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Les attentes des dispositifs d’insertion

La formatrice-accompagnatrice (conseillère) en insertion doit transmettre des savoirs – sociaux, professionnels ou les deux – en entretien individuel ou en groupe (généralement constitué de 15 personnes). Le métier de formatrice-accompagnatrice s’exerce avec des personnes sans emploi. La notion d’insertion que j’ai trouvée et qui m’apparaît le mieux illustrer la conception initiale est la suivante :

[…] un mode original d’intervention et qui se donne avec le contrat une méthodologie : construire un projet qui engage la double responsabilité de l’allocataire et de la communauté. […] L’article premier de la loi 1988 [du Revenu Minimum d’Insertion] contient cependant une ambiguïté fondamentale « l’insertion sociale et professionnelle » des personnes en difficultés… Insertion sociale ou professionnelle ? Cette formulation a donné lieu à des vifs débats lors de l’élaboration de la loi. […] Ces deux modalités d’insertion ouvrent sur deux registres différents d’existence sociale. L’insertion professionnelle correspond à ce que l’on a appelé jusqu’ici l’intégration : retrouver une place entière dans la société, se réinscrire dans la condition salariale avec ses servitudes et ses garanties. En revanche une insertion purement sociale ouvre sur un registre original d’existence qui pose un problème inédit.

Castel, 1995 : 696-697

Ainsi naissait, impulsé par un gouvernement socialiste, un nouveau secteur professionnel en France.

Le premier dispositif de formation professionnelle est apparu en France au début des années 1980 pour des jeunes sortis du système scolaire, sans qualification professionnelle, souvent tributaires d’une résidence en banlieue et relevant de l’illettrisme. Il fut donc décidé de leur donner « une deuxième chance ». Des structures d’accueil pour jeunes virent le jour : les Missions locales ou Permanences d’accueil, d’information et d’orientation. Ces structures devaient permettre aux jeunes l’accès à des stages de formation axés sur la pédagogie du projet et s’appuyant sur l’alternance en entreprises pouvant leur permettre d’aller jusqu’à l’obtention d’une qualification professionnelle.

Dans ce contexte socioéconomique, la formatrice-accompagnatrice doit éduquer – au sens d’educare, c’est-à-dire accompagner – socialement et/ou professionnellement, tout particulièrement ces jeunes âgés de 16 à 25 ans[1]. Mais progressivement de nouveaux dispositifs ont vu le jour à la suite de la montée du chômage de masse en France. Ces stages s’adressaient à une grande partie de la classe ouvrière, les « sans qualification professionnelle », les personnes de niveau primaire ou analphabètes. Aujourd’hui, tous les allocataires de minima sociaux sont concernés.

Mon expérience professionnelle dans le domaine de l’insertion sociale et professionnelle a commencé en 1984, dans l’agglomération lyonnaise (les banlieues lyonnaises telles que Vaulx-en-Velin, Vénissieux[2], Givors, Villeurbanne, Bron, Saint-Genis-Laval), communes ayant toutes des quartiers dits « défavorisés ou sensibles ». Mais Lyon, la deuxième ville de France, n’en est pas exemptée, car, aujourd’hui, je travaille dans le quartier de la Duchère dans le IXe arrondissement où de nombreuses « barres » d’habitation de 15 étages surplombent la ville de Lyon. Ces « barres », construites dès les années 1960, ont accueilli dans l’urgence les rapatriés d’Algérie (les « pieds-noirs »), puis les migrants. Aujourd’hui, elles servent surtout à reloger toute la population précaire relevant des minima sociaux ; population qui ne peut choisir son lieu d’habitation. Et, paradoxalement, dans ce quartier dit en « développement social », s’est imposée depuis peu de temps, au nom de la mixité sociale et de la problématique « banlieue », la destruction de quelques « barres » (environ 500 logements sociaux supprimés) pour laisser place à une nouvelle classe sociale : celle qui a les moyens d’accéder à la propriété. Cette politique a comme optique de diluer les problématiques dans l’espace (politique territoriale). Cependant, la France se heurte à des difficultés pour répondre aux demandes de logement. D’abord, le quota de construction de logements sociaux n’est pas respecté par les villes : il y en a plus qui sont détruits que construits. Ensuite, le logement privé sélectionne ses locataires et exige des garanties, comme un contrat à durée indéterminée et des garants, alors que nous savons qu’en France, plus de la moitié des salariés sont embauchés sous contrats de travail éjectable, à durée déterminée ou par mission. Cette population sur ce quartier de Lyon s’entend dire indirectement de faire place aux nouveaux riches, car la vue est belle sur la Duchère. Et je n’ose imaginer comment cette promiscuité dans ce quartier va être vécue dans les quelques années à venir.

