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Introduction : pratique de médiation ou pratique médiatrice ?

Le concept de médiation renvoie à diverses significations (Guillaume-Hofnung, 2007 ; Ion, 2006). La médiation désigne en effet « tantôt une activité spécifique, un “mode non décisionnel” de traitement des conflits entre particuliers […] ; et tantôt, de façon extrêmement vague, elle vient nommer toute pratique de mise en relation, et son acception devient alors quasiment infinie » (Ion, 2006 : 127). Il existe en outre plusieurs approches de la médiation, telle que l’approche nominaliste, qui renvoie à l’ensemble des pratiques de médiation qui se revendiquent comme telles, l’approche substantialiste, qui se définit par l’atteinte d’objectifs précis, et l’approche normative, qui souligne la posture du tiers dans la médiation (Faget, 2005). Ces interprétations diversifiées sont étroitement associées à l’accroissement de l’usage de la médiation dans divers secteurs de l’activité humaine (public, privé, communautaire, etc.) en raison du développement de modes alternatifs de règlement de litiges depuis le début des années 1980 (Guillaume-Hufnung, 2007 ; Six, 1990). Ces multiples significations ont cependant pour dénominateur commun que la médiation vise, dans tous les cas, l’atteinte d’objectifs transformationnels précis, qu’il s’agisse d’une résolution de conflits ou encore d’un rétablissement du lien entre des personnes ou des institutions.

Le travail social n’est pas exempt d’une telle polysémie quant au concept de médiation. Mantle (2002) souligne que pour cette discipline, la notion de médiation se réfère à la fois aux compétences générales que possède le travailleur social, à une méthode d’intervention dans le cadre d’une approche particulière ou encore à une pratique auprès de divers groupes ou clientèles. Pourtant, qu’elle se réfère à des habiletés liées à la médiation (capacité à considérer les facteurs environnementaux, politiques, sociaux et économiques des situations [Martin et Douglas, 2007], capacité à soutenir l’autonomie des individus [Flynn, 2005], compétences professionnelles à la résolution de conflits [Edwards, 1996], capacité à analyser les liens entre des individus et des institutions) ou encore à des modèles qui prescrivent des façons de conduire la médiation (médiation familiale, médiation de quartier, etc.), il appert que la tendance actuelle en travail social soit de réduire la médiation et les compétences qui lui sont liées à la seule finalité instrumentale, finalité entendue principalement comme modalité de négociation et de résolution de conflits. Une telle conception peut être qualifiée d’instrumentale dans la mesure où la médiation en travail social ne devient nécessaire que lorsque des conflits se présentent ou lorsqu’une rupture de communication a lieu.

Le présent article propose d’explorer la médiation au-delà de ses finalités instrumentales en la considérant comme une composante essentielle de toute intervention sociale. Plutôt que d’être comprise comme l’une des pratiques du travail social, nous proposons de lui donner le statut de fondement pour toute pratique à la frontière de l’espace privé et de l’espace social et ayant une finalité sociale de transformation. Ainsi conçue, la médiation constitue le coeur de toute intervention sociale et fait de tout travailleur social un médiateur.

Après avoir présenté deux principales conceptions de la médiation sous-tendant la perspective ici adoptée, un modèle théorique permettant d’articuler et de réfléchir les médiations particulières du travail social sera exposé. Ce modèle jette un éclairage nouveau sur la pratique professionnelle du travail social et permet de donner sens au caractère multifinalisé et complexe de cette pratique qui a tant de mal à se définir (Couturier et Legault, 2002). Il sera alors possible de saisir dans toute son importance le rôle déterminant du travailleur social dans le processus de mise à distance et de transformation du rapport qu’un usager entretient avec le monde, rapport marqué par une disqualification et une exclusion sociales.

