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Parmi les personnes à risque d’infection par le VIH au Canada et au Québec, les hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes (HRSH) demeurent les plus infectés (Agence de santé publique du Canada, 2005). Malgré les efforts préventifs dont on a vu les effets se manifester jusqu’à la fin des années 1990, on observe depuis une augmentation du principal facteur de risques dans cette population, à savoir les relations anales non protégées avec des partenaires de statut sérologique inconnu ou positif (Remis et al., 2004). Cette tendance au relâchement des pratiques sécuritaires est un appel à la poursuite de la prévention, mais aussi une invitation à faire le point sur ses possibilités et ses limites dans les contraintes sociostructurelles qui pèsent sur elle.

On prête à l’État le rôle de concerter les différents domaines touchés par la prévention (économie, droit, médecine, science, politique, intimité), mais on ne s’entend pas sur la façon dont il doit exercer ce rôle. Aussi les discours sur la prévention apparaissent-ils à première vue contradictoires en ce qu’ils dénoncent, sur un front, le retrait de l’État en regard de ce rôle ainsi qu’un certain déficit démocratique (Fisher et al., 1999 ; voir aussi Parazelli [2004] qui présente certaines de ces perspectives) et, sur un autre, l’intrusion de l’État dans le fonctionnement des organismes communautaires oeuvrant à la prévention et dans la vie privée des citoyens (Rémès, 1999 ; Renaud, 1984). En dénonçant à la fois l’inaction de l’État et l’éventualité que ses interventions compromettent les libertés individuelles, les diverses revendications et dénonciations le poussent à intervenir de façon paradoxale. Du point de vue de ceux et celles qui tiennent ces discours, il est logique d’agir ainsi et cela se révèle même fonctionnel pour l’État puisqu’ils l’alertent au sujet des problèmes qui surgissent dans la pratique. La multiplication des revendications et des problèmes dont le système politique est saisi le force à décider et à intervenir. Toutefois, ces discours, qui légitiment avant tout des revendications, ne doivent pas être pris comme une description sociologique du fonctionnement de l’État-providence ou de la société moderne.

Nous croyons plutôt, dans la foulée de Niklas Luhmann (1990), qu’il faut prendre ces discours comme témoins du fonctionnement des systèmes sociaux dont ils émergent. Dans cette perspective, les contradictions et les paradoxes mis au jour sont expliqués comme le résultat de l’interaction entre des systèmes aux logiques d’action différentes. Ces systèmes sont envisagés comme différenciés et hermétiques les uns aux autres ; ils sont donc autoréférentiels et opèrent sur la base d’un code fonctionnel particulier. Cette différenciation fonctionnelle de la société en systèmes sociaux rend impossible pour un système donné de contrôler tant les opérations des systèmes qui l’entourent que les effets de ses propres opérations sur eux. Ainsi, l’État ne peut imposer des mesures préventives qui vont à l’encontre des principes juridiques qui garantissent des droits et libertés aux individus, tel le dépistage obligatoire. Quant aux stratégies qu’il peut effectivement déployer, elles ne peuvent modifier directement les conduites des individus ; elles ne peuvent que les sensibiliser et l’État doit espérer qu’ils modifient leurs conduites en conséquence.

S’appuyant sur cette conception systémique de la société, cet article vise à documenter les contraintes sociostructurelles qui pèsent sur la prévention, son déploiement et son efficacité, et à relever certaines de ses conditions d’action à partir d’exemples principalement québécois et canadiens.

