Les comptes rendus

Injustices. L’expérience des inégalités au travailFrançois Dubet, Valérie Caillet, Régis Cortéséro, David Mélo et François Rault Paris, Seuil, coll. « H.C. Essais », 2006, 490 p.[Notice]

  • Céline Bellot

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  • Céline Bellot
    École de service social, Université de Montréal

Dans ce livre, François Dubet et ses collègues se sont placés au coeur du monde du travail, pour en saisir les injustices. En effet, ce livre est l’aboutissement d’une grande enquête menée auprès de différentes catégories de travailleurs en France, des cadres aux caissières de supermarchés, des travailleurs de la construction aux chargés de cours à l’université. Pas moins de 300 entretiens individuels et plus de 1 000 questionnaires constituent le matériau de cette recherche. Or, avec ce volume de données, les auteurs ont su dans ce livre respecter l’expérience de l’injustice, nommer la souffrance des individus et montrer comment derrière chaque geste, chaque évènement, chaque situation, chaque interaction, un sentiment d’injustice peut naître. Pourtant, malgré ce travail de cartographie minutieuse, ce livre n’est pas un simple récit des malheurs au travail. En replaçant la question de l’injustice au coeur d’une compréhension complexe des inégalités sociales, les auteurs parviennent à révéler les tensions paradoxales entourant l’expérience du travail entre satisfactions et insatisfactions que vivent les acteurs sociaux. En effet, témoigner de l’injustice, c’est aussi dire ce qu’est la justice. Et c’est dans ce mouvement dynamique entre justice et injustice que se placent les auteurs. Exposant les principes fondamentaux de justice que sont l’égalité, le mérite et l’autonomie, les auteurs vont montrer comment l’équilibre entre les trois est précaire. Comment chaque principe peut faire l’objet d’une critique, puisque réalisant une inégalité : l’égalité versus l’égoïsme, le mérite versus le favoritisme, l’autonomie versus l’égalitarisme. En cela, chaque expérience sociale peut devenir injustice et les entretiens foisonnent de contradictions : entre des individus qui souhaitent la promotion de l’égalité, tout en réclamant la reconnaissance de leur mérite, entre des individus exprimant la disqualification dont ils font l’objet par d’autres employés au statut plus valorisant, tout en disant aimer ce travail pour ses relations humaines. Finalement, ce récit de l’injustice, avec toutes ces contradictions et critiques produit un regard pessimiste d’un monde du travail empreint d’injustices. Ainsi, le monde est injuste, mais pas tout à fait de la même façon pour tout le monde. Les positions sociales constituent une clé de distinction, mais là encore les perspectives s’embrouillent. L’analyse des injustices tient plus des individus que des structures sociales, de sorte que les auteurs parlent « de classes sans société ». Et tel est le mérite de cette enquête minutieuse, qui certes peut parfois essouffler le lecteur. Montrer comment l’injustice, ou le sentiment d’injustice, s’individualise au point que tout individu peut témoigner de son expérience tout en la relativisant puisque personne ne souhaite réellement se définir comme victime. Devant cette fragmentation, cette atomisation de l’injustice, il devient difficile de penser l’action collective, la défense des droits et la transformation des rapports sociaux dans le monde du travail. Tout au plus, les critiques sont globales et portent sur le système : libéralisme, Europe, mondialisation…. Le constat peut être déprimant, néanmoins, les auteurs tentent ultimement de faire valoir que si l’injustice s’individualise au point de faire disparaître toute idée collectivement partagée de la justice, elle oblige aussi les individus à donner eux-mêmes un sens à la justice afin de devenir des personnes justes dans un monde qui a cessé de l’être.