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Surdose de médicaments, déficits divers, troubles de comportements, pauvre estime de soi, décidément, il ne fait pas toujours bon être jeune. Les jeunes sont à risque, clament plusieurs experts. Ils sont tellement à risque que le seul fait d’être jeune constitue un risque en soi. Mais la prolifération d’études et d’outils, et surtout de façons de concevoir les déviances des jeunes signale moins une transformation de la jeunesse elle-même que celle de certains modes de gouvernement dans nos sociétés néolibérales.

Si, comme nous le propose Foucault, nous essayons de nous défaire d’une conception unitaire et centralisée du pouvoir, nous pourrons dire avec Burchell (1993 : 268) que le gouvernement est le « point de contact » où interagissent des techniques de domination et des techniques de soi. Cet article porte sur l’un de ces points de contact, soit la mise en forme d’une intervention infrajudiciaire préventive par le truchement de la mesure de renvoi à un organisme communautaire qu’autorise la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents (LSJPA, 2002). Nous voulons explorer cette gestion préventive des risques qui se donne pour vertu « d’intervenir avant » le développement de divers problèmes affectant les jeunes, car cette forme d’action pose aussi nombre de difficultés comme celles de la stigmatisation, de la surveillance et de l’ingénierie sociale.

Nous visons trois objectifs. D’abord, nous voulons nous pencher sur la question du risque non pas à partir des instruments qui en portent le nom, mais plutôt en termes de technologie dans le contexte d’une conception néo-libérale de la « société ». Ensuite, nous allons voir que le « jeune-à-risque » n’est pas incompatible – au contraire, il s’arrime particulièrement bien – à une conception du sujet jeune produite par la psychologie humaniste ou cognitiviste. Enfin, nous allons illustrer brièvement notre propos en décrivant une intervention infrajudiciaire préventive de la justice des mineurs québécoise, celle que la loi désigne par la mesure de renvoi. En nous intéressant au contenu des textes qui articulent cette pratique, nous voulions identifier le savoir sur lequel ils s’appuient et la manière dont ils positionnent les jeunes. C’est ainsi qu’on y trouve des décisions et des sélections s’appuyant sur la gestion des risques et une description des sujets jeunes que cette intervention produit à la fois en tant que candidat et bénéficiaire.

Technologie du risque et rationalité néolibérale

La technologie du risque, cet ensemble de savoirs et de pratiques s’appuyant sur une logique assurantielle et dont la visée est préventive, permet de conceptualiser le jeune et ses comportements sous une « forme calculable » et de mettre en oeuvre des techniques spécifiques pour le gouverner (Dean, 1999 : 177). L’autorité scientifique dont peut s’enorgueillir le calcul du risque n’échappe toutefois ni aux présupposés normatifs des sciences positives, ni aux contraintes nécessaires d’une démarcation de son objet. Faire de la jeunesse un objet de connaissance, c’est bien entendu aussi prescrire des manières de la gouverner (Kelly, 2007 : 40).

Outre cette caution scientifique, l’avantage d’une gestion pénale des comportements délictueux par des techniques pouvant s’appuyer sur la technologie du risque se trouve dans des transferts de responsabilité qui, de l’État vers les communautés, de l’intervenant vers le mineur, invitent à recomposer et le lien et le lieu d’une intervention pénale préventive. D’une part, donc, la déresponsabilisation de l’État vers les communautés prescrit la mise en place d’un réseau d’acteurs privés et publics de l’intervention pénale sur le terrain communautaire qui s’inscrit dans un mode de gouvernement des jeunes par la prévention des risques. Et, d’autre part, plutôt que de trouver un mineur que l’on pourrait « déresponsabiliser » de ses actions puisqu’il n’a pas prise sur ses propres facteurs de risque, la gestion par le risque postule et induit chez ce même sujet une « conscience de soi et une autonomie » l’invitant à gérer ses risques, c’est-à-dire à mettre sa liberté au profit de la communauté. Bref, comme dans le champ de la santé (Ogden, 1995), à la « responsabilité passive » doit se substituer une « volonté d’être un entrepreneur de soi ». C’est dire que cette technologie sert une stratégie gouvernementale en s’inscrivant dans des « modes d’action plus ou moins calculés, mais tous destinés à agir sur les possibilités d’action d’autres individus » (Foucault, 1984 : 314).