Le système politique contemporain au coeur de la stratégie préventive

Le système politique contemporain est d’une importance capitale pour la prévention. Pourtant, il est à l’origine d’une déception constante. On voudrait le concevoir comme l’instance d’aménagement des conflits sociopolitiques à l’aune du bien commun, alors qu’il semble se défiler au moment même où les revendications se multiplient. Dans la perspective luhmannienne, cette apparente dérobade peut être vue comme la conséquence d’une surcharge de problèmes complexes à résoudre, laquelle est typique de la démocratie (Luhmann, 1999). Comme un peuple souverain ne peut déléguer son pouvoir, le gouvernement qu’il constitue se voit dans l’obligation de maintenir la confiance du peuple en rendant autant que nécessaire ses processus de décision transparents, ce qui s’accompagne inévitablement d’une multiplication des instances et procédures décisionnelles. De plus, l’inclusion du peuple dans le système politique démocratique, loin de diminuer la quantité des problèmes à traiter, vient avec son accroissement. Les revendications dont il est saisi dépassent d’ailleurs la simple question du bien-être de la population et les problèmes signalés ne sont même plus contenus à l’intérieur des frontières de l’État-nation (terrorisme, changements climatiques, influenza, grippe aviaire, VIH/SIDA, etc.). Plutôt que de voir dans cette surcharge de problèmes un déficit démocratique, Luhmann nous invite à y voir le fonctionnement normal de l’État-providence.

La multiplication des revendications et l’accroissement de la complexité

Parmi de nombreux autres organismes, ceux visant la prévention du VIH font face à des besoins accrus sur le terrain qui se traduisent par une demande croissante de financement. Ces organismes doivent se partager des fonds limités et, dans le but de sensibiliser les dirigeants politiques, ils ont souvent adopté une sémantique de l’urgence, de la guerre et des mesures exceptionnelles. Des organismes tels Act Up-Montréal ont adopté un tel discours dès le début de l’épidémie et, encore récemment, Stephen Lewis (2005), ancien ambassadeur du Canada aux Nations Unies et aujourd’hui envoyé spécial des Nations Unies pour le VIH/SIDA en Afrique, l’a repris pour dénoncer l’inaction du gouvernement canadien devant l’épidémie du VIH en Afrique. Le gouvernement reçoit des demandes sous forme de plaintes, de dénonciations publiques par des organismes communautaires ou de lobbying, par exemple, qui le forcent à choisir. L’allocation des budgets prend donc souvent la forme d’une foire d’empoigne entre les organismes, les ministères et le Conseil du trésor dans l’attribution des budgets.

Paradoxalement, cette complexité accrue ne semble pouvoir être résolue que par la complexification même du système politique, donc la mise sur pied de nouvelles instances destinées à étudier les problèmes dont il est saisi ou la révision du mandat des instances en place, comme les agences de santé publique, qui doivent traiter de façon urgente les épidémies émergentes sans pour autant négliger les conditions qui relèvent déjà de leur surveillance et de leur action[2]. Cette complexification peut aussi prendre la forme de procédures ou de critères nouveaux de division des budgets entre les organismes. Cela a pour conséquence de complexifier la tâche de ces organismes qui doivent alors remplir de nombreux formulaires, justifier leurs demandes de ressources, procéder à des analyses de besoin et à des évaluations de leurs pratiques, autant de tâches qui requièrent des compétences spécialisées et des ressources humaines et matérielles accrues. Aussi entend-on de nombreux intervenants du milieu communautaire dénoncer le nombre de formulaires de demande de subvention à remplir, la part de leur tâche consacrée à des réunions de concertation et d’orientation, l’augmentation de la quantité d’informations à traiter, etc. (Parazelli, 2004).

C’est un autre paradoxe d’une société fonctionnellement différenciée : les tentatives pour simplifier le traitement des demandes adressées aux systèmes sociaux engendrent un accroissement de complexité. Le gouvernement, arbitre de la distribution des fonds, doit établir des procédures et des critères qui guideront la prise de décisions et en légitimeront les résultats. Ainsi, le surcroît de procédures, qualifié de bureaucratisation, apparaît comme la conséquence d’un effort de transparence – l’État doit rendre des comptes – visant une distribution plus équitable qui va au-delà de la bonne ou de la mauvaise volonté ou encore des préférences des élus. Les divers organismes qui demandent de l’aide se retrouvent en compétition pour des budgets limités devant être répartis entre diverses problématiques, dont l’épidémie du VIH n’en est qu’une, et entre les divers organismes de prévention du VIH.

