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Introduction

Les idéaux de prévention précoce des difficultés sociales, affectives et comportementales des enfants ont rejoint les parents adoptifs, notamment la théorie de l’attachement. Or, les familles qui adoptent des enfants aujourd’hui passent par un processus différent de constitution par rapport à celui des familles qui donnent naissance : elles ne bénéficient pas d’un lien précoce, établi à partir des premières étapes de vie de l’enfant, ni de connaissances sur son histoire lorsqu’il est accueilli. Cela peut susciter chez les parents adoptifs des dilemmes particuliers, alors que les adoptions sont de plus en plus tardives notamment à l’international. Par leur entrée dans la famille alors qu’ils ont intégré des expériences sensorielles (Cyrulnik, 1989), affectives, physiques et sociales ailleurs, ces enfants poussent leur famille à considérer d’autres façons d’établir une relation (Pagé et Piché, 2008). Le profil des enfants adoptés a aussi changé : ils sont plus âgés, ont un bagage d’expériences précoces plus chargé, leur durée de placement en orphelinat se prolonge en attente d’une famille. Avec peu d’améliorations des ressources et de leurs conditions de soins dans ces milieux institutionnels (Maclean, 2003), les besoins de ces enfants sont fréquemment amplifiés et leurs difficultés de santé peuvent être multiples à la suite de l’arrivée dans leur nouvelle famille. Les adoptants sont ainsi de plus en plus contraints à redéfinir leur préparation au rôle de parent, leurs attentes et leurs repères.

Contrairement à une opinion répandue, il y a plus de candidats à l’adoption d’enfants dans les pays occidentaux qu’il y a, en fait, d’enfants à adopter de l’étranger (Romanens-Pythoud, Boéchat et Vité, 2008 ; Howell, 2006). Si les critères des adoptants n’ont pas beaucoup changé (ils désirent principalement des enfants jeunes en bas d’un an ou deux, en pleine santé et sans handicaps), le contexte de l’adoption, lui, a évolué rapidement et de manière à créer un écart important entre l’expérience attendue et vécue par ces derniers. Les politiques locales d’adoption étrangère des pays d’origine sont en transformation et font désormais en sorte de limiter la sortie des enfants de leurs frontières, de privilégier les placements locaux, et rendent admissibles à l’adoption les enfants de plus de trois ans ou à besoins dits « spéciaux ». Sur le plan statistique, les enfants admissibles à l’adoption internationale ont été beaucoup moins nombreux au cours des dernières années (Selman, 2009 ; SAI, 2010). En l’espace d’une décennie, la moyenne d’âge des enfants accueillis au Québec a passé de 23 à 38 mois[1] (SAI, 2010).

Le contexte particulier d’accueil de l’enfant par adoption conduit à la création d’un lien parent-enfant significatif en dehors du processus de constitution familiale habituel, et implique une complexité faite d’exigences particulières, ceci est bien établi dans la littérature (Kirk, 1964 ; Brodzinsky, 1987, 1990 ; Brodzinsky et Huffman, 1988 ; Pagé et al., 2008). Cet article présentera d’abord l’étude, à partir de laquelle nous avons exploré les expériences de l’adoption du point de vue de ces nouveaux parents. Suivra un résumé des grands thèmes qui ont été dégagés par l’analyse des entretiens de l’étude, qui ont été réalisés avec 12 parents adoptifs au cours de la première année suivant l’adoption de leur enfant à l’étranger. Nous relierons ces résultats d’étude à quelques éléments de compréhension qui ont été formulés dans les théories de l’adoption des dernières décennies, spécifiquement au sujet de la standardisation du lien dans les familles. Deux périodes ont été utilisées afin de contextualiser l’expérience de ces parents : la première, « le temps de la réalisation du projet familial : la normalité interrompue » ; la deuxième, une « période d’accueil et début de la vie familiale ».

Pour terminer, nous discuterons d’un phénomène que nous avons pu identifier au cours de la réalisation de cette étude, celui d’une « prescription de l’attachement », alors que nous discuterons de la standardisation du lien parent-enfant telle qu’elle est vécue en contexte d’adoption tardive. Nous proposerons en conclusion quelques nouveaux repères pour l’accompagnement des familles adoptives, afin de mieux tenir compte de la complexité et des caractéristiques particulières des liens différents à valoriser en adoption tardive, au-delà de cette notion d’attachement. En somme, ces nouveaux repères viseront à déconstruire une perception générique des besoins des enfants adoptés, pour mieux se recentrer sur la diversité des expériences adoptives.

Méthodologie : « L’expérience parentale de l’adoption d’enfants grands à l’international »

Nous avons réalisé une étude doctorale (Piché, 2011) de nature qualitative, dans laquelle nous avons voulu explorer l’évolution du lien dans les familles adoptives, du point de vue de 12 parents adoptifs (11 mères et 1 père) d’enfants « grands »[2] (âgés entre 14 et 54 mois à l’adoption) provenant de six pays à l’international[3]. Quelles sont les expériences des parents qui accueillent ces enfants, alors que l’écart se creuse entre leurs attentes et désirs d’enfants ; et les nouvelles réalités de l’adoption ? Comment leurs familles se construisent-elles alors qu’ils accueillent un enfant qui a déjà une histoire, des liens ?

L’expérience de la parentalité étant marquée par des processus familiaux, mais aussi sociaux, culturels et idéologiques, nous avons voulu comprendre ce qui influençait l’expérience de ce lien particulier, du point de vue des adoptants. Pour ce faire, nous avons employé une méthodologie de théorisation ancrée[4] constructiviste (Charmaz, 2006) qui permet, en somme, d’accéder à la « théorie des parents » concernant les processus qu’ils traversent au cours de leur projet et de sa concrétisation. En puisant dans leurs témoignages, nous avons construit des éléments théoriques à partir des processus qui ont marqué la première année de l’adoption. Pour y arriver, nous avons porté une attention particulière au codage, technique d’analyse qui est propre à l’emploi d’une méthodologie de théorisation ancrée de type classique (Corbin et Strauss, 2008). Il s’agit d’effectuer un tri des données obtenues par les témoignages des participants en faisant ressortir les conditions, propriétés et variations dans le contenu ainsi que les processus (de pensée, de sentiments, de déroulement des actions en contexte donné) qui y apparaissent comme marquants pour les participants en tenant compte de leur contexte social (Charmaz, 2006). Nos données[5] proviennent de l’analyse de 20 entrevues semi-structurées et en profondeur avec 11 mères adoptives ainsi qu’un père adoptif ; ces entretiens portaient sur les différentes facettes du quotidien avec l’enfant, le processus des démarches d’adoption, leurs perceptions et sentiments autour de l’arrivée de ce dernier dans la famille et concernant l’évolution du lien au cours de la première année postadoption[6].