Après plus de vingt ans d’expérience auprès des différents publics précités en politique d’insertion sociale et/ou professionnelle française, voire européenne (car mon emploi est subventionné indirectement par les Fonds sociaux européens), il est temps d’en faire une analyse critique. Cette analyse permettra d’expliquer en partie, sans l’excuser, mais sans la diaboliser non plus, avec les événements sociaux récemment vécus en France qui ont été médiatisés dans le monde, soit l’explosion des banlieues françaises de novembre 2005[3]. Cependant, ces jeunes révoltés contre cette injustice sociale ont pourtant été majoritairement absents lors des manifestations étudiantes en France au printemps 2006 (manifestations étudiantes suivies par la majorité des syndicats français), contre le contrat première embauche (CPE) destiné aux moins de 25 ans. Ce contrat de travail précaire qui prévoyait une période de deux ans d’essai dans toutes les entreprises françaises, permettant à l’employeur de mettre fin au contrat, sans être obligé de se justifier[4].

Constats obligés

Mon impression est que les étudiants français viennent à peine de prendre conscience de l’état actuel du marché du travail et de ses perspectives d’avenir, à savoir que nous retrouvons de plus en plus dans les minima sociaux des BAC[5] + et que si, dans les deux ans suivant leur sortie du cursus universitaire ou de technicien, ils n’ont pas trouvé d’emploi dans leur domaine, ces allocataires du revenu minium d’insertion[6] devront passer outre leur(s) diplôme(s) et accepter les contrats aidés au SMIC[7] (8,24 € brut équivalent à 12,69 $ canadiens) et à temps partiel. Par conséquent, la qualification professionnelle donnant un salaire de départ correspondant à des années d’études ne fonctionne plus en France.

Par contre, dans les banlieues, la politique d’insertion sociale et professionnelle, réservée aux jeunes et aux adultes depuis 1981, nous a conduit à une révolte, à un ras-le-bol, à de la haine institutionnelle (contre la police, l’école, les gymnases…). Il faudra bien que l’État français reconnaisse que ses politiques sociales et de l’emploi n’ont pas fait de miracle ; elles n’ont pu que servir de tampon, à maintenir le couvercle le plus longtemps possible avant cette explosion. Cette nouvelle jeunesse est née précaire et vit l’insécurité sociale permanente. Disons que ce que décrit Majid Rahnema dans son livre Quand la misère chasse la pauvreté est devenu une évidence pour ces jeunes précaires français, surtout ceux issus de l’immigration et des banlieues, et pour le professionnel qui se pose des questions sur le sens de sa pratique :

C’est dans ce contexte que la société met au point tout un ensemble de stratégies à caractère social, éducatif, économique, sanitaire, etc., de mesures de persuasion et de dissuasion, de programmes de formations, de rééducation et d’intégration sociale, pour « moderniser » les pauvres, les transformer en sujets de désirs et de besoins. L’assistance sociale proprement dite sera alors plus considérée comme la bouée de sauvetage jetée çà et là pour donner une chance de survie à des bouches inutiles : elle sera transformée en instrument dynamique et préventif incitant à alimenter la machine productive.

Rahnema, 2003 : 256

De plus en plus de jeunes sont condamnés à rester au moins jusqu’à l’âge de 30 ans dans leur famille. Ils ont eu le temps de voir arriver les lois sécuritaires comme celle qui interdit aux mineurs de se rencontrer après 22 heures dans les allées d’immeubles, sans qu’aucune mesure éducative leur soit proposée et sans que l’on cherche à comprendre pourquoi ces jeunes sont dehors. Ils ont vu la police faire des délits de faciès[8], les accuser d’outrage et rébellion[9] et ils les ont vu arriver avec leur flash-ball[10], armés comme des cow-boys. Et comment ne pas réagir quand vous êtes toujours suspecté d’être quelqu’un de malhonnête, de fraudeur des caisses de redistribution sociale, de feignant ou de travailleur au noir, de trafiquant ou receleur, car, forcément, « le manque » entraîne plus facilement certaines personnes ou familles dans l’illégalité que les nantis. Quoique certains nantis en France sont peut-être les plus à même de consommer de la drogue, permettant aux petits revendeurs de quartiers d’en vivre (trafic de drogue, contrefaçon…). Cependant, faire partie d’un trafic les amène bien souvent à remplir nos prisons et à accentuer leur précarité car, en prison, il n’y a pas d’aide sociale, soit ils ont de l’aide financière extérieure, soit ils sont à la merci du plus fort.

