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Introduction

Cet article s’intéresse à l’expérience des pères dont le nourrisson a été alimenté en recevant une préparation commerciale au biberon, cette expérience s’inscrivant à contre-courant d’un mouvement sociétal prônant l’allaitement exclusif au sein. En effet, depuis près de trois décennies, la communauté scientifique a clairement établi la supériorité de la qualité du lait maternel et reconnaît ainsi les bénéfices que procure l’allaitement tant pour la mère, pour l’enfant lui-même que pour la société en général. C’est dans cet ordre d’idées que l’Organisation mondiale de la Santé recommande aujourd’hui l’allaitement maternel exclusif jusqu’à l’âge de six mois, de même que sa poursuite après l’introduction de l’alimentation solide, et ce, jusqu’à l’âge de deux ans (OMS, 2011). Alors qu’au Québec cette pratique attirait de moins en moins d’adeptes entre 1982 et 1993, le nombre de nouveau-nés nourris au sein passant de 61,5 % à 48,7 % (MSSS, 1997), de nombreux efforts sont dorénavant déployés afin de protéger, de soutenir et de promouvoir l’allaitement maternel, et ultimement, de créer une culture de l’allaitement. À ce titre, l’Initiative Amis des Bébés (IAB), une certification développée conjointement par l’OMS et l’UNICEF en 1991, est recommandée en tant que stratégie à privilégier au Québec par le Comité sur les lignes directrices provinciales en matière d’allaitement maternel (MSSS, 2001), le Programme national de santé publique 2003-2012 (MSSS, 2003) et la Politique de périnatalité 2008-2018 (MSSS, 2008). Pour recevoir cette certification IAB, non seulement les intervenants des divers établissements de services de santé et de services sociaux doivent être mieux outillés en matière d’allaitement, mais ils doivent en faire la promotion comme étant LE choix éclairé. La possibilité de présenter d’autres options d’alimentation, s’il n’existe pas d’indication médicale préétablie, est restreinte (MSSS, 2001). Plus concrètement, ils doivent respecter les 10 conditions pour le succès de l’allaitement maternel, respecter le Code international de commercialisation des substituts de lait maternel[2] et comptabiliser un taux d’allaitement exclusif égal ou supérieur à 75 % lors du congé de la mère et de l’enfant pour les hôpitaux ainsi qu’au premier contact avec la famille pour les CLSC (MSSS, 2001). Cette prise de position ferme de la part des autorités en matière de santé s’est avérée somme toute assez efficace, le taux d’initiation à l’allaitement dans les heures suivant la naissance ayant grimpé à 85,1 % en 2005-2006 (Neill et al., 2006).

Depuis, les chercheurs se sont efforcés de mieux comprendre les raisons et les motivations des parents qui, malgré le courant social actuel en faveur de l’allaitement maternel, choisissent tout de même, à un moment ou à un autre, d’alimenter leur nourrisson avec des préparations commerciales (Bell et al., 2008; Semenic, Loiselle et Gottlieb, 2008). Ces études se sont principalement déroulées dans le but avoué d’adapter les pratiques professionnelles actuelles ou de développer de nouvelles interventions favorisant l’initiation et la poursuite de l’allaitement maternel. Aucune de ces études n’a examiné l’impact de ces mesures sur les familles qui décident, pour différents motifs, de ne pas allaiter ou de sevrer le nourrisson de façon précoce. Alors que l’on sait que 15 % des parents choisissent l’alimentation artificielle avant même la naissance de l’enfant et que cette proportion atteint 27 % dès le premier mois de vie (Neill et al., 2006), force est de constater qu’il subsiste une quantité non négligeable de familles dont l’expérience est actuellement pratiquement évacuée des discours scientifique et social (Sheehan, Schmied et Barclay, 2009). Dans ce récent contexte québécois de promotion d’une culture de l’allaitement, qu’en est-il de l’expérience des parents qui choisissent l’alimentation artificielle, une pratique actuellement considérée « hors norme »? Quels sont les impacts de cette décision sur les services professionnels qu’ils reçoivent? Comment cette décision influe-t-elle sur leur couple ou la famille? Ce texte vise à répondre à ces questions, en s’intéressant particulièrement aux perspectives des pères, de sorte à orienter le renouvellement des pratiques et des politiques vers une inclusion des familles qui optent pour un choix d’alimentation qui diffère de la norme sociale.