Par analyse de ces témoignages, nous avons ainsi été en mesure de dégager un ensemble de thématiques, que nous résumerons ici afin de situer les expériences communes et diverses de ces parents.

Le temps de la réalisation du projet familial : la normalité interrompue

Je ne m’attendais pas à ce que ça soit aussi difficile, aussi ardu, et à faire autant de démarches et ce n’était que le début !

Participante

Les témoignages des parents[7] rencontrés dans l’étude ont indiqué que les complications et la prolongation actuelle du processus d’adoption ont des impacts qui se vivent aussi à plus long terme, bien après l’adoption. Les adoptants doivent constamment renoncer à un désir de normalité, mais surtout de fluidité dans le fait de devenir parents. Cette « grossesse administrative », comme l’a baptisée un participant, change leurs repères de temps, mais aussi leurs repères psychologiques dans l’attente de l’enfant. Dans certains cas, l’enfant proposé n’était pas l’enfant imaginé ; il y a aussi eu perte d’enfants investis (par fausses couches avant le processus d’adoption ou par propositions échouées d’enfants).

Les parents ont aussi vécu une tension d’intérêts très forte entre la sphère privée (vouloir bâtir une famille et un lien avec un enfant jeune et en santé) et la sphère sociale (attentes des institutions que les parents soient des « intervenants » plus détachés qui agissent dans un processus de placement), tensions qui se côtoient fortement dans tout projet d’adoption.

Dans le fond, on a appris que dans la vie on ne peut pas rien prévoir ! Ça m’a appris à faire un lâcher-prise ! L’adoption a en soi été une belle expérience d’être capable de lâcher prise parce que, j’ai appris que là-dedans tu ne peux rien décider ! Tu sais quand tu commences, mais tu ne sais pas quand tu finis. Ça, ça a été plus difficile que l’infertilité en soi.

Participante

Ce phénomène a déjà été décrit, entre autres par les anthropologues de la parenté Signe Howell (2006), et au Québec, Françoise-Romaine Ouellette (2005) dont les études de l’adoption tardive (Ouellette et Méthot, 1996, 2000) ont aussi fait ressortir à quel point la valeur de la « normalité familiale » marquait aussi les adoptants internationaux dans la constitution de leur famille. Ce principe qui guide plusieurs projets adoptifs est ancré dans une valorisation des liens dits « naturels » (c.-à-d. donner naissance à son enfant ou en suivre toutes les étapes d’évolution à partir d’un très jeune âge), et ce, malgré le fait que notre société reconnaisse et valorise de plus en plus les modèles familiaux alternatifs. De son côté, Howell (2006) relève un processus délibéré de substitution, qui s’exercerait par les familles adoptives elles-mêmes, par désir de ressemblance au modèle familial dominant. La plupart des parents rencontrés dans le cadre de cette étude ont souhaité au démarrage de leur projet adoptif accueillir un enfant en bas âge, ou un bébé. Si certains avaient ressenti le besoin de vivre une expérience qui se rapproche du portage d’un enfant, ou d’être les témoins privilégiés de ses premières étapes de développement, les parents ont surtout dit avoir été influencés dans leur décision par des professionnels de l’enfance qui décourageaient l’adoption tardive, laissant entendre un trop grand risque de difficultés dans la formation d’un lien solide. Ce type de contrôle des conditions de formation des familles adoptives (« le meilleur enfant pour la meilleure famille ») par les recommandations ou les évaluations professionnelles existe depuis le début du siècle dernier, tel qu’il a été recensé par l’historienne de l’adoption Ellen Herman (2008). Selon l’auteure, la diffusion d’un certain idéal « naturaliste » s’est souvent exercée de pair avec une logique de placement visant le « risque zéro », la maîtrise absolue du bien-être de l’enfant adopté et de sa nouvelle famille, qui fait du sens dans sa logique d’une meilleure protection de ces enfants. Toutefois, cette idéalisation du rapport parent-enfant précoce et des liens du sang qui est alors véhiculée contribue à entretenir l’idée que le lien adoptif est moins véritable, nécessairement plus « fragile » que le lien biologique, surtout lorsqu’il s’établit tardivement. Les interventions et les politiques de placement en adoption se retrouvent ainsi influencées par cette pression normalisatrice et conformiste, à moins de formuler d’autres repères qui s’ancrent dans l’expérience fondamentalement différente des familles adoptives d’aujourd’hui.

Renoncements et réévaluations

Donc, c’était le troisième enfant qu’on nous proposait, et finalement on l’avait accepté, mais on l’a pas eu. […] c’était un enfant qui devenait concret […] Et là, quand on a su ça, ca a été vraiment atroce […] moi, j’ai toujours vécu ça comme un deuil périnatal. […] Comme la perte d’un enfant biologique que j’aurais porté parce que ça faisait comme un an et demi qu’on le portait dans le fond. Et ce que j’ai trouvé vraiment difficile, c’est qu’on n’a pas été reconnus là-dedans ; on n’a pas été écoutés.

Participante

Cette mère nous parle des deuils vécus par rapport à un enfant proposé, investi, puis perdu dans les démarches. Elle parle aussi du manque de reconnaissance sociale du deuil bien réel qu’elle a dû traverser, notamment dans son milieu de travail. Les adoptants sont constamment bousculés par les complications des démarches, tout en étant souvent tenus à l’écart des décisions qui les concernent, eux et l’enfant.