[Ces jeunes] interrogent sur les instances de socialisation, mais aucune ne peut leur répondre. Ils posent une question transversale dont on peut dire que c’est la question de leur intégration, qui se décline selon de multiples facettes : par rapport au travail, au cadre de vie, à la police et à la justice, aux services publics, à l’éducation… Problème de place, d’avoir une place dans la société, c’est-à-dire, à la fois et corrélativement, une assise et utilité sociale.

Castel, 1995 : 684-685

Autre constat : le statut social dans la société française a pris une place importante et déterminante. Le statut catégorise et stigmatise la population par l’attribution de différentes aides sociales autorisant l’accès à des contrats de travail aidés. Cette stigmatisation a des conséquences sur le comportement des personnes parce que nous observons une impossibilité de réaliser un projet de vie ou un retour au travail. Aujourd’hui, nous pouvons parler d’insertion à perpétuer, c’est-à-dire qu’une personne est allocataire du RMI, puis elle va accéder à un contrat de travail de six mois en contrats aidés ou non, à la sortie de son contrat à durée déterminée (CDD), elle percevra de l’assurance-chômage calculée sur son salaire brut cotisé, excluant les primes, à la hauteur de 57 % et, si elle n’a pas pu trouver un autre emploi au bout de sept mois, elle retournera dans les minima sociaux qui correspondent à 430 ?/mois (659 $ canadiens) pour une personne seule (le seuil de pauvreté européen se situant à 774 ?/mois[11]). En conclusion, treize mois plus tard, le précaire de l’emploi retrouve son statut social de départ. Cette précarité permanente finit par entraîner des comportements d’isolement et de repli sur soi qui engendrent un manque de confiance, des sentiments de peur, de colère, de frustration, d’échec et d’exclusion.

Les conséquences psychiques de l’exclusion […] plongent […] les victimes dans une sorte de stupeur ou « neutralité émotionnelle ». Or cette neutralité n’est pas inconnue en psychologie, elle caractérise l’état dit de déconstruction cognitive, qui précède le suicide. […] D’ailleurs, le sociologue Émile Durkheim n’attribuait-il pas déjà le suicide à des formes d’exclusion sociale ?

Twenge, Catanese et Bauneister, 2003 : 14.

Il est difficile, en quelques lignes, de faire une analyse historique de plus de vingt-cinq ans de politiques de l’emploi françaises et de mesures d’insertion sociale et/ou professionnelle sur des territoires dits « zones sensibles », en développement social, etc. Cependant, mon analyse ne peut s’arrêter aux conséquences de ce que la précarité peut développer en termes d’exclusion et de déconstruction cognitive sur toutes les classes d’âge. Il semblerait que tous ces comportements soient liés à une même condition : la précarité. Cette précarité structurelle est la conséquence de la gestion de la main-d’oeuvre, de l’organisation du travail (les actifs en activité) et de la gestion du chômage (les actifs sans activité) de la France et de l’Europe qui favorisent ces dispositifs. Il apparaît aussi que les emplois aidés (défiscalisés ou subventionnés) appellent à limiter presque tous les salaires au SMIC des non-cadres, le reste étant payé en primes et donc non cotisé, ce qui augmente la dette financière de notre Sécurité sociale qui n’a pas fini de s’accroître avec les derniers contrats de travail pour les plus de 50 ans[12] et les zones franches urbaines[13] dans les banlieues permettant l’embauche de salariés sans cotisation sociale patronale.

L’insécurité sociale et financière est totale pour les précaires et le fonctionnement des institutions sociales françaises de redistribution provoque des ruptures financières dans les foyers quand il faut passer de l’assurance-chômage aux minima sociaux (RMI). Il faut donc montrer document sur document et réunir moult dossiers pour obtenir la prise en charge. Il vaut donc mieux être accompagné d’un travailleur social que de naviguer seul avec toutes les attentes des uns et des autres. Cependant, le demandeur d’emploi ou la famille sollicitant une aide sociale ne sont admis que si l’insertion sociale et/ou professionnelle a été objectivée, c’est-à-dire contractualisée par écrit dans un contrat d’insertion. Pour les assurés percevant du chômage, il faut justifier toutes les recherches d’emploi mises en oeuvre auprès de leur Agence locale de l’emploi, au risque de perdre toute ressource financière. Cette évaluation est laissée aux professionnels de ces agences.

