Corps de l’article

Introduction

Pendant de nombreuses années, la filiation en contexte occidental a paru immuable et durable. Aujourd’hui, le réaménagement des critères de définition de la filiation (familles recomposées, homoparentalité, procréation assistée) mettent en évidence le caractère mouvant de la parenté et de la famille contemporaines en Occident. Ces dernières se trouvent au centre de multiples tensions qui viennent façonner, modifier et redéfinir les paramètres qui les composent.

À partir de l’analyse de trajectoires de couples hétérosexuels québécois qui après avoir tenté naturellement, puis par le biais de la médecine reproductive, d’avoir un enfant, ont finalement pris la décision d’adopter, une réflexion générale est proposée sur les différents mouvements sociaux, historiques et culturels qui participent à la redéfinition de notre compréhension de la famille et des liens de parenté. Qu’il s’agisse de situer l’évolution culturelle et historique de la famille et de la parenté (Carsten, 2000, 2004 ; Collard, 2000 ; Coontz, 2000 ; Franklin et McKinnon, 2001 ; Godelier, 2004 ; Goody, 2001 ; Le Gall et Martin, 1996 ; Porqueres I, 2009), de détailler le processus de démocratisation de l’espace familial (Dagenais, 2000, 2005 ; Singly, 1996, 2007 ; Thery, 1993, 1998, 2007), de délimiter l’impact des nouvelles technologies reproductives sur les liens de parenté (Becker, 2000 ; Delaisi de Parseval, 2008 ; Edwards et Salazar, 2009 ; Finkler, 2000, 2001 ; Franklin et Ragoné, 1997 ; Inhorn et Van Balen, 2002 ; Strathern, 1992, 2005) ou encore de jeter un nouveau regard sur l’exercice parental (Gavarini, 2001 ; Le Gall et Bettahar, 2001 ; Martial, 2003 ; Parent et al., 2008 ; Weber, 2005), nombreux sont les auteurs qui se sont intéressés à l’évolution et à la transformation de la famille occidentale ainsi qu’à la complexité de ses critères de définition.

Cet article interroge la définition de la famille et du lien parental à travers l’exemple du passage entre la procréation assistée et l’adoption. La première partie de cet article présente brièvement la démarche méthodologique et les positions épistémologiques qui ont été privilégiées dans le cadre de cette recherche. Dans la deuxième partie de l’article, les influences et courants qui traversent la famille au sein de la société occidentale moderne sont abordés à partir de quatre grands axes. Une troisième partie discute des types de trajectoires recensés à partir de l’analyse des données, alors qu’une dernière propose une réflexion globale à partir des résultats présentés.

Démarche méthodologique et positions épistémologiques

Les résultats présentés dans cet article sont issus d’une étude portant sur le passage entre la procréation médicalement assistée (PMA) et l’adoption chez des couples hétérosexuels québécois éprouvant des problèmes d’infertilité, l’objectif principal de cette recherche (Chateauneuf, 2011) étant de comprendre comment ces couples avaient cheminé entre, d’une part, les nombreuses possibilités offertes par la médecine reproductive et, d’autre part, l’option de l’adoption, pour finalement en arriver à la décision d’adopter.