Contexte théorique

Parmi les études qui ont examiné l’expérience des couples ayant choisi d’alimenter leur enfant autrement, soit de ne pas allaiter leur bébé ou de le sevrer avant les six mois recommandés, la majorité décrit l’expérience des mères (Earle, 2000; Lee, 2007a; 2007b; Shaker, Scott et Reid, 2004; Sheehan, Schmied et Barclay, 2009); très rares sont celles qui s’intéressent à l’expérience des pères (Avery et Magnus, 2011; Chen et al., 2010; Shaker, Scott et Reid, 2004). Pourtant, il est aujourd’hui bien connu que le père joue un rôle important dans la prise de décision concernant le mode d’alimentation de l’enfant (Bell, St-Cyr Tribble et Paul, 2001; Bromberg Bar-Yam et Darby, 1997). Ces deux thèmes sont ci-après repris.

Expérience des mères de l’alimentation aux préparations commerciales

L’expérience des mères de l’alimentation aux préparations commerciales se distingue selon deux trajectoires de décision, soit celle des mères qui choisissent, en période prénatale, de ne pas allaiter leur bébé pour diverses raisons, entre autres afin de favoriser le partage des responsabilités avec le père (Earle, 2000; Sheehan, Schmied et Barclay, 2009), et celle des mères qui choisissent l’allaitement a priori, mais qui en viennent à sevrer leur bébé de façon précoce principalement à cause de certaines difficultés (Crossley, 2009; Earle, 2000; Sheehan, Schmied et Barclay, 2009) telles que l’inconfort, l’embarras et la difficulté de mesurer si le bébé boit suffisamment (Arora et al., 2000). Pour ces dernières, l’expérience de l’allaitement est souvent teintée de sentiments de culpabilité, de honte et d’échec (Crossley, 2009; Earle, 2000; Lee, 2007a; Sheehan, Schmied et Barclay, 2009) exacerbés par les jugements et la stigmatisation qu’elles perçoivent de la part des professionnels de la santé ou encore de membres de leur famille, qui les encouragent à persévérer dans l’allaitement malgré les difficultés (Crossley, 2009; de Montigny et al., 2007; Earle, 2000; Sheehan, Schmied et Barclay, 2009). Ces attitudes et comportements des professionnels et des proches peuvent se traduire par un manque de soutien à l’égard de l’expérience maternelle, ce qui peut avoir des conséquences négatives sur le vécu des femmes tels l’isolement ou la remise en question des compétences parentales (Crossley, 2009; de Montigny et al., 2007; Sheehan, Schmied et Barclay, 2009).

Pourtant, lorsque la décision de cesser l’allaitement est finalement prise, la plupart des mères disent se sentir davantage en contrôle. Cette décision semble contribuer au bien-être de la famille puisqu’elles perçoivent que les besoins du bébé sont ainsi mieux comblés (Lee, 2007a; Sheehan, Schmied et Barclay, 2009). Les mères réalisent alors que ce qui est le meilleur mode d’alimentation pour une famille peut différer pour d’autres (Sheehan, Schmied et Barclay, 2009).

Expérience des pères de l’alimentation aux préparations commerciales

Mais qu’en est-il de l’expérience des pères? Comment les pères perçoivent-ils les impacts sur le couple et la famille de nourrir leur nouveau-né autrement? À ce titre, les études auprès des pères se sont plutôt intéressées à explorer leurs motivations à donner le biberon (contenant du lait maternel ou artificiel), qu’il s’agisse de pouvoir subvenir eux-mêmes aux besoins de leur enfant, ou encore, de faciliter le lien d’attachement avec leur enfant (Avery et Magnus, 2011). Ces études suggèrent d’ailleurs que, même si les pères jouent un rôle important dans le choix du mode d’alimentation du nourrisson, ils tendent à se rallier à la décision de la mère (Avery et Magnus, 2011; de Montigny et al., 2007). Une seule étude a démontré l’impact de la décision d’alimenter l’enfant autrement sur la santé des pères. Il semble que le choix de ne pas allaiter d’emblée ait des effets positifs sur le bien-être physique et émotionnel perçu par les pères alors que ceux dont l’enfant est sevré de façon précoce à la suite de diverses difficultés perçoivent leur qualité de vie de façon plus négative (Chen et al., 2010). Considérant le peu d’écrits consacrés à l’expérience des pères d’un enfant alimenté avec des préparations commerciales dans une société prônant l’allaitement, il est opportun de se questionner à propos de cette expérience différente. Quels sont les effets de cette décision sur le couple, la famille et les services professionnels à leur égard?