Ce processus amène les adoptants à vivre une série de renoncements et de deuils dans le processus même ; donc autres que celui de « l’enfant biologique » (Brodzinsky, 1990). Ils sont contraints de réévaluer leur projet, leurs attentes et certaines valeurs personnelles. Ces réévaluations constantes de leur projet affectent aussi l’idée qu’ils s’étaient souvent faite de ce moment important de leur vie personnelle ou de couple qu’est celui de devenir un parent. Ils perdent donc beaucoup de leurs repères dans cette expérience, longtemps attendue et hautement valorisée, notamment l’attente de pouvoir y participer pleinement comme d’autres parents aujourd’hui. La théorie « Shared Fate » du sociologue canadien David H. Kirk (1964) nous a déjà instruits quant aux dilemmes particuliers auxquels ces familles ont dû faire face afin de composer avec la différence inhérente à leur statut, alors que ces représentations sociales les incitent fortement à être « semblables » aux autres familles en tous points. L’auteur utilisa le terme « handicap de rôle » pour décrire la posture particulière dans laquelle se situent les parents adoptifs, qui peuvent souhaiter à la fois d’inclure leur enfant dans leur famille et de reconnaître ouvertement ses origines familiales différentes. Cela les confronte à la différence, celle qui est fondamentale à la nature du lien qui les unit. Une acceptation empreinte d’empathie devient alors nécessaire pour que les parents reconnaissent la différence fondamentale qui définit le lien adoptif. Cette attitude d’acceptation se fondera alors sur la reconnaissance que le lien qui les unit réside en fait dans une perte commune (le « destin partagé » ou Shared Fate) : celle de l’enfant qui se retrouve séparé de ses parents de naissance et de son milieu originel, et le sentiment de perte vécu par les adoptants lorsqu’ils ne sont pas en mesure de concevoir et de donner naissance à leur enfant. Les parents de l’étude ont vécu un autre niveau de perte de maîtrise de leur projet, en contexte de raréfaction des enfants admissibles à l’adoption internationale qui correspondent au profil souhaité par la plupart et de complexification des procédures leur permettant de mener à bien leur projet dans les délais qu’ils estimaient raisonnables pour se construire une famille.

Processus de construction active d’un lien normal

Cette perte de repères a entraîné chez plusieurs adoptants le désir de se préparer à la vie avec l’enfant à venir en multipliant les démarches d’information et de conseils spécialisés ; notamment en suivant des formations et ateliers préparatoires[8] et par la lecture d’ouvrages sur les besoins psychologiques de l’enfant adopté. Nous avons observé dans cette étude à quel point le niveau de préparation des adoptants a changé (Howell, 2006 ; Ouellette et Méthot, 1996 ; Hoksbergen et Laak, 2005), et qu’il s’appuie beaucoup plus sur des savoirs professionnels, parfois scientifiques. Cela est probablement attribuable à l’offre grandissante de services spécialisés, d’ateliers préparatoires, de conférences d’experts et de livres populaires sur l’adoption au Québec, comme ailleurs dans le monde. D’autres se sont appuyés sur les témoignages de parents de leur entourage qui avaient une expérience de l’adoption. L’idée de « travail de lien » pour créer une relation solide avec l’enfant est déjà très forte, bien avant qu’il arrive : les parents de l’étude étaient au fait des carences générales des milieux de vie des enfants et se représentaient comme un défi particulier le fait de l’accueillir plus tard dans sa vie, alors qu’il est imprégné d’une histoire de vie difficile. Ils étaient même prêts à s’envisager dans un rôle de « soignant » plus superficiel, dans la mesure où ce rôle demeure temporaire. Toutefois, ils minimisaient à ce moment les effets émotionnels de cette autre posture de parent, par rapport aux composantes rationnelles, logiques de cette préparation.

J’ai eu beaucoup de trucs avec Marika[9], je suis suivie, euh… j’ai lu beaucoup de livres, je suis très informée, si il arrive un enfant avec un problème je vais être plus capable de m’en occuper que la première adoption. Je me sentais en confiance, très en confiance. Trop en confiance !

Participante

Cette participante nous dit que face à des difficultés de l’enfant, dans son cas des séquelles psychologiques de maltraitance dans le premier milieu de vie, le besoin d’avis spécialistes se renforce lorsqu’ils préparent une deuxième adoption. Ces avis sont probablement devenus très recherchés par la complexification des besoins des enfants disponibles et leur âge à l’adoption. Pour nos participants, il s’agissait d’un facteur d’influence dans la démarche d’appropriation de leur projet.

Le succès du lien, qui est la valeur prédominante de leur projet familial, devient un autre critère de normativité auquel plusieurs parents adoptifs se sont sentis pressés de se mesurer au fil des premiers mois avant de reconnaître la qualité unique de leur relation parent-enfant et son évolution propre. Le processus adoptif ne leur permettait pas d’anticiper pleinement les conséquences psychologiques, les possibilités de lien différent ou plus lent qu’imaginé, ni les autres difficultés (réactions, maladies graves, handicaps inconnus, etc.) qui peuvent apparaître après l’arrivée des enfants. Le manque de communication entre familles et agences ou autres instances, qui sont plus familières avec les enfants, a aussi contraint plusieurs parents à improviser quant à l’état de l’enfant et aux soins à mettre en place, après son arrivée. Les pratiques de sélection des candidats à l’adoption et certains critères établis par les pays d’origine des enfants renforcent l’idée, fortement intériorisée par ces parents, que les adoptants doivent démontrer leur exceptionnalité dans la réponse aux besoins de leurs enfants. Cette vision du parent comme « co-intervenant » dans un processus de placement et de protection est confrontée à ces facteurs et à l’expérience même de la parentalité lors de sa concrétisation.

Période d’accueil et début de la vie familiale : les enjeux de la création d’une reconnaissance mutuelle

Au cours de l’étude de cette période du lien, rendu concret par l’arrivée de l’enfant, il s’est avéré que nous connaissons moins bien les retombées des complications du processus même de l’adoption et de ses démarches, notamment son vécu émotionnel chez les parents. Le souci de bien remplir leur rôle et de compenser les nombreux manques de l’enfant se transforme chez certains en stress de performance. Ce stress est relié aux besoins plus intenses des enfants ou à leur imprévisibilité, il est amplifié par les attentes élevées envers les parents qui sont exprimées dans les discours actuels sur l’éducation de l’enfant adopté :

Je m’étais mis la barre très très haute, et après j’ai pris ce qui me convenait à moi et à Nicolas. Je ne peux pas faire plus que ce que je peux faire […] J’étais la maman qui ne se fâchait jamais, le « syndrome de la maman parfaite » […] J’ai le droit de me fâcher. De pas répondre tout de suite à ses besoins, même si on dit qu’un enfant adopté, il faut répondre tout de suite ; tout le temps comme un bébé naissant. Il faut aussi qu’il apprenne à patienter. Avec maman, il est très impatient ; on est dans l’apprentissage de « Attends ».

Participante

Les représentations sociales du lien parent-enfant désirable sont fortement confrontées aux situations qu’ont vécues ces parents : notamment, la valorisation de l’autonomie chez un enfant plus âgé et la dépendance attendue de la part des petits enfants envers leurs parents.

