démocratique des pratiques d’intervention sociale est une tâche tout aussi pertinente que celle d’imaginer des pistes d’action, car ces dernières découlent d’une analyse de la situation. Par ailleurs, des pistes sont aussi proposées pour faire face à ces obstacles tels que favoriser l’exercice de l’autonomie professionnelle à différents niveaux (Marie Beaulieu et Milène Giasson), l’organisation de groupes de défense des droits (Jacob Amnon Suissa) et l’approche clinique (Nadine Perron). De plus, à partir de ces articles, nous observons que lorsque l’idée d’autonomie s’inscrit dans une vision néolibérale de l’intervention sociale comme c’est le cas actuellement, c’est une connotation de fonctionnalité qui lui est associée, une autonomie fonctionnelle, opérationnelle, et non une autonomie politique telle qu’avancée par plusieurs chercheurs-res et intervenants-tes sociaux. Par-delà le simple malentendu, cette différence de significations renverrait plutôt à des représentations idéologiques foncièrement différentes et même opposées du rapport individu-société. Actuellement, c’est surtout par la mise en question de l’éthique (les valeurs) que l’on tente de soumettre à la discussion ces représentations en conflit, ou par des débats théoriques (les vérités) qui tentent de défendre le bien-fondé de ces idéologies (les convictions). D’un point de vue démocratique, on peut penser que le principal problème de l’idéologie néolibéraliste ne proviendrait pas de son existence même, mais de son intolérance politique à la complexité et au pluralisme.