La gestion par le risque

Chez les jeunes, les facteurs de risque sont multiples, ils forment une catégorie large et mouvante. Certains d’entre eux sont dits propres à l’environnement, comme la famille, le groupe, le milieu scolaire, et d’autres, propres à l’individu lui-même (Capuzzi et Gross, 2004 : 13). Comme le disait Tait en 1995, ce qui est nouveau avec l’apparition du « jeune-à-risque », c’est qu’en fait tout comportement, tout groupe de jeunes peut éventuellement être conçu en termes de risque (dans Kelly, 2000 : 463). En fait, l’adolescence elle-même devient un risque, n’étant plus considérée comme une « période d’exploration », un moment où les frontières normatives sont mises à l’épreuve, où il faut se mesurer aux limites de la socialisation (Parazelli, 1999).

Provenir d’un milieu moins favorisé, d’une famille plus ou moins attentive, être en déficit d’estime de soi, sont d’abord des catégories avec lesquelles nous lisons la réalité, avec lesquelles nous approchons les jeunes. Dès les années 1980, Castel attirait l’attention sur une mutation profonde dans le champ de l’action à l’égard des populations marginales, criminalisées, jeunes et autres. Il nous annonçait que nous passions d’une intervention centrée sur la dangerosité (qualité immanente du sujet) à une autre axée sur le risque faisant des acteurs de l’intervention des techniciens ayant à accumuler et croiser des données plutôt que des experts disposant d’un savoir propre. Évaluer le risque signifie effectuer une opération double qui consiste à placer l’individu dans une population statistique, puis à ramener les traits de cette population à ce même individu (Dean, 1999 :185). Évidemment, au sens statistique, toute personne pose nécessairement un risque du fait de son appartenance à une « population » donnée (Lupton, 1999 : 93). Il y a autant de risques et autant de populations statistiques que les expertises en génèrent.

Si appliquer de telles techniques à l’intervention pénale signifie établir et contrôler l’influence de facteurs sur des comportements probables, la gestion par la technologie du risque, quant à elle, signifie redéfinir l’adhésion plus ou moins forte de chacun à l’entreprise sociale à partir du niveau de risque dans lequel il se trouve placé (population). Qui plus est, le risque transcende les frontières disciplinaires habituelles permettant ainsi, dans le cas des jeunes en particulier, de considérer dans la même équation des facteurs de santé, judiciaires, scolaires et autres, puis de permettre à des organismes de ces mêmes milieux de communiquer et de travailler ensemble. Étonnamment, tout le secret qui était une marque de la justice des mineurs semble aujourd’hui devoir faire place à la circulation d’informations constituant un dispositif de surveillance des jeunes.

Gouverner les jeunes par le risque signifie non seulement appliquer une norme statistique, mais aussi organiser une intervention qui permette à la « communauté » de gérer par le risque et à l’individu, de gérer ses propres risques. Un mode de gouvernement néolibéral fait des relations de marché le principe de la limitation mais aussi de la rationalisation de divers types d’interventions (Burchell, 1993 : 270). Il implique aussi une multiplication d’appareils qui recréent une distance entre les institutions politiques et les autres acteurs sociaux (Rose, 1993 : 294-96). Toujours selon Rose (1999 : 259), la « communauté » se constitue de microsociétés composées d’agences qui s’entraident à l’intérieur de circuits de surveillance et de communication afin de gérer et de répartir les populations selon les risques qu’elles représentent. On y trouve des agences privées et semi-privées ; une diversité de techniques qui permettent de connaître les niveaux de risque, de détecter les signes et les indicateurs de risque et de développer des moyens pour enregistrer ces informations, afin de faciliter l’échange d’information entre agences. Toutefois, ces partenariats et concertations signifient aussi une compétition s’inscrivant dans une logique de marché et de gestion des services. Les individus qui ne peuvent être gérés dans des circuits ouverts sont perçus comme des individus qui ont fait le choix de ne pas respecter le code moral, si bien que le recours à la neutralisation s’avère une solution légitime et « méritée ».

