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Il est toujours intéressant et plaisant d’être lu et commenté, d’autant plus que cela est un fait assez rare dans le cadre du travail social français. Je tiens donc à saluer ce dispositif éditorial, inexistant à ma connaissance en France, qui instaure un débat direct, de texte à texte, entre commentateurs du social. Cette confrontation, au sens noble du terme, permet à la recherche d’être un débat et en débat ; ce qu’elle n’est pas assez souvent. Je tiens aussi à affirmer que les termes de cet échange sont truffés de biais culturels, qui se situent d’abord dans les logiques propres à chaque pays (le Québec et la France), mais aussi dans la nature de l’engagement principal des auteurs (chercheur et responsable militant de dispositifs pour René Charest et chercheur-formateur désinvesti de toutes responsabilités de terrain, en dehors de celui de la formation professionnelle, pour moi-même). De plus, je ne connais rien à la situation québécoise. Mon commentateur semble, d’après sa propre affirmation, n’en connaître pas davantage concernant celle de la France. Ces quelques données me permettent de circonscrire le sens de ma réaction. Les propos de René Charest me permettent de mieux me comprendre et ainsi de mieux me faire comprendre, dans une explicitation de la situation française. Cette ambition, très autocentrée, repose sur une réalité anthropologique trop méconnue : l’interculturalité à travers la rencontre de l’autre permet surtout de se connaître soi-même ; l’autre demeurant toujours une énigme. Ce n’est que parce que chacun se connaît mieux qu’il peut alors rencontrer autrui. Je salue donc cette modalité québécoise d’échanges qui me permet de formaliser davantage mon point de vue, à travers celui d’un autre.

René Charest inaugure son propos en critiquant fondamentalement le mien. Tout d’abord, il conteste que le passage de l’urgence sociale à la stabilisation constitue la perpétuation du misérabilisme qui détermine la question SDF en France. Ensuite, il continue en mettant en cause ma lecture du biopouvoir de Foucault qui permettrait d’affirmer que cette question SDF à la française s’inscrit dans une logique raciste. Cette prise de position initiale est sévère à mon égard, car elle contredit mes deux principaux arguments.

Pourtant, dans la suite du texte, le ton se radoucit immédiatement, pour me reconnaître quelques raisons. La première se situe dans la critique de l’urgence sociale. Quelques rencontres dans les années 1990, notamment avec Xavier Emmanuelli, l’ont amené à constater que ce paradigme se structurait en France sur une approche psychiatrique du SDF. Pris dans cette nasse idéologique, les sans-abri sont réduits dans leurs réalités et leurs besoins. Les réponses apportées sont donc limitées dans leurs pertinences. En France, Patrick Declerck est le grand théoricien de ce syndrome de désocialisation (Declerck, 2001). Plus récemment, Xavier Emmanuelli vient de réaffirmer ce point de vue en publiant un nouvel ouvrage (Emmanuelli et Malabou, 2009). Cela témoigne du fait que la tentation de se saisir de cette entrée théorique unique a encore des sympathisants. Une étude réalisée auprès de 859 personnes, par l’observatoire du Samu social[1] de Paris et l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), révèle que 32 % des SDF seraient touchés par des troubles psychotiques. Ce fait n’exclut pas la critique d’une approche psychiatrique dominante qui instaure un misérabilisme impropre à favoriser l’émergence des capacités des personnes exclues. Il s’agit donc d’une base commune de critique de l’urgence sociale telle qu’elle s’est développée en France, autour du modèle des Samu sociaux, dans une référence revendiquée au médical. Monsieur Charest apporte donc de l’eau à mon moulin. En effet, l’approche française est fondamentalement à la recherche d’une justification idéologique d’un besoin collectif qui consiste à considérer toujours l’itinérance comme une déviance. À défaut d’être pénale, depuis l’abrogation en 1992 des délits de vagabondage et de mendicité, elle a été médicale avec le paradigme de l’urgence sociale. En substituant une déviance par une autre, le SDF est toujours une figure de la transgression sociale.

En revanche, l’opposition de vue se situe dans la critique de la stabilisation que j’ai pu formuler. Je dois dire que je n’ai pas été très clair. J’ai la possibilité aujourd’hui de l’être davantage. La Loi « Droit au logement opposable » (DALO) du 7 mars 2007 a instauré un principe de prise en charge continue, dans son article 4 :

Toute personne accueillie dans une structure d’hébergement d’urgence doit pouvoir y demeurer, dès lors qu’elle le souhaite, jusqu’à ce qu’une orientation lui soit proposée. Cette orientation est effectuée vers une structure d’hébergement stable ou de soins, ou vers un logement, adaptés à sa situation.