D’une conception instrumentale vers une conception dialectique de la médiation

Une analyse rigoureuse de la conception instrumentale de la médiation, entendue comme mode de négociation et de résolution de conflits, permet d’élucider la fonctionnalité fondamentale de la médiation. Six mentionne que la négociation renvoie à « un processus qui permet à deux ou plusieurs parties en présence dont les intérêts s’opposent de trouver un accord à travers des entretiens directs entre les représentants de ces parties » (1990 : 144). Dans le cadre d’une négociation, le médiateur fournit une aide pour parvenir à un accord, à un consensus, pour déterminer les conditions d’un échange, et pour favoriser une meilleure coopération. Le rôle du médiateur peut alors apparaître réduit à celui de « servant » de la négociation (Ibid.), occultant du coup le rôle primordial du médiateur dans la transformation du rapport entre les parties. En outre, la médiation ne saurait être définie uniquement en termes de processus de résolution de conflits puisque ce serait la limiter à une modalité particulière d’intervention en situations a priori conflictuelles. Or, Six prévient que « la médiation, au lieu de s’exercer en aval, après un conflit qui a éclaté, peut tout autant, doit tout autant, se réaliser en amont, avant même qu’un conflit n’est apparu » (Ibid., p. 161). Selon Six, il peut donc y avoir médiation sans l’existence d’une situation conflictuelle. Nous nous appuyons sur cette ouverture de Six pour affirmer que toute visée d’intervention se réalise sur un mode médiateur.

Cet auteur écrit plus précisément que la médiation consiste en une

Action accomplie par un tiers, entre des personnes ou des groupes qui y consentent librement, y participent et auxquels appartiendra la décision finale, destinée soit à faire naître ou renaître entre eux des relations nouvelles, soit à prévenir ou guérir entre eux des relations perturbées.

Ibid. : 165

La médiation vise ici à remettre en lien, à rétablir la communication entre deux parties, sinon en conflit, du moins en tension, et ce processus se réalise grâce à l’intervention d’une tierce partie. Cette tierce partie, par sa position extérieure, favorise une prise de recul et provoque une distance entre les sujets et une situation définie comme problématique, permettant à terme une meilleure objectivation du rapport qui s’était établi entre eux. Parce qu’elle agit comme intermédiaire entre deux éléments dont le rapport fait problème, la tierce partie permet le dégagement du sujet de cette immédiateté qui les liait jusque-là à une situation oppressante, de l’analyser de manière plus critique et de lui attribuer un sens différent. Si le travailleur social participe, en tant que tierce partie, à ce processus de transformation du rapport, c’est qu’il se pose structurellement dans une double extériorité. D’abord, celle du quotidien en inscrivant son action dans des systèmes d’intervention (dispositifs publics ou communautaires d’intervention) et ensuite celle liée au fait qu’il cherche à demeurer distant ou critique à l’égard de ces mêmes systèmes.

C’est donc la tierce personne en jeu dans toute médiation qui permet la transformation du rapport entre un sujet et une réalité problématique, en lui permettant de se dégager de « l’immédiat qui englobe et aliène » (Ibid. : 168). La médiation est en ce sens « un travail de liberté » (Ibid. : 169) et d’émancipation qui, selon nous, traverse toutes les pratiques du travail social. Adopter une telle conception émancipatrice de la médiation suppose plus fondamentalement que la médiation est constitutive de tout rapport que l’humain établit avec son monde social. Tout rapport social est en effet médiatisé (par la conscience, le discours ou le travail producteur) : tout être humain se construit en construisant la réalité dans le temps et dans l’espace et vise une certaine forme d’émancipation sociale. Suivant Kosik, nous croyons que

L’ensemble n’est pas immédiatement connaissable pour l’homme, même s’il lui est donné immédiatement dans la perception, la sensation et l’expérience. L’ensemble perçu directement est chaotique et obscur. Pour l’appréhender et le comprendre, l’analyser et l’expliquer, l’homme doit accomplir un détour : le concret devient compréhensible grâce à la médiation de l’abstrait, et l’ensemble grâce à la médiation des parties.