Mais si l’État français avait admis depuis longtemps que le chômage est structurel, il ne ferait pas reposer la faute sur le chômeur, sur les précaires. Et il n’aurait pas inscrit dans sa loi de décembre 2003 la demande aux travailleurs sociaux et professionnels de devenir les contrôleurs de ces précaires au nom de l’État, même si la commande est sous-traitée à des associations depuis le début de l’insertion, comme c’est mon cas. Il nous est demandé de les « dénoncer » et cette dénonciation peut aller jusqu’à couper les droits à certaines personnes :

  • démobilisées, n’ayant pas eu de réponse à leur recherche d’emploi, ayant eu des échecs aux entretiens d’embauche, aux périodes d’essai, lors de leur licenciement, ne croyant plus en leur chance de trouver un emploi ;

  • touchées par les injustices sociales (ayant des problèmes de justice et d’endettement…) ;

  • marginales, conscientes des excès de la consommation, mais qui n’ont pas poussé leurs démarches jusqu’à l’ascétisme, le vagabondage se limitant à un logement et très peu d’achats.

Quand l’orientation politique s’oppose à mon éthique professionnelle

L’éthique de mon secteur, le secteur associatif, a toujours été de prendre la personne dans sa totalité, l’emploi n’étant qu’une partie de son projet de vie. Cette éthique et la pratique professionnelle qui en découle étaient liées, au moins en théorie, à une politique globale d’émancipation des personnes. Cette éthique n’est visiblement plus à l’ordre du jour dans les politiques de l’emploi ; elle semble même totalement en opposition. Les propos du directeur régional de l’ANPE[14] l’illustrent assez bien. Évoquant le non-renouvellement des conventions entre l’ANPE et des organismes associatifs de formation, M. Lescure explique : « Il faut bien comprendre que nous sommes en train de passer d’un monde associatif à un marché, sur lequel des entreprises vont devoir se regrouper pour faire des économies d’échelle » (Lescure, cité dans Le Progrès, 2006 : 3).

Dans cette logique-là, les personnes ont disparu, l’essentiel est de remettre à l’emploi et au moindre coût tous ceux qui n’y sont pas. Il faut que les statistiques du chômage atteignent les 5 % pour rendre crédible la France auprès de l’Union européenne. Leur projet et leurs désirs n’ont aucune importance. Aujourd’hui, le dispositif de l’insertion professionnelle a été séparé de l’insertion sociale, nous devenons donc soit des prospecteurs placiers, soit des assistants sociaux ayant à charge toutes les personnes repérées inaptes à l’emploi.

Il m’est donc difficile dans ces conditions de permettre la liberté du choix professionnel et de mouvement telle que l’avait définie Edouard Bernstein en 1899 dans son livre le Socialisme théorique et sociale démocratie pratique, en affirmant que :

Le libéralisme avait pour mission historique de briser les liens dont l’économie et les institutions du moyen âge ont ligoté le progrès social. […] Qu’il [le libéralisme] se soit révélé, en premier lieu, sous l’aspect d’un libéralisme bourgeois, cela n’empêche pas, de fait, d’exprimer un principe social général beaucoup plus large dont l’aboutissement sera le socialisme.

Bernstein, cité dans Baslé, Chavance et Léobal, 1998 : 270

Il s’explique en précisant que :

Le socialisme ne peut pas créer une contrainte nouvelle quelle qu’elle soit. L’individu doit être libre – non pas dans le sens métaphysique comme le rêvent les anarchistes, c’est-à-dire libre de tout devoir envers la communauté [ou envers son semblable], mais libre de toute contrainte économique dans ses mouvements et dans le choix de sa profession.

Bernstein, cité dans Baslé, Chavance et Léobal, 1998 : 270

Il conclut qu’une « liberté semblable n’est possible pour tous qu’au moyen de l’organisation. Et c’est dans ce sens que l’on peut appeler le socialisme : le libéralisme organisateur » (Bernstein, cité dans Baslé, Chavance et Léobal, 1998 : 270).

Le terme « libéralisme organisateur » mérite que nous nous y arrêtions. Qui dit organisateur dit souvent politique, or le texte cité appartient à un ouvrage présentant les fondateurs de pensées économiques. Nous voyons que l’économie et le politique se confondent souvent. Et c’est sûrement pourquoi les auteurs de ce livre ont retenu cette pensée comme une pensée économique, cela sous-entend aussi que le « libéralisme organisateur » peut être un choix politique qui nécessite en France et en Europe de revoir la redistribution sociale organisée uniquement sur la valeur du travail salarié. Plus précisément, il nous faudrait reconnaître l’activité sociale qui précède, bien souvent, le professionnalisme, parce que l’activité laisse le temps à l’apprentissage de la maîtrise, surtout quand il n’y a pas d’emploi ; elle permet de limiter l’isolement et d’être socialement intégré. Mais il est nécessaire que le revenu soit un droit égalitaire, à un niveau décent et qu’il ne maintienne pas les personnes en état de survie, dans une catégorisation sociale stigmatisante.