Le 19 mars de la même année, la circulaire DGAS/1A/LCE nº 2007-90 relative à la mise en oeuvre d’un principe de continuité dans la prise en charge des personnes sans-abri précisait les implications de l’article 4 du DALO, et proposait ainsi l’esprit de la loi :

  • Une prise en charge continue à durée indéterminée (les contrats de séjours doivent ainsi être tacitement renouvelés en dehors des cas prévus par la loi).

  • La fin de la prise en charge dépend de la volonté de partir de l’usager, d’un renvoi à la suite de comportements relevant de sanctions institutionnelles, d’une solution d’habitation (hébergement ou logement) relevant d’une stabilité spatiotemporelle et d’une adaptation à la problématique médicosociale de l’usager.

  • L’esprit du texte correspond donc à imposer une orientation qui propose un gain en termes de qualité de prise en charge sociale.

Récemment, cet article a été abrogé et transféré dans le code de l’action sociale et des familles, par l’article 73 de la loi nº 2009-323 du 25 mars 2009 de mobilisation pour le logement et la lutte contre l’exclusion. Ce nouveau texte reprend l’intégralité du principe de continuité et crée aussi un droit de prise en charge inconditionnelle : « Toute personne sans abri en situation de détresse médicale, psychique et sociale a accès, à tout moment, à un dispositif d’hébergement d’urgence. » A priori, cette nouveauté législative et le maintien du principe de continuité représentent une avancée. Cependant, des questions demeurent.

La première critique est que ces deux principes soient réservés à l’urgence sociale. Les centres de stabilisation ou les Centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) ne sont donc pas soumis à ces principes[2]. Autrement dit, ces centres disposent encore du droit d’interrompre quand ils le souhaitent leurs prises en charge et l’accès à cette strate de l’hébergement social n’est pas un droit. En ce qui concerne le principe de continuité, il existe cependant une nuance de taille. Selon la circulaire de 2006, ces centres devaient appliquer le principe de continuité à leurs places « dédiées » à l’urgence. Par exemple, un CHRS peut réserver quelques places, pourtant initialement prévues pour l’insertion, à l’hébergement d’urgence. Le fait que la circulaire d’application du principe de continuité évoquait les centres de stabilisation et les CHRS a en effet entretenu une ambiguïté. La majorité d’entre eux ont pensé qu’ils devaient se soumettre entièrement à ce principe. Juridiquement, il ne l’était pourtant pas (je l’ai longtemps cru, à tort, avec eux). Le transfert de ce principe en dehors du DALO fragilise la validité de la circulaire de 2006. Si ce texte disparaît avec l’article 4, les « places dédiées » à l’urgence dans les centres de stabilisation et les CHRS ne seraient plus soumises au principe de continuité. Il s’agirait alors d’un affaiblissement du droit des SDF, qui serait relatif à une application restreinte aux seuls statuts des centres (centres d’hébergement d’urgence) et non plus à leurs fonctions (stabilisation ou CHRS pouvant proposer des places d’urgence). Cette question juridique reste à être tranchée. De plus, c’est ce texte qui donne l’esprit de ce principe que les quelques lignes de l’article de loi ne parviennent pas à expliciter suffisamment ; s’il n’est plus d’actualité, juridiquement parlant, le principe de continuité perd son âme. Ces évolutions sont susceptibles de réduire – juridiquement et de fait, en fonction de la jurisprudence appliquée par les centres d’hébergement eux-mêmes – le périmètre de l’application du principe de continuité aux seuls centres qui disposent d’un statut institutionnel relevant de l’hébergement d’urgence. En termes de droit et de pratiques, il peut s’agir d’une restriction qui offre moins de protection aux SDF.

De plus, si l’hébergement d’urgence est désormais défini comme un droit inconditionnel, ses modalités d’application sont à questionner. En effet, s’agit-il d’un droit qui s’impose à l’échelle de la société, qui doit organiser collectivement une offre correspondant aux demandes, ou d’une obligation qui s’impose aux centres, qui ne pourraient plus refuser une demande d’admission ? S’agit-il d’une obligation de moyens ou de résultats ? À titre d’exemple, le 115 (centrale téléphonique d’attribution des places d’urgence) peut-il encore refuser une demande d’hébergement ? Les faits montrent que ce principe n’est toujours pas respecté : la nuit du 2 novembre 2009 a donné lieu à 37 % de demandes d’hébergement non satisfaites, par le 115 (FNARS, 2009) et, la même année, 358 personnes sont mortes dans les rues françaises (Collectif, 2010).