Tu sais je la prends, et tout de suite elle s’en va. Tu sais… Camille, je peux pas la prendre longtemps. Je la prends un petit peu, mais elle est trop habituée à faire ses affaires toute seule. Je veux pas la tenir de force.

Participante

Les adoptants prévoyaient un investissement accru dans ce type de projet familial, moins la grande diversité des modes relationnels des enfants, la durée de certains problèmes de santé ou l’inégal investissement des relations par l’enfant, parmi les adultes de la famille. Par exemple, des parents ont été bousculés émotionnellement par l’habitude de leur nouvel enfant de se relier rapidement à ses grands-parents ou à des personnes de l’entourage plutôt qu’à eux seuls ; d’autres par des attitudes plus dépendantes et régressives qu’attendues chez leur enfant, qui n’est pourtant plus un bébé. Le lien réel se vit donc souvent à l’encontre des principes relationnels et familiaux qui sont idéalisés dans leur milieu social et culturel. Ces situations imprévues ont, après coup, eu des répercussions transformatrices sur le plan des valeurs personnelles et éducatives de ces parents.

Le « à tout prix il ne faut pas quitter nos enfants adoptés » ! Je suis contre ça. Au contraire. Je pense qu’un enfant adopté doit tout de suite savoir que tu reviens. Et il faut le mettre dans la situation. Même s’il pique une crise, même si ça lui fait vivre des émotions, je pense qu’il faut qu’il le vive. […] et pas attendre que ça fasse deux ans et trois ans là […] j’ai remarqué ceux qui le font pas et ceux qui le font : c’est infernal pour ceux qui le font pas. Puis pour l’enfant, ça l’insécurise. C’est comme : on t’a sorti, on va s’occuper de toi, on te quittera plus. Non ! La vie n’est pas facile, puis tu m’auras pas tout le temps, mais je te promets que je vais faire attention à toi. Moi, c’est ça que je leur dis. Je vais revenir tout le temps.

Participante

Le cheminement de réévaluation qu’ils font à ce niveau est important à considérer puisqu’il peut amener des ouvertures dans l’acceptation de leur enfant, de son rythme d’acclimatation et de relation, de même que pour envisager l’évolution de leur rôle envers lui. Il renseigne sur les façons d’aimer et d’éduquer un enfant, différemment.

Le psychologue américain David M. Brodzinsky (1987, 1990) a identifié par ses travaux cette période de transition particulière qui se produit en devenant parent par adoption, le fait qu’elle nécessite des ajustements plus importants dans les rôles et les relations que dans les familles qui donnent naissance à leurs enfants. Notamment, du fait qu’un enfant adopté transporte jusque dans son nouveau milieu les traces de ses anciens liens, ses expériences uniques, ses habitudes et ses loyautés. De part et d’autre, parents et enfants vivent un bouleversement du connu.

Le soi parent et le soi thérapeute : les frontières du soi parental en contexte d’adoption

Un processus identitaire particulier a été découvert chez plusieurs adoptants de l’étude : ils se définissent à la fois comme des parents ordinaires et comme des parents « thérapeutes ». Le tiraillement vécu entre ces deux rôles s’amplifie lorsqu’ils doivent composer à plus long terme que prévu ou de manière très intensifiée avec les exigences de soins particuliers de leur enfant. Ces deux dimensions deviennent donc difficiles à « dissocier » l’une de l’autre : une participante dira « Où s’arrête le soignant, pour être seulement le parent ? »

C’est là que vient l’idée de la deuxième adoption, qui m’a permis d’être la maman que j’ai voulu être au départ. Une mère tout simplement, et pas une thérapeute. Donc la deuxième est venue comme un baume. De dire non, c’est pas moi l’erreur […] je suis humaine, mais c’est pas juste moi. Ça m’a déculpabilisée beaucoup, la deuxième adoption : ça m’a permis de reprendre un rôle de maman. Et ça m’a permis aussi de dire je suis une mère de deux côtés, avec deux trucs différents : je suis la mère et je m’appelle toujours la mère thérapeutique !

Participante

Cette autre participante affirme que le besoin d’être une « maman » ordinaire est aussi fort chez ces parents que chez d’autres, mais il se complique des exigences qu’ils se donnent d’être aussi de « bons intervenants », notamment pour compenser les manques perçus chez leur enfant, pour calmer leur souffrance, ou simplement pour l’aider à fonctionner au quotidien : dormir, s’alimenter, interagir avec les autres, etc.

L’accueil d’un enfant par adoption n’est pas qu’adaptatif. Au-delà de l’ajustement attendu au bouleversement du changement de milieu pour l’enfant et de la transition à la parentalité que Brodzinsky a observés (1987, 1988), nous avons pu constater dans notre étude que d’autres aspects deviennent marquants : sur le plan des valeurs et de l’identité dans l’exercice du rôle parental. Les membres de ces familles peuvent aussi vivre des difficultés qui repoussent à plus long terme la concrétisation du lien « naturel » et mutuel qui est tant attendue. Problèmes de santé temporaires ou chroniques chez l’enfant, stress d’attente et de performance du parent ; difficulté à se sentir reconnu ; établissement d’une confiance avec un enfant traumatisé ou de frontières avec un enfant en besoin d’attention intense et persistante ; compréhension des habitudes relationnelles de l’enfant plus âgé : ces facteurs de complexité sont peu anticipés, prolongent la transition et accentuent les besoins de soutien à long terme dans ces familles.

Des difficultés inattendues viennent aussi questionner leur capacité d’impact sur l’état de leur enfant. En constatant les marques plus durables de son histoire ou bien des problèmes de santé qui ne sont pas contrôlables par la qualité ni par la stimulation offerte dans l’environnement familial, les parents réalisent qu’ils ne sont pas les seules influences sur sa trajectoire malgré toute la qualité de leur investissement. Cela les amène à réévaluer leur rôle dans l’évolution de sa condition, et souvent leur façon d’accompagner leur enfant dans ses difficultés.

