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Introduction

La loi d’orientation du 29 juillet 1998 relative à la lutte contre les exclusions assure que l’accès à un logement décent et indépendant est un droit que la société doit garantir à tous. Néanmoins, le rapport de l’observatoire de la pauvreté et de l’exclusion sociale (2004) souligne que ce droit n’a rien d’effectif. D’une part, l’enquête menée par Brousse, de la Rochère et Massé (2002) observe qu’au mois de janvier 2001, plus de 80 000 personnes étaient privées d’un domicile, alors qu’elles en avaient fait la demande. D’autre part, la Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale (FNARS[1]) affirme qu’il manque 15 000 places en CHRS rien qu’en Île-de-France (FNARS, 2003). Pour répondre à ces préoccupations, un droit au logement opposable (DALO) a été voté en mars 2007. Toutefois, celui-ci ne semble pas aujourd’hui apporter les réponses attendues. En effet, fin novembre 2009 de nombreuses associations caritatives et d’entraide[2] se sont associées pour organiser la deuxième nuit solidaire pour le logement. Cette manifestation avait pour objectif d’attirer l’attention de l’opinion publique et du gouvernement sur la question des personnes sans abri et des mal-logés en France. Dans ce contexte de pénurie qui perdure depuis de nombreuses années, et à l’aide de deux enquêtes menées dans le cadre de notre thèse, nous allons questionner les dispositifs d’aide aux sans-abri et, plus particulièrement, l’admission en CHRS d’insertion. Mais auparavant nous présenterons le dispositif d’aide aux sans-abri, prévu par les politiques sociales françaises.

Les CHRS : des structures d’aide aux sans-abri

En France, les CHRS sont des structures mises à la disposition des personnes qui vivent des difficultés économiques, familiales, d’insertion sociale ou de logement, afin de les aider à accéder ou à recouvrer leur autonomie sociale[3]. Ils sont contrôlés et financés par l’État et sont gérés la plupart du temps par des organismes privés (Association loi 1901). De manière schématique, le dispositif des CHRS est basé sur le continuum suivant : Rue → Urgence → Stabilisation → Insertion → Logement. Il regroupe trois types de structure :

  • Les CHRS d’urgence (environ 11 000 places en 2008[4]). Ce sont des lieux d’accueil pour la nuit qui sont en général fermés dans la journée. L’admission est normalement inconditionnelle, mais l’hébergement est de courte durée (1 à 7 nuits par mois maximum).

  • Les CHRS de stabilisation (4000 places prévues en 2008). C’est un nouveau dispositif mis en place par la loi DALO et le Plan d’aide renforcé aux sans-abri (PARSA) de mars 2007. Ce nouveau dispositif n’a pas créé de places d’hébergement supplémentaires, mais transformé des places d’urgence en places de stabilisation. L’hébergement est d’une durée d’un mois renouvelable et les personnes ne sont pas obligées de quitter le foyer pendant la journée. L’admission se fait après un entretien et la signature d’un « contrat ». Bien qu’accéder à ce service soit un droit et que les objectifs du projet individuel inscrit dans le contrat puissent être très basiques, on commence à constater la constitution de listes d’attente.

  • Les CHRS d’insertion (environ 40 000 places en 2008). Ces structures peuvent prendre la forme de foyers d’hébergement (avec des studios indépendants), mais aussi des appartements dispersés dans les villes. La durée de l’hébergement est en général de six mois renouvelables. L’admission est conditionnelle et un entretien individuel est réalisé afin de recueillir des informations sur la situation sociale, sur le projet et la motivation de la personne requérante.