Objectifs

L’article vise à décrire l’expérience des pères dont l’enfant n’a pas été allaité ou a été sevré de façon précoce (durant le premier mois suivant la naissance) dans un contexte social qui prône l’allaitement. Il s’agit aussi de mieux comprendre les conséquences du choix de ne pas allaiter ou de cesser l’allaitement sur le couple, la famille et les services professionnels reçus dans ce contexte.

Méthodologie

Des entrevues semi-structurées ont été réalisées au domicile des pères afin d’explorer leurs représentations de l’alimentation de l’enfant, du moment de la décision du mode d’alimentation jusqu’au moment de l’entrevue, soit alors que l’enfant est âgé de quatre à six mois. Les participants ont été recrutés entre 2007 et 2009 dans deux régions du Québec, avec l’aval de trois comités d’éthique à la recherche. Pour être inclus dans l’étude, les pères devaient être le père biologique de l’enfant et cohabiter avec lui au moment de l’entretien; être capable de parler, comprendre et lire le français. L’enfant devait être né après 36 semaines de grossesse, avec un poids de naissance supérieur à 2 500 g, et sans déficit de santé nécessitant un séjour en néonatalogie de plus de 24 heures. Parmi les 28 pères participants, six ont un enfant qui n’a pas été allaité; 11 ont un enfant qui a cessé d’être allaité dans les trois premiers jours suivant la naissance et 11 ont un enfant qui a cessé d’être allaité entre cinq jours et un mois de vie. La moitié des pères ont moins de 30 ans. Ils sont majoritairement nés au Canada (N : 26), travaillent à temps complet (N : 25) et ont assisté à des cours prénataux[3] (N : 25). Un peu plus du trois quarts sont en union de fait avec la mère de l’enfant. Enfin, un peu moins de la moitié des pères (N : 13) ont un diplôme d’études postsecondaires (collégiales ou universitaires) et 16 rapportent un revenu familial annuel supérieur à 80 000 $.

Résultats

L’analyse des données a été effectuée selon la procédure décrite par Miles et Huberman (2003). Trois trajectoires de décision de non-allaitement se dégagent de l’analyse des entretiens menés auprès de 28 pères dont l’enfant a été alimenté autrement, soit avec des préparations commerciales. Dans la première trajectoire, la décision de ne pas allaiter fut prise en période prénatale. Dans la deuxième trajectoire, la décision fut prise avant la montée laiteuse. Quant à la troisième trajectoire, la décision fut prise avant le premier mois de vie de l’enfant, occasionnant un sevrage précoce. Pour chacune de ces trajectoires de décision de non-allaitement, les pères réussissent à expliquer clairement le processus décisionnel en identifiant les différents facteurs entrés en ligne de compte. Ils font ensuite état des impacts de leur décision sur le bien-être de leur famille ainsi que sur les services de santé qui leur ont été offerts.

Les trajectoires de décision

Au cours de la période prénatale, tous ont entendu les messages véhiculés par les différents professionnels rencontrés ainsi que par les écrits (volumes, médias, affiches, sites Web, etc.) s’adressant aux futurs parents au sujet des nombreux bénéfices de l’allaitement maternel. Ils affirment tous avoir eu, à un moment ou à un autre, une conversation avec leur conjointe à ce sujet, mais que la décision finale revenait en fait à la mère puisque c’est elle qui doit s’investir, c’est son corps à elle dont il est question. Peu importe l’opinion du père au sujet de l’allaitement, celui-ci conçoit aisément qu’il peut avoir une influence relative, mais qu’il ne peut forcer sa conjointe à donner le sein et qu’il doit respecter sa décision.

J’ai pas mal laissé le choix à ma conjointe. Elle m’a quand même demandé ce que j’en pensais, j’aurais pu, probablement, la faire changer d’idée si j’avais voulu, mais sincèrement, ça [ne[4]] m’intéressait pas, je voulais qu’elle soit à l’aise avec ça.