Pour Castel, cette lecture privilégiant le risque constitue un savoir épidémiologique s’inscrivant, dans le cas de la psychiatrie du moins, dans la tradition des interventions préventives visant une intervention globale sur le sort des populations composant l’ensemble social. Il nous met en garde contre cette manière de définir le risque puisqu’elle justifie l’identification et une action visant à amenuiser ou neutraliser l’effet probable de certains facteurs de risque sans pour autant poser des limites à ces actions. C’est le cas, par exemple, d’un contrôle proactif de certaines populations par le biais de la prévention précoce, tel qu’il est pratiqué auprès de jeunes mères. Des chercheurs, prétendant à la neutralité, disent « qu’ils peuvent prévenir, dès la grossesse, les comportements d’inadaptation sociale des futurs adolescents » (Tremblay, 1998, tiré de Parazelli et al., 2003 : 87), en offrant une intervention précoce aux jeunes mères qui sont dites « à risque ». En effet, et la composante normative de ce savoir, et les modalités de cette intervention, posent de sérieuses questions éthiques[1].

Bref, gouverner par le risque, c’est insérer l’individu dans autant de populations qu’il existe de banques de données et agir de manière préventive en mobilisant des acteurs locaux en un réseau d’informations. En outre, c’est reconfigurer une intervention directe, intrusive, de la part d’organismes gouvernementaux pour introduire dans cette relation État-jeune un certain type d’expertise scientifique et le soi (Rose, 1999 : 156). Comment le soi du jeune est-il donc mobilisé ?

Le jeune-à-risque : un sujet d’intervention à la croisée des technologies du risque et de soi

Logiquement, Castel annonçait que l’adhésion à une lecture du risque impliquait la dissolution du sujet clinique de l’intervention auquel se substituait un agrégat de corrélations statistiques d’éléments hétérogènes (Castel, 1991 : 288). Or, dans une perspective foucaldienne de la gouvernementalité, les pratiques quelles qu’elles soient produisent des sujets. Le sujet n’est pas un « universel » précédant une intervention ; il est plutôt le produit, l’effet de pouvoir de cette intervention. Toute pratique produit, comme un de ses effets normatifs, le sujet de son action. C’est de cette manière qu’apparaît le jeune-à-risque, soit le mineur objet d’une intervention, transformé en sujet de sa propre autorégulation (Kelly, 2007).

Pour Foucault, plutôt que de contraindre ou d’écraser la volonté ou la liberté d’un acteur, gouverner, c’est miser sur sa liberté. Nous ne sommes pas dans une relation de type vases communicants où plus de contraintes signifie moins de liberté. Le pouvoir qui s’exerce est moins négatif que positif, il s’appuie sur la liberté plutôt que de la retirer par la contrainte. En ce sens, selon Burchell (dans Kelly, 2007 : 45), le risque responsabilise, il invite le sujet à développer son propre projet de « réalisation de soi ». Il est invité à être un sujet responsable de lui-même. Cette responsabilisation est conçue comme un accroissement de la liberté, laquelle est aussi une condition de l’actualisation de soi et, au bout du compte, de la prévention des problèmes sociaux (Rose, 1999 ; Cruikshank, 1996).