Pour comprendre la diversité des représentations et pratiques qui sont mobilisés tout au long du processus menant à l’adoption chez les couples infertiles, une démarche empirico-inductive a été privilégiée. Trois éléments principaux expliquent le choix d’une approche qualitative basée plus particulièrement sur le modèle de la théorisation ancrée (Glaser et Strauss, 1967 ; Strauss et Corbin, 2004 ; Laperrière, 1997) : premièrement, le caractère exploratoire de la recherche (on cherche à comprendre comment les couples infertiles ont cheminé entre la PMA et l’adoption) ; deuxièmement, le fait que l’étude s’intéresse à un phénomène social qui renvoie à un processus en évolution (caractère changeant et mouvant de la famille contemporaine) ; et troisièmement, l’importance accordée aux données de terrain dans la mise en émergence de la théorie et dans l’explication du phénomène (les discours et expériences des participants constituent le point de départ des analyses). Compte tenu de la nature du problème à l’étude, la méthode d’enquête qui a été favorisée est celle de l’approche biographique (Bertaux, 1997) couplée à l’entretien qualitatif semi-dirigé (Poupart, 1997). Au total, 27 entretiens biographiques d’une durée d’environ deux heures ont été menés auprès de couples résidant dans la province de Québec, plus précisément dans les régions de Québec et de la Mauricie. La constitution de l’échantillon (non aléatoire) s’appuyait sur deux critères préétablis : il devait s’agir de couples ayant adopté (au Québec ou à l’international) au cours des cinq dernières années et ayant subi, préalablement au processus d’adoption, des traitements en clinique d’infertilité. Le choix de restreindre l’échantillon à des couples hétérosexuels s’explique essentiellement par la nécessité d’avoir une certaine homogénéité dans les cas étudiés. Dans le but de compléter les données recueillies par les entretiens, la méthode « cyberethnographique » (Anagnost, 2000) a aussi été utilisée : divers forums de discussion (échanges anonymes sur Internet entre personnes vivant le même genre d’expériences, en l’occurrence l’infertilité et le recours aux nouvelles technologies de reproduction (NTR), ont été consultés et leur contenu analysé.

L’utilisation du logiciel N’Vivo a permis ensuite de rassembler l’ensemble du matériel recueilli, soit les transcriptions d’entrevues (51 heures), les notes d’entrevues, l’intégral de plusieurs sites d’échanges (forums de discussion) et les informations tirées de sites Internet d’organismes officiels (cliniques de fertilité, agences d’adoption, sites gouvernementaux). Le processus de codification a par la suite permis de réduire la masse d’informations disponibles et de la transformer en données traitables et signifiantes. Le travail d’analyse a été complété par le croisement et la mise en parallèle des catégories établies.

Qu’est-ce que la famille et qui la compose ?

La famille repose essentiellement sur des liens de filiation et d’alliance et en ce sens, elle peut être vue comme « la mise en acte de la parenté » (Cadoret, 2006 : 49). Selon cette même auteure, « parler de parenté conduit à parler de la famille et des formes qu’elle prend et à s’interroger sur les liens de filiation et d’alliance choisis pour ’’faire famille’’ » (2006 : 49). Mais comme le terme renvoie souvent à une norme familiale singulière, soit la famille nucléaire, il importe d’aborder la famille dans son sens le plus large si l’on veut en faire l’analyse des pratiques, normes et sentiments (Weber, 2005 : 20). La notion même de famille n’est donc pas une entité statique ou objective ; elle est davantage une « pratique discursive organisée » et « un mode d’action au lieu d’un état d’être »[1] (Parry, 2005 : 288). La famille implique des liens de parenté mouvants dont la valeur et la position varient à travers le temps et les cultures ; elle n’existe que si elle est mise en lien avec les relations qui la composent et lui donnent sens.

La famille moderne peut donc être située sur un continuum historique et idéologique, puisque, comme le mentionne Goody (2001) à propos de l’évolution de la famille occidentale, « les attitudes et les comportements se superposent et s’articulent dans le temps et il n’y a jamais de brusque changement révolutionnaire » (2001 : 219). Aussi, semble-t-il plus sage d’envisager les transformations de la famille dans une perspective qui puisse faire état des changements, mais aussi des continuités. La famille n’est pas une institution isolée du reste des transformations sociales et « les mutations de la famille doivent nécessairement être mises en regard des mutations de la sphère publique » (Le Gall et Martin, 1996 : 27).