Charles, conjointe primipare

La décision de ne pas allaiter prise en période prénatale

Pour ces six pères, la décision de ne pas allaiter fut prise bien avant la naissance, notamment en raison de l’inconfort et de la gêne anticipés par la mère. Tous ces hommes ont retenu les nombreux bénéfices de l’allaitement maternel pour l’enfant tels que ceux concernant son système immunitaire et digestif, ou encore, son développement physique et intellectuel, par exemple. Malgré tout, ces pères entretiennent des croyances tenaces à propos de l’alimentation au sein. Certains affirment que l’allaitement est difficile et qu’il agit comme barrière à l’accès du père à l’enfant. Ces croyances sont souvent renforcées par une expérience personnelle antérieure ou par l’expérience de gens de leur entourage et pèsent beaucoup plus dans la balance décisionnelle que les bénéfices peu tangibles concernant la santé de leur enfant.

Les pères mentionnent que les préparations commerciales d’aujourd’hui sont de meilleure qualité et sont nutritionnellement plus complètes qu’autrefois. Ils expliquent aussi que l’alimentation artificielle au biberon est plus facile qu’au sein. Elle permet à l’enfant de boire en plus grande quantité et d’être ainsi rassasié pour une plus longue période, favorisant le repos des parents.

On trouvait que c’était plus facile et plus pratique. J’entendais souvent du monde qui avait de la misère à allaiter. Puis je me dis, je suis chanceux parce que le mien, après son biberon, il dort. Puis les autres enfants, ils avaient de la misère parce qu’ils avaient faim peut-être. La maman ne fournissait pas assez de lait ou on ne sait pas trop.

Christian, conjointe primipare

Un seul d’entre eux affirme avoir ressenti une certaine pression à changer d’idée lors des cours prénataux puisque les formatrices n’abordaient que l’option de l’allaitement maternel, message soutenu par l’environnement visuel.

Les cours prénataux… c’est 100 % allaitement. Il y a des pancartes partout. Puis il y a même… Je me souviens plus c’est quelle pancarte, mais… Quelque chose comme « ce qu’il y a de mieux pour le bébé, c’est le lait naturel ». Dans le sens que, si tu ne fais pas ça, tu ne fais pas ce qu’il y a de mieux pour ton enfant.

Mathieu, conjointe primipare

En somme, les pères dont la conjointe a choisi de ne pas allaiter étaient d’accord avec cette décision. Leur trajectoire de décision était fondée sur le malaise des mères à propos de l’allaitement ainsi que sur leurs propres croyances et expériences antérieures. En dépit des messages de santé publique prônant l’allaitement et ses bénéfices, ces pères percevaient plus de bénéfices pour leur famille avec l’alimentation artificielle.

La décision de ne pas allaiter prise avant la montée laiteuse

Chez ces 11 familles, le choix d’alimenter le bébé au sein a été fait en période prénatale en raison de l’aspect pratique et des avantages pour la santé de l’enfant. Un seul de ces pères fait clairement état de la pression sociale en regard du choix de la pratique de l’allaitement. Quelques pères expriment que leur conjointe ressentait une certaine ambivalence quant à l’allaitement. Celle-ci souhaitait essayer cette pratique, mais n’était pas complètement à l’aise de nourrir son enfant au sein ou ne souhaitait pas faire face aux éventuelles difficultés.

Ma conjointe était un petit peu réticente au début avec l’allaitement maternel. Par contre, on a essayé à l’hôpital, dans les deux cas. Pour le premier et le deuxième, on a essayé avec le sein. Sauf que… Ça [ne] marchait pas. Elle voulait l’essayer, mais that’s it, pas plus que ça.

Éric, conjointe multipare

Tous ces parents ont donc tenté d’allaiter à l’hôpital, quelques-uns pour une ou deux tétées seulement, d’autres pour toute la durée du séjour, pour ensuite convenir rapidement – au cours des 72 premières heures de vie – de nourrir leur bébé avec des préparations commerciales. Les principaux facteurs ayant mené à l’arrêt de l’allaitement selon les pères étaient 1) les difficultés lors de la mise au sein provoquant la gêne et la douleur et 2) des tétées prolongées ou rapprochées dues à une insuffisance de lait perçue et provoquant une fatigue chez la mère.

