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Introduction

Au printemps et à l’été 2009, l’émission Parlons-en était diffusée à la radio communautaire CIBL Radio-Montréal. Inscrite dans un projet de recherche-action, cette série d’émissions se voulait un espace d’expression autour des problématiques du vivre-ensemble. Aux premières loges, des adolescents appartenant aux diverses communautés culturelles, dont la communauté culturelle d’origine canadienne-française et issus de divers milieux socioéconomiques. À ces voix des jeunes s’ajoutaient celles d’experts. L’intention, ici, était de parler avec les jeunes et non à leur sujet. Mais pourquoi vouloir encore parler de ce vivre-ensemble alors que le Québec semble s’enliser dans le débat sur les accommodements raisonnables et pourquoi opter pour cette forme d’espace d’expression ?

En amont du projet, un constat. Rares sont les débats autour des questions de l’histoire de la nation québécoise et de sa transformation présente par l’immigration qui ne fassent pas polémiques en émergeant dans l’espace public, surtout médiatique. La réponse à ces débats qui refont surface de façon chronique est réactive et prend rarement le temps : « […] de comprendre pourquoi ici et pas là, pourquoi en ce moment, pourquoi surtout chez tels acteurs ? De quels rapports sociaux résultent-ils ? Quelles fonctions de protection assurent-ils ? Quelles angoisses révèlent-ils ? » (Costa-Lascoux, Dubost et Bordet, 2000 : 9)

L’argumentation polémique l’emporte souvent sur une interrogation des dimensions identitaires et de leurs logiques de construction, ontologiques, symboliques et politiques et des enjeux de pouvoir qui les sous-tendent (Ouellet, 2003). Aussi, la prise de parole sur ces sujets est fréquemment clivée. D’une part, les Québécois de souche parlent d’eux-mêmes en se différenciant de « l’autre » étranger. Bourgeault se réfère à cette position du majoritaire qui se pose comme seul référent et considère son point de vue comme universel, comme découlant de son soi impensé (Bourgeault, 2004a). D’autre part, les immigrants réagissent plutôt à ce qui est dit sur eux. La polarisation des représentations de « l’autre » dans l’espace public médiatique se construit sur ces discours locaux qui conjuguent difficilement nationalisme et pluralisme et font aussi écho au contexte international, largement marqué par un discours sécuritaire et une culture de la peur. L’agitation qui entoure ces débats met donc en lumière non seulement les tensions qui sous-tendent les questions liées à l’identité et à l’altérité, mais aussi la multiplicité de sens qui les caractérise.

Tenter d’éclairer ces questions, au-delà de la polémique, est incontournable dans la mesure où elles sont au coeur de la construction du lien social. Pour ce faire, on peut penser qu’il importe de multiplier les regards qui permettent une identification et une compréhension plurielle des enjeux, et ce, dans la mesure où la fécondité de ce lien réside dans le fait qu’il est construit de manière plurielle. La question qui se pose alors est de savoir dans quelle mesure on peut ouvrir, dans l’espace public médiatique, des espaces de parole consacrés à ces questions, qui soient à la fois des lieux d’énonciation du singulier et du collectif et des espaces de dialogue et de médiation entre les voix des différents acteurs sociaux, y compris celles qui normalement sont dans le silence.

Ainsi est né ce projet d’émission de radio qui, à travers la participation d’une diversité de personnes, cherchait à faire interagir une multiplicité et une hétérogénéité de paroles dans un rapport qui cherche à établir une certaine horizontalité, à cette énonciation. On soulignera ici que la seule introduction d’une multiplicité et d’une hétérogénéité de voix, bien que nécessaire, n’est pas garante de cette horizontalité. Comme le précise Hooks (1989), si le partage de discours est l’une des conditions du dialogue, leur reconnaissance comme autorisés et signifiants est tout aussi importante. Une certaine transformation des rapports de pouvoir entre les voix était visée par l’émission.