Comment donc s’opère cette transformation d’individus en sujets jeunes-à-risque ? Les débats quant aux manières de définir et de mettre en oeuvre la politique pénale des mineurs nous avaient habitués à deux représentations des jeunes que l’on disait alors « dangereux » ou « en danger ». Certaines pratiques d’intervention actuelles semblent s’inspirer d’une figure différente du mineur accommodant le néolibéralisme et misant sur des compétences autorégulatoires. Cette figure tire ses origines du croisement de différentes technologies de soi qui se popularisent au cours des années 1970 et 1980, mais que l’on voit apparaître dès le renouveau de la psychologie des années 1950 et qui cherchent à se défaire du béhaviorisme et de la psychanalyse. Leur prolifération est remarquable au point où l’on assiste à un véritable engouement pour les mouvements « self-help » (Cruikshank, 1996 ; Laplante, 1995).

La psychologie humaniste réintroduit la subjectivité dans le projet scientifique en la séparant de l’environnement. Elle nous enseigne que l’enfant est naturellement bon. Les problèmes qui affectent son développement prennent alors leur source dans les institutions sociales. Comme le rappelle Steadman Rice (2002 : 21-22), la psychologie de Maslow prétend que l’humain naît pourvu d’une moralité, de sorte que s’il se trouve dans des conditions qui ne répriment pas son soi, dans des conditions de « liberté », l’individu est en quelque sorte prédéterminé à faire les « bons choix ». Chez Rogers aussi, la société est assimilée à une force répressive qui peut empêcher la réalisation d’un soi authentique (Usher et Edwards, 1994 : 45). C’est ce discours qui redéfinit le mandat des établissements scolaires en facilitateurs de l’actualisation de soi (Steadman Rice, 2002 :24). Ainsi, les « self-help movement » peuvent-ils lier « estime de soi » et « problèmes sociaux » et mettre de l’avant que le premier pas du changement consiste à se voir d’une manière positive, ce qui nous permettra de mieux équilibrer nos potentiels et ce que nous sommes socialement (Laplante, 1995 ; Ward, 1996 : 8 ; Cruikshank, 1996). Toutefois, nous ne savons pas ce que sont les « bons » choix, ni ce qu’est être une personne qui s’actualise.

Il y a là, bien entendu, une survalorisation de la conscience de soi, ce que Hollway qualifie de « volontarisme » laissant croire que le changement s’initie à partir de l’individu et donc, que ce même individu a le choix (entendre la liberté) d’initier le changement (1989 :27 ; Henriques, Hollway, Urwin, Venn et Walkerdine, 1998 : 93). Changement de soi mais aussi changement de la réalité sociale puisque cette dernière dépend, finalement, des choix de ces mêmes individus (Salomon, 2005 : 242). Pour Usher et Edwards (1994 : 44-45), la psychologie humaniste est une technologie de soi parce que son savoir devient le moyen par lequel les gens peuvent construire un soi qu’ils « pourront maîtriser » ; une maîtrise qui devient le moyen de leur régulation. Ils nous rappellent l’expression de Nikolas Rose « living one’s life according to a norm of autonomy ».

Il en va autant des approches cognitivistes qui ont envahi le champ de l’intervention pénale. Selon Lupton (1998 : 11-13), contrairement aux approches qui postulent l’universalité des réponses émotionnelles physiologiques à des stimuli, le cognitivisme postule une distinction entre l’environnement, la réponse émotionnelle à un stimulus et l’interprétation qu’en a l’individu. Cette dernière, l’interprétation, devient la cible des interventions inspirées de cette théorie. Ainsi, comme l’a montré Fox à propos des thérapies en prison, l’intervention cherche à montrer au bénéficiaire qu’il ne pense pas, qu’il n’interprète pas de la bonne manière. Le premier pas de ce type de thérapie consiste à faire de son bénéficiaire une personne dotée d’une autonomie/capacité de choix et de responsabilité (1999 : 91-92). Il en résulte que le sujet du cognitivisme est appelé à participer à sa propre régulation par l’introspection et un autoexamen de ses pensées.