Ma conjointe anticipait à peu près une heure, une heure et demie d’avance le prochain boire en voyant déjà ses orteils crochir parce qu’elle se disait « ça va me faire mal, ça ne marchera pas ».

Jean-François, conjointe primipare

Ça faisait trois heures qu’il se nourrissait sur les seins la première fois… Elle [n’]était juste plus capable, alors on a transféré tout de suite à la bouteille.

Laurent, conjointe multipare

La trajectoire de décision de ne pas allaiter prise avant la montée laiteuse se fonde sur un engagement ambivalent à l’égard de l’allaitement ainsi que sur la perception de difficultés d’allaitement liées à la mère et à l’enfant. Cette décision même est teintée d’ambivalence, plusieurs de ces hommes mentionnant avoir ressenti une certaine déception devant l’échec de l’allaitement alors que leur conjointe éprouvait un sentiment de culpabilité de ne pas être une bonne mère. Par contre, tous se disent aujourd’hui nettement satisfaits de leur choix.

La décision de sevrer prise au cours du premier mois de vie

L’expérience d’alimentation du nourrisson de ces 11 familles est significativement divergente des deux trajectoires précédentes. En effet, ces couples accordaient une valeur très importante au fait d’offrir le meilleur aliment qui soit à leur enfant, soit le lait maternel. Ils qualifient leur décision initiale d’allaiter comme étant réfléchie et allant de soi, naturelle. Quelques-uns avaient un objectif concernant la durée prévue de l’allaitement et ont eu un choc lorsqu’ils se sont aperçus que la réalité ne correspondait pas à ce qu’ils avaient idéalisé.

Je pensais que ça aurait pu aller jusqu’à six mois. C’est plus difficile que je m’imaginais. On a vu des vidéos, des cours prénataux, mais quand tu le vis, ce n’est pas la même chose.

Jean, conjointe primipare

La majorité insiste sur les effets négatifs de la pression sociale, ou de la mode actuelle, concernant l’allaitement. Ils expliquent qu’ils se sentaient obligés de choisir l’allaitement et de persévérer, malgré les difficultés rencontrées, pour se percevoir comme de bons parents. Cette pression sociale s’est aussi concrétisée par l’approche insistante de quelques professionnels de la santé et de leurs proches.

C’est pas mal la mode, c’est pro-allaitement. Partout, partout, partout. On s’est renseigné puis on nous disait : « Non, non, non. Tu ne prends pas de lait maternisé. Vraiment, essaie le sein le plus possible. »

Claude, conjointe primipare

Ce que l’on a trouvé dur, c’est d’entendre que l’allaitement est la meilleure chose au monde. C’est probablement vrai, mais à un moment donné, quand ça ne marche pas, on a besoin d’entendre les vraies choses. Mais le fait que « l’allaitement, l’allaitement, il y a juste l’allaitement », [ça fait en sorte que tu te sens] jugé dans ce que tu fais […].

Philippe, conjointe primipare

Face aux différentes difficultés rencontrées, ces familles ont aussi ressenti une forme de technocratisation du corps de la mère. En effet, devant les possibilités d’utiliser l’expression manuelle, le tire-lait, les médicaments, les téterelles et autres dispositifs d’aide à l’allaitement que les professionnels de la santé et les marraines d’allaitement leur ont offerts, il leur a semblé que ces derniers se souciaient davantage d’augmenter ou de maintenir une production lactée adéquate que du bien-être de la mère.

La petite était impatiente puis le sein [ne ] fournissait pas de lait. On a essayé une petite seringue, un dispositif qui rentre, puis je [ne] trouvais pu ça naturel, agréable. C’est comme si maman ne pouvait pas récupérer parce que [la petite] buvait aux trois heures puis ça lui prenait deux [heures] à chaque fois.

Claude, conjointe primipare

« Essaie ceci, change-le de position, essaie ça. » Tout l’accouchement et le travail, ça a duré 32 heures, alors je pense que ma conjointe était assez fatiguée, et lui demander « essaie ceci, essaie ça, change-le de bord… », de un, tu viens d’accoucher, et de deux, ça fait à peu près 48 heures que tu as à peine mangé, pas dormi… c’était assez difficile pour elle d’essayer d’allaiter en plus de la douleur, ça faisait mal.