Les paradoxes des interventions dans un contexte de logiques d’action différenciées

Ces budgets alloués, les organismes de prévention du VIH doivent s’attaquer à leur tâche : sensibiliser les HRSH à l’importance d’adopter des pratiques à moindres risques. Cela impose une multiplication des stratégies en fonction des divers lieux qu’ils fréquentent (lieux privés et publics, bars, saunas, parcs, etc.). Ces lieux sont régis par des logiques d’action variées auxquelles les stratégies préventives doivent s’adapter et des paradoxes sont susceptibles de se produire lorsqu’elles se confrontent. Comme le souligne Le Clerc (2002), ancien directeur général de la Coalition des organismes communautaires québécois de lutte contre le sida (COCQ-Sida), ces structures sont parfois des entraves à la prévention : des normes générales de fonctionnement se révèlent inapplicables à des cas particuliers, et des non-sens, des blocages ou des ralentissements peuvent surgir.

Prenons pour premier exemple la prévention auprès des HRSH ayant des rapports sexuels dans des lieux publics. L’organisme Action Séro Zéro a mis en oeuvre un projet d’intervention dans les parcs destiné à joindre ces hommes qui, compte tenu de la furtivité de leurs activités sexuelles, ne bénéficient pas toujours de conditions propices à l’adoption de pratiques à moindres risques. Ces HRSH fréquentent les parcs surtout la nuit, enfreignant les règlements municipaux de la Ville de Montréal qui en interdisent alors la fréquentation. La contrainte d’agir le jour à laquelle sont soumis les intervenants limite les possibilités de réalisation du mandat préventif d’Action Séro Zéro auprès des HRSH (informations, distribution de condoms et de lubrifiant), les exposant à un risque accru d’infection ainsi qu’à d’autres risques d’amendes et de poursuites.

Un autre exemple de limitation due à la différenciation des systèmes sociaux modernes se trouve dans l’autonomie acquise par l’intimité en regard des systèmes politique et juridique. Au Québec, comme dans plusieurs pays occidentaux, les changements législatifs sur la famille, les unions et la sexualité au cours du xxe siècle (Péron, 2003) ont largement retiré à l’État et au système juridique lui-même leur pouvoir d’autrefois sur la détermination des codes qui régulent la sphère intime, qu’ils concernent le sexe des partenaires ou les pratiques adoptées. L’intimité est donc devenue une sphère autonome par rapport aux autres systèmes sociaux, reposant davantage sur les préférences individuelles que sur des injonctions sociales. Cette autonomie se manifeste notamment au regard des lois contre l’adultère, la sodomie ou la fornication qui se sont relevées inefficaces à les juguler (Cason et al., 2002) et qui ont fini par être considérées comme une entrave à la liberté des individus de faire des choix amoureux et sexuels privés. Ainsi, il est difficile d’envisager au Canada la criminalisation de pratiques sexuelles même à risque élevé d’infection par le VIH ou d’imposer l’usage du condom pour ces pratiques.

Diverses mesures légales se sont pourtant relevées efficaces, ailleurs dans le monde, à maintenir l’incidence du VIH très faible, telles que la déclaration obligatoire de l’infection, le dépistage et le traitement obligatoires, la mise en quarantaine ou encore la notification des partenaires (Hanenberg et al., 1994 ; Ovrebo, 2000 ; Rutherford et al., 1991). Toutefois, la contrainte de liberté qu’elles imposent est peu compatible avec les tendances structurelles des sociétés démocratiques, laquelle freine le système politique dans sa capacité à intervenir. À titre d’exemple, Le Clerc (2001) explique que les discussions pour la création des mécanismes de déclaration des cas de VIH au Québec ont duré plus d’un an. Le délai observé s’explique par la nécessité de développer des stratégies optimales alors que des enjeux potentiellement contradictoires étaient présents : l’importance scientifique de colliger des données fiables et la nécessité juridique d’assurer la confidentialité des soins des personnes séropositives. Si cette mesure était urgente et nécessaire pour tracer le portrait le plus exact possible de l’épidémie au Québec et mettre en oeuvre des stratégies adaptées, elle n’a pas empêché les organismes de défense de droits des personnes vivant avec le VIH d’agir à juste titre de façon contraignante sur ce processus.