1970 : 25

La médiation permet ainsi au sujet la construction médiatisée de la réalité qui rend possible une meilleure compréhension du rapport au monde et lui permet de se dégager de la représentation de la réalité « qui passe pour la chose elle-même » (Ibid. : 14). Pour le travail social, cette conscience de « la projection de conditions historiques réifiées dans la conscience du sujet » (Ibid. : 14), transformée en capacité d’intervenir, explique comment une profession avec si peu de moyens peut faire la différence dans la vie de ses usagers. Kosik ajoute que c’est par la pensée dialectique, qui se réalise au sein de rapports sociaux, que la réalité peut être soumise à une analyse, puis une intervention, qui permet de saisir que ni le monde objectif ni les représentations ne sont en fait « objectifs », réifiés, mais qu’ils résultent plutôt des activités de production humaine, de la praxis sociale des sujets (Ibid.). La médiation dialectique favorise ainsi l’émancipation de formes premières et immédiates d’appréhension de la réalité pour favoriser le développement d’une pensée critique qui permet au sujet de se poser en rapport plus autonome et libre au monde. La question du rapport est donc capitale lorsqu’il s’agit de médiation puisqu’elle est en elle-même constitutive de ce rapport et de sa possible transformation. Elle s’avère plus qu’une pratique permettant la résolution de conflits, en ce qu’elle représente un mode d’appréhension de la réalité, en ce qu’elle permet l’établissement d’un rapport entre la réalité et le sujet, en ce qu’elle permet une intervention sur des problèmes qui cherchent à se fondre totalement dans une expérience globale où tout est si mélangé que le sujet ne sait ni ne peut retrouver son chemin.

Deux principales dimensions sont ainsi en jeu dans la médiation : l’une qui renvoie à une façon de se poser par rapport à la réalité et l’autre à un moyen permettant de transformer ce rapport. Lenoir (1993, 1996) décrit de manière très documentée ces deux types de médiation. En appui sur la pensée de Hegel, l’auteur s’inscrit dans une vision dialectique de la médiation et avance que le travail d’émancipation propre à la médiation s’apparente à un processus d’objectivation du réel qui se réalise à deux niveaux. D’abord, la médiation opère en créant une rupture entre un sujet et un objet. La distance ainsi occasionnée doit ensuite être comblée par le recours à un système objectivant de régulation, soit une médiation. Cette dernière comporte donc une dimension interne et une dimension externe. Lenoir précise que la médiation interne est partie intégrante du rapport liant le sujet à l’objet en ce qu’elle constitue une « modalité dans la détermination de la structure de l’objet, comme intermédiaire constitutif du sujet et de l’objet » (1996 : 22). Cela renvoie encore au fait que l’humain n’appréhende jamais la réalité en tant que telle, sans l’intermédiaire d’un outil de médiation, de sorte que toute appropriation d’un objet n’est en réalité qu’une « construction conceptuelle qui opère dans le sujet comme représentation mentale identique de l’objet » (Ibid. : 23). La médiation permet la détermination, dans l’esprit de l’individu, de la réalité objectivée. Cet élément conduit à la deuxième dimension de la médiation, la dimension externe, qui amène à « construire le sens de l’action cognitive du sujet » (Ibid. : 24). Par sa position extérieure, cette seconde médiation est porteuse des caractéristiques de certains éléments de la culture du sujet, notamment des normes sociales ou des idéologies. Dans cette perspective, Lenoir mentionne que la médiation est une fonction sociale visant à guider le sujet à saisir et décoder les signaux de son monde social.

La médiation, en tant que processus d’objectivation du réel, ne vise donc pas uniquement à objectiver un rapport à un objet précis, mais permet également à l’individu d’accroître son pouvoir, son autonomie et son émancipation à l’égard de l’effet de ce rapport sur sa conception du monde. Plus encore, par un tel processus, l’individu devient en mesure d’opérer une transformation de son rapport au monde. En ce sens, Lenoir signale que ce processus en est un « à la fois de constitution du sujet, qui l’engage dans un rapport social, et de la réalité objectivée qu’il produit, qu’il structure et à laquelle il reconnaît son appartenance, à partir de laquelle il assure sa reconnaissance en tant que sujet humain » (1996 : 22).

