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Dans les années 1970, il était obligatoire dans tout débat de commencer par dire : « d’où je parle ». Par son caractère systématique, cette pratique est devenue un rituel ridicule et elle est passée de mode. On a peut-être « jeté le bébé avec l’eau du bain », car le point de vue défendu est toujours relatif et lié au positionnement de celui qui s’exprime. Aussi je commence par me présenter, c’est-à-dire essayer d’expliciter ce qui oriente le regard que je porte sur le renouvellement démocratique des pratiques sociales. Je décortiquerai ensuite le sens de certains mots qui peuvent prêter à confusion, comme « renouvellement » ou « néolibéralisme ». Je pourrai alors apporter ma contribution au débat en cours sur « le renouvellement démocratique des pratiques d’action et d’intervention sociales », en me limitant aux domaines du développement social urbain et du débat public dans les quartiers.

« D’où je parle » : le développement social urbain en France et en Europe

Mon regard est d’abord façonné par ma formation et ma culture françaises, mais il a été transformé par une longue fréquentation d’autres pays, la Grande-Bretagne et l’Allemagne notamment, ainsi que par la participation à des comparaisons européennes. J’ai appris, quelquefois à mes dépens, la pertinence de l’adage de Blaise Pascal dans ses Pensées : « Erreur au-deçà des Pyrénées, vérité au-delà. »

Sociologue urbain, j’étudie depuis plus de 30 ans ce que l’on appelle en France « la politique de la Ville ». Mais cette expression prête à confusion puisqu’il ne s’agit pas de la politique municipale mais d’une politique menée conjointement par la municipalité, les autorités métropolitaines et différents ministères du gouvernement central, en faveur des quartiers appelés « défavorisés » ou « sensibles ». Pour lever cette ambiguïté, j’utilise ici l’expression, plus technique et plus précise, de développement social urbain et le sigle de DSU. L’ambition du DSU est de transformer et d’améliorer en même temps le spatial (les logements, les espaces verts, les transports, les installations sportives, culturelles, commerciales, etc.) et le social, pris dans un double sens : les problèmes sociaux (pauvreté et chômage en premier lieu) et la vie sociale, pour que le quartier devienne une communauté de voisinage dans laquelle il fait bon vivre (Blanc, 2007a).

Quand une opération de DSU se met en place dans un quartier, les habitants devraient être les premiers concernés. On cherche à les associer au projet et à sa mise en oeuvre. La plupart du temps, ils sont très réservés, voire franchement hostiles. Ils peuvent aussi être en désaccord entre eux sur les solutions à apporter. Avec beaucoup de réalisme, ils redoutent surtout que les améliorations apportées ne se retournent contre eux : par la force des choses, les améliorations entraînent des augmentations de loyer et, s’ils ne peuvent payer les nouveaux loyers, ils seront déplacés, voire expulsés.

Questions de vocabulaire

Pour Georges Bernard Shaw, « les États-Unis et l’Angleterre sont deux pays séparés par la même langue ». C’est quelquefois vrai aussi entre le Québec et la France ! Pour éviter les malentendus, je dois m’efforcer de préciser les principaux termes du débat.

Travail et intervention sociale

L’expression de travail social a changé de sens entre le xixe siècle et aujourd’hui. Pour Marx (1867, chap. 1 et 20), le temps de travail socialement nécessaire, ou « travail social moyen », était le temps de travail sur lequel était calculé le salaire, même si certains ouvriers étaient plus rapides que d’autres. L’ouvrage fondateur de Durkheim, De la division du travail social (1893), traite de la répartition du travail, au sens large, dans la société, sans un mot sur les professions du travail social qui n’étaient pas encore constituées. La traduction anglaise, On the Social Division of Work, sonne plus juste aux oreilles contemporaines.