Problématique et hypothèses de travail

Le travail de recherche présenté ici porte sur les CHRS d’insertion, car il semblerait que certaines personnes n’arrivent pas à y accéder et ne sortent jamais des dispositifs d’urgence (Brousse, De la Rochère et Massé, 2002a et b) ; Damon, 2002). De son côté, Pelège (2004) observe que les travailleurs sociaux de son échantillon qui exercent en CHRS classent empiriquement la population postulante en deux catégories distinctes : ceux qui sont qualifiés de « prêts » pour l’insertion et ceux qui sont perçus comme « pas prêts ». Cette terminologie est proche d’une classification traditionnelle auparavant constatée par Geremek (1987) : celle du pauvre « méritant » et du « non-méritant ». En outre, Astier (1996) montre que pour l’obtention ou le maintien du Revenu minimum d’insertion (RMI), les critères individuels tels que forces et défaillances des individus prennent une place importante lors des décisions.

Ce phénomène de sélection n’est pas sans conséquence pour les personnes en demande d’aide. Il semblerait que l’intervention sociale contractualisée, qui se généralise depuis quelques années, tend à exclure souvent les plus défavorisés (Boutanquoi, 2008). Dans son ouvrage sur les sans domicile fixe (SDF), Damon (2002) souligne que les actions ciblées pour les SDF ne bénéficient pas en général aux personnes les plus en difficulté, mais à d’autres moins démunies. Il qualifie ce phénomène d’« effet Matthieu ». Ce terme fait référence à une parabole biblique : « Car à celui qui a, l’on donnera et aura du surplus ; mais à celui qui n’a pas, on enlèvera même ce qu’il a » (Matthieu 25-29). Dans le contexte des politiques sociales, l’effet Matthieu est observé quand les résultats d’un dispositif ou d’une prestation aboutissent à donner plus à ceux qui ont déjà plus et moins à ceux qui ont déjà moins, alors qu’ils sont ciblés pour être les bénéficiaires. Ce phénomène est, semble-t-il, largement présent dans différents dispositifs d’aide aux personnes, tels que l’aide aux sans domicile (Damon, 2002) ou l’aide à l’insertion professionnelle des jeunes (Castra, 2003). Néanmoins, observer n’est pas expliquer, et il est légitime de se demander pourquoi certaines personnes n’arrivent pas à accéder à certains droits et à sortir de la rue et de l’urgence.

Une étude bibliographique sur les CHRS nous a montré que la question de l’admission en CHRS n’est pratiquement jamais évoquée. Les professionnels parlent de leur travail d’accompagnement, mais rarement de la manière dont ces personnes sont admises dans les centres d’hébergement. Par exemple, Lallemand (Lallemand et Catahier, 2004), qui a réalisé pour la FNARS un guide très complet sur le fonctionnement des CHRS, consacre moins d’une page sur les critères d’admission. L’auteur dit : « Il paraît illusoire d’imaginer que toute personne relevant de l’article L 345-1 du Code de l’action sociale et des familles, puisse être accueillie partout, sans condition, en ayant accès à tous les services » (p. 122). La sélection du public en demande d’aide est donc une pratique courante, mais qui ne serait pas interrogée par les professionnels. Pourtant, devant le déséquilibre qui existe entre le nombre de demandeurs et le nombre de places libres, cette question est primordiale si les professionnels veulent être garants d’un minimum d’équité entre les demandeurs et s’ils ne veulent pas tomber dans l’arbitraire ou dans une sélection sur la base de la représentation du bon et du mauvais pauvre.

En règle générale, pour être admis en CHRS d’insertion, le demandeur est reçu en entretien individuel par un travailleur social de l’établissement (parfois en la présence de deux travailleurs sociaux). Cet entretien a pour objectif de présenter la structure et de recueillir le maximum d’informations sur le parcours individuel de la personne. Puis, dans un deuxième temps, le travailleur social présente la situation à une commission d’admission composée pour l’essentiel de professionnels travaillant dans la structure et d’un responsable hiérarchique (directeur ou chef de service). Cette commission a pour objectif de débattre puis de décider de l’admission ou non du demandeur. Il faut rappeler que la décision est loin d’être aisée, car compte tenu du nombre important de demandeurs, les professionnels devront faire un choix entre plusieurs personnes.