Médiation émancipatrice et travail social

Cette conception dialectique de la médiation permet de donner un sens au projet transformateur qui distinguerait la discipline des autres métiers relationnels (Couturier et Legault, 2002). La transformation en travail social n’est autre que la transformation du rapport de l’individu à la société. Les projets bien connus au sein de la profession que constituent l’empowerment, la capacité d’autodétermination, la défense des droits universels ou la transformation des conditions de vie reflètent cette dimension transformatrice d’un tel rapport. La valence de cette transformation est cependant tributaire de la prise de conscience chez l’intervenant du processus médiateur à l’oeuvre dans son intervention. En effet, la médiation permet tout à la fois la pression à la conformité du sujet aux normes sociales et son émancipation, au sens politique du terme. Cela démontre que la médiation est un processus formel qui n’a pas de connotation axiologique précise. Si le groupe des travailleurs sociaux souhaite le connoter suivant une valence émancipatrice, il doit faire de la médiation l’un des principaux objets de formation.

Pour les populations visées par le travail social, le rapport individu-société est marqué d’une inévitable tension entre inclusion et exclusion, normalité et anormalité, intégration et marginalité. Cette caractéristique particulière sous-tend toute la question du lien social, de l’échange social, de la réciprocité entre l’individu exclu et la société, de la transformation des rapports d’inégalités et des facteurs qui causent les conditions d’exclusion qui est centrale en travail social. Si la médiation émancipatrice rend possible l’objectivation, chez les populations cibles du travail social, d’un rapport marqué par une forte tension entre inclusion et exclusion, la médiation transformatrice du lien social permet de rattacher les individus hors normes à la société par le retissage de liens sociaux. Sur ce point, les travaux de Freynet (1994, 1995, 1998, 2000) offrent une base théorique intéressante permettant de comprendre davantage le rôle du travail social en termes de médiation.

La médiation transformatrice et le lien social

Pour Freynet (1998), la réponse à la question du lien social se réalise pour le travail social par trois registres : l’application de la règle, l’aide psychosociale aux personnes et la place de la personne dans la société. L’auteure met l’accent sur la fonction médiatrice du travail social qui permet d’articuler ces trois registres. En raison de sa position à la jonction des rapports existant entre les individus, la société et la communauté, le travailleur social favorise la création d’une ouverture permettant la transformation de ces divers rapports sociaux. Freynet suggère ainsi de déplacer l’intervention des manques à combler et des symptômes à traiter vers la restauration et l’amélioration de l’échange social, des interactions et des processus qui causent les conditions d’exclusion. Selon cette perspective, la médiation « n’est pas une modalité de gestion d’un état de fait, elle ne vise pas à une régulation sociale à la marge. Au contraire, il s’agit d’un mode d’action qui s’efforce de récréer des interactions positives entre jeunes [individus] et société » (Bondu, 1998 : 2).

Le schéma suivant illustre les médiations du travail social telles que Freynet les conçoit.

Source : Freynet, 2000, p. 100

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Le travail social se trouve pour Freynet au coeur d’une triple médiation dont les pôles se situent 1) dans les groupes d’exclusion, qui vivent dans des conditions précaires et se retrouvent disqualifiés sur les plans identitaire et social, 2) dans la société instituée, qui crée des normes définissant les critères d’inclusion et d’exclusion et produisant divers types d’exclusion (sociale, économique, professionnelle, etc.) et 3) dans la socialité locale, composée des nombreux réseaux locaux qui favorisent la participation des sujets à des prises de décisions collectives, à des échanges sociaux. La position que le travailleur social occupe à l’interface de ces pôles lui permet de les relier et offre la possibilité d’une transformation des rapports sociaux existants. Freynet indique que c’est à partir des « enjeux quotidiens de la vie locale » qu’il est possible « d’investir les espaces existants, de susciter de nouveaux espaces, de créer des occasions pour de nouveaux liens » (2000 : 101). La médiation se conçoit ici davantage dans une perspective d’intervention communautaire, comme l’auteure le souligne :

C’est au niveau local que peuvent s’opérer les micromédiations, s’ouvrir des espaces où les exclus se feront reconnaître et négocieront leurs conditions de vie, leur statut social et leur identité pour sortir de la relégation dans laquelle ils sont enfermés. Les médiations du travail social vont s’incarner dans des situations concrètes, porter sur des objets, s’inscrire dans un territoire.