Le délai rapporté dans ce processus illustre encore la complexité de la mise en oeuvre d’une action devant tenir compte des intérêts et des logiques distincts des groupes concernés, cette fois des organismes préventifs eux-mêmes. Parmi ces organismes, ceux qui ciblent les HRSH séropositifs ont des intérêts particuliers à défendre aux côtés des intérêts préventifs généraux. Tant ces organismes que l’État sont confrontés au fonctionnement autoréférentiel de chacun, de sorte que le délai n’est pas tant l’effet d’une bureaucratie étatique trop lourde ou d’un déficit démocratique que celui de l’inclusion grandissante du peuple dans le système politique et de la prise en compte de ses nombreuses fractions souvent contradictoires. Comme le souligne Luhmann (1999), ce qu’on dénonce comme bureaucratie est aussi ce qu’on célèbre paradoxalement comme participation.

Bien qu’il revienne à l’État la charge de coordonner les multiples aspects de l’épidémie et de la prévention de l’infection par le VIH, il ne constitue pas le lieu unique de contrôle de l’épidémie. Il n’a pas toujours la légitimité d’imposer des procédures et des règles aux autres systèmes sociaux et il est contraint de tenir compte des codes dans lesquels chacun opère. Ainsi, ce qui peut apparaître comme un désengagement ou un déficit démocratique peut aussi être conçu comme l’effet paradoxal de contraintes structurelles liées à la différenciation des systèmes.

L’autonomie du code qui gouverne l’intimité en regard des objectifs préventifs

Un autre exemple de difficulté liée à l’autonomie des systèmes sociaux réside dans la contradiction entre la quête de l’intimité (programme de l’intimité) et le maintien de la santé (programme de la médecine). En effet, la quête d’intimité s’accommode mal des prescriptions préventives et de l’usage du condom. Des études réalisées auprès des HRSH rapportent que plusieurs considèrent que le condom est un obstacle à la réalisation de l’intimité et son usage chuterait significativement avec des partenaires qu’ils désirent davantage et dont ils veulent se rapprocher affectivement (Blais, 2006 ; Otis et al., 2002 ; Saxton et al., 2002). Dans la sexualité, la quête d’intimité et de plaisir semble l’emporter sur tout autre impératif et la distinction santé/maladie apparaît reléguée à l’arrière-plan.

La question est donc de savoir comment on peut amener les individus à prendre conscience de l’importance de se protéger dans le contexte de cette quête. On peut observer dans ce sens un déplacement graduel des messages préventifs d’une information purement médicale (le sécurisexe en tout temps et avec tous) à une prise en compte des enjeux propres à l’intimité dans la prise de risques sexuels. C’est le cas notamment dans les campagnes préventives qui présentent l’usage du condom, le souci de soi et de l’autre, le dévoilement du statut sérologique, ou encore l’importance de la communication et de l’approfondissement de la connaissance mutuelle comme des stratégies permettant la réalisation d’une intimité plus grande. Des messages préventifs tels que J’ai quelque chose à te dire, Faut se parler ou C’est quoi ton signe ? (diffusés par Action Séro Zéro) se dissocient de la règle du sécurisexe en tout temps pour intégrer d’autres notions propres à l’intimité dans la gestion des risques d’infection. Ils tentent ainsi de codifier autrement l’association sémantique entre condom et faible intimité et plaisir, ainsi qu’entre dévoilement de la séropositivité et rupture du lien intime, afin de rendre compatible l’usage du condom avec la quête sous-jacente à la sexualité. C’est peut-être également ainsi que l’on peut comprendre l’inefficacité des stratégies qui interdisent ou découragent certaines pratiques sexuelles au profit de l’abstinence : elles iraient à l’encontre de cette quête.