Individualisation de l’espace familial

Dans la parenté traditionnelle, la famille, comme entité indivisible, est vue sous l’angle de la continuité et l’individu est d’abord considéré comme un représentant de sa lignée : « dans le cadre d’une telle allégeance politique à la famille, les individus sont moins importants que le nom de famille […] Il n’y a donc pas à se surprendre que l’individu se considère subjectivement comme un ’’moment’’ de la continuité familiale » (Dagenais, 2000 : 49-50). Ainsi, selon Dagenais (2000, 2005), les changements qui touchent la famille sont entièrement rapportables à l’apparition d’un rapport subjectif au monde, donc à l’individualité. Le passage de la famille traditionnelle à la famille moderne concernerait principalement le passage entre deux modes d’être au sein de la famille et de la parenté : « Théoriquement doivent être distinguées la famille ’’traditionnelle’’ ou ’’holiste’’ au sein de laquelle les individus sont au service du groupe, et la famille ’’moderne’’, ’’individualiste’’ au sein de laquelle la famille est au service de chacun des membres » (Singly, 2007 : 28). Alors que traditionnellement, la famille servait à inscrire généalogiquement le nouveau-né dans une lignée et à lui transmettre un certain patrimoine économique et moral, la famille contemporaine, selon Singly (1996, 2007), privilégie le développement d’une identité individualisée et a pour objectif principal d’aider chacun à se construire en tant que personne. Parallèlement, les individus cherchent à s’affranchir des rôles prescrits et des statuts établis par le modèle traditionnel de la famille ; celle-ci devient alors une « unité subjective de connexions intimes » (Hargreaves, 2006 : 263), un « lieu où la valorisation de l’individu cherche à se coordonner avec la production d’un intérêt collectif » (Singly, 1996 : 215).

Démocratisation du lien conjugal

Les mutations familiales observées dans les sociétés occidentales modernes peuvent aussi être expliquées sous l’angle de la transformation du rapport au mariage (Théry, 1993, 1998, 2007). Traditionnellement, le mariage constituait le pivot central de la construction sociale, juridique et symbolique de la filiation. C’est l’alliance matrimoniale qui désignait à l’avance le mari comme le père des enfants que l’épouse mettait au monde (pater is quem nuptiae demontrant : le père est celui que les noces désignent) : « les droits et les devoirs attachés à la filiation relevaient du mariage, lequel confondait le lien biologique et le lien social » (Segalen, 2002 : 64). Dans un tel modèle familial, l’alliance, la filiation, la sexualité et la procréation se conjuguaient ; le mariage des père et mère permettait à l’enfant issu du couple de s’inscrire dans leurs lignées. La maternité de la mère entraînait d’office la paternité de son époux et la filiation dans le mariage était indivisible (Cadoret, 2006 : 50-51). Selon Théry, « on ne peut comprendre l’ébranlement contemporain de notre système de filiation sans le rapporter aux transformations majeures de l’alliance » (2002 : 215), c’est-à-dire au fait que le mariage n’est plus le cadre obligé pour la construction d’une famille, mais est plutôt devenu une question de conscience personnelle. Le lien de conjugalité est ainsi devenu plus égalitaire, mais aussi plus privé et plus contractuel. Cet aspect contractuel des relations conjugales met d’ailleurs en évidence l’opposition de plus en plus visible du temps parental et du temps conjugal. Si le temps conjugal est devenu plus incertain, le temps parental, au contraire, serait quant à lui de l’ordre de l’immuable et de l’inconditionnel. En se personnalisant et en « s’affectivant », le lien de filiation, contrairement au lien conjugal, s’affirme davantage comme un lien inconditionnel : la représentation de la famille contemporaine s’est donc organisée autour de la valeur de la « responsabilité partagée » des parents, laquelle ne disparaît pas en même temps que la rupture des liens conjugaux (Ronfani, 2006). Ce sont ces mêmes processus d’individualisation du rapport au temps et de privatisation du lien familial qui font en sorte que les parents, dans les sociétés occidentales, se conçoivent moins comme le relais d’une chaîne que comme les inventeurs d’une progéniture qui leur appartient en propre (Belleau, 2004). Dans un récent ouvrage, Segalen (2010) aborde sous un angle sociohistorique l’évolution du statut de l’enfant dans l’Europe moderne et montre comment le regard porté sur l’enfance s’est transformé au fil du temps.