Benoît, conjointe primipare

Ces 11 pères racontent les impacts négatifs qu’ils ont perçus sur la santé de leur conjointe et de leur enfant lors des difficultés d’allaitement, alors que les tétées étaient toujours longues, peu efficaces et souvent douloureuses. Ils expriment notamment avoir été témoins de l’épuisement et de la frustration de leur conjointe et s’être sentis impuissants face à la situation.

Tu sais, tu [ne] peux rien y faire, tu l’encourages. T’as beau participer, tu vas prendre le bébé, tu partages, mais tu ne peux pas lui donner le sein.

Jean, conjointe primipare

Plusieurs ont aussi vécu un stress concernant la santé de leur nouveau-né, qui ne prenait pas suffisamment de poids notamment. Il s’ensuit une tension entre les conjoints.

C’est là qu’on [n’] a pas eu le choix. La petite n’engraissait quasiment pas. À un moment donné, on a fait le sein et le biberon. Le sein ne marchait pas, alors on a délaissé le sein et on a pris la bouteille.

Alexandre, conjointe primipare

Après deux à trois semaines, là, j’ai dit non, je pense qu’on devrait sortir le biberon. Ça a fait des querelles. Après la troisième semaine, il y avait des étincelles parce qu’elle voulait absolument continuer à allaiter et j’ai dit « le bébé va moins bien et le biberon serait plus facile ». Là, il commençait à y avoir de la confrontation.

Kevin, conjointe primipare

Sur cet échantillon de 11 pères, six racontent avoir contacté des ressources formelles pour les aider à faire face aux difficultés d’allaitement dans les jours suivant leur congé du centre hospitalier, soit des infirmières, des médecins ou des marraines d’allaitement. Certains ne l’ont pas fait, craignant d’être jugés.

On se disait « ça donne quoi d’appeler et de dire " j’ai de la misère à allaiter " pour me faire dire " l’allaitement, c’est la meilleure chose au monde, il faut que tu allaites? " »

Philippe, conjointe primipare

La décision d’un non-allaitement durant le premier mois de vie de l’enfant est prise en dépit de l’engagement des parents à l’égard de l’allaitement et à l’encontre des messages véhiculés par leur entourage, les médias et les professionnels de la santé. C’est avec un sentiment de culpabilité, d’échec et même de regret que ces couples mettent un terme à l’allaitement. Ils expliquent qu’ils n’avaient plus le choix étant donné l’état dans lequel se trouvaient la mère et l’enfant et les tensions conjugales qui s’ensuivaient. Le sevrage précoce est ici perçu comme nécessaire à la santé de l’enfant et comme la seule option pour retrouver du plaisir, tant sur le plan conjugal que parental, toute l’attention n’étant plus centrée sur les difficultés d’alimentation.

Les effets de la décision d’alimenter l’enfant autrement

La décision d’alimenter l’enfant à l’aide de préparations commerciales a des effets sur le rôle des pères au sein de la famille, leur qualité de vie familiale et les services reçus des professionnels de la santé.

Le rôle du père au sein de la famille

Tous les pères mettent l’accent sur la proximité que leur a procuré le fait de nourrir leur enfant au biberon avec une préparation commerciale. La plupart croient même qu’ils n’auraient pas eu accès aussi facilement à ce lien privilégié si leur conjointe avait allaité. Ce mode d’alimentation a aussi permis aux pères de s’impliquer davantage dans les soins à leur enfant, de partager équitablement les tâches avec leur conjointe et ainsi d’avoir un rôle d’égale importance, voire un rôle identique.

Le biberon a apporté quelque chose, ça m’a permis de participer, de l’avoir dans les bras, de créer un petit lien supplémentaire, de pourvoir un petit peu à sa survie.

Charles, conjointe primipare

Je dirais [qu’]un bébé au biberon, c’est deux parents. Il [n’]y a pas un père, il [n’]y a pas une mère. Il [n’]y a pas un homme, il [n’] y a pas une femme, parce qu’on donne les mêmes soins. Elle peut faire autant que moi, puis vice-versa, donc il n’y a pas un plus que l’autre.

Mathieu, conjointe primipare

En outre, le biberon répond au besoin du père de se sentir utile pour sa conjointe et pour son enfant, besoin auquel l’allaitement faisait obstacle pour la majorité de ces 28 hommes.