Laplante disait du cognitivisme qu’il finit toujours par enfermer l’individu avec « son problème » (Laplante, 1995). En fait, ces deux technologies séparent l’individu de son environnement et produisent des sujets appelés à exercer un travail sur eux-mêmes. Elles postulent que le sujet est rationnel et qu’il est un agent capable de se transformer s’il y met la volonté et l’effort (Henriques et al., 1998 : 93). Inversement, elles condamnent les intervenants à n’être que des facilitateurs.

Le jeune-à-risque résulte du croisement de ces technologies de risque et de soi qui rendent l’individu, plutôt que les institutions publiques, responsable de lui-même et produisent un citoyen autonome, c’est-à-dire responsable de sa propre amélioration sociale et pouvant s’autoréguler en profitant des « services » mis à sa disposition (Fox, 1999 : 88). Un peu comme le statut du milieu du travail est passé d’endroit contraignant à endroit où l’on peut réaliser son potentiel, se constituer une identité et un style de vie (Rose, 1999 : 160), la diffusion de ces technologies de soi dans le pénal amène à redéfinir l’intervention en occasion de développer ses attitudes prosociales. Ainsi, il faut créer les conditions dans lesquelles le sujet est appelé à pouvoir se gouverner lui-même (empowerment). Dit autrement, le sujet est responsable de se faire acteur et participant de l’entreprise sociale, soit d’une société qui n’existe pas en soi et qui se résume à un projet (Dufresne, 2007). Mais cet « empowerment » ne change rien aux conditions dans lesquelles les jeunes se trouvent.

La mesure de renvoi et le jeune autorégulé

La prévention pénale

Cela peut paraître étrange de suggérer que certaines dispositions de la loi pénale (LSJPA) témoignent de l’adhésion à une technologie gouvernementale du risque. Peut-on lire certaines mesures pénales comme des points de contact où interagissent des techniques de domination et des techniques de soi, des points où se trouve mis en jeu un jeune-à-risque devant apprendre à se prendre en main, à se réaliser, à devenir un entrepreneur de soi ?

La mesure de renvoi prévue dans les nouvelles « mesures extrajudiciaires » de la LSJPA s’inscrit non pas a posteriori d’une condamnation, mais plutôt en amont du tribunal, voire en amont du dépôt de chefs d’accusation. Nous sommes dans un espace préjudiciaire et même infrajudiciaire puisqu’il s’agit de démarches qui remplacent « intégralement » (on va y revenir) une démarche judiciaire. Cette mesure de renvoi s’inscrit parmi les options s’offrant à l’agent de police qui intervient auprès de mineurs soupçonnés d’avoir commis certaines infractions. Celui-ci peut décider de « n’appliquer aucune mesure », de procéder à « l’avertissement », d’opter pour la mesure de renvoi, ou de diriger le dossier vers des mesures de rechange (maintenant appelées « sanctions extrajudiciaires ») ou une poursuite en règle. La mesure de renvoi permet donc à l’adolescent d’échapper à une poursuite judiciaire s’il répond à un ensemble de conditions, s’il reconnaît sa responsabilité et s’il accepte de participer à un atelier de sensibilisation ou à des travaux communautaires ne pouvant dépasser cinq heures.

Gérer par le risque implique de prendre des décisions sur la base de facteurs conçus comme étant des prédicteurs de divers problèmes et, dans le cas qui nous intéresse, de récidive. Comme l’ont montré Ericson et Haggerty (1999), une bonne part du travail des policiers consiste à distribuer des informations dans un système de communication et à travers un réseau institutionnel. C’est d’ailleurs l’une des principales vertus de cette « codification » de gestes discrétionnaires de l’agent de police (Delisle, 2004) que d’en forcer la comptabilité. En effet, chacune des options a des conséquences différentes, c’est pourquoi elles ne remplacent pas intégralement une poursuite pénale (voir tableau 2). Toujours selon Ericson et Haggerty (1999), ces techniques de transmission et de conservation de l’information permettent de gérer un plus grand nombre d’individus dans la communauté, et ce, à un coût minime.