D’une manière plus générale, l’application du principe de continuité et de prise en charge inconditionnelle aux seuls hébergements d’urgence questionne la vocation de ce secteur à assurer le service de protection maximale en droit, dans le cadre d’une exigence médicosociale minimale :

Dans la réalité, l’hébergement d’urgence continue à faire office de voiture-balai pour ceux qui n’ont pas eu de place dans des centres de stabilisation. Du reste, le dispositif d’urgence est saturé : « 30 % des demandes d’hébergement effectuées au 115 de Paris en 2006 » ne sont pas satisfaites faute de places, indique le document.

d’après Stefania Parigi, directrice générale du Samu social, citée dans Sérafini, 2009

De ce fait, l’urgence sociale demeure au coeur de la logique protectrice des SDF, alors que c’est la critique de ce mode de prise en charge qui a engendré le mouvement donnant naissance au DALO avec la mobilisation de l’association des Enfants de Don Quichotte en 2005-2006. N’est-il pas contradictoire qu’une place d’hébergement d’urgence soit plus pérenne qu’une place en CHRS ? N’est-il pas contradictoire que le principe de la stabilisation soit réservé aux seules structures relevant de l’urgence sociale et non aux centres dits de stabilisation ?

Ce contexte témoigne d’un compromis français qui est toujours centré sur l’urgence sociale. Cet ensemble de dispositifs compose un ensemble assez opaque dans ses modes de fonctionnements. Cette caractéristique est liée au fait que ces centres doivent s’adapter à un public très hétérogène. Leurs règles de fonctionnement sont donc minimales et susceptibles de grandes souplesses pour s’adapter au profil de chaque usager. N’est-il pas contradictoire que la sphère juridique la plus protectrice de l’hébergement social français repose exclusivement sur ce maillon particulièrement plastique dans ces modalités de fonctionnement et dans sa capacité à opposer une logique de droit ? Comment dans ce cadre particulièrement souple faire valoir ses droits ? De plus, les SDF les plus fragiles, qui fréquentent ces institutions, sont-ils à même de faire valoir leurs droits alors que le contexte est le moins favorable à cet exercice ? Enfin, les centres de stabilisation et les CHRS ne deviendront-ils pas un monde inaccessible aux plus démunis qui, « enfermés » dans des dispositifs « protecteurs », protègent surtout le reste des institutions à vocation d’accueil à moyen ou long terme ? Il est à noter que l’accès à un CHRS n’est pas un droit, alors que celui à l’urgence sociale l’est. En tout dernier lieu, comment l’urgence peut-elle se décliner dans une continuité ? Ne s’agit-il pas d’une contradiction indépassable ? Pour finir, il me semble incompréhensible que le principe de continuité ne s’étende pas aux centres de stabilisation. En ce sens, la stabilisation en France n’existe pas juridiquement, car elle repose sur le bon vouloir des institutions concernées. Cette évolution nécessaire reste un combat à mener. En ce qui concerne les CHRS, qui prennent en charge les personnes les plus performantes socialement, il me semble logique de les exclure du principe de continuité, comme j’ai pu l’écrire ailleurs :

En rompant avec la limitation temporelle des suivis sociaux, c’est la fonction du travail social que l’on modifie. Si l’on octroie de droit un hébergement, la fonction éducative n’a plus pour objectif la transmission des règles de socialisation, mais la mise en oeuvre inconditionnelle d’un droit.

Rullac, 2007

Pour conclure cette réponse à la réponse, mesurons aussi notre accord sur la pertinence reconnue mutuellement au biopouvoir. Ce concept amène la « question SDF » dans une logique politique, qui doit s’articuler à la dimension des pratiques de terrain. La question de l’itinérance, pour reprendre le vocabulaire québécois, est en effet une question éminemment politique, qui concerne le contrat social. Quelle place dans nos sociétés pour ceux qui ne s’inscrivent pas dans une sédentarisation et pour ceux qui n’arrivent pas à contribuer à l’enrichissement collectif ? Quel droit à l’inutilité économique offrons-nous aujourd’hui ? À défaut de réponses construites politiquement, les SDF reçoivent des réponses pratiques qui, je l’espère, ne peuvent satisfaire les citoyens éclairés et humanistes du monde que nous sommes, de chaque côté de l’Atlantique. Car, c’est bien la qualité que je reconnais à René Charest qui, fondamentalement, rejoint mes positions, malgré une annonce préalable disproportionnée de ses désaccords. Je le remercie de m’avoir obligé à être plus clair et pertinent pour suggérer davantage notre communauté de point de vue sur l’essentiel.