Le travail social renvoie aujourd’hui en France à des professions « historiques », réservées en principe aux titulaires d’un diplôme d’État : assistante et assistant de service social, éducatrice et éducateur spécialisés, conseillère et conseiller en économie sociale et familiale. Leur action est traditionnellement centrée sur l’aide aux individus et aux familles, mais elle ignore le soutien émancipateur à des groupes sociaux plus larges, comme le quartier. Elle s’inscrit dans la durée et repose sur la confidentialité qui est censée garantir la confiance.

L’intervention sociale renvoie à un élargissement et, pour ses détracteurs, à une dilution de l’action sociale. Elle peut être réalisée par des bénévoles ou des professionnels provenant de domaines variés : le droit, les ressources humaines, la formation, le sport, etc. L’intervention a souvent un caractère ponctuel. Les professions ont de bonnes raisons d’y voir une « concurrence déloyale » de la part d’intervenants peu qualifiés et mal payés (Chopart, 2000).

Renouvellement démocratique

« Renouvellement » est un mot particulièrement ambigu. D’après le petit Robert (1993), il a trois sens. C’est d’abord : « remplacement de choses, de gens, par d’autres semblables », avec pour exemples le renouvellement du stock d’un commerçant ou celui d’une assemblée élue. C’est ensuite : « remise en vigueur dans les mêmes conditions », avec pour exemples le renouvellement d’un passeport ou d’un bail. Dans ces deux sens, le renouvellement est statique et renvoie au maintien du statu quo.

Le troisième sens est très différent puisqu’il s’agit du « changement complet des formes qui crée un état nouveau », avec pour exemple le renouvellement des sciences et des arts. Ce dernier sens est le plus intéressant ici : il n’y a pas de renouvellement démocratique sans des changements complets. Mais le terme semble concerner un changement graduel et progressif. Sans être exclue, la question de la rupture n’est pas explicitement posée.

Il faudrait discuter longuement l’adjectif démocratique, accolé au renouvellement. Pour faire bref, la démocratie renvoie à la liberté et à l’égalité. Une pratique sociale est démocratique si elle est égalitaire et si elle est respectueuse de la liberté et de l’égalité de chacun. Le conflit entre l’égalité et la liberté peut facilement ressurgir ici. La relation entre le travailleur social et l’usager se calque souvent sur la relation entre le maître et l’élève, celui qui sait et celui qui est ignorant. Le travailleur social, comme l’intervenant social, croit connaître mieux que l’usager ce qui est bon pour ce dernier. Il est plus facile de « faire pour » que de « faire avec », ce qui a partie liée au caractère normatif du travail social. Le renouvellement démocratique des pratiques sociales suppose que l’avis des usagers sur ce qui est bon pour eux soit pris en compte. En anglais, c’est l’empowerment, ce que l’on peut traduire par l’émancipation ou l’habilitation des usagers.

Chez les grands précurseurs du renouvellement démocratique des pratiques sociales, Saül Alinsky (1971) à Chicago ou Paolo Freire (1969) au Brésil, il n’y a pas de changement complet sans des ruptures avec l’ordre établi. Il faut prendre en compte la place du conflit dans le processus de renouvellement qui vise à « démocratiser la démocratie ».

Libéralisme et néolibéralisme

La critique du néolibéralisme est aujourd’hui à la mode. Mais elle implique de bien le distinguer du libéralisme classique. Le second voudrait que l’État se limite exclusivement à ses fonctions « régaliennes » : la police, la justice, la défense nationale et la diplomatie. L’État ne devrait jamais intervenir en matière économique et sociale car, en croyant bien faire devant une famine ou une crise du logement, il joue en réalité à l’apprenti sorcier : il empêche la régulation par « la main invisible du marché » et il aggrave le problème qu’il espérait résoudre.

Le néolibéralisme a bien compris que, dans une situation de crise, l’État ne peut pas attendre passivement que le marché apporte la bonne solution à ceux qui ne sont pas pressés. Mais il s’agit alors de redéfinir la nature de l’intervention de l’État : ne pas se substituer aux acteurs économiques défaillants, en donnant de la nourriture ou un logement à ceux qui n’en ont pas, mais mettre en place les conditions qui permettront de dénouer la crise, pour que le marché assure à nouveau la régulation.