Dans cet article, nous proposons de revenir sur le processus de création de ces émissions de radio pour en expliciter les dynamiques constitutives. Ce retour réflexif sur le chemin parcouru nous semble nécessaire dans la mesure où, au creux de cette création se logeait un désir de changement social, qui la situait, ainsi, à la croisée de la pratique journalistique et de l’intervention sociale[2]. Pour répondre à ce désir de transformation, ces émissions se devaient de s’inscrire dans cette aventure de l’acte[3] qui vient dépasser les orientations originelles de l’acteur et se dessine sous le jeu des interactions entre celui-ci et les actants. (Bourgeault, 2004b : 103, 107). En ce sens, il nous fallait aussi rompre avec le confort « épistémologique » de la pratique journalistique dominante pour construire de nouvelles façons de fonctionner s’inspirant à la fois du journalisme et des modèles d’intervention sociale. Dans un premier temps, nous allons resituer brièvement la création de ces espaces de paroles dans leur contexte général de fonctionnement, soit celui de l’espace public médiatique. Dans un deuxième temps, nous présenterons quelques orientations méthodologiques et choix adoptés initialement pour engendrer une dynamique permettant l’émergence de ces espaces de paroles. Enfin, nous discuterons des possibles sur lesquels ouvrent ces décisions initiales relevant d’une création hybride.

Un espace public médiatique, reflet de l’hétérogénéité sociale ?

Ouvrir des espaces de paroles plurielles dans l’espace public médiatique afin de permettre à différentes façons de vivre le lien social de s’exprimer et de dialoguer représente un défi. Une multiplication des regards au sein de cet espace, support matériel de la circulation des opinions (Fraser, 2005 : 123), s’avère problématique étant donné que celui-ci est dominé par certaines voix alors que d’autres ne sont pas entendues. En effet, l’espace médiatique est traversé par des rapports de pouvoir et des stratégies de communication qui tendent à en limiter l’accès aux seuls acteurs disposant des ressources leur permettant de peser dans ces rapports de force (Rieffel, 2005 : 259). La grille de lecture de notre réalité sociale, qui y est présentée résulte du jeu complexe de rapports de force inégaux. Cela tend à réduire le nombre de discours et l’hétérogénéité des systèmes de sens qui y circulent (Wolton, 1997). Ainsi, l’espace médiatique devient progressivement un lieu de diffusion de panoplies interprétatives et de grilles préconstruites de perception des faits et des évènements (Rieffel, 2005). N’étant plus cet espace symbolique où s’opposent et se répondent les discours, contradictoires, tenus par les différents acteurs, lieu de médiation, il se trouve amputé de sa dimension politique fondamentale. Il cesse d’être cet espace public de ressaisissement réflexif dans lequel une société jauge ce qui se passe en son sein à la lumière d’un ensemble d’idéaux progressivement renégociés.

Cette tendance à la réduction des systèmes de sens et donc à la dépolitisation de l’espace public médiatique est aussi tributaire de la conception libérale de l’espace public qui pose d’emblée celui-ci comme formellement ouvert et accessible à tous. Ce modèle postule la possibilité et la parité de participation de tous les citoyens au processus de délibération publique et suppose une mise entre parenthèses des différences sociales (statuts sociaux) entre les interlocuteurs (Fraser, 2005 : 120, 122). La question qui s’ensuit est de savoir si les interlocuteurs peuvent réellement délibérer « comme s’ils étaient socialement des pairs au sein d’arènes discursives prévues à cet effet lorsque [celles-ci] se situent dans un contexte social plus large, caractérisé par des relations structurelles de domination et de subordination » (Ibid. : 123). Ce postulat d’une pleine ouverture tend à faire abstraction de l’existence d’inégalités statutaires qui structurent la société. Il suppose la possible participation de tous plutôt que de la penser à la lumière de ces inégalités et des exclusions que celles-ci engendrent. Dès lors, déjouer les rapports de force qui régissent l’espace médiatique et en restreignent l’accès passe par une nécessaire remise en question de cette conception libérale de l’espace public. Il s’agit notamment de refuser cette mise entre parenthèses des inégalités sociales afin de les poser, plutôt, comme point de départ, en les thématisant explicitement (Ibid. : 122).