Ainsi, l’orientation du dossier de l’adolescent ne tient pas qu’à la « gravité de l’infraction » (tableaux 1 et 3). L’agent de police a le mandat de « constater que la situation de l’adolescent nécessite une intervention de responsabilisation, que l’adolescent consente à un tel renvoi à un programme […] et accepte de collaborer » (Québec, 2005 : 52). Comme l’explique Rose, le citoyen actif est invité à s’engager contractuellement auprès du gouvernement pour recevoir des « services ». Pour en arriver à prendre sa décision, l’agent doit « évaluer l’attitude de l’adolescent » et se « référer au profil des adolescents qui peuvent bénéficier de cette mesure » (Québec, 2005 : 52-53). Ce dernier doit reconnaître le caractère délictueux de son geste, il doit avoir une attitude d’ouverture et, finalement, il doit se montrer volontaire et motivé.

Tableau 1

Liste des délits donnant ouverture aux mesures extrajudiciaires

Liste des délits donnant ouverture aux mesures extrajudiciaires
Source : Delisle, 2004 : 28

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Tableau 2

Effets des mesures extrajudiciaires appliquées par les policiers

Effets des mesures extrajudiciaires appliquées par les policiers
Source : Delisle, 2004 : 18

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Tableau 3

Conditions d’application des mesures extrajudiciaires : facteurs à considérer

Conditions d’application des mesures extrajudiciaires : facteurs à considérer
Source : Delisle, 2004 : 26

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En bref, la mesure de renvoi consiste en une codification du pouvoir discrétionnaire de l’agent de police qui contractualise une alternative à la poursuite auprès d’un adolescent consentant. Ainsi, à la suite d’un délit mineur, sans pour autant qu’il y ait procès, le jeune est invité à contracter une démarche de transformation de soi dans laquelle il prend la position d’un demandeur autonome, car c’est lui qui doit pouvoir souhaiter se transformer.

Le jeune-à-risque : un sujet autonome

Les mesures extrajudiciaires appliquées par les policiers visent des objectifs d’information et de sensibilisation afin d’aider les adolescents à ne plus commettre de nouvelle infraction (Québec, 2005 : 59). Une fois que l’agent de police décide de recourir à la mesure de renvoi, il doit référer le dossier de l’adolescent vers un organisme local de justice alternative ayant le mandat de contacter l’adolescent ainsi que ses parents et de mettre en oeuvre la mesure. Dans une des juridictions auxquelles nous nous sommes intéressés, l’organisme a mis sur pied des ateliers, l’un portant sur la citoyenneté, l’autre, sur la toxicomanie. Tous deux se déroulent en deux rencontres totalisant un maximum de cinq heures. Le mineur doit se présenter aux deux rencontres de l’atelier auquel il a été référé et adhérer aux conditions de réussite : être ponctuel, participer activement, faire les devoirs exigés, respecter les règles ainsi que les autres adolescents présents (Ateliers citoyenneté et Toxicomanie).

L’objectif principal de l’atelier portant sur la citoyenneté est de prévenir l’avènement d’autres comportements délictueux, et ce, en informant et sensibilisant l’adolescent. Lors des ateliers, la notion de « bon citoyen » signifie : effectuer les bons choix, saisir des occasions, développer des capacités et des compétences, et se conduire selon les normes de la société. C’est par l’intermédiaire des énoncés suivants que les animateurs tentent d’expliquer ce concept aux adolescents (Atelier citoyenneté : 14) :

  1. Se montrer autonome et responsable, c’est savoir prendre les bonnes décisions, agir selon son propre jugement et savoir accepter avec grâce les conséquences de ses actes.

  2. La maturité veut dire qu’avant d’agir, on est capable de prendre en compte ses propres intérêts, à la fois à court et à long terme, mais aussi ceux des autres.