Si l’on ne fait pas cette distinction, on peut croire que l’ex-président Bush et le président Sarkozy sont des opportunistes qui ont renié tous leurs principes, lorsque le premier a nationalisé de fait des banques en faillite et que le second les a renflouées avec de l’argent public. En réalité, ils sont des néolibéraux conséquents. Ils ne veulent pas la disparition de l’État au profit du marché (ils scieraient d’ailleurs la branche sur laquelle ils sont si bien installés) : ils veulent que l’État protège le marché de ses excès et qu’il rétablisse les conditions de fonctionnement d’un marché élargi. Je l’ai montré pour la politique française du logement (Blanc, 2004).

Selon cette définition, Mme Thatcher a été classée à tort parmi les néolibéraux. Dans le domaine social, quand elle voulait supprimer l’action sociale de l’État pour laisser place aux initiatives charitables des citoyens touchés de compassion devant la misère de leurs voisins, elle défendait une vision libérale pure et dure. On sait bien ce que cela donne dans le domaine médical : les médecins « libéraux » sont censés réclamer des honoraires proportionnels aux revenus de leurs clients ; mais qui peut sérieusement prétendre que les pauvres soient aussi bien soignés que les riches ?

Le néolibéralisme veut lui aussi limiter l’action sociale au strict minimum et éviter que les assistés sociaux ne deviennent chroniquement dépendants des aides de l’État providence. Il n’est pas question de supprimer l’action sociale de l’État, mais il faut la recentrer et la soumettre à des critères de rentabilité et de performance. Pourtant, paradoxalement, le néolibéralisme peut être plus tolérant (ce qui ne veut pas dire favorable) au renouvellement démocratique des pratiques sociales que l’État providence. Le premier peut par exemple accepter que les habitants concernés s’autoorganisent, avec le soutien de travailleurs sociaux, pour résoudre eux-mêmes un problème dans leur voisinage. C’est beaucoup plus difficile à faire admettre à une bureaucratie d’État, paternaliste et autoritaire.

Mais, dans une période de crise économique durable, l’autogestion des démunis pour sortir de la misère ne peut en aucun cas se substituer à l’aide de l’État ; elle exige au contraire son soutien financier. Un État qui baisse ses impôts fait des cadeaux aux riches. Les pauvres, qui ne paient pas d’impôts, n’en bénéficient pas et ils voient leur situation s’aggraver puisque les prestations sociales qu’ils reçoivent sont diminuées d’autant.

Principes d’analyse

Pour analyser le renouvellement démocratique des pratiques sociales, il faut mettre en oeuvre deux principes généraux. Le premier a été brillamment analysé par Foucault (1966), dans Les mots et les choses ; il tient aussi une place importante dans l’analyse stratégique (Crozier et Friedberg, 1977), ainsi que dans l’évaluation des politiques publiques (Muller et Surel, 1998). Le second est encore plus oecuménique et il est présent aussi bien chez Marx que chez Bourdieu et Passeron (1970) et même chez Crozier : il faut analyser les rapports de force, donc la domination, ce qui exige de tenir compte des marges de manoeuvre, limitées mais réelles, des dominés (parmi lesquels les usagers des services sociaux).

« Les mots et les choses »

Le renouvellement démocratique des pratiques est d’abord un discours (des mots) et il ne correspond pas toujours à ce qui est fait (les choses). Il faut par conséquent confronter les discours sur le renouvellement démocratique avec la réalité observable et essayer d’apprécier l’écart entre les deux ; mesurer cet écart, au sens mathématique du terme, serait sans doute illusoire. Même si l’écart est grand entre le discours et les pratiques, il faut prendre au sérieux le discours des acteurs (Boltanski et Thévenot, 1991) : ils peuvent avoir des « points aveugles » qui les empêchent de voir certains aspects, mais ils peuvent aussi être lucides sur eux-mêmes et sur les raisons de leur action, ce que Giddens (1994) appelle la réflexivité.