La difficulté de créer des espaces de paroles plurielles et la nécessité de penser les inégalités statutaires qui rétrécissent la parité de participation au sein de l’espace médiatique doivent également être situées dans un ordre social et symbolique plus global, qui met de l’avant des représentations de l’autre tantôt folklorisantes, tantôt misérabilistes, mais presque toujours stéréotypées négativement. Hall (2003) le note, le propre des stéréotypes est de participer à un figement représentationnel en ne retenant que quelques caractéristiques simples, généralement reconnues par tous, d’une personne ou d’un groupe. Procédant par réductionnisme et essentialisation, ils établissent et marquent la différence, ce qui contribue à construire des frontières symboliques (Ibid. : 258). Ces stéréotypes jouent un rôle dans la cristallisation du « Nous » et du « Eux ». Par leur biais se manifeste dans notre espace public local (québécois) ce marquage des différences dans une opposition trop souvent binaire, cette assignation identitaire et cette classification-hiérarchisation propre à la modernité occidentale dans son rapport au monde selon un modèle de progrès/développement à l’oeuvre dans l’espace transnational. La stéréotypisation justifie ainsi les inégalités statutaires et participe au maintien de l’ordre social et symbolique (Ibid. : 258).

La création de cette série d’émissions radiophoniques se dessine sur cette toile de fond. Elle visait à favoriser le rôle de médiation interculturelle, « […] travail de négociation de l’identité qui engage la difficile conciliation entre l’identité nationale et l’hétérogénéité culturelle » (Morel, 2005 : 206), de l’espace public médiatique. Son objectif premier était d’accueillir, au sein de l’espace public médiatique montréalais, une parole plurielle pour générer des espaces de dialogue et de médiation autour des problématiques que posent le « vivre-ensemble » dans sa conception occidentale moderne, d’une combinaison « de l’unité d’une société avec la diversité des personnalités et des cultures » (Touraine, 1997). Un objectif secondaire était de questionner les hiérarchies établies au niveau des savoirs experts et populaires sur les questions identitaires et le vivre-ensemble en juxtaposant savoirs d’expérience et savoirs experts, voix jeunes et voix plus âgées, minorités et majorité. Plus qu’un simple exercice d’échange communicationnel, ce projet d’émissions de radio s’inscrivait dans une praxis transformatrice (Couturier, 2005) à double sens. Il s’agissait d’abord de rééquilibrer les rapports de force constitutifs de cet espace afin d’y introduire une hétérogénéité de voix. Il était aussi question de maintenir sa dimension médiative qui permet aux différents acteurs sociaux de notre société de débattre des contours du vivre-ensemble. Pour être à même d’entamer ce mouvement et d’en explorer les possibles, il fallait se doter de quelques lignes directrices initiales.

Pas d’aventure sans boussole

[…] contrairement à ce qu’on pourrait croire, l’important n’est pas la précision des objectifs finaux ou du fonctionnement nouveau à construire, mais la création d’une dynamique […] cela passe toujours, pour commencer, par une série de décisions initiales qui sont à même de déverrouiller la situation par la création sélective, dans des zones ou des endroits jugés centraux, de marges de liberté nouvelles qui permettent aux hommes concernés par le changement de réfléchir, d’expérimenter et de travailler sans être immédiatement rappelés à l’ordre[4].

Friedberg, 1993 : 337

Parmi ces décisions initiales destinées à déverrouiller, la première a été la priorité donnée à la parole des jeunes. Comme ils figurent parmi ces acteurs ne pesant pas suffisamment dans les rapports de pouvoir qui traversent l’espace médiatique, leur parole y est rarement entendue. Ou alors, quand un certain statut leur est reconnu, ils sont souvent représentés à partir d’un désir d’exhaustivité dans la représentation qui met l’accent sur le témoignage plus qu’il ne reconnaît un droit à la réflexion. Ainsi privé de leur « capital symbolique » (Bourdieu), ils incarnent, d’une certaine façon, ces nombreux autres citoyens réduits au silence et dépourvus de leur statut d’acteurs autorisés à participer au modelage de la cité et à en penser les façonnements. Leur redonner droit de parole revient donc à les replacer dans une certaine historicité.