La qualité de la vie familiale

Les hommes rencontrés parlent abondamment du fait que l’alimentation au biberon a eu différents effets positifs sur le bien-être de tous les membres de la famille, comme le repos, le partage des tâches et une meilleure entente entre les conjoints entre autres. De plus, la tâche de nourrir l’enfant peut alors être partagée avec l’entourage et permettre aux parents de sortir seuls ou en couple, d’avoir un sentiment de liberté. Finalement, plusieurs pères rapportent que l’alimentation artificielle a permis la réduction de leur anxiété en lien avec la santé de leur enfant puisque la prise de poids s’est alors faite selon les attentes et que l’ictère est rapidement disparu.

Les services reçus des professionnels

En ce qui concerne les impacts de ce choix d’alimentation sur les services professionnels reçus, ils divergent quelque peu selon le moment où la décision a été prise. À la suite de la naissance, tous disent avoir été respectés et soutenus dans leur choix initial par la majorité du personnel infirmier et médical. Toutefois, la qualité du soutien offert aux couples qui souhaitaient allaiter était variable selon les infirmières rencontrées, certaines étant moins expérimentées ou moins à jour dans leurs connaissances selon les pères. Cette variabilité était même frustrante pour les parents qui tenaient fermement à allaiter puisqu’ils ne s’y retrouvaient plus devant la diversité des informations. Un père s’est aussi senti jugé par une professionnelle de la santé qui a mis le reflux gastro-oesophagien dont souffrait son fils sur le compte du type d’alimentation choisi.

À un moment donné, il avait des brûlements d’estomac. On a été consulter, puis [la médecin] a dit que c’était à cause du fait qu’il n’était pas allaité. Elle a carrément dit à ma femme : « Votre prochain bébé, tu te prépareras d’avance à le nourrir au sein. »

Christian, conjointe primipare

Quelques pères déplorent le manque d’accessibilité aux informations de source professionnelle relativement à un mode d’alimentation différent, que ce soit lors des cours prénataux ou dans les écrits. Finalement, plus de la moitié des parents dont l’enfant était alimenté artificiellement à la sortie de l’hôpital n’ont pas reçu de visite à domicile de la part de l’infirmière du CLSC.

Discussion

La présente étude confirme que les motifs soutenant un sevrage précoce sont majoritairement liés, pour les pères comme les mères, aux difficultés perçues dans l’allaitement (Bell et al., 2008). Elle apporte toutefois des nuances, illustrant la forme d’engagement préalable des pères et de leur partenaire à l’égard de l’allaitement et montrant que les couples choisissant le non-allaitement avant la naissance sont moins engagés à l’égard de l’allaitement. Ces couples sont plus en mesure de se distancier des messages médiatiques, de l’entourage et des professionnels de la santé et n’en ressentent pas la pression, choisissant plutôt en fonction de ce qui leur semble bon pour le bien-être de leur famille.

Alors que les études antérieures avaient permis d’identifier deux trajectoires de décision de non-allaitement, soit celle prise avant la naissance et celle du sevrage précoce, la présente étude, décrivant trois trajectoires, distingue l’expérience des pères et de leur partenaire ayant pris cette décision avant la montée laiteuse de ceux l’ayant prise dans le premier mois de vie de l’enfant. Ces derniers sont plus nombreux à ressentir des sentiments de culpabilité et d’échec de ne pas s’inscrire dans une norme sociale, et sont plus sensibles aux jugements perçus, ce qui a aussi été noté par Crossley (2009).

Les résultats de cette étude ont permis de mettre en évidence trois enjeux auxquels font face les pères qui choisissent d’alimenter leur enfant autrement dans une société prônant l’allaitement maternel. Le premier de ces enjeux porte sur l’organisation sociale de l’enfance et de la parentalité. Tous les messages auxquels sont exposés les nouveaux parents (véhiculés par les médias ou les professionnels de la santé) les confrontent au discours social sur ce que signifie aujourd’hui être un bon parent (Bayard, 2011; Holmes, Delgado et Perron, 2009; Lee, 2007a; 2007b). Très souvent, l’allaitement est présenté dans ces messages comme la forme d’alimentation qu’adoptent les parents qui veulent ce qu’il y a de mieux pour leur enfant. Sans vouloir nous inscrire en faux contre ce discours, nous souhaitons souligner son aspect réducteur qui ne tient pas compte de la variété d’expériences parentales. Ainsi, des circonstances physiologiques, émotives et sociales peuvent influer sur la réussite de l’allaitement. Les pères signalent le poids du jugement de la société lorsqu’ils choisissent, pour diverses raisons, le non-allaitement et leurs efforts pour camoufler leur décision, soit en allaitant immédiatement après la naissance ou en ne consultant pas lors de difficultés, et ce, afin d’être acceptés socialement. Cette pression sociale semble particulièrement ressentie par les pères vivant le sevrage précoce de leur enfant. Le discours social ne semble pas nécessairement prédisposer les parents à allaiter plus, mais plutôt à se méfier des professionnels de la santé ou des membres de leur entourage qui les jugent. Les pères, tout comme les mères de l’étude de Sheehan, Schmied et Barclay (2009), souhaiteraient que les professionnels de la santé ne jugent pas leur décision, qu’ils prennent en compte leurs besoins individuels et qu’ils reconnaissent leurs expériences personnelles.