Un exemple permet de clarifier le propos. Donzelot et Estèbe (1994) présentent dans L’État animateur un DSU idéal : le gouvernement central a tiré les leçons du management privé et il veut gérer la France comme une grande entreprise multinationale. Au lieu de s’épuiser à vouloir tout faire lui-même, ce qui conduit à la « société bloquée » dénoncée par Crozier (1970), le gouvernement décentralise, délègue et anime. Ainsi, il peut se concentrer sur l’essentiel : fixer les grandes orientations et encourager les initiatives locales en cohérence avec son programme. L’État animateur est une utopie, ce qui peut être utile pour définir des orientations, mais ce n’est pas une photographie de la réalité. Sous un nouveau discours, les vieux réflexes « jacobins », c’est-à-dire autoritaires et centralisateurs, n’ont pas disparu. Ceux qui viennent en France visiter les quartiers en DSU sont vite déçus s’ils s’attendaient à y trouver les principes de L’État animateur mis en pratique.

Partenariat et rapports de force

Le partenariat et la contractualisation font partie des mots à la mode, mais sur la base d’une fiction juridique : l’égalité des partenaires, ou des contractants. La rhétorique voudrait que la discussion donne naissance à un consensus qui débouche sur un contrat pleinement accepté de part et d’autre. La réalité est plus triviale. Le consensus est l’exception et non la règle. La discussion est souvent « une discussion de marchands de tapis » et le principe qui prévaut est : « celui qui paie décide ». En France, le gouvernement central conserve son pouvoir par le biais des financements : seuls les projets qu’il agrée bénéficient de son soutien financier.

Mais le gouvernement central est divisé. Les ministères ont chacun leurs objectifs spécifiques et ils sont en concurrence entre eux. Le directeur départemental de l’Équipement (responsable du logement social) se considère volontiers comme le mieux placé pour coordonner le DSU, en soulignant sa dimension spatiale. Il entre en concurrence avec le préfet qui est le représentant de l’État central dans le département, avec la double mission de maintenir l’ordre et de coordonner l’action des services de l’État central dans le département. Devenir le coordinateur revient à prendre le pouvoir. Beaucoup de blocages en découlent, car tout le monde veut être coordinateur, mais personne ne veut être coordonné ! En même temps, aucun service ne peut prendre en charge le problème tout seul. C’est la question de la montée des interdépendances, analysée par Giddens (1994).

Il est clair que les municipalités, les travailleurs sociaux et les habitants sont le plus souvent des partenaires dominés dans le DSU. Mais, comme David face à Goliath, il peut arriver que des acteurs faibles sachent trouver le défaut de la cuirasse et qu’ils retournent la situation à leur avantage.

Le renouvellement démocratique des pratiques sociales dans le DSU : le rôle des travailleurs et intervenants sociaux

Le travail social est fortement sollicité et même sommé de participer au DSU. La réponse à cette invitation, ou injonction, est hésitante, car il y a beaucoup d’implicite et de non-dit dans cette demande et elle peut être décodée de diverses manières. D’abord, si le travail social participe au DSU, est-il un acteur central ou périphérique ? Ensuite, on attend souvent des travailleurs sociaux une médiation facilitant le débat public et aboutissant à l’adhésion des habitants au projet, dans un quartier où il est difficile d’y parvenir. Les travailleurs sociaux sont-ils alors des professionnels ou des militants ? Enfin, s’agit-il de transformer le travail social classique en un travail social « communautaire » ? La controverse est particulièrement vive en France où la communauté évoque spontanément la communauté ethnique, supposée vivre en autarcie et repliée sur elle-même.

Les travailleurs sociaux deviennent-ils des acteurs du DSU ?