Électivité et parentalité

Toutes ces transformations progressives de la famille et de la parenté en Occident ont donné naissance à un nouveau type de famille que l’on pourrait appelé « la famille élective et autonome » : « la famille est considérée bien plus comme la réalisation d’un projet personnel, comme un milieu protecteur de l’enfant ou comme une réunion de personnes en relation d’intimité et d’interdépendance, que comme une forme instituée d’articulation de l’alliance et de la filiation » (Ouellette, 2000 : 61). Par exemple, les systèmes de parenté en Occident sont sollicités pour la reconnaissance de liens qui tendent davantage vers le principe électif que vers l’idéal généalogique : « l’ouverture nouvelle des Occidentaux à l’égard des parentés électives et des parentés multiples est liée à une extension des valeurs de liberté individuelle et d’affectivité » (Ouellette et Dandurand, 2000 : 16). Le statut de la famille et du lien parental font d’ailleurs l’objet de nombreux débats sur le plan légal. À ce titre, les législations occidentales, dont celle du Québec adoptée en 2002[2], tendent à reconnaître de plus en plus les revendications qui s’appuient sur le droit à l’égalité et sur le respect des libertés individuelles. Selon Gavarini (2005), la mouvance toute contemporaine d’affirmation grandissante du droit à la famille se traduit, par « la revendication affichée d’un droit à la vie familiale pour tous, quelles que soient l’orientation sexuelle et la configuration de la maisonnée » (2005 : 47). Par exemple, au Québec, plusieurs spécialistes en droit de la famille (Joyal, 2006 ; Philips-Nootens et Lavallée, 2003 ; Roy, 2005 ; Tahon, 2004, 2010) critiquent le fait que certaines des nouvelles dispositions de la loi québécoise tendent vers la privatisation et la contractualisation de la filiation.

Parallèlement, certaines formes familiales actuelles posent la question de la définition de « parent ». La référence au « parental » et la mise en valeur des fonctions qui lui sont sous-jacentes renvoient aux frontières incertaines de la définition de « parent » : qui doit-on nommer parent ? L’apparition et l’utilisation grandissante de la notion de parentalité illustrent la tendance contemporaine à privilégier la parenté élective[3]. Les termes « parental » et « parentalité » sont donc relativement récents[4] : selon Gavarini (Aitken, 2002), ces notions sont apparues depuis que la famille s’est réorganisée en sortant du double principe de différenciation sexuelle et de division des rôles à partir duquel la famille traditionnelle s’articulait (2002 : 21).

La famille : une affaire de liens génétiques ?

Depuis maintenant quelques années, la présence grandissante de la génétique[5] et du développement biomédical dans la définition et les représentations des liens d’apparentement soulève de nouveaux questionnements : quelles sont les transformations induites par le dépistage des maladies génétiques (Konrad, 2003 ; Akesson, 2001), par les différentes techniques utilisées en procréation médicalement assistée (Becker, 2000 ; Delaisi de Parseval, 2008 ; Edwards et Salazar, 2009 ; Finkler, 2000 ; Inhorn et Van Balen, 2002), ou encore par les tests d’ADN utilisés pour déterminer, entres autres, la paternité (Freeman et Richards, 2006 ; Obadia, 2000) ? La génétique est de plus en plus invoquée pour expliquer les tempéraments, les maladies et les comportements humains en général (Ettorre, 2005 ; Nelkin et Lindee, 1995). Pour illustrer cette nouvelle tendance, Finkler parle de « médicalisation de la famille et de la parenté » (2000 ; 2001) : « la biomédecine, comme institution de la vie moderne investit le champ de la parenté et ramène celui-ci aux voies traditionnelles basées sur les liens de sang, une tendance qui s’avère contraire aux changements contemporains », lesquels font davantage la promotion des liens librement choisis et de l’idéologie du choix (Finkler, 2001 : 238). Cette tendance à la médicalisation de la famille et de la parenté va de pair avec l’idée qu’un individu est en partie le résultat de ses gènes et de son ADN, eux-mêmes transmis par ses parents biologiques : « Les liens génétiques semblent aujourd’hui tenir une valeur symbolique similaire à celle du lien de sang et jouer un rôle de plus en plus important dans la conceptualisation de ’’qui est connecté à soi-même’’ » (Lebner, 2000 : 373).