Le deuxième enjeu a trait à l’idéalisation de l’allaitement comme un processus naturel, entre autres dans les documents remis aux parents, ce qui semble éliminer la notion d’apprentissage. Les pères et leur partenaire se trouvent ainsi pris au dépourvu devant les difficultés que peut poser parfois le démarrage de l’allaitement. Là encore, le cadre sociétal qui valorise, entre autres, l’accomplissement et le succès personnels influe sur les perceptions d’efficacité des parents, qui se culpabilisent devant les difficultés et le sevrage qui en découle.

Le troisième enjeu porte sur l’allaitement comme obstacle à l’accessibilité à l’enfant. Bien que le père puisse trouver la relation entre la mère et l’enfant allaité extraordinaire et l'encourager, le moment où il peut donner le biberon à l'enfant est perçu comme l'occasion, pour lui aussi, d'établir ce lien privilégié qui jusque-là avait été réservé à la mère. Il faut noter le caractère hautement symbolique, relevé par quelques pères, de l'alimentation : nourrir l'enfant soi-même est perçu comme alimenter la vie de cet enfant. Là encore, on peut s’interroger sur la portée du discours social qui, en prônant l’allaitement comme réponse « absolue » aux besoins de l’enfant, a mis en veilleuse les autres besoins de l’enfant, tel être touché ou réconforté, et les manières d’y répondre, accessibles cette fois aux deux parents.

Conclusion

Cette étude portant sur l’expérience des pères de l’alimentation de l’enfant dans une société prônant l’allaitement a permis d’identifier les trajectoires de décision d’un mode d’alimentation autre que celui promu par le courant social. Les facteurs soutenant la décision d’alimenter autrement, de même que les effets perçus par les pères sur leur rôle au sein de la famille, la qualité de la vie familiale et les services professionnels à leur égard posent différents angles de réflexion. D’une part, il appert que les messages de santé publique n’atteignent pas les pères et leur partenaire ayant pris la décision de non-allaitement avant la naissance. Ces parents fondent leur décision sur la tradition, leurs expériences et leurs croyances personnelles. D’autre part, ces mêmes messages, transmis par les médias, les professionnels de la santé, l’entourage des parents et l’environnement même des services (les pancartes sur les murs, par exemple), induisent régulièrement des sentiments d’incompétence chez les parents ayant rencontré des difficultés d’allaitement. L’initiation à la parentalité se déroule alors dans un climat tendu sur le plan conjugal, où le plaisir de la découverte de l’enfant est évacué. Ces résultats nous amènent à recommander que le marketing social autour de l’allaitement soit reconsidéré, entre autres en nuançant le langage utilisé. Un marketing plus global autour de la parentalité permettrait d’introduire des messages encourageant diverses formes d’interactions père-enfant, tel le massage du bébé. Il s’agit ici d’influer sur la perception des pères selon laquelle l’alimentation de l’enfant est le principal, sinon le seul vecteur de création d’un lien privilégié père-enfant. Enfin, la formation des professionnels de la santé doit inclure des espaces de réflexion à propos de leurs pratiques à l’endroit des parents. Il s’agit de se demander comment les croyances et les attitudes actuellement véhiculées dans la société et par les professionnels de la santé soutiennent le pouvoir d’agir des parents sur leur propre vie. Car peut-on vraiment faire la promotion d’un choix de santé au point de négliger les besoins de ceux qui ne s’y conforment pas?