Tous ces éléments nous incitent à interroger l’admission en CHRS d’insertion, car, d’une part, celle-ci remet en question les fondements du travail social (justice sociale et solidarité nationale envers les plus fragiles) et, d’autre part, il semblerait que les professionnels n’ont pas bien conscience de ce qu’ils font et de la manière dont ils le font. Pour cela, nous nous appuierons sur deux enquêtes que nous avons réalisées dans le cadre de notre thèse.

Recherche des critères d’admission

Dans un premier temps, nous avons souhaité connaître les critères d’admission sur lesquels les travailleurs sociaux s’appuient pour élaborer leur jugement de la nécessité d’aide. En effet, si les critères définis par la loi[5] ne suffisent pas pour faire un choix entre les nombreux demandeurs, nous voulions connaître les critères non définis publiquement, qui font consensus auprès des professionnels. Pour cela, nous avons mené entre avril et juin 2008, une première enquête auprès d’un échantillon de 230 personnes, composé de 171 étudiants en travail social (éducateurs spécialisés et assistants du travail social) et de 59 professionnels qui travaillent en CHRS. Nous avons utilisé la théorie du noyau central et la méthode de l’association libre initiée par Abric (2003a et b). Cette théorie part de l’hypothèse que toute représentation sociale est organisée autour d’un noyau central et qu’il est l’élément fondamental de la représentation. La méthode de l’association libre permet de mettre en lumière le noyau central et des éléments périphériques.

Cette méthode de recherche consiste à demander aux participants d’écrire, à partir d’un mot inducteur, tous les mots qui leur viennent à l’esprit. Pour cette enquête, nous leur avons demandé de noter dans l’ordre tous les mots, adjectifs, verbes qui évoquent pour eux des critères d’admission en CHRS d’insertion. Ensuite, nous leur avons demandé de les classer par ordre de priorité, puis pour terminer, de dire pour chaque mot s’il le considère comme un critère plutôt favorable pour intégrer un CHRS ou un critère plutôt défavorable. Avec le logiciel Statistica, nous avons réalisé un premier traitement brut des données dont voici les résultats.

Les 230 participants ont évoqué 1614 mots, soit une moyenne de 7 mots par personne. Certains mots pouvaient être regroupés : par exemple, sans logement, pas de logement ou sans domicile. Nous avons procédé à un regroupement des mots dans 20 catégories distinctes. Nous avons ensuite calculé le rang moyen d’importance, le rang moyen d’apparition et la fréquence pour chaque catégorie de critère. Puis, pour terminer, nous avons procédé à la mise en forme du noyau central et de ses périphéries conformément aux pratiques d’Abric.

Le tableau 1 montre les résultats obtenus lors de cette enquête. Nous observons que le noyau central est composé des cinq critères suivants : « Sans logement » ; « Isolement exclusion » ; « Difficultés et problèmes sociaux » ; « Motivation, désir, volonté » ; « Besoin d’accompagnement ou d’aide ». Nous observons que sur ces cinq critères d’admission, quatre correspondent à l’article L345-1 du Code de l’action sociale et des familles auquel doivent se référer les professionnels des CHRS. Seul le critère « Motivation, désir, volonté » n’est pas spécifié dans la loi et nous pouvons penser qu’il va prendre une place déterminante dans le cas d’une mise en concurrence des demandeurs.

Tableau 1

Représentation des critères d’admission

Représentation des critères d’admission

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Autour du noyau central, nous trouvons les éléments périphériques ; ils ont un lien direct avec le noyau central. Selon leur position, ils permettent soit de concrétiser les éléments du noyau central, soit de les expliquer et de les justifier. Si nous regardons la première périphérie, nous obtenons dans l’ordre d’importance : « Caractéristiques sociales » ; « Pauvreté économique » ; « Projet » ; « Accepter, adhérer, respecter les règles » ; « Addiction, Alcool ». Nous observons que ce dernier a une connotation négative, ce qui signifie qu’eu égard à cette information et dans le cas d’une mise en concurrence des demandeurs, les travailleurs sociaux donneront la priorité à une autre personne qui ne donnera pas à voir cette information. Ce critère permettra de justifier la non-admission d’une personne par des causes internes à celle-ci. Cela sera d’autant plus vrai si le travailleur social ne perçoit pas chez la personne une motivation suffisante pour sortir de sa situation.