Des effets paradoxaux et inattendus des stratégies préventives sur les individus

Un autre aspect de la différenciation intersystémique concerne la difficulté à prévoir comment les informations provenant d’un système particulier seront intégrées par les individus dans l’exercice de leur sexualité ; les stratégies déployées ne peuvent donc garantir l’atteinte de leurs objectifs. En effet, on observe une individualisation grandissante de leurs décisions en regard des injonctions sociales, ce qui fait en sorte que la proportion de décisions ouvertes aux préférences personnelles dans la détermination des conduites augmente par rapport à la proportion de décisions fixées par les traditions (Beck et Beck-Gernsheim, 1995).

Cette individualisation provoque des changements importants dans les moeurs sexuelles contemporaines. Simon et Gagnon (1986) les décrivent comme une incongruence grandissante entre les scénarios sexuels socialement prescrits et les conduites sexuelles observées. L’expression de formes diversifiées de la passion amoureuse et sexuelle étant mieux tolérée dans les sociétés modernes, les individus ont la liberté d’effectuer des choix qui s’alignent davantage sur leurs préférences individuelles. Ainsi, ces préférences – plutôt que les prescriptions religieuses, médicales, politiques ou juridiques – sont devenues graduellement la base même des décisions relatives à la sexualité.

Aucun système ne peut donc garantir que ses stratégies préventives seront appliquées de façon à réduire les risques. Des effets paradoxaux, tels que la compensation des risques (Richens, Imrie et Copas, 2000), en témoignent. Elle désigne une stratégie par laquelle un individu, ayant appliqué certaines consignes préventives et se sentant en sécurité, abandonne d’autres comportements sécuritaires et se trouve ainsi exposé aux risques d’infection par d’autres voies. Par exemple, la participation à des programmes de promotion du condom augmenterait non seulement l’usage du condom, mais également d’autres facteurs de risque tels que le nombre de partenaires et de rapports sexuels (Pinkerton, 2001). La promotion de condoms plus épais afin de réduire les risques de bris irait de pair avec une utilisation moindre de lubrifiant, de sorte que le taux de bris – et de risque – resterait similaire (Golombok, Harding et Sheldon, 2001). Le recours fréquent aux tests de dépistage augmenterait le sentiment de sécurité des participants et, corrélativement, la prise de risques (Otten et al., 1993). Dans ces exemples, l’adoption de consignes préventives s’accompagne paradoxalement de décisions favorisant un relâchement d’autres mesures également importantes dans la réduction des risques d’infection.

La différenciation de la vie intime des autres systèmes permet également que se développent des sous-cultures sexuelles privées. Prenons l’exemple des barebackers. Ces HRSH choisissent de ne pas utiliser le condom pour la pénétration anale sans égard à leur statut sérologique ou à celui de leurs partenaires (barebacking), dans certains cas dans l’objectif explicite d’être infectés (bug chasing) ou d’infecter leurs partenaires (gift giving ou bug giving ; Gauthier et Forsyth, 1999 ; Rémès, 1999). Il serait erroné de croire que ces individus méconnaissent les risques d’infection (Carballo-Dieguez et Bauermeister, 2004) et qu’ils constituent une proportion négligeable des HRSH. Dans une étude new-yorkaise, des chercheurs ont estimé par exemple que près de 46 % des HRSH avaient adopté des pratiques bareback dans les trois mois précédents l’étude (Halkitis, Parsons et Wilton, 2003). Les comptes rendus québécois sur le phénomène sont imprécis. Certains membres de la communauté gaie ont souligné que les témoignages de barebacking sont nombreux sur les sites de clavardage et de petites annonces et que cette pratique se répandrait (Salducci, 2003). Le fait qu’elle tendrait à se répandre suggère encore une fois que les injonctions sociales, même destinées à préserver la santé, ont peu d’emprise sur la liberté conférée aux individus d’adopter des pratiques sexuelles alignées sur leurs désirs et préférences intimes.