Plusieurs parents que nous avons rencontrés ont été « obsédés » par un objectif de réparation des carences de leur enfant dans les premiers temps, ont eux-mêmes eu de la difficulté à se séparer de leur enfant dans le quotidien par sentiment de culpabilité. Dans un cas comme dans l’autre, ils se sont sentis hésitants à établir un cadre aux demandes de leur enfant, par peur de le laisser tomber, de « recréer » un autre abandon ou de provoquer une autre rupture traumatisante, comme des discours de l’adoption leur ont laissé entendre. Ces discours et les professionnels qui agissent dans les situations d’adoption peuvent être d’un soutien précieux lorsqu’ils aident à cerner les difficultés d’une famille ; plusieurs parents en ont eu besoin pour raffiner leurs stratégies éducatives et mieux accompagner un enfant en souffrance. Le problème est que ces discours placent très souvent les parents au coeur de la solution, dans cette posture de co-intervenant. Vécues au quotidien avec peu de répit ou d’échange de responsabilités, ces situations peuvent épuiser les parents aux prises avec les plus grandes difficultés et les moins soutenus ; et tout cela finit par créer un sentiment d’échec.

Quand ils sont arrivés, j’en ai un qui ne dormait pas de la nuit […] le plus faible. Des parasites… à toutes les deux heures il se réveillait, et c’est pas des mensonges ça a duré un an ! …pour qu’il fasse ses nuits […]. L’autre pendant ce temps-là, il me faisait des crises qui pouvaient durer un quart d’heure, au début c’était une heure ; à tous les jours. Fait que je dormais pas la nuit, puis dans le jour, puis en plus j’avais deux enfants qui étaient à la diarrhée…ça a duré un an ça aussi. Là t’essaie de trouver tout ce qu’il faut pour qu’il n’y ait plus de crises […] je sais pas ce que j’ai fait de bien, mais…ça a été une année difficile […] Puis les gens autour de toi : « tu l’as voulue ton adoption ! »… Fais que là, tu ne te plains pas ! Tu ne dis pas.

Participante

La prescription de l’attachement

La relation adoptive se construit au départ sur l’assise des valeurs familiales contemporaines mentionnées plus haut qui guident plusieurs familles d’aujourd’hui : l’exclusivité du lien parent-enfant, l’affectivité, l’échange réciproque et la normalité satisfaisante d’un lien parent-enfant nourricier. Pour les adoptants, les connaissances issues des discours spécialistes donnent des repères qui les guident initialement dans leur lien entre étrangers. Les concepts d’attachement et de stimulation développementale rejoignent fortement ces parents, dans un contexte social de grand intérêt pour les premières années, les possibilités de construction de la petite enfance. Alors qu’une adoption d’enfant déjà grand fait manquer ces premières étapes très valorisées, les construits diffusés leur permettent d’envisager des possibilités de rattrapage, des « passerelles » pour faire évoluer le lien à partir des seuls soins de base vers une relation qui peut devenir plus solide, réciproque, aussi « naturelle » que possible.

Avec l’accroissement récent de ses normes[10], la pratique de l’adoption place un poids énorme sur les adoptants d’être des parents exceptionnels. Prenant leur rôle très à coeur, les parents se sentent souvent une pression et une attente de mettre de côté leur intérêt privé, leurs désirs de parents « ordinaires », pour devenir des intervenants. Pour devenir parents, ils acceptent temporairement le compromis en se dotant de ressources d’informations, parfois expérientielles et en provenance d’autres adoptants, mais souvent théoriques en l’absence d’un tel réseau autour d’eux. Or, l’encadrement spécialisé du lien adoptif optimal qui se reflète dans la littérature actuelle ou dans les avis professionnels n’est pas toujours nuancé par des informations qui tiennent compte de la diversité des contextes familiaux des adoptants, ou des besoins de chaque enfant. Les notions psychologiques qui tentent d’expliquer ces besoins sont souvent communiquées de manière très générique, ce qui a pour effet de négliger des discussions contextuelles qui seraient essentielles à la compréhension juste. Les évaluations professionnelles des situations des enfants doivent inclure l’impact de leurs problèmes de santé antérieurs qui se prolongent souvent dans l’après de l’adoption (Chicoine, Germain et Lemieux, 2002). Elles doivent aussi tenir compte de la réalité fréquente de sa réadaptation physique ou langagière, des impacts familiaux du manque de soutien instrumental ou affectif offert par l’entourage, des séquelles de traumas qui sont très difficilement identifiables en absence d’informations valides sur le passé des enfants, ainsi que de la continuité des habitudes quotidiennes et relationnelles de « survie » de plusieurs d’entre eux malgré le climat de soutien de leurs nouvelles familles.

Une « prescription de l’attachement » se produit donc lorsque les parents adoptifs légitiment leur lien et tentent de trouver des repères plus fiables en suivant à la lettre les discours de prévention précoce qui sont aussi très diffusés en adoption internationale. Ces discours spécialistes les situent souvent comme principaux responsables de la « création » de son attachement sécurisé. Le bien-être affectif des enfants est fortement valorisé par leurs parents adoptifs pour plusieurs raisons : d’abord pour favoriser son développement sain, mais aussi pour se donner un sentiment de pouvoir y contribuer. Nous avons surtout relevé qu’ils dirigent leurs efforts de « travail de lien » pour donner un sens à une relation qui est perçue par eux, et par certains professionnels, comme incertaine, ou fragile. Pourtant les parents réalisent en cours de route que ce lien est fort et significatif, et doit se construire autrement que sur les bases qu’ils imaginaient avoir à répliquer du lien « biologique » qui sont : tôt dans la vie de l’enfant, par étapes, et surtout avec un parent prétendument en maîtrise des éléments favorables au bien-être de son enfant.

Puis à partir de 18 mois, il y a tout le concept d’attachement qui […] avec les lectures qu’on avait faites […] ils disaient « c’est pas impossible, ça se fait et il y a des expériences très réussies ; mais c’est reconnu pour être un peu plus difficile » […] et mes collègues psychologues, travailleur social […] expérimentés, me disent « jusqu’à 18 mois, c’est un âge charnière pour vraiment initier l’attachement ». Fait que je me dis… voilà pourquoi on voulait maximum 18 mois.

Participante

Cette dernière participante illustre que la diffusion et l’interprétation de la théorie de l’attachement contribuent aux choix de critères des adoptants lors de leur application.

Toute une série de gestes qui sont faits pour créer l’attachement, la sécurité, le confort de l’enfant. […] Nous, on l’a intellectualisé parce que ce lien-là on l’aura pas créé avec l’enfant, ou il ne l’a pas quand il arrive parce qu’il est déjà à trois ans et demi.