Dans la deuxième périphérie, nous trouvons les critères « Troubles psychiques » « Sans emploi », « Autonomie », « Violence ». Les critères « Troubles psychiques » et « Violence » sont des critères négatifs et donc, comme pour l’alcool, les professionnels les utiliseront pour justifier la non-admission en CHRS d’insertion. En revanche, le critère « Autonomie » est valorisé et le demandeur qui fait preuve d’autonomie aurait plus de chances d’être accueilli en CHRS que celui qui aurait justement des difficultés d’accès à cette autonomie. Cela est paradoxal, car une des missions des CHRS est de permettre aux personnes de recouvrer leur autonomie personnelle et sociale (Art. L345-1 du Code de l’action sociale et des familles).

Les éléments contrastés correspondent à des critères très importants, mais seulement pour un très petit nombre de personnes. Nous sommes là en présence de sous-groupes.

Ces résultats nous permettent de mieux comprendre comment les travailleurs sociaux pensent l’admission en CHRS. Pour eux, elle n’a de sens que si le demandeur a un problème de logement et vit une situation d’exclusion sociale, mais il faut aussi qu’il présente des difficultés sociales et un besoin d’accompagnement. Ces critères correspondent totalement aux missions des CHRS et nous avons vu qu’ils ne suffisent pas pour faire un choix entre les personnes. Nous pouvons donc penser qu’en cas de mise en concurrence des demandeurs, la motivation de la personne sera l’élément essentiel qui permettra de faire un choix entre les demandeurs. Ainsi, la sélection se réalisera à partir d’un critère extrêmement difficile à évaluer et qui repose le plus souvent sur l’interprétation d’informations individuelles, subjectives et remplies de valeurs morales.

Ces premiers résultats nous autorisent à penser que les travailleurs sociaux vont s’appuyer davantage sur les critères intrasubjectif ou moraux pour faire leur choix entre les demandeurs que sur les critères définis par la loi. Pour vérifier cette hypothèse, nous avons construit une deuxième enquête dont voici la teneur.

La place des informations intrasubjectives lors des prises de décisions

Méthodologie

Pour cette enquête (menée en novembre et décembre 2008), nous avons utilisé la théorie fonctionnelle de la cognition et, plus précisément, la méthode de la mesure fonctionnelle (Anderson, 1981 et 1996). Cette méthode permet de décrire les lois psychologiques cognitives du traitement et de l’intégration de plusieurs stimuli physiques ou sociaux. Anderson est parvenu à démontrer que lorsqu’une personne émet un jugement, elle a recours à des règles algébriques simples. Lorsqu’un individu est dans l’obligation de traiter de multiples stimuli, il est amené à passer par deux opérations mentales (Valuation et intégration) avant de donner sa réponse (Action). Dans la phase de valuation, le sujet attribue une valeur subjective à chaque stimuli, puis lors de la phase intégration, il affectera un poids différent aux informations reçues. Le résultat de cette combinaison sera une réponse (Phase Action) qui peut être verbale, une expression faciale, mais aussi, comme pour notre enquête, une réponse sur une échelle de jugement non graduée.

L’échantillon est composé de 72 travailleurs sociaux, dont 56 femmes et 16 hommes. Cette proportion correspond à la réalité de la féminisation des emplois dans le secteur du travail social. Cet échantillon est constitué de 50 étudiants en travail social en fin d’étude (Bac+3) et de 22 professionnels exerçant depuis plus de cinq ans dans des CHRS. La moitié des étudiants avait réalisé un stage d’au moins trois mois en CHRS.