L’exemple des barebackers rappelle le débat sur la pertinence d’une réponse pénale à ce type de comportements. Afin d’illustrer une fois de plus les paradoxes susceptibles de surgir, rappelons que plusieurs commentateurs ont avancé qu’elle pourrait avoir plus d’effets pervers sur l’épidémie que de bénéfices. Ils suggèrent que la judiciarisation de la transmission traduit l’idée que la responsabilité pour la protection appartient aux séropositifs, contredisant les messages axés sur la responsabilité partagée ou l’autoprotection. D’autres avancent que l’obligation de dévoiler son statut sérologique qui découlerait de cette judiciarisation pourrait tenir à l’écart des tests de dépistage les individus qui craignent d’être séropositifs et de devoir dévoiler leur statut à leurs partenaires, ce qui aurait pour effet de renvoyer l’épidémie à un niveau sous-terrain et la rendrait plus difficile à surveiller et à juguler.

Certains voient dans le barebacking une résistance à la prévention vue comme une tentative de contrôle social (Rémès, 1999). Autre chose pourrait être ici en jeu, à savoir le type de paradoxes typique d’une société différenciée et qui témoigne de la capacité des individus de décider de leurs comportements affectifs et sexuels indépendamment de ce que souhaitent la santé publique ou la moralité ainsi que l’incapacité de ces dernières à s’imposer au-delà de cette liberté. Les individus ne sont pas des récepteurs passifs des messages préventifs : ils les reçoivent, les appliquent comme ils l’entendent (en les respectant ou en compensant les risques), voire les refusent. Il faut donc apprendre, comme le préconise Le Clerc (2002), à vivre avec les limites du temps, de la réflexion et de la prise de décision des usagers des services de santé et de prévention.

Ces paradoxes n’empêchent pas pour autant les systèmes sociaux d’influencer les conduites individuelles. Par exemple, les efforts de prévention auprès des HRSH montréalais depuis l’arrivée des nouvelles thérapies antirétrovirales en 1996 ont sans doute contribué à maintenir l’incidence du VIH relativement faible dans la région montréalaise (Remis et al., 2002). Cela a toutefois exigé une intensification et une différenciation des stratégies préventives en fonction de plusieurs paramètres : des groupes et des lieux (jeunes hommes gais, jeunes prostitués, minorités ethnoculturelles, HRSH fréquentant les parcs, etc.), des difficultés touchant particulièrement les HRSH et influençant la prise de risques (coming out, estime de soi, vieillissement, sécurisexe, drogues et alcool) ainsi que des médias (affiches, dépliants, Internet)[3].

La diversification et la différenciation des stratégies en des formes de plus en plus ciblées retirent à ces messages leur portée générale ; il faut donc les multiplier pour les adapter aux divers groupes. Comme on ne peut guère réduire la diversification des trajectoires intimes et sexuelles, on ne peut que s’y adapter, avec l’inflation des coûts, tant matériels qu’humains, qu’elle engendre pour la prévention et de complexité à gérer pour les autres systèmes sociaux. Les juristes Weait et Azad (2005 : 10) en témoignent lorsqu’ils écrivent que le droit pénal est « un instrument grossier qui a recours à des principes généraux, d’application universelle, pour déterminer la responsabilité », pour juger « des manifestations infiniment diversifiées de l’intimité, du désir sexuel, de la confiance et de l’honnêteté ». Leur interrogation sur les manières d’en tenir compte pour guider les décisions juridiques se révèle typique d’une société fonctionnellement différenciée à la recherche de stratégie de couplage structurel et de concertation.