Participant

De cette idée très présente de travail de lien dans le discours des parents, nous pouvons retenir qu’elle a l’avantage de fournir des outils additionnels au répertoire personnel des parents en vue d’approfondir un lien entre étrangers. Toutefois, la « recette de lien » qui a été internalisée chez plusieurs parents adoptifs les a confrontés tôt ou tard à la difficulté d’appliquer ces principes à leur vie familiale réelle, alors que d’autres variables que l’attachement sont en jeu quand l’enfant est plus âgé et qu’elles limitent l’influence des parents, si attentionnés et bienveillants soient-ils.

Alors que les premières adoptions se faisaient dans un contexte qui tentait de maîtriser au maximum les conditions de succès du lien, par le jumelage sur la base de la ressemblance physique et intellectuelle (Herman, 2008), la pratique actuelle de l’adoption le fait, mais cette fois-ci en la limitant à certains groupes d’âge et en faisant des parents des êtres très informés et préparés, sélectionnés sur la base de leurs capacités parentales « exceptionnelles ». Cela les idéalise et ne tient pas toujours compte des autres aspects de la « greffe affective » (Goubier-Boula, 2005) : principalement les soutiens à mettre en place, les exigences particulières de certains enfants, exigences qui rendent tout l’amour et les soins parfois insuffisants à calmer leur détresse, l’impact des difficultés sur les familles et d’autres aspects qui sont moins abordés en préparation. Les efforts de maîtrise du cadre de l’adoption, qui visent la substitution du lien familial, se poursuivent malgré l’acceptation sociale plus grande de la diversité de modèles familiaux (Ouellette et Séguin, 1994 ; Herman, 2008). Nous avons réalisé par les témoignages de ces parents qu’ils se sont aussi appropriés ces efforts ; ils suivent la logique des acteurs externes et des professionnels qui encadrent la réalisation de leur famille dans leur construction initiale du lien et parfois plus longtemps dans l’évolution de leur famille.

Nouveaux repères pour l’accompagnement des familles adoptives

Ce qui ressort de cette étude est l’importance de considérer la diversité des besoins et des expériences des enfants adoptés et des familles par l’instauration d’un échange réciproque. Les familles de l’étude nous ont permis de déconstruire certaines perceptions concernant leurs besoins, les facteurs qui influencent leur équilibre familial et l’impact de ces savoirs dans leur application quotidienne avec l’enfant. La diffusion de connaissances va trop souvent dans un sens unique : les parents se retrouvent en position d’assimiler ces recommandations sans toujours bénéficier de possibilités de réagir, d’échanger et de proposer leurs propres solutions.

Au-delà de l’attachement : des liens différents à valoriser

Ces parents ont constaté au fil de son évolution que leur lien avec leur enfant s’élargissait à d’autres dimensions, d’autres sources de satisfaction et d’autres rythmes ; ce qui va au-delà de cette vision développementale « sécurisée » et prévisible de la relation que l’attachement propose. Certains parents ont réalisé, plus ou moins explicitement dans leur discours, que cette évolution était, en fait, impossible à déterminer ou à maîtriser. Plusieurs ont plutôt réalisé la force d’autres aspects qui ont contribué à l’équilibre affectif et familial, au-delà du fameux critère de « sécurité d’attachement ». Parmi ceux-ci, ils ont mentionné l’importance des autres adultes, des frères et soeurs, de milieux de garde de qualité, de prendre du répit et de la distance de leur enfant au besoin. La personnalité de leur enfant et sa force à surmonter ses peurs et bouleversements à la suite de l’adoption ont aussi joué un rôle. Le fait de constituer une équipe parentale forte et flexible ou de se construire un réseau d’amis compréhensifs et présents dans le cas des célibataires a joué un rôle majeur. Pour d’autres, l’aide de professionnels de la santé sensibles et de leur famille, de groupes d’adoptants, a soutenu non seulement le parent, mais l’équilibre de la relation. Ils nous enseignent donc qu’il faut porter le regard bien au-delà de la dyade parent-enfant et de la réponse aux besoins de l’enfant lorsqu’il s’agit de soutenir l’entreprise qu’est l’adoption. Très préparés à donner priorité au petit noyau familial avant l’arrivée de l’enfant, ces parents ont réalisé par expérience la nécessité d’élargir le réseau de relations qui ont un impact sur l’enfant et sur eux-mêmes, ainsi que leurs conceptions et valeurs autour d’une parentalité nouvelle.

La théorie de l’attachement de Bowlby (1969, 1973, 1980) propose en fait une vision plus équilibrée que ce que nombreux parents ou professionnels en retiennent, et que ce qui en est souvent diffusé : c’est ce « jeu » de proximité et d’éloignement entre un parent et son enfant en bas âge, de même que la reconnaissance que les enfants aussi vivent des deuils, qui suscite un sentiment de confiance. Toutefois, en adoption, la peur des parents de reproduire un terrible sentiment d’abandon déjà vécu par l’enfant a contribué à distordre cette compréhension que de nombreux parents vivent comme une trahison de leur contrat envers l’enfant dans les débuts lorsqu’ils s’autorisent à être moins présents. Et comme leur enfant arrive très vulnérable dans la famille, il est aisé de comprendre leur sentiment de culpabilité à ne pas répondre entièrement, à ne pas arriver à guérir les vieilles blessures et les carences comme ils le souhaiteraient, par amour et souci pour lui.

L’autre limite d’une conception substitutive du lien adoptif est qu’elle ne considère pas les autres modes relationnels des enfants (c.-à-d. moins exclusifs vers une seule figure parentale, moins soudée et moins instantanée) comme acceptables. Par exemple, les comportements des enfants qui se relient de manière moins « différenciée », qui ne se fixe pas rapidement sur leurs parents adoptifs comme seules sources de référence sont décrits dans la littérature psychiatrique et psychologique comme pathologique ou comme sources d’inquiétudes (Rutter et al., 2007). Ces modes relationnels diffèrent des typologies d’attachement (Ainsworth et al., 1978) établies depuis plus de trente ans dans une classification fixe (sécurisé, évitant, anxieux ambivalent, désorganisé) ; ils sont en fait encore méconnus chez les enfants adoptés tardivement (Steele et al., 2003) sur le plan clinique et peuvent être interprétés à tort comme problématiques. Appliqués directement aux situations d’adoption d’enfants plus âgés, ils ne considèrent pas que ces comportements relationnels peuvent en fait être très adaptatifs de la part de l’enfant, qui a dû se relier à plusieurs adultes soignants en milieu d’orphelinat ou dans sa communauté pour survivre sur le plan physique et affectif (Chicoine, Germain et Lemieux, 2002). Une conception substitutive ou limitée ne laisse pas d’espace à l’acceptation d’un enfant qui peut se relier différemment et se comporter autrement avec les adultes significatifs. La compréhension de l’évolution de l’attachement au-delà de la période de la première enfance (au-delà de 18 à 24 mois) est encore très partielle. Si des travaux ont depuis exploré d’autres périodes de développement de l’enfant et de l’adolescent, des zones floues persistent toutefois dans la généralisation et l’application de cette théorie aux enfants qui ont un vécu d’instabilité, tels les enfants adoptés. La théorie de l’attachement a été principalement étudiée auprès de très jeunes enfants ayant vécu de manière stable et avec leurs parents biologiques.