En termes de démarche méthodologique, les jeunes ont été recrutés sur une base volontaire dans des écoles de la Commission scolaire de Montréal (CSDM), dans des Maisons de jeunes ou des centres communautaires de quartier. Sur un total de 38 jeunes, âgés entre 14 et 18 ans, rencontrés pour leur présenter le projet, 17 ont participé à la série d’émissions. Il faut noter ici que la possibilité de recrutement dépendait au départ de l’adhésion des intervenants communautaires et des enseignants à ce projet dans la mesure où ceux-ci représentaient le point d’entrée en contact avec les jeunes. Le projet était, ensuite, présenté aux jeunes. Une rencontre ultérieure de discussion était fixée avec ceux qui choisissaient de participer. L’objectif de cette rencontre était de faire émerger les thématiques prioritaires pour eux en lien avec la question du vivre-ensemble. À la fin de la discussion, les jeunes décidaient des thématiques qu’ils retenaient pour l’émission. La décision de ne pas fixer la programmation d’avance découle d’une volonté de partir non pas de nos propres thèmes d’intérêt, mais bien des leurs. Chacune des émissions s’est construite au fil des rencontres avec les jeunes. La deuxième rencontre était celle de l’enregistrement. Les émissions (la partie des jeunes) ont été préenregistrées pour leur enlever l’anxiété de performance et les sentiments d’échec face à une parole maladroite que peut susciter la pression du direct.

Chacune des émissions de soixante minutes se déroulait en deux temps. Les trente premières minutes étaient consacrées à cette conversation avec les jeunes. En deuxième partie, nous prolongions, en direct, la réflexion amorcée par les jeunes en compagnie d’experts. La participation de ces derniers ne consistait pas à analyser les propos des jeunes, mais venait y faire écho, poursuivre leur réflexion. Les experts ont été choisis en fonction des thèmes abordés par les jeunes. La complémentarité des expertises (praticiens, chercheurs, décideurs) a été un autre principe directeur en plus d’un souci de faire aussi entendre des experts qui bien souvent oeuvrent loin des micros, mais ont une connaissance de première ligne des enjeux et des dynamiques au coeur de ce vivre-ensemble.

À la lumière de ces orientations, une réflexion sur la dynamique que ces décisions initiales a permis d’établir peut être esquissée, et ce, en essayant de faire ressortir en quoi celles-ci ont permis de dégager certaines marges de liberté quant à la possibilité de cette parole plurielle au sein de l’espace public. Elle s’appuie sur deux types de données. D’une part, des notes de terrain documentant les interactions et les réactions des jeunes au cours du processus. Ces notes portent sur les groupes de discussion menés avec les jeunes avant les émissions et sur des courtes entrevues réalisées auprès d’eux en fin d’émissions pour documenter leur expérience. D’autre part, les enregistrements des émissions de radio qui ont été transcrites et codées en fonction des thèmes émergents. L’analyse présentée dans cet article se centre principalement sur les références des jeunes quant à cette prise de parole. Nous avons ici fait l’économie d’une analyse des paroles expertes dans la mesure où celles-ci ne sont pas frappées par ce cloisonnement de l’espace médiatique.

Dégager des marges de liberté

Dans la pratique journalistique classique, les personnes sont invitées à intervenir dans une programmation et un contenu déjà fixés. Les invités sont ainsi appelés à réagir à des sujets prédéterminés et à des questions dont les grandes orientations ont été établies d’avance. De plus, le choix des invités procède souvent du culte de l’expert et de la personnalité. À cet effet, Pichette (2007) rappelle que cette façon de procéder découle d’une volonté de professionnalisation de la pratique entamée à partir des années 1920 sous l’inspiration du journaliste et sociologue américain Walter Lippmann. Cette mutation a contribué à mettre le journalisme au service des experts entendus comme seuls aptes à rendre intelligible la complexité du monde et des problèmes sociopolitiques. Rappelant ici le rapport historique liant la démocratie aux médias « qui vont soutenir le développement d’un espace public permettant de débattre collectivement des enjeux sociopolitiques et des orientations normatives du monde », Pichette (2007) souligne la dépolitisation de l’espace public qui ressort de cette évolution de la pratique journalistique puisque le citoyen est évacué de cet espace et que le débat public perd ainsi sa raison d’être. Or, les émissions radiophoniques que nous proposions ne pouvaient prétendre à leur intention transformatrice que si elles étaient fondamentalement inscrites dans cette dimension politique de l’espace public. Il nous fallait donc repenser la pratique journalistique actuelle pour l’adapter au sens du changement projeté.