1994 : 202

En somme, les médiations du travail social telles qu’elles sont conçues par Freynet permettent de mieux saisir la réponse complexe qu’offre le travail social. Cette réponse se formule toujours sous plusieurs registres en même temps concernant tout à la fois les rapports s’établissant entre les individus, les organisations locales et les institutions sociales. Puisqu’il se situe structurellement à l’interface de ces trois pôles et qu’il cherche lui-même à s’émanciper de leur force de contrôle social, le travailleur social est en mesure d’ouvrir des espaces nouveaux, d’introduire la négociation entre les pôles, de créer des possibilités nouvelles de transactions. Le concept de transaction est d’ailleurs central chez Freynet lorsqu’il s’agit de médiation. Elle mentionne que la transaction « permet d’explorer ces multiples ajustements et de comprendre comment ils contribuent à développer le lien social » (Ibid. : 181). Elle permet de se centrer sur les dynamiques sociales, sur la tension inclusion-exclusion, sur le processus de construction des rapports sociaux, sur l’espace interstitiel entre les exclus, les institutions et la communauté, et de considérer la place du tiers médiateur dans ces processus.

Médiation émancipatrice et médiation transformatrice du lien social : le travail social comme projet

Par ses registres d’intervention, identitaire et normatif (Autès, 1998), individuel et social, et parce qu’il vise diverses finalités (insertion, réponse aux besoins sociaux, transformation des liens sociaux, etc.), le travail social conçu en termes de médiation permet de penser l’articulation entre le processus d’objectivation, l’attention portée au lien social et l’intention transformationniste pour que soient atteintes ces finalités de la profession. Si la médiation émancipatrice permet ultimement au sujet de se poser de manière autonome, critique et « objective » face à ce qu’on lui présente de la réalité, la médiation transformatrice du lien social contribue à la modification du sens accordé par la clientèle au rapport qu’elle entretient avec la norme sociale. La position interstitielle du travailleur social entre les individus et le social, entre les dimensions singulières et universelles des problèmes sociaux, rend possibles les diverses médiations nécessaires et l’ajustement de l’intervention médiatrice aux besoins de la situation. Le concept de médiation offre en ce sens un cadre d’analyse très pertinent pour le travail social, que ce travail social soit de type individuel ou communautaire, ou qu’il s’inscrive dans un registre fonctionnaliste, humaniste, interactionniste ou structuraliste. Nous sommes d’avis qu’une objectivation, au sens que lui donne la théorie de la médiation, des rapports sociaux, qu’ils concernent les groupes d’exclus et la société instituée, les groupes d’exclus et la socialité locale ou encore la socialité locale et la société instituée, peut très bien s’accomplir dans le cadre d’un travail social individuel. Pour qu’une prise de conscience ait lieu, et éventuellement un changement, le travail social peut favoriser, même de manière individuelle, l’objectivation des actions menées et des prises de pouvoir réalisées par l’usager dans le cadre de la socialité locale (ses réseaux proximaux, son environnement, son travail, etc.), ainsi que leurs impacts dans le processus de transformation des normes sociales. En ce sens, le rôle du travailleur social en est un essentiellement de médiateur.

En tenant compte de ces éléments, le schéma suivant propose une articulation des différentes conceptions de la médiation développées ici afin d’offrir un nouvel éclairage à l’intervention sociale du travailleur social. La perspective émancipatrice de la médiation de Lenoir, vue comme un processus d’objectivation d’un rapport à la norme sociale, et la perspective transformatrice du lien social de Freynet s’y retrouvent.