Le rôle du travail social dans la planification urbaine est reconnu depuis longtemps en Europe du Nord. Aux Pays-Bas, il existe une profession spécifique d’Opbouwwerker (travailleur social communautaire : Baillergeau et Duyvendak, 2006). En Allemagne, les Instituts d’urbanisme offrent des formations à la planification sociale, distincte de la planification urbaine, mais sur un pied d’égalité avec elle. Les travailleurs sociaux sont souvent en désaccord avec les urbanistes, mais leur rôle dans le DSU est reconnu.

En France, les responsables du DSU déclarent que le travail social est partie intégrante du DSU et ils regrettent que cette évolution soit trop lente. Un rapport commandé par le ministre délégué à la Ville contient un chapitre au titre éloquent : « renforcer l’intégration des professions sociales à la politique de la Ville (au DSU) » (Brévan et Picard, 2001, 161-163). Mais ce chapitre ne fait que trois pages et il tient du catalogue de bonnes intentions.

Le même rapport donne beaucoup d’importance aux métiers de la médiation sociale : ils sont chargés de l’animation sportive et culturelle du quartier, d’apaiser les conflits de voisinage ou ceux dans les transports urbains, etc. Il ne s’agit pas des professions sociales mais « d’emplois aidés », c’est-à-dire subventionnés par l’État pour une durée limitée. Ils sont en priorité destinés aux chômeurs du quartier, avec un double objectif : donner à ces chômeurs un rôle utile et valorisant dans leur quartier et leur servir en même temps de tremplin vers un emploi plus stable.

Ces médiateurs donnent parfois des résultats appréciables, mais pas toujours (Vieillard-Baron, 1996). Leur multiplication alimente l’inquiétude des travailleurs sociaux devant la généralisation des intervenants sociaux au rabais. Elle accrédite l’idée qu’avec un peu de bonne volonté la médiation et l’intervention sociale sont accessibles à tous, même aux chômeurs totalement inexpérimentés en la matière. Elle risque aussi de donner à ces derniers l’espoir illusoire et souvent déçu de déboucher sur un emploi stable.

Dans le DSU, les travailleurs sociaux sont quelquefois sollicités comme « experts du social ». Mais dans les équipes pluridisciplinaires, ils sont souvent marginalisés et leur influence est réduite. En même temps, les autorités préfèrent élargir le cercle de la décision à quelques experts censés connaître les besoins des habitants pour mieux écarter les militants les plus revendicatifs. D’anciens travailleurs sociaux deviennent des professionnels du DSU : « chef de projet », directeur ou membre d’une équipe de « maîtrise d’oeuvre urbaine et sociale », etc. Ils ne sont pas très nombreux et, même s’ils ont gardé une « âme » de travailleur social, ils ont pris de la distance en exerçant de nouvelles fonctions (Blanc, 1996).

L’invitation adressée aux travailleurs sociaux du quartier de participer au DSU se fait habituellement dans un cadre flou dans lequel ni leur rôle ni les limites de leur intervention ne sont définis. Ce flou permet des expériences innovantes, mais il est aussi source d’incertitudes, de tensions et de conflits. Il y a d’abord les tensions entre les aménageurs de l’espace urbain et les travailleurs sociaux. Les premiers se plaignent que les seconds ne s’intéressent pas au DSU. Ces derniers rétorquent qu’ils sont déjà surchargés de travail, qu’ils ne sont pas payés pour cette tâche supplémentaire imprévue et que, dans les faits, on attend d’eux du bénévolat.

Les tensions peuvent être encore plus vives en interne, dans les équipes de travail social. Certains veulent s’emparer du DSU comme moyen d’introduire le travail social communautaire et de renouveler leurs pratiques professionnelles. Les autres résistent et considèrent que le DSU n’entre pas dans leurs missions ; ils reprochent à leurs collègues de perdre leur temps dans des réunions inutiles et de prendre leurs aises avec les obligations de service (Blanc, 1982). Ainsi, le DSU réactive le débat récurrent sur le travail social : est-il « un métier comme les autres » ou un métier qui suppose une dose de « vocation » et d’engagement militant ou « d’implication distanciée » (Ion, 1997) ? Un cadrage institutionnel clarifiant les rôles des travailleurs sociaux dans le DSU est sans doute nécessaire, mais il ne mettra pas un point final à ce débat.