Donner la parole aux jeunes en la recevant comme une parole autorisée au même titre que celle des experts a constitué un premier pas de réouverture de cet espace public aux citoyens. Il nous fallait aussi dépasser la posture du journaliste objectif qui distribue la parole pour endosser celui du sujet, un sujet en action qui dans sa rencontre avec d’autres sujets interroge le monde, s’inscrit dans un échange symbolique qui permet de co-construire une réalité sociale nouvelle. Ces émissions radiophoniques ne prenaient tout leur sens qu’en découlant de ce mouvement de subjectivation, « […] de consolidation de la capacité de chacun d’être sujet » (Renaud, 2001 : 14). La forme de journalisme généralement pratiquée aujourd’hui telle qu’elle est brièvement présentée ci-dessus ne pouvait permettre d’instaurer cette dynamique. Nous soutenons que si les orientations méthodologiques choisies semblent relever d’une volonté de créer un espace au coeur duquel se déploie un sujet-acteur, c’est parce que ce projet d’émissions est né de ce métissage pratique de secteurs professionnels et disciplinaires que permet l’interdisciplinarité (Couturier, 2005 : 8). Il s’agit ici de la rencontre de la pratique journalistique et clinique.

Le projet est effectivement le croisement du travail d’une équipe en psychiatrie transculturelle[5] et du nôtre en journalisme. À notre sens, la perspective clinique est venue nourrir l’approche journalistique pour créer cette dynamique d’engagement social au sein de laquelle le sujet prend forme (Renaud, 1997 : 150). Renaud nous présente le travail clinique comme un « […] travail de co-construction de sens nourrissant l’échange symbolique nécessaire à l’émergence d’un sujet capable de s’approprier son existence en lui donnant du sens ». La décision de ne pas prédéterminer la programmation des émissions comme il est coutume de le faire, mais de préférer plutôt que celle-ci émerge des rencontres n’est certainement pas étrangère à cette vision clinique. Renaud (1997) souligne aussi que la création d’une alliance symbolique est la base de ce travail clinique, alliance d’ailleurs vue comme étant une condition de lancement de toute intervention (Kuty, 2001 : 139).

Sans cette alliance autant avec les intervenants communautaires qu’avec les jeunes et les experts, les émissions de radio n’auraient pas pu exister. Cette alliance découlait à la fois de cette commune conviction que ces émissions permettaient d’agir sur le social et du désir partagé d’agir en ce sens pour transformer la problématique posée ci-dessus. L’intériorisation et l’acceptation de cette nécessité et de ce désir de part et d’autre (Couturier, 2005 : 274) créent la possibilité de ces émissions. Elles ne se transforment en collaboration effective que si ces nécessités et ces désirs sont coproduits. Les rencontres préliminaires, celles destinées à présenter le projet aux intervenants et aux jeunes et celles qui ont eu lieu avec les participants avant l’enregistrement, tenaient lieu d’une nécessaire concertation permettant d’assurer une alliance stratégique et une coopération durable. L’intégration de telles rencontres dans la démarche journalistique du projet s’est également inspirée de la pratique psychosociale qui fonde la concertation comme préalable à toute intervention. Parce que la concertation permet de valider conjointement la pertinence de la démarche, des résultats escomptés et de la façon de procéder[6], elle garantit l’alliance entre l’intervenant et les participants au projet. Par la nature de ce projet, cette concertation était incontournable dans la mesure où elle faisait passer ce projet d’une idée à une « […] action commune configurant des pratiques différentes sur un intérêt public en conjuguant une efficacité pratique à une justesse politique » (Nélisse, 1996 : 169). Cette idée devenait une possible intervention sur le social permettant de dégager des marges de liberté.

Perspective des jeunes participants

Au-delà de notre interprétation du processus de création de ces espaces d’expression, qu’en ont pensé les adolescents qui y ont participé ? Au préalable, il est important de rappeler que la participation aux émissions de radio était volontaire et exprimait d’emblée une certaine valence positive rattachée à la prise de parole.