Plusieurs parents adoptifs se blâment en cas de difficultés persistantes de ne pas avoir fait « ce qu’il fallait » pour aider leur enfant à récupérer des séquelles et des blessures par leur seul amour ou par leur attention bienveillante à ses besoins multiples. Les valeurs du parentage biologique optimal font partie du modèle de substitution proposé en adoption et renforcent l’idée erronée que les parents sont en contrôle de l’évolution affective de leur enfant. Ils ne le sont pas davantage dans le parentage « biologique », mais l’idée d’un lien acquis et naturel persiste comme valeur et comme guide normatif.

Déconstruire une perception générique des besoins des enfants adoptés

Une certaine conception populaire des enfants adoptés comme des « orphelins sans famille », sans expérience des liens, qui est renforcée par le mode d’adoption plénière ou exclusive qui efface toute trace significative d’antécédents, et ce, pour relier ces enfants à leur histoire (Ouellette, 1998), tend aussi à négliger le fait que plusieurs d’entre eux ont eu un vécu important avec leur famille de naissance, parents ou famille élargie. Pourtant, le modèle souvent véhiculé aux parents adoptifs est celui d’un enfant « sans relations » existantes, qui n’a jamais été aimé. Lors de l’adoption, ces enfants peuvent ainsi être très confus et bouleversés de se faire imposer un seul parent « référent et psychologique », ou un nouveau parent alors qu’il n’a pas fait le deuil de ses personnes significatives (parents, mais aussi grands-parents ou famille qui en ont souvent pris soin). Or, les réactions normales de l’enfant à ce contexte « anormal » sont parfois, à tort, interprétées comme des « troubles d’attachement » ou « défis d’attachement », ce qui n’a rien à voir avec son développement affectif interne, mais avec le contexte de perte qu’il vient de subir. Il faut prendre garde que les modèles explicatifs des difficultés des enfants n’en viennent pas à considérer comme pathologiques leurs émotions et réactions ; en ce sens, les travaux du psychologue David M. Brodzinsky (1987, 1988, 1990) sur le stress adaptatif de la perte chez l’enfant adopté ont aidé à mieux comprendre la complexité de la transition pour eux comme pour leurs familles.

Élargir notre compréhension aux contextes environnementaux, culturels et familiaux devient essentiel, comme l’avait avancé David H. Kirk (1964), cette fois en l’approfondissant du côté des enfants en provenance d’ailleurs : comment le milieu de vie préadoptif fonctionnait-il ? Comment les enfants sont-ils éduqués à se relier aux adultes ? Lorsqu’il est possible de la connaître, quelle est l’histoire familiale de l’enfant ; par exemple à quels frères et soeurs est-il encore relié, dépendant ou responsable, même s’il en a été coupé par l’adoption ? Que se passait-il dans le milieu ou le pays lors du départ de l’enfant, alors que l’adoption se réalise très souvent en contexte de guerre civile ou pour des enfants qui ont obtenu leur statut d’adoptabilité juste avant que se produise une catastrophe naturelle (comme ce fut récemment le cas en Haïti) ? Quelles sont les politiques de soin de l’orphelinat et ses limites de ressources pour les fournir ? Quelles étaient les habitudes de l’enfant (sommeil, vie de groupe, adultes de référence, alimentation, etc.) ?

Plus ils sont vieux, plus c’est vite l’accès aux autres, parce qu’ils ont besoin, ils sont habitués d’être avec 80 personnes dans une crèche. Tu sais ? […] l’enfant n’est pas habitué d’être attaché à une personne. Fait que c’est normal pour lui d’être attaché à tous ceux… c’est sûr.

Participante

Ces connaissances peuvent devenir précieuses pour contextualiser les besoins et les réactions de l’enfant avant d’apposer des étiquettes de « troubles » ou encore de problème familial. Les politiques des pays d’origine concernant la divulgation dans le dossier officiel de l’enfant limitent l’accès à ces informations contextuelles et ce degré d’ouverture varie énormément selon les pays ; les parents qui ont un accès très restreint à tout cela se retrouvent par le fait même coupés d’informations précieuses qui les aideraient pourtant à donner un sens aux difficultés ou à l’évolution de leur enfant ; autrement ils doivent déduire le tout par eux-mêmes.

En fait, aucun enfant ne se relie de la même manière, ni avec le même rythme d’évolution ou n’est entièrement gratifiant ; mais en adoption, la pression de réussite est si forte pour les parents qu’ils n’acceptent pas bien l’absence de ces « signes » valorisés de concrétisation du lien.

Ça prend une base de croyances qui dit il n’arrive jamais rien pour rien… on devait vivre ça… cet enfant là nous a apporté quelque chose qu’aucun autre n’aurait pu nous apporter.

Participante

Conclusion

L’argument de maîtrise du lien qui est véhiculé par les discours spécialistes de l’adoption qui se rattachent à la prévention précoce est réconfortant et cependant beaucoup moins prévisible que sa promesse : il laisse les parents en recherche de repères à penser qu’ils peuvent et doivent maîtriser le cours de l’évolution de leur enfant par leur relation. Il néglige l’acceptation et la valorisation de relations différentes, d’enfants différents. Ces préjugés nuisent énormément à l’accueil d’enfants plus âgés ; la perception commune est qu’ils ne peuvent pas bien vivre dans une nouvelle famille, et encore moins se relier de manière positive à leurs parents parce que les « premières étapes », si importantes, auront été manquées. Cette illusion a aussi un impact sur la perception de « choix » dans l’acte d’adoption qui laisse à penser, à tort, qu’un tel contrôle sur la vie familiale est possible par le type d’enfant demandé, ou par les seuls efforts des parents.