Le matériel est constitué d’un carnet de 42 scénarios décrivant des situations différentes. Les 42 vignettes ont été construites à partir de cinq critères pour lesquels nous avons attribué deux modalités : Sexe (Homme/Femme), Isolement social (Pas isolé socialement/Isolé socialement), Alcoolisation (alcoolisé/ Pas alcoolisé), Motivation (Pas motivé/Très motivé), Logement (Logé chez un tiers/Vit à la rue). Ces scénarios sont créés selon un plan factoriel 2x2x2x2x2 et imprimés sur une feuille séparée, soit 32 vignettes. À celles-ci, nous avons ajouté 10 vignettes avec une seule information. La phrase d’introduction et la question sont identiques pour chaque scénario : « Une personne vient vous voir pour la première fois. Elle vous demande une place en CHRS d’insertion. Cette personne est : liste des variables (par exemple un homme, qui est isolé socialement, qui est alcoolisé, qui est très motivé pour sortir de sa situation et qui est logé chez un tiers). Seriez-vous favorable pour l’accueillir prioritairement en CHRS d’insertion ? » La réponse s’effectue sur une échelle non graduée de 200 mm, allant de « Pas très favorable » à « Tout à fait favorable ». La personne enquêtée doit répondre en traçant une croix le long de l’échelle à l’endroit qu’elle juge approprié. La procédure de recueil de données comprend une phase de familiarisation ou le professionnel peut revenir sur ses évaluations autant de fois qu’il le souhaite. Cette phase a pour objectif de se familiariser avec l’outil et de construire sa propre échelle de valeurs. Ensuite, le participant passe à la phase expérimentale qui est analogue à la phase de familiarisation, mais les scénarios sont présentés dans un ordre aléatoire différent et le participant ne peut plus revenir en arrière pour vérifier ou modifier son évaluation. Le travail demandé est réalisé de manière individuelle et au rythme de chaque participant. Pour terminer, un questionnaire est proposé. Il nous permet de construire nos variables indépendantes et de demander à chaque participant s’il pense que telle information lui a servi pour construire son jugement.

Pour le traitement des réponses, il suffit de mesurer en millimètre la distance qui sépare la borne « Pas très favorable » à la croix apposée par le professionnel. Ces données sont ensuite traitées comme des données quantitatives à partir desquelles il est aisé de calculer des moyennes par critère ou par scénario. Nous avons réalisé le traitement statistique avec le logiciel Statistica, avec lequel nous avons réalisé une MANOVA (Multivariate Analysis of Variance ou analyse multiple de la variance).

Résultats et analyses

Les résultats généraux (voir tableau 2 et figure 1) montrent que tous nos critères ont des effets significatifs. Nous observons que c’est le facteur motivation qui obtient l’écart le plus important entre ses deux modalités (68,22 mm) et que le facteur sexe obtient le plus petit écart (3,79 mm). Cette hiérarchisation nous permet de confirmer notre hypothèse, à savoir que la motivation est le critère le plus important sur lequel se base le travailleur social pour élaborer son jugement. Le critère isolement social obtient un écart de 24,56 mm entre ses deux modalités et, comme nous pouvions le penser, ce sont les personnes très isolées qui obtiennent la priorité par rapport aux personnes non isolées.