Pourquoi nous avons accepté [de participer au projet] parce que, selon moi, c’est très important d’en parler et qu’on n’entend pas souvent des jeunes parler de ce sujet [du « vivre-ensemble »]. Et parce que comme on a dit avant, les adultes pensent souvent que les jeunes s’en foutent. Alors c’est important de montrer que les jeunes aussi ils pensent, les jeunes aussi réfléchissent à ces sujets-là. Que le vivre-ensemble, c’est très important, que c’est un sujet très vaste. Il faut en parler.
Et aussi parce qu’on ne laisse pas vraiment beaucoup la parole aux jeunes. Alors ce serait le temps un jour de commencer.

Si parler du vivre-ensemble est important pour ces jeunes, l’acte en soi de parler l’est également. Parler pour s’autoriser une parole qui leur est rarement accordée et qui une fois saisie leur permet de se poser comme sujet et sujet pensant. Leur prise de parole devient ici rite de passage du statut d’objet – où l’être est défini et interprété par d’autres (ici les adultes) – à celui de sujet (Hooks, 1989). Elle n’est pas sans rappeler le mouvement de subjectivation évoqué antérieurement.

[…] ils [les jeunes] passent beaucoup de temps à l’école. Et à l’école, il se passe beaucoup de choses. L’école, c’est comme la vie courante. Surtout à mon école où c’est vraiment multiethnique, on voit de tout. Alors les jeunes ont vraiment quelque chose à dire. […] Alors il faut voir les jeunes comme les adultes qu’ils ont aussi eux à avoir. Parce que dans le milieu de travail comme à l’école, il y a toujours des histoires comme ça.

La prise de parole devient aussi lieu de rappel et de légitimation de leur expérience, ici celle que leur confère leur milieu de vie scolaire. Une fois cette expérience posée comme existante et légitime, ils s’en servent pour observer et décrypter leur environnement, se réapproprient certains débats publics et proposent leur propre grille de lecture et d’analyse, comme en témoigne l’exemple suivant :

Alors dans les écoles publiques, il y a beaucoup de préjugés et également dans les écoles privées. Dans les écoles publiques, on croit surtout qu’il y a beaucoup de discrimination qui est présente. Que dans les écoles publiques, c’est trop ouvert, il y a trop de monde, c’est un peu trop mélangé. Mais il y a beaucoup de préjugés aussi qui sont vers les écoles privées. On pense que les écoles privées sont meilleures que les autres. Qu’il y a des gens qui sont plus spécialisés s’ils sont là-bas. S’ils ont des diplômes qui viennent de là, ils réussissent mieux leur vie, mais c’est pas tout à fait vrai. Nous qui sommes dans des écoles publiques, on voit la différence.
Dans une école privée ou publique, c’est les élèves, le contenu. Il y a des élèves qui étudient, il y a d’autres élèves qui sont décrocheurs. C’est vraiment pas une question de privé, de public, c’est vraiment chaque élève. Un élève décrocheur, on le met dans le privé ou public, ça ne va rien changer. La même chose pour un élève qui travaille bien dans une école privée ou publique, il va toujours travailler bien, ça a pas rapport vraiment.

Le choix des jeunes d’investir cet espace d’expression peut donc être entendu dans sa dimension politique, d’une volonté de réappropriation de leur part d’un certain pouvoir. Un pouvoir d’énonciation d’abord puisqu’en venant y poser l’existence de leur expérience, ils légitiment l’élaboration et l’énonciation de leur propre discours interprétatif et explicatif des dynamiques qui traversent leur environnement et sa validité.

Moi, par exemple, je suis moitié Algérien, moitié Marocain, donc Arabe. On dit souvent on associe le terrorisme aux Arabes souvent, très souvent après ce qui s’est passé le 11 septembre. J’aimerais dire aux gens, c’est pas tous les Arabes qui sont des terroristes. C’est pas parce que tu vois un Arabe avec une barbe, peut-être qu’il donne une mauvaise image de l’Islam, des Arabes, mais il faut pas pour autant avoir des préjugés.