Les travailleurs sociaux sont-ils des facilitateurs du débat public ?

Dans les discours, la participation des habitants au débat public sur l’avenir de leur quartier est présentée comme la clé du succès du DSU. Elle fait pourtant très peur dans la pratique. Les élus et les experts craignent de perdre une parcelle de leur pouvoir si les habitants sont associés à la décision. La volonté politique de faciliter vraiment la participation des habitants est peu répandue (Blanc et Beaumont, 2005). Quand cette volonté existe, elle est très difficile à mettre en oeuvre.

Les couches moyennes intellectuelles monopolisent facilement la parole, car elles sont habituées à s’exprimer, ainsi qu’à rédiger des rapports. De plus, elles sont proches, socialement et culturellement, des élus locaux et des techniciens. Les pauvres et les étrangers, qui n’ont pas la maîtrise de la langue orale, et encore moins celle de l’écrit, se tiennent à l’écart. Ces groupes ont en commun un sentiment d’inutilité de leur présence : à quoi bon s’exprimer lorsqu’on est convaincu d’avance que l’on ne sera ni entendu ni compris ? Croire que la prise de parole pourra être efficace revient à sortir de la self-fulfilling prophecy (prophétie « autoréalisatrice »). Organiser le débat public inclut de redonner confiance à ces groupes, de les encourager et de les aider à s’exprimer devant une assemblée. Il faut une préparation préalable qui est dévoreuse de temps.

C’est la contradiction principale de ce type de travail : comment trouver le temps nécessaire quand il y a de multiples urgences ? D’un côté, en raison de l’urgence, les autorités réduisent le temps consacré au débat et elles attendent de l’animateur qu’il produise la synthèse alors que le débat est à peine engagé. Bon gré, mal gré, il s’exprime donc en lieu et place des habitants. Symétriquement, les habitants qui ont peur de paraître ridicules en s’exprimant maladroitement peuvent donner un mandat tacite à un animateur en qui ils ont confiance pour parler en leur nom.

Aux Pays-Bas, c’est la mission essentielle des travailleurs sociaux spécialisés dans l’Opbouwwerk (travail social communautaire) : « Les pouvoirs publics préfèrent donner les moyens à l’opposition habitante de structurer et de faire valoir son point de vue, plutôt que de voir les projets d’aménagement rejetés a posteriori » (Baillergeau et Duyvendak, 2006 : 227). C’est une des missions du Quartiermanager (manager de quartier) en Allemagne et du chef de projet en France. Mais c’est une mission parmi d’autres et elle risque de venir loin derrière la gestion, la coordination, etc. (Blanc, 2007c). Si ces métiers ont une dimension « sociale », ils ne relèvent pas du travail social au sens strict.

Si les métiers de l’aménagement et du développement urbains sont anciens et bien structurés, il n’en va pas de même des métiers du développement social, plus récents et encore flous. En Allemagne et surtout en France, sur le marché des emplois dans le DSU, les travailleurs sociaux sont en position défavorable vis-à-vis des architectes, aménageurs et urbanistes qui se proclament capables de faire la synthèse du spatial et du social. Les diplômés en sciences sociales, titulaires par exemple d’un master en DSU, ainsi que d’anciens militants (politiques, syndicaux ou associatifs) qui cherchent à se professionnaliser, sont eux aussi des concurrents (Blanc, 1996).