À ce titre, la question de la génétique dans la définition de l’apparentement est particulièrement pertinente dans le présent contexte d’étude : dans le champ de la PMA, la connexion biogénétique est tantôt valorisée (fécondation in vitro (FIV), insémination artificielle), et tantôt désinvestie (recours au don de gamètes) selon les techniques utilisées par ceux qui y ont recours. Du côté de l’adoption, cette tendance contribue à ramener l’origine de l’enfant adopté à sa composition génétique et à ses racines biologiques, d’où la préoccupation des parents pour les antécédents génétiques de l’enfant et d’où, également, le désir de certains enfants adoptés de connaître leurs origines.

Procréation médicalement assistée et adoption : repenser la famille

La procréation médicalement assistée et l’adoption ainsi que les pratiques qui leur sont sous-jacentes mettent en scène deux univers qui apparaissent, au premier abord, bien difficiles à concilier : là où les nouvelles technologies reproductives privilégieraient les relations biogénétiques au détriment du lien social, l’adoption, de son côté, serait plus encline à privilégier l’électif au détriment du génétique. Par contre, à plusieurs égards, les deux phénomènes sont étroitement liés ; sur le plan pratique, ils constituent deux solutions envisagées par les couples infertiles dont le désir d’enfant demeure non comblé. De plus, ils sont souvent vécus successivement puisque la plupart des couples qui ont recours à l’adoption ont au préalable sollicité la médecine reproductive pour régler leurs problèmes d’infertilité. Sur le plan social, tant la PMA que l’adoption mettent en scène des situations et des enjeux hautement révélateurs des valeurs et des représentations collectives en matière de parenté et de famille.

Les trajectoires étudiées dans le cadre de cette recherche ont les mêmes points de départ et d’arrivée, c’est-à-dire que tous les couples ont désiré un enfant qu’ils ont tenté de concevoir naturellement, ont ensuite entrepris des démarches médicales et vécu une série d’échecs en milieu clinique avant d’en arriver, finalement, à la décision d’adopter. Pourtant, à plusieurs égards, ces trajectoires varient quant aux types de traitements entrepris pendant la période de suivi médical, quant à la durée de l’intervalle entre les différentes étapes et quant aux perceptions que les couples entretenaient initialement envers l’adoption.

Pour illustrer ces différents parcours, trois trajectoires types ont été établies ; celles-ci débutent par deux étapes communes : une première qui correspond à l’émergence, au sein du couple, du désir d’avoir un enfant et une deuxième qui correspond à la période d’essais dits « naturels ». Par la suite, les trajets suivis par les couples diffèrent et ne suivent pas un tracé unique. L’illustration de ces trajectoires (figure 1) permet de mieux comprendre les différents parcours des couples concernés. Par contre, les étapes (segments gris) ne sont pas d’égale durée pour tous les cas étudiés. Dans les faits, ces périodes varient d’un couple à l’autre, dans la mesure où le moment de réflexion qui précède la décision d’avoir un enfant n’a pas la même durée pour tous. Certains se tournent vers la médecine reproductive dès la fin de la première année d’essais « naturels », alors que d’autres attendent plusieurs années avant de décider de consulter un spécialiste. Il en est de même pour la période qui précède la décision d’adopter.

