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De l’importance que les médicaments ont pris dans les soins et l’intervention sociale, comme de la diversité des regards pouvant être portés sur ce phénomène, le présent ouvrage devrait suffire à convaincre ceux qui en doutent encore. Les médicaments, en effet, contribuent largement à la recomposition des relations de soins, à la définition du normal, à la désinstitutionnalisation, ainsi qu’à l’émergence des pratiques dites d’accompagnement. C’est particulièrement manifeste dans le champ de la santé mentale, mais c’est également vrai dans les soins de santé physique et la maladie chronique, la réadaptation sociale et les troubles de comportement. Les médicaments sont nombreux et largement diffusés ; certains sont même prescrits à des personnes qui ne sont pas malades, en vue d’accroître leur performance, surmonter des difficultés, prévenir les échecs. Ils contribuent plus largement encore à redessiner les rapports des individus à soi et aux autres dans la société contemporaine, dont ils sont de bons révélateurs.

Sur cette place qu’occupent aujourd’hui les médicaments, deux thèmes sont particulièrement explorés dans ce livre, autour desquels sont regroupés les chapitres. Le premier thème se rapporte au médicament comme instrument de socialisation. La consommation en hausse des antidépresseurs et des psychotropes répond aux exigences d’adaptation permanente et de performance auxquelles sont soumis les individus dans une société individualiste. Les médicaments permettent de répondre à ces attentes, de normaliser les comportements ou de favoriser une certaine intégration sociale. Ce sont à la fois des instruments de transformation de soi et de contrôle social, et si leur prescription se fait au nom de l’autonomie de l’individu, cette autonomie se mesure souvent par la capacité de l’individu de répondre aux attentes, de gérer ses symptômes et ses comportements, et de bien fonctionner en société. Le second thème concerne la complexité des usages des médicaments et la modification des raisonnements thérapeutiques et des logiques de prescription en fonction des contextes institutionnels et sociaux. Sont ainsi examinés différents phénomènes, comme le fait que les médecins généralistes sont de plus en plus appelés à traiter des problèmes tels que la dépression, l’accès grandissant des patients au savoir médical et leur réinterprétation de ces savoirs, la tension entre la standardisation des pratiques médicales et l’individualisation des approches et des traitements. Dans ces différentes situations, le médicament apparaît simultanément comme un instrument d’autonomie, sinon de reprise de contrôle sur sa vie par le patient, et comme un instrument de régulation des comportements, de médicalisation ou de réduction de l’individu à son être biologique.

Deux grands déplacements sont repérables. D’abord dans la relation entre le médecin et son patient. Ce dernier est non seulement plus informé sur la maladie et les traitements, mais il est de plus en plus invité à devenir un « acteur » de sa santé. Il doit consentir, mais aussi se prendre en main, être actif, s’occuper de sa médication notamment, surveiller ses symptômes, réorganiser sa vie de manière à favoriser sa santé, etc. Les médicaments favorisent cette responsabilisation du malade. La capacité du patient à avoir accès à l’information, à comprendre son diagnostic et les traitements, à les réinterpréter en fonction des dimensions de son expérience que le médecin prend peu ou pas en considération, et à déroger aux conduites que l’on attend de lui sont devenus des enjeux centraux dans l’univers des soins. Le deuxième déplacement, lié au premier, touche au rapport entre le normal et le pathologique. C’est en fonction, d’une part, de la capacité des individus à être autonomes, à s’adapter aux exigences sociales, à adopter les « bons » comportements, et, d’autre part, de la disponibilité de médicaments pouvant réguler ces conduites et prévenir les comportements dysfonctionnels que la normalité se redéfinit. On le voit bien à propos de la dépression ou de la désinstitutionnalisation des personnes psychiatrisées. On l’observe également à propos de la maladie d’Alzheimer, où les critères diagnostiques et l’étiologie même de la maladie sont reformulés en fonction des perturbations comportementales de la personne. Des maladies sont ainsi définies par leurs symptômes, sur lesquels des médicaments peuvent agir, plutôt que par leur étiologie.

Les études rassemblées dans cet ouvrage permettent ainsi de dépasser les analyses de la consommation de médicaments comme réponse à un besoin (il n’y a pas simple adéquation entre un médicament et une pathologie), ainsi que les études centrées uniquement sur l’observance (compliance en anglais) des prescriptions par les patients, sans prise en compte de la négociation avec le médecin, des contextes institutionnels, des intérêts professionnels et économiques et de l’ambiguïté d’une norme comme l’autonomie. Elles permettent de poser et d’approfondir la question du sujet, les médicaments participant de la transformation du rapport de l’individu à soi, aux autres et aux normes dans le monde contemporain.