  3. Les personnes indépendantes se dirigent vraiment toutes seules et s’en remettent à leur propre jugement.

  4. Chaque événement qui arrive nous donne l’occasion de réfléchir et de déterminer où en sont les choses.

  5. Se connaître soi-même exige aussi que l’on sache reconnaître ses forces et ses limites.

L’atelier concernant la toxicomanie « s’adresse aux adolescents qui se font prendre pour possession simple soit 1 ou 2 joints de marijuana » (Atelier toxicomanie). Les objectifs généraux de ce groupe sont de « sanctionner efficacement les adolescents ayant commis des actes délictueux » et de « responsabiliser l’adolescent à sa conduite délinquante en le sensibilisant aux conséquences de sa consommation » (Atelier toxicomanie).

Ainsi, les adolescents sont informés, sensibilisés et motivés à devenir des citoyens travaillant sur eux-mêmes. Les adolescents qui échouent la mesure ne subissent pas à proprement parler de sanction supplémentaire, mais c’est là manquer l’occasion de faire la démonstration de sa volonté de se responsabiliser – ce que Rose appelle faire preuve d’une pathologie de la volonté – et, qui plus est, cette information entre dans des banques de données. En fait, le document-cadre cite deux effets d’une mesure extrajudiciaire :

  • Elle permet aux policiers de consigner au CRPQ [Centre de renseignements policiers du Québec] leurs interventions discrétionnaires. L’information est inscrite et accessible pour une période de deux ans.

  • La mesure ne peut être mise en preuve dans les procédures judiciaires devant les tribunaux pour établir le comportement délictueux de l’adolescent.

En somme, certaines conduites de jeunes-à-risque sont maintenant sanctionnées par des mesures de type « éducatives » dans un espace infrajudiciaire. En échange de « leur volonté » de se « responsabiliser », ces mineurs ne subissent pas de poursuite criminelle ; ils sont invités à adhérer à ce discours responsabilisant et individualisant. Ils s’inscrivent alors dans le réseau d’agences, à la fois partenaires et en compétition, de la communauté, où s’accumulent et s’échangent des informations concernant les risques.

Conclusion

Loin de nous l’intention d’attribuer à ces pratiques la signification d’un changement radical de paradigme au sein de la justice des mineurs, ni la reproduction d’un système. D’aucuns y verront un système qui s’ajuste en produisant une intervention auprès de mineurs qui n’auraient pas été poursuivis vu la légèreté de leur infraction. D’autres y verront une espèce de compensation systémique d’un déficit éducatif des jeunes à la citoyenneté. Nous ne voulons pas non plus condamner les bonnes intentions des acteurs de la justice des mineurs, ni condamner la psychologie.

Dans ce texte, nous souhaitions rappeler comment les pratiques pénales auprès des mineurs ne sont pas aussi neutres que certains le souhaiteraient, même si elles se couvrent de la scientificité du risque. Tenir les conditions socioéconomiques de certaines familles pour des facteurs de risque doit nous rappeler comme nous avons soif de normalisation. En outre, imputer à ces familles la responsabilité de changer, de se changer, n’est-ce pas pousser un peu loin la dimension autoritaire des disciplines scientifiques mises au service de l’administration publique ?

Toutefois, il convient de relever que cet appel à la volonté d’être un entrepreneur de soi n’est pas le propre du système pénal. Une lecture foucaldienne nous invite à nous défaire d’une conception unitaire du pouvoir et à saisir comment nous, en tant qu’individu, sommes de maintes façons constitués en sujets et comment les sujets sont complices de leur assujettissement. Le gouvernement des jeunes-à-risque permet de voir comment peuvent s’articuler, plutôt que de se concurrencer, la technologie du risque et des technologies de soi comme les psychologies humaniste et cognitiviste.

Enfin, la mise en place d’un réseau « communautaire » d’agences et d’un savoir concernant les jeunes ne peut faire l’économie d’un débat sur la stigmatisation et maintenant sur la surveillance, lesquelles semblent inséparables des actions préventives, aussi nobles qu’elles puissent être.