Tableau 2

Résultats des moyennes par critère pour les 72 participants

Résultats des moyennes par critère pour les 72 participants

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Figure 1

Effet de chaque critère dans l’évaluation de la nécessité d’aide

Effet de chaque critère dans l’évaluation de la nécessité d’aide

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Si nous étudions le critère « Alcoolisation », nous observons que la personne alcoolisée (104,37 mm) a moins de probabilités d’être admise en CHRS qu’une personne non alcoolisée (111,57). L’alcoolisation le jour de l’entretien est donc un critère utilisé pour élaborer le jugement [F(1,71) = 6,33 ; p < 0,02]. Nous pouvons nous interroger sur ce critère, car il est très subjectif (l’alcoolisation perçue le jour d’un entretien ne dit pas grand-chose sur la personne), mais vient surtout montrer que des valeurs morales attachées aux pauvres sont toujours actives. Les professionnels sont conscients des effets de leur subjectivité lors d’une prise de décision et, pour éviter ces biais, ils pensent qu’en prenant les décisions collectivement, ils arriveront à limiter leur subjectivité. Cependant, notre enquête révèle que de manière systématique, les personnes enquêtées ont mis une croix plus favorable pour les personnes non alcoolisées que pour les personnes alcoolisées. Cela signifie qu’inconsciemment et de manière collégiale, les professionnels partagent l’idée qu’il est préférable de ne pas prendre la personne alcoolisée par rapport à la personne à jeun. Ainsi, si cette information est donnée lors de la commission d’admission, elle risque de ne pas faire débat au sein des professionnels. De plus, comme le nombre de candidats est supérieur au nombre de places disponibles (Rapport de 1 à 5 en région Rhône-Alpes), le demandeur alcoolisé a très peu de chances d’obtenir une place.

D’autre part, les résultats unifactoriels attachés à l’alcoolisation nous montrent que l’écart de 5,6 mm obtenu entre « est alcoolisé le jour de l’entretien » et « n’est pas alcoolisé le jour de l’entretien » n’est pas significatif [F(1,21)] = 0,219 ; p = 0,64]. Ces résultats nous permettent d’affirmer que les professionnels sont conscients qu’il est socialement incorrect d’élaborer un jugement à partir de cette seule information. Mais dès qu’elle est transmise à d’autres, les professionnels l’utilisent sans nécessairement s’en rendre compte. Ces résultats nous apprennent que les stéréotypes attachés au « pauvre méritant » et au « pauvre non méritant » sont encore en action malgré la formation professionnelle.

Partant de ces résultats, nous avons voulu vérifier si la formation professionnelle et les stages avaient un effet modérateur ou amplificateur sur l’application de ces jugements moraux. Pour cela, une enquête similaire a été menée auprès d’étudiants de première année en travail social. La population était composée de 30 étudiants de première année et l’enquête a été menée au cours des deux premiers mois de formation. Contrairement à ce que l’on aurait pu penser, l’alcoolisation le jour de l’entretien n’est pas significative ni sur le plan factoriel ni sur le plan unifactoriel avec respectivement [F(1,29) = 0,7049 ; p = 0,408] et [F(1,29) = 0,000 ; p = 0,997]. Ainsi, les étudiants de première année ne considèrent pas et n’utilisent pas de manière systématique l’alcoolisation comme un facteur d’exclusion des processus d’insertion. Donc, paradoxalement, ce sont les personnes qui n’ont pas encore de connaissances en sciences humaines et qui n’ont pas réalisé de stage en établissements médicosociaux qui sont les moins influencés par certains jugements moraux.

Si nous procédons à l’étude sur le sexe du demandeur, nous voyons que la femme (109,86 mm) sera systématiquement prioritaire par rapport à un homme (106,07 mm) avec [F(1,71) = 15,21 ; p < 0,0002]. Si nous réalisons une ANOVA (analyse de variance) sur les vignettes unifactorielles, nous observons qu’il n’y a pas de différence significative entre les hommes et les femmes [F(1,71) = 0,3551 ; p = 0,5530]. Ainsi, face à une seule information, tout le monde essaie de répondre à la norme sociale qui veut une égalité des sexes. De plus, tous les participants sont d’accord pour dire que ce critère ne leur a pas été utile pour élaborer leur évaluation. Or, nous avons montré que lorsque ce critère était présenté avec d’autres informations, c’était la femme qui obtenait systématiquement un meilleur score que l’homme. Cela nous rappelle que l’être humain ne sait pas comment il fonctionne cognitivement et que certaines informations qui pourraient sembler anodines influencent les prises de décision. Les professionnels sont conscients de ces phénomènes et essayent de les atténuer en prenant des décisions collectivement. Cependant, une fois encore, nous montrons les limites de cette pratique.