L’asymétrie entre les attentes individuelles et la négociation du sécurisexe

Ajoutons un dernier niveau de complexité intersystémique. Les consciences étant hermétiques les unes aux autres, elles sont pour autrui une boîte noire indéchiffrable. Dans une société détraditionnalisée et individualisée, on ne peut présumer d’une symétrie dans les structures d’attentes entre les individus. Le sécurisexe doit donc faire l’objet d’une négociation dont l’issue est rarement imposée, comme nous l’avons vu, par une prescription sociale. Les données recueillies auprès de personnes séronégatives et séropositives sur l’attribution des responsabilités pour la protection et le dévoilement du statut sérologique montrent plusieurs logiques contradictoires à l’oeuvre (Davis, 2002). Plusieurs personnes séronégatives partageraient une vision altruiste de la protection, considérant que les personnes atteintes ont la responsabilité de les protéger de l’infection, soit en refusant les pratiques à risque, soit en dévoilant leur statut sérologique pour qu’ils se protègent mieux (Klitzman et Bayer, 2003). Plusieurs personnes séropositives appliqueraient au contraire une logique d’autoprotection. En effet, bien qu’elles se disent en majorité soucieuses de ne pas infecter leurs partenaires, plusieurs estiment qu’il revient à ceux qui désirent rester séronégatifs d’assurer leur propre protection (Illingworth, 1990).

Ces deux stratégies sont contradictoires dans la pratique, constate Davis (2002) : si l’altruisme est en place, il n’est rationnel de se protéger que si l’on s’engage dans une relation sexuelle avec quelqu’un à qui l’on ne peut faire confiance. Or, le rapport sexuel tend à créer un contexte d’intimité et de passion qui suscite la confiance et tend à reléguer en second plan la méfiance qui suscite la protection (Blais, 2006). D’où l’effet paradoxal potentiel de la communication comme stratégie préventive : plus on communique, plus on s’expose à la possibilité du risque. Cela pourrait aussi expliquer que l’usage du condom peut difficilement s’implanter comme norme générale dans une société marquée par l’autonomie et la liberté grandissante des individus en regard des injonctions sociales et que la négociation du sécurisexe est toujours à recommencer.

Conclusion

Nous avons tenté de dégager les principales contraintes sociostructurelles susceptibles de freiner la prévention du VIH et les avons illustrées par des expériences préventives touchant les HRSH. Nous avons suggéré que l’autonomie autoréférentielle des systèmes sociaux et des consciences individuelles leur conférait des logiques d’action différenciées et autonomes. Ils dépendent néanmoins les uns des autres pour être informés du portrait de l’épidémie, de la prise de risques, de ses déterminants et des mesures disponibles pour les juguler. Si ces informations doivent en principe faciliter la prise de décisions au sein des systèmes, elles contribuent aussi, paradoxalement, à accroître leur complexité en les obligeant à en tenir compte et à aligner leur fonctionnement, leurs critères de décision et leurs interventions sur ces informations.

Dans cette inflation de complexité, des effets paradoxaux sont susceptibles de surgir. Ainsi, ce qui est vrai pour les sciences de la santé peut certes favoriser la prévention, mais avoir des implications difficiles à justifier légalement et politiquement. La criminalisation de l’exposition au VIH peut être entérinée juridiquement, mais avoir des effets pervers du point de vue de la santé publique, etc. Ces contraintes ne sont pas inéluctables : des phénomènes de couplage structurel entre systèmes permettent de les surmonter. Les exemples que nous avons décrits ne sont pas exhaustifs et de nombreuses variantes sont possibles selon les systèmes en jeu.

En mettant l’accent sur trois niveaux de différenciation (entre systèmes sociaux, entre individus, et entre systèmes sociaux et individus), l’approche systémique retenue pour cette description permet d’élever le niveau d’analyse au-delà d’une clientèle particulière, d’une problématique spécifique ou d’un État-nation en particulier. Elle fournit un cadre applicable à une diversité de clientèles et de problématiques sociales dans les sociétés différenciées et complexes, dites modernes. Dans le contexte des tendances structurelles qui les caractérisent, notre réaction ne devrait pas en être une de déception devant des efforts préventifs aux résultats jugés inconstants ou insuffisants. Peut-être devrait-elle davantage en être une de surprise devant des résultats qui doivent se concrétiser dans une complexité grandissante.