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Les médiations multiples du travail social

Compte tenu des différents registres d’intervention et des diverses finalités du travail social, on comprend qu’il n’existe pas qu’un seul type de médiation, mais bien plusieurs. Cette diversité des médiations reflète la dynamique à travers laquelle différentes médiations se sollicitent, s’encouragent, s’interpellent, se chevauchent. Cette complexité fondamentale des médiations explique pourquoi il est réducteur de ne considérer qu’une seule d’entre elles, celle à fonction instrumentale.

Comme l’illustre le schéma, le travailleur social se situe à l’interface de trois pôles, la norme sociale, l’usager et le projet. La norme sociale renvoie à une problématique sociale qui élabore un système d’intervention énonçant les normes à respecter et les dispositifs pour corriger l’écart à la norme (Barel, 1973). La problématique sociale définit ainsi ce qui est « normal » ou « anormal » dans le cadre précis d’un problème constaté, identifie les règles et les critères relatifs à ce dernier et propose des orientations concernant les réponses à y apporter. Le système d’intervention vise par l’établissement de telles normes à apporter une aide aux individus, groupes ou collectivités touchés par la problématique sociale. Fréquemment, le travailleur social participe à ces systèmes d’intervention et à leurs dispositifs de renormalisation. Le pôle de l’usager fait référence aux caractéristiques des situations des personnes qui ont recours aux services sociaux. Celles-ci vivent d’une manière ou d’une autre certaines formes d’exclusion, de marginalité, de disqualification identitaire et sociale. En somme, l’usager entretient avec la norme sociale un rapport inadéquat, conflictuel, problématique. Finalement, le troisième pôle, celui du projet, se rattache aux finalités transformationniste, humaniste ou fonctionnaliste du travail social qui se réalisent par diverses incitations à engager un usager dans un projet qui le rattache au lien social. Ce projet est le plus souvent favorable à la participation de l’usager au monde social tel qu’il se présente à lui, avec l’espoir que cette participation permettra à terme la transformation de l’usager et de ce monde social.

La position du travailleur social à la jonction des rapports qui s’établissent entre ces trois pôles lui permet de réaliser trois types de médiation. La première se situe entre l’usager et la norme sociale et vise l’objectivation du rapport de ce dernier à une norme sociale. Il importe de préciser ici que la médiation de ce rapport à la norme ne se réalise pas toujours en appui sur une intention d’intégration de l’individu et, conséquemment, selon une visée fonctionnaliste. En fait, si certains cas de figure du travail social peuvent refléter une telle finalité, pensons simplement aux intervenants oeuvrant en centres jeunesse ou en centres de détention, il importe cependant de retenir que par la médiation, le travailleur social cherche également à faire reconnaître les droits sociaux des individus, et donc à assurer leur reconnaissance. En outre, le fait de parler en termes de norme sociale n’implique pas nécessairement que celle-ci soit vécue de façon problématique par l’individu, de sorte que cette dernière n’est pas toujours celle que l’on doit viser dans une médiation. En fait, si le coeur de l’intervention du travailleur social est de « médier » un rapport à une norme sociale, cette norme est fréquemment définie au cours même de l’intervention. Plus encore, on peut soutenir que, en appui sur le projet transformationniste et humaniste de la profession, elle est négociée, dans une certaine mesure, avec l’usager. Une fois la norme convenue, il s’agit alors pour le travailleur social d’accomplir son travail de médiation, c’est-à-dire d’objectiver le rapport de l’usager à cette norme sociale, de l’aider à la décoder sous ses différents aspects, à en trouver une autre signification, à lui faire prendre un certain recul afin de lui laisser la possibilité de la concevoir autrement et de modifier son rapport à celle-ci. En travail social, ce travail se réalise plus précisément en nommant l’injustice, en montrant les effets pervers du contexte néolibéral sur les populations les plus démunies, en mettant au jour le manque de réponse sociale à certains problèmes sociaux, en dénonçant les impacts négatifs des structures et politiques sociales en place sur les individus aux prises avec des problèmes sociaux, etc.