Qu’il y ait en France davantage de travailleurs sociaux oeuvrant à la structuration du débat public local serait sans doute une bonne chose. Mais les travailleurs sociaux d’un quartier en DSU ont aussi un rôle à jouer dans ces dispositifs en se positionnant comme professionnels du travail social et pas seulement comme médiateurs sociaux. Ils peuvent promouvoir leurs propres projets de développement social et oeuvrer à leur inscription dans le dispositif DSU et à leur mise en cohérence avec les autres projets.

Les travailleurs sociaux sont-ils les fédérateurs des communautés ?

Aux États-Unis, au Canada ou aux Pays-Bas, la communauté est d’abord une communauté territoriale, soit ici la communauté restreinte au voisinage ou la communauté des habitants du quartier à une échelle un peu plus large. Le terme de « communauté » possède en France une connotation sulfureuse : il est spontanément associé à une communauté ethnique repliée sur elle-même. La communauté est perçue comme un risque et non comme une ressource, le « communautarisme » est dénoncé comme intransigeant et sectaire. Le risque de voir des communautés ethniques se replier sur elles-mêmes est réel, mais une communauté ethnique ouverte peut favoriser l’intégration des nouveaux arrivants, dans la ville et dans le pays de résidence (Pétonnet, 1982).

À la différence du travail social traditionnel qui a une approche individuelle du traitement des problèmes sociaux, le travail social communautaire introduit une approche collective par la promotion du milieu social, ou de la communauté. Il vise à organiser cette communauté de quartier pour qu’elle soit en mesure de prendre en charge les problèmes sociaux en son sein.

Qu’il y ait dans le quartier de fortes proportions d’étrangers ou de minorités ethniques amène le travail social communautaire à répondre aux besoins particuliers des groupes ethniques (apprentissage de la langue, lutte contre les discriminations raciales dans l’emploi ou dans le logement, etc.), mais sans se limiter aux minorités et en les reliant aux autres groupes présents sur le quartier. En France, il y a bien des malentendus, à la fois sur la communauté et le travail social communautaire. Ce dernier est accusé de privilégier à l’excès les minorités ethniques, au risque d’abandonner le principe d’égalité. D’ailleurs, affirmative action est curieusement traduit par « discrimination positive » (Blanc, 1990).

Même s’il parvient à dissiper ces malentendus, le travail social d’inspiration communautaire est confronté à des dilemmes dans le DSU. Dans la stratégie de développement du quartier, faut-il suivre les habitants qui sont dans la logique du « nous, les bons voisins » et « eux, les mauvais voisins » (Elias, 1997), réclamant avec véhémence que l’on bannisse du quartier ceux qui sont accusés d’être les responsables de sa dégradation ? Le message que chacun a sa place dans la communauté de quartier est très difficile à faire passer.

Symétriquement, faut-il aider à déménager dans un quartier jugé meilleur ceux qui souhaitent s’extraire d’une « communauté » qu’ils jugent malsaine ? Le risque est alors que le DSU, au lieu de permettre le développement du quartier, ne le transforme en un espace stigmatisé ne regroupant qu’une population résiduelle et en grande difficulté, celle qui est dans l’impossibilité d’en partir.

Conclusion : Travail social, développement social urbain et démocratie

Le DSU fait entrer un quartier dans une zone de turbulences. Malgré sa visée promotionnelle, il ranime les tensions anciennes et fait éclore les conflits latents. Trouver les réponses appropriées à ces tensions et à ces conflits est un enjeu démocratique majeur ; mais elles ne peuvent être apportées par les seuls élus, l’ensemble des habitants est concerné (Blanc, 2007b). Cela requiert un renouvellement démocratique des pratiques.

Parvenir dans le DSU à une cohabitation pluriethnique et, plus largement, pluriculturelle ne passe pas par un consensus qui reste très improbable. La démocratie au quotidien passe par des compromis de coexistence, ou des transactions sociales (Blanc, 2006). Le travail social et le DSU sont parties prenantes dans la controverse sur les « accommodements raisonnables » (Bouchard et Taylor, 2008).