Ce pouvoir d’énonciation, d’extériorisation de l’intériorité, de nomination de l’innommé (Bourdieu, 2001), leur permet aussi de s’arroger un droit de réplique, d’accéder à ce privilege of talking back : « […] telling the present as we see it, know and feel it in our hearts and with our words (Hooks, 1989 : 3). « J’aimerais dire aux gens », annonce ce jeune homme qui propose de déconstruire les préjugés, les « On dit ». Un pouvoir agissant ensuite puisque, pour eux, leur participation et leur parole sont des outils d’intervention et comportent un potentiel transformateur de la réalité individuelle et collective.

On est venus là pour en parler. Il faut aussi écouter différentes personnes, d’âge différent. Les jeunes ont à dire et les adultes aussi. Il faut vraiment aller voir différentes personnes, des témoignages. Et comme ça on pourrait de plus en plus changer le monde.
Parce que tout le monde a son mot à dire. Alors il faut pas qu’il avale ce mot, il faut le dire parce que ça peut sauver la vie de quelqu’un.

En effet, ne pas « avaler ce mot », c’est se permettre de côtoyer le sens des choses, de l’interroger, ce qui pousse à faire des choix, de sens d’abord et, potentiellement, d’action ensuite. Car, lorsque cette confrontation au sens des choses doit être dite se met en branle un processus analytique qui les place en perspective cadrant nos vies dans un contexte où nous savons quoi faire (Romo-Carmona, 1987). C’est donc ainsi « qu’en venant en parler » et en « écoutant différentes personnes », « on pourrait de plus en plus changer le monde ». Ce changement est urgent dans l’expérience des jeunes, il peut « sauver la vie de quelqu’un ».

Cependant, prendre la parole est loin d’être un acquis comme en témoigne cette mention d’une des participantes : « Merci de nous avoir donné la parole ». Ces remerciements exprimés par plusieurs jeunes méritent qu’on s’y arrête brièvement. Auraient-ils lieu d’être dans nos sociétés démocratiques au sein desquelles la prise de parole et l’accès à l’espace public sont, théoriquement, des acquis ? La question est, certes, rhétorique, mais ces remerciements ne sont pas sans rappeler et mettre en exergue cette difficile reconnaissance de certains groupes qui constitue notre cité au sein d’un espace public commun où « les seuls intervenants qui ont l’habitude de s’exprimer sont généralement légitimés à le faire en fonction de leur représentativité (élus) et/ou de leur notoriété (intellectuels) et/ou de leur compétence (savant, expert) » (Rieffel, 2005 : 273).

Conclusion

Revenir sur le processus de création de ces émissions de radio nous amène à reconnaître que c’est grâce à un métissage disciplinaire qu’il nous a été possible de maintenir ces émissions dans la dimension de ressaisie réflexive de l’espace public, et ce, en y réinstituant des sujets-acteurs aptes à débattre des orientations et du devenir de leur société. Les résultats suggèrent que si la prise de parole est souhaitée, elle reste cependant difficile. D’une part, il faut contrer les stratégies d’évitement et de silence (« avaler les mots ») qui s’avèrent protectrices dans un contexte de relations intercommunautaires tendues (Rousseau et Jamil, 2010). D’autre part, pour que cette parole publique participe du lien social, elle doit circuler. Toutefois, les jeunes participants ont souligné que l’écoute doit aller de pair avec cette prise de parole sinon celle-ci risque de répéter en miroir les dynamiques dominantes et le clivage entre des discours qui ne supportent pas la tension du dialogue.

Le journalisme a le pouvoir d’ouvrir ces espaces de débat au sein de l’espace public. Nous avons, par contre, vu que la pratique actuelle du journalisme tend à déposséder les citoyens de leur prise sur le monde et donc de leur capacité à en élaborer les possibles arrangements. Cette aptitude est, de plus en plus, réservée exclusivement à l’expert. Le travail clinique, bien que situé dans l’espace de l’intime, vise quant à lui une réappropriation par les individus du sens de leur expérience inscrite dans une histoire personnelle, collective et sociale. Il place ces personnes dans une démarche de reconnaissance tant de leur propre statut de sujet que celui des autres. Ce n’est qu’inscrite dans ce mouvement de subjectivation sur un horizon de co-construction du sens que la parole retrouve ses vertus de réenchantement du monde et de transformation de la réalité. C’est cette parole que le journalisme soucieux de construire un espace public de débat sur notre devenir doit réapprendre à donner.