Étroitement liée à cette médiation, une seconde médiation du travailleur social concerne le rapport entre l’usager et un projet. Ici, la transformation du sens accordé à la norme sociale peut s’opérer de manière plus tangible par l’engagement de l’usager dans un projet d’intervention. Qu’il s’agisse de recommander l’usager à des ressources externes, d’évaluer son réseau de relations, de tenter de l’insérer dans un réseau de son environnement, de rechercher avec lui diverses alternatives qui vont susciter son engagement, de telles actions sont favorisées par cette médiation. Comme l’engagement dans un projet stimule l’action de l’usager, suscite sa prise de parole et de pouvoir, encourage et accroît son empowerment, le processus de transformation peut se poursuivre. Cette médiation est largement appuyée par l’humanisme du travailleur social. C’est effectivement en ouvrant un espace qui éveille la subjectivité de l’usager que ce dernier sera appelé à s’engager dans un projet. C’est parce que cet humanisme suscite la reconnaissance de sa dimension singulière que l’usager pourra s’investir dans la recherche d’une reconnaissance sociale à travers un projet. La question du lien social est alors sous-entendue au sein de cette médiation, car l’engagement de l’usager dans un projet favorisera une articulation moins problématique de la tension inclusion-exclusion caractéristique de son rapport à la société et contribuera au développement d’une réflexion plus critique envers les normes sociales mises en place.

Un tel mouvement interpelle une troisième médiation qui a trait au rapport entre le projet et la norme sociale et qui renvoie à la transformation de la norme sociale établie. Cette médiation rejoint du coup la tendance structuraliste de la profession. Une fois que l’usager s’est engagé dans un projet, ses espaces d’action s’accroissent et son rapport à la norme sociale devient plus critique. Il se trouve en outre par ce projet rattaché à une norme sociale émergente. Le travailleur social peut ici favoriser l’ouverture d’interfaces permettant la mobilisation de l’usager, la revendication de ses droits, la négociation qui vont lui permettre de participer à la redéfinition, voire à la transformation, des systèmes, des structures et des normes sociales qui engendrent les rapports sociaux d’inégalités et d’exclusion.

Ces trois médiations, soutenues par une articulation de la conception émancipatrice de Lenoir et de la conception productrice de lien social de Freynet, regroupent les trois grands fondements du travail social : le fonctionnalisme, qui vise la réponse à la demande sociale de s’occuper des marginaux ; l’humanisme, qui favorise la réponse à la demande de l’usager ; et la perspective critique, qui cherche la transformation des structures sociales. En considérant le fait que, par ces divers registres, le travailleur social agit à la frontière du social et de l’individuel, du singulier et de l’universel, cette vision des médiations permet de penser leur articulation dans le cadre de l’intervention sociale et de rendre davantage compte de toute la complexité du travail social.

Conclusion

Le recours au concept de médiation pour décrire et analyser la pratique de l’intervention sociale en travail social s’avère intéressant en ce qu’il permet de réfléchir et d’articuler les différents types de travail social et les nombreux registres de la profession. Plutôt que de les opposer, le modèle de la médiation proposé ici permet de concevoir leur articulation comme le produit de la complexité de l’action professionnelle des travailleurs sociaux. Comprendre ainsi l’intervention sociale est d’autant plus pertinent que le travail social souffre d’un manque de reconnaissance professionnelle. Au sein d’une profession où la question identitaire constitue un enjeu, mettre en lumière l’essentielle composante médiatrice de la pratique peut certainement offrir des arguments permettant de dépasser un certain enfermement dans la dimension psychoaffective et humaniste de la profession ou dans le refuge techno-instrumentaliste de la médiation et favoriser une meilleure conceptualisation de cette pratique professionnelle riche et complexe.