Ces deux observations sur les variables « Sexe » et « Alcoolisation » nous montrent que les professionnels utilisent et entretiennent des stéréotypes. Ces stéréotypes leur permettent d’élaborer leur jugement plus rapidement et de gérer un nombre important d’informations. Si ces économiseurs cognitifs facilitent le travail, ils font aussi courir le risque d’exclure certaines catégories de personnes des processus d’insertion.

Discussion générale

Ces deux enquêtes soulignent l’importance des informations intrasubjectives lors des prises de décision pour une admission en CHRS d’insertion. Elles montrent que l’information « Motivation » est déterminante et que les professionnels se sentent autorisés à le dire ouvertement. Les informations sur l’alcoolisation et sur le sexe du demandeur sont utilisées lors des évaluations, mais elles interviennent de manière inconsciente et non dites. Les deux informations sur la situation du logement et de l’isolement social (correspondant au cadre de la politique sociale) sont utilisées conformément aux attentes. Toutefois, nous avons vu que ces seules informations ne suffisent pas pour faire un choix entre les demandeurs.

Ces résultats viennent interroger les pratiques sociales actuelles qui poussent, d’une part, les professionnels à sélectionner et à contractualiser les aides et, d’autre part, à devoir obtenir de bons résultats lors des évaluations institutionnelles. En effet, depuis l’entrée en vigueur de la loi 2002-2, les établissements du secteur médicosocial sont dans l’obligation de réaliser une évaluation interne par un service extérieur habilité. Des grilles de performances sont en cours d’élaboration et un des critères de performance est le nombre de personnes qui sortent du dispositif le plus rapidement possible pour rejoindre le droit commun. Ces nouvelles pratiques issues du secteur de la production risquent d’amplifier le phénomène et de pousser les travailleurs sociaux à prendre en priorité les personnes les plus proches de l’objectif visé et de laisser aux dispositifs d’urgence ou caritatifs le soin de s’occuper des plus fragiles.

Nous pouvons nous demander comment les travailleurs sociaux font pour évaluer la motivation et cette question devrait faire l’objet d’une recherche ultérieure. Nous nous contenterons ici de porter une réflexion sur les raisons pour lesquelles la motivation prend autant d’importance et pourquoi les professionnels se permettent de le dire ouvertement. La motivation est un critère très utilisé dans les sociétés postmodernes qui exigent de ses membres d’être un « agent de soi-même » aussi bien sur le plan du travail, de la formation ou de ces choix de vie. Ce critère est aussi très utilisé dans l’industrie et dans les formes de management actuelles. On est en droit de se demander pourquoi les travailleurs sociaux utilisent ce critère de valeur libéral et le disent ouvertement. Nous émettons l’hypothèse que le recours à ce critère permet aux professionnels de maintenir le paradoxe dans lequel les politiques sociales d’insertion les contraignent : devoir lutter contre les exclusions et participer aux processus d’exclusion de certaines catégories de personnes. En effet, ce critère permet de faire reposer le refus de l’admission à un CHRS sur la responsabilité individuelle du demandeur et non sur les politiques sociales qui favorisent la mise en concurrence des demandeurs.

Cette analyse peut être mise en lien avec les travaux d’Astier (1996), de Chauvière (2007) et de Boutanquoi (2008), qui montrent que la contractualisation et les logiques « managériales » modifient profondément le sens du travail social et qu’il existe une tendance de plus en plus forte à faire reposer les difficultés d’insertion sociale sur un échec individuel et une responsabilité individuelle des personnes. Ainsi, les nouvelles formes de management du social qui prône l’individualisation et la contractualisation des aides, la mise en concurrence des demandeurs et l’évaluation des performances font que les travailleurs sociaux intègrent et utilisent des valeurs libérales et morales au détriment des valeurs qui ont fondé leur métier comme la solidarité nationale et la justice sociale.