C’est le paradoxe des parents adoptifs modernes. Ils sont prêts à vivre presque n’importe quel aspect qui soit en marge d’une expérience « normale » de parentalité, la différence ne leur fait pas peur : adopter un enfant qui a vécu les premières années de sa vie à l’extérieur, qui n’est plus un bébé, un enfant racialement et physiquement très différent d’eux, s’impliquer dans le projet de l’accueillir pendant une période beaucoup plus longue qu’une grossesse, et composer avec le bouleversement que vit leur enfant après l’adoption. Ils sont prêts à faire l’expérience de tous ces aspects, mais ils tiennent à avoir un lien affectif solide et normal, de qualité, permanent et exclusif avec leur enfant. À priori, ils souhaitent avoir la relation qu’ils ont imaginée, qui est aussi celle que les valeurs contemporaines de leur société proposent. Le processus vécu est toutefois très différent pour les raisons que nous avons énumérées. Pour combler l’écart entre leurs valeurs préférentielles et ce que l’état de l’enfant présente, les adoptants développent un ensemble de « stratégies », de moyens qui, espèrent-ils, vont leur permettre d’y parvenir. Dans leur essence, ces conceptions du parentage et du lien sont inspirées de la famille biologique, nucléaire moyenne : elles encouragent les parents à « recréer » les étapes précoces pour que leurs opportunités développementales ne soient pas « perdues ». Elles encouragent l’intimité et la grande proximité physique pour créer un confort mutuel, une confiance et un lien chaleureux. Elles font la promotion d’une reconnaissance exclusive du parent : ils doivent devenir les référents principaux sinon uniques pour ne pas « confondre » l’enfant et l’habituer à fonctionner en petite cellule. Si cette règle a aidé certaines familles à trouver un fonctionnement quotidien mieux défini avec les enfants, il en a mené d’autres à exclure leur réseau social dans la période d’accueil et ainsi à se priver de sources de soutien, de rituels d’inclusion familiale importants.

Le mouvement historique et social de valorisation psychologique des enfants et de la famille comme centre de création du bien-être et du bonheur individuel influence l’expérience de la relation adoptive. Les acteurs politiques et professionnels de l’adoption conduisent le processus comme une intervention, alors que les parents le voient comme la construction de leur famille. L’accent mis sur la responsabilité parentale dans la récupération physique et psychologique de l’enfant devrait être modéré ; les désirs des adoptants d’être aussi des parents devraient être reconnus pour ce qu’ils sont et non jugés défavorablement. Il y a des limites à « récupérer l’attachement » et à en faire le point central de la qualité d’un lien parent-enfant. En tenir compte permet d’établir une réflexion commune sur le sens que les parents veulent donner à leur famille, l’organisation de soutien. Nous devons aussi tenir compte du fait que le niveau de préparation des adoptants s’appuie beaucoup plus qu’avant sur des savoirs scientifiques et professionnels largement diffusés. Toutefois, il existe toujours une grande porte ouverte à l’interprétation et à l’application de ces connaissances, ce qui donne parfois lieu à des distorsions, des exagérations ou simplement à un manque de concordance entre la théorie et la situation unique de chaque adoption.

Dans la pratique d’accompagnement des adoptants, puis des familles, il devient donc fondamental d’axer les interventions vers un accompagnement critique sur le plan de la réflexion avec les parents plutôt que de s’en tenir à un rôle « formateur ». Il est aussi important d’évaluer la complexité des contextes dans lesquels les familles vivent l’accueil et celle des besoins de chaque enfant adopté. Avant tout, ces connaissances ne devraient pas servir à faire des parents des « intervenants maison » : il faut plutôt disposer autour d’eux des soutiens (congés parentaux, subventions, accompagnement psychosocial, autres parents adoptifs). Il est aussi souhaitable de rester en contact avec ces familles dans une optique de soutien continu : les besoins peuvent évoluer au-delà de la période d’accueil, car l’intervalle s’accroît entre l’offre d’ateliers préparatoires et l’arrivée concrète des enfants et les exigences psychologiques (des démarches, des deuils, des attentes) peuvent se manifester plus tard chez les parents.

Ces soutiens doivent être aussi disponibles dans la communauté : plusieurs parents ont hésité à se confier au professionnel qui a effectué l’étude du milieu familial avant l’adoption lors de difficultés, étant donné son rôle qui est rattaché à l’évaluation de leurs capacités parentales, bien que certains de ces professionnels réussissent à installer un cadre de soutien bénéfique. Une évolution des pratiques dans l’échange d’informations sur les enfants est aussi à espérer ; si les pays ont accès à l’évolution de l’enfant après l’adoption bien peu d’informations valables sont accessibles aux parents avant l’arrivée de l’enfant, ce qui pourrait pourtant aider à mettre des ressources en place, notamment sur le plan de la santé, plus rapidement.

Pour véritablement promouvoir la formation de liens familiaux différents, les intervenants doivent amener les adoptants à envisager la possibilité que le processus n’aille pas dans le sens voulu ou attendu. Ils doivent recadrer les comportements d’enfants plus âgés qui ont appris à se relier à d’autres ou différemment aux adultes, pour aider les parents à considérer qu’une relation parent-enfant n’est valide que si l’on fait tout pour qu’elle ressemble à celle construite avec un nourrisson. Les services pré- et postadoption comme d’autres personnes qui gravitent autour des adoptants pourraient les sensibiliser au développement de repères alternatifs d’équilibre familial, ainsi qu’à la mise en place d’attentes différentes envers l’enfant et la parentalité.

Nous avons proposé que le construit actuel dominant de « lien qui fait tout », ou l’accent sur l’impact du parent dans la construction psychologique de l’enfant, puisse négliger les autres influences, les autres besoins et un partage plus équitable des efforts de soutien à l’enfant. La « prescription de l’attachement » fait référence à la théorie qui représente le mieux ce courant de valorisation extrême du parent comme constructeur de son enfant, et ses limites qui sont particulièrement exposées par les situations d’adoption d’enfants grands. Nous avons discuté du phénomène contemporain de modélisation et de standardisation des façons d’être parent, et de la forme qu’il prend actuellement en adoption. Quant aux enfants, ils ont fait ressortir par leur bagage, malgré leur adaptation, qu’ils ont aussi été construits par d’autres parents et d’autres milieux, tant par leurs expériences adverses que par leurs capacités à les surmonter.