Figure1

Trajectoires types

Trajectoires types

-> Voir la liste des figures

Trajectoire 1. Prendre le temps, distinguer et intégrer

Dans un premier cas (trajectoire 1), les couples entreprennent des démarches médicales (sur une plus ou moins longue durée et d’une intensité variable) qui se soldent par des échecs : cet épisode en procréation assistée est ensuite suivi d’une plus ou moins longue période d’attente et / ou de repos (qui apparaît en blanc dans la représentation de la trajectoire), soit parce que l’un des deux membres du couple n’est pas prêt à se lancer dans un projet d’adoption, soit parce que cette dernière option n’avait tout simplement pas été envisagée initialement par le couple qui ressent alors le besoin de prendre une pause et de se distancier temporairement de leur projet d’avoir un enfant. Ce n’est souvent que quelques mois et parfois même quelques années plus tard que l’idée d’adopter apparaît, puis se consolide. Dans cette première trajectoire, le fait de vouloir des enfants biologiques est perçu comme une étape naturelle, d’où l’idée qu’il est difficilement envisageable de vouloir adopter sans avoir au préalable essayé naturellement ou par le biais de la médecine : dans cette optique, le passage en PMA est donc considéré comme incontournable.

L’expérience de l’infertilité et le passage infructueux en PMA impliquent parfois de profondes remises en question du désir d’enfant. Les couples se retrouvent bien souvent devant l’obligation de redéfinir leurs représentations de la famille et de l’enfant. L’importance initialement accordée aux liens de sang dans les liens de parenté se trouve peu à peu amenuisée au profit d’un lien parental plus global qui concerne l’enfant en général, sans égard à ses origines biologiques.

J’ai dit à Charles : ’’ça ne te tenterait pas d’adopter ?’’ Mais sur le coup il a dit : ’’non, je ne suis pas prêt à ça’’. Il y a toute la période de deuil, l’acceptation. Alors, moi, la première fois que je lui ai proposé ça [l’adoption], il n’était tellement pas rendu là et je me rappelle, il m’a dit : ’’ce ne sera pas de mon sang’’. J’ai dit : ’’Voyons, les liens du coeur dépassent les liens du sang’’. Mais lui n’était pas rendu là, pas du tout. Fait que je me suis dis : ’’Ben coudon…’’ Alors, on a remis ça encore sur la glace.

Suzanne

Dans cette situation, les réactions différentes de l’homme et de la femme au moment où cette dernière évoque la possibilité d’adopter illustrent parfaitement les deux mouvements opposés qui caractérisent la parenté occidentale, soit la promotion des liens librement choisis (valorisation des liens affectifs) et la valorisation des connexions génétiques comme point de détermination des liens d’apparentement. Les points de vue (divergents) échangés entre Charles et Suzanne, lesquels insistent tantôt sur l’importance des liens biologiques comme facteur de définition de l’apparentement (Charles), tantôt sur la valeur de l’affectivité et de l’électivité (Suzanne), mettent en évidence les tensions intrinsèques à ce double mouvement. À cet égard, il est évident que les couples adoptifs doivent eux aussi se situer dans cet espace parental et filiatif et revoir leur définition initiale de l’apparentement qui se traduit par une distanciation des signifiants biologiques en faveur d’une appropriation de ses composantes électives.

Trajectoire 2. Enchevêtrement des démarches médicales et adoptives

Dans un deuxième type de trajectoire (trajectoire 2), les étapes de la PMA et de l’adoption se chevauchent (la zone dégradée [CD] représente cette période de chevauchement), c’est-à-dire que les couples amorcent les procédures d’adoption alors qu’ils sont toujours en suivi médical, puis délaissent graduellement le milieu médical pour se concentrer sur leur projet d’adoption. Ce type de trajectoire suscite des réflexions intéressantes dans la mesure où il contredit le modèle privilégié par les services sociaux et par le milieu de l’adoption en général, lesquels exigent des couples qu’ils aient fait leur deuil de l’enfant biologique avant d’entreprendre un projet d’adoption.

Cette trajectoire se caractérise donc par la présence superposée de deux genres de démarches qui, contrairement à la première trajectoire, n’ont pas été vécues dans des espaces temporels distincts. Différents facteurs expliquent que les couples choisissent de s’impliquer simultanément dans les deux projets : pour certains, il peut s’agir d’une question de temps et d’âge (sentiment que le temps presse), alors que pour d’autres, l’objectif est d’abord de voir se concrétiser le plus rapidement possible leur projet d’enfant. Enfin, le chevauchement des démarches permet aussi, semble-t-il, de diminuer la pression et l’angoisse liées aux résultats incertains des nouvelles technologies reproductives. La PMA et l’adoption sont abordées comme deux façons possibles, quoique distinctes, d’avoir un enfant et l’idée d’adopter s’est présentée assez rapidement en cours de suivi médical ou encore était présente au sein du couple avant le passage en milieu clinique :

Quand on est allés la deuxième fois [pour la FIV], on avait déjà commencé le processus d’adoption… fait que c’est sûr qu’on sentait moins de pression dans le sens qu’on savait qu’on allait être déçus si ça ne fonctionnait pas [la FIV], mais comme on était déjà dans un autre projet, c’était comme : ’’si ça ne marche pas, on va continuer et on va aller de l’avant avec le processus d’adoption’’. On a été en clinique un peu plus de deux ans et à la fin de cette période-là, on était aussi en train de… parce qu’on se sentait un peu pressés aussi ; on était dans la trentaine avancée et on n’avait pas encore dix ans devant nous autres.

Sylviane

Ainsi, les couples qui présentent d’ores et déjà une ouverture à l’adoption abordent leur passage en milieu médical davantage comme une façon parmi d’autres d’avoir un enfant que comme un passage critique. Dans ce deuxième type de trajectoire, la provenance de l’enfant se trouve désinvestie sur le plan symbolique et l’enfant est davantage appréhendé dans sa forme générique, c’est-à-dire dans l’optique que « un enfant, c’est un enfant ». Sa venue est certes attendue, mais son origine (biologique ou adoptive) ne fait pas l’objet d’une préoccupation marquée. Ainsi, l’enchevêtrement des pratiques entre le milieu médical et celui de l’adoption met en évidence tantôt l’aspect biologique du désir d’enfant, tantôt l’aspect électif et social, et arrive à les positionner dans une dynamique commune.

Dans l’ensemble, cette deuxième trajectoire met en lumière un phénomène peu connu (tant du grand public que des intervenants médicaux et des agences d’adoption), soit le chevauchement entre deux types de démarches considérées comme distinctes. Ce type de trajectoire mérite une attention particulière dans la mesure où il met en évidence un parcours amené à prendre de l’importance au cours des prochaines années ; le financement de la FIV, l’allongement des délais d’attente en adoption internationale et la tendance chez les femmes à repousser dans la trentaine la venue des enfants sont tous des facteurs qui favorisent le développement d’un tel type de parcours.

Trajectoire 3. PMA et adoption, les étapes distinctes d’une suite logique

Un troisième type de trajectoire (trajectoire 3) met de l’avant un modèle plus linéaire dans lequel la décision d’abandonner les démarches médicales est très rapidement suivie de la décision d’adopter : il s’agit pour la plupart de couples qui, un peu avant l’arrêt des traitements médicaux, ont abordé plus ou moins sérieusement l’idée d’adopter et qui, après les échecs subis en milieu clinique, ont choisi d’entreprendre un projet d’adoption, sans que cela ne nécessite une longue période de réflexion ou d’acceptation. Dans cette troisième trajectoire, on s’éloigne de l’enchevêtrement caractéristique de la trajectoire 2 et l’on se trouve davantage devant une logique d’enchaînement, le passage entre la PMA et l’adoption apparaissant comme une transition relativement tranquille, voire prévisible. Chez ces couples, l’idée d’adopter, n’est pas entrevue après une longue période de réflexion post-PMA ; elle est plutôt omniprésente tout au long des démarches en PMA. Dans certains cas, cette possibilité est discutée à l’intérieur du couple avant même la fin du suivi médical alors que dans d’autres cas, on la sait possible et accessible advenant l’échec des essais médicaux, mais on ne l’aborde pas directement avant la fin du processus médical. Les étapes ne se croisent pas, mais se suivent de manière très rapprochée :

Ça n’a pas fonctionné [les 3 IAC-inséminations artificielles avec sperme du conjoint], mais nous autres, l’option [adoption] était déjà là ! On voyait que ça ne marchait pas, alors on aurait dit que c’était comme un transit. C’était important quand même d’avoir eu l’impression d’avoir tout essayé pour ne pas dire plus tard, rendu à 45 ans : « si j’avais essayé, ça aurait peut-être marché, mais on ne le sait pas, parce qu’on ne l’a pas fait ». Alors, finalement, ça n’a pas fonctionné [inséminations] et à partir de ce moment-là, quand on a vu que ça ne fonctionnait pas, on s’est dit : « ok, on va adopter ! »

Laurence

Une fois de plus, l’idée selon laquelle la PMA et les nouveaux modes de reproduction traduiraient automatiquement une valorisation du lien biologique et une quête absolue de l’enfant biologique est mise à mal : certes, dans cette troisième trajectoire, les couples font une incursion dans le monde de la PMA, mais principalement parce que celle-ci est considérée comme une première étape et un premier pas pour résoudre leurs problèmes d’infertilité. Contrairement à la première trajectoire où la concrétisation du projet d’adoption a exigé une longue et souvent pénible réflexion, ce type de parcours (troisième trajectoire) fait moins de l’adoption un choix « par défaut » qu’une étape qui vient automatiquement après celle de la PMA. Évidemment, l’expérience du passage entre la PMA et l’adoption et le caractère fluide de ce parcours sont largement influencés par un positionnement initial d’ouverture à l’adoption, lequel contribue à faciliter l’acceptation des échecs vécus en clinique de fertilité.

La famille moderne à la croisée de deux mouvements

La parenté occidentale et plus particulièrement la famille contemporaine se trouvent aujourd’hui à la croisée de deux mouvements contraires, c’est-à-dire entre « l’élargissement de la parenté sociale » et le « rétrécissement autour du génétique » (Godelier et Mingasson, 2006). Ce double mouvement entre une conception de la parenté fortement enracinée dans la reproduction biologique et les liens de sang et une conception de la parenté qui privilégie le lien librement choisi et les liens affectifs (Godelier, 2004 ; Cadolle, 2007 ; Cadoret, 2000 ; Belleau, 2004 ; Fine, 1998, 2002 ; Théry, 2002 ; Ouellette, 2000) est bien illustré par l’étude du passage entre la PMA et l’adoption chez les couples ayant éprouvé des problèmes d’infertilité. L’analyse de ces trajectoires permet de dégager les valeurs sociales qui sont associées à la reproduction, à la famille et à la parentalité, et d’envisager la PMA et l’adoption comme deux espaces qui s’influencent mutuellement plutôt que comme deux univers indépendants et hermétiques. L’analyse approfondie de cet espace transitoire montre que la valeur accordée aux liens biologiques et génétiques n’est pas absente de l’univers de la PMA et des motivations sous-jacentes à leur utilisation. C’est aussi vrai qu’à plusieurs égards la médecine reproductive renforce l’idéal culturel de l’apparentement biologique et des liens familiaux génétiques. Mais cette explication demeure simpliste et sous-estime la force et la valeur accordées au processus de construction de la famille, un processus complexe à travers lequel l’enfant n’est pas toujours strictement entrevu sous l’angle de la connexion biologique, mais peut-être davantage comme un relais qui permet d’accéder à l’expérience de la parentalité. Parallèlement, l’analyse des trajectoires des participants montre aussi comment les questions relatives à l’arrivée de l’enfant (biologique ou adopté) ou encore à la manière d’y accéder (PMA et adoption) sont ramenées dans la sphère privée, les couples décidant ensemble des différentes démarches à entreprendre. L’espace conjugal devenant ici un espace de liberté et d’autonomie dans lequel se construit le projet parental. Évidemment, des recherches supplémentaires auprès de couples homosexuels ayant eu recours à la PMA ou à l’adoption ou encore auprès de couples n’ayant pas fait le choix d’adopter après le recours à la procréation assistée apporteraient certainement un éclairage complémentaire sur cette question.