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Depuis la fin des années 1980, l’efficacité théorique et mobilisatrice de la pensée féministe, fréquemment dépeinte comme « blanche » et occidentale, de même que les fondements analytiques et stratégiques de ses discours et de ses pratiques, ont été remis en cause notamment par des féministes afro-américaines, hispano-américaines et indiennes (Brown, 1994 ; Crenshaw, 1991 ; Comas-Diaz et Greene, 1994 ; hooks, 1984 ; Sharma, 2001 ; Williams, 1999). Ces contestataires se sont fait les porte-parole d’une multitude de groupes qui militaient en faveur d’un mouvement féministe plus inclusif et revendiquaient la reconnaissance de la « diversité constitutive des femmes » (Fougeyrollas-Schewbel, Lépinard et Varikas, 2005 : 5) par opposition à l’imposition d’une norme de féminité universelle et homogène. À l’intérieur même des études féministes et du mouvement des femmes émerge donc un questionnement sur la capacité du féminisme à prendre en compte l’hétérogénéité des statuts sociaux et des expériences des femmes, tout comme la pluralité des identités qui en découlent. En d’autres termes, le féminisme est remis en question quant à sa capacité à élaborer une analyse de l’oppression des femmes qui reconnaît les effets conjugués du sexisme, du racisme, du « classisme » ou encore de l’homophobie.

Ces débats ainsi soulevés par les féministes issues des groupes minoritaires, et leurs conséquences pour l’intervention féministe, s’inscrivent au coeur d’un projet de recherche que nous poursuivons présentement sur l’évolution de la pensée féministe depuis les quinze dernières années et la façon dont celle-ci est appréhendée, opérationnalisée, remise en question dans les discours et les pratiques actuelles du mouvement des femmes québécois[2]. À l’origine de notre démarche de recherche, il y a lieu de rappeler notre volonté de mettre au jour les connaissances sur les fondements théoriques, les objectifs et les stratégies de l’intervention féministe[3]. Pour en savoir davantage sur son évolution récente, nous avons procédé à une recension des principaux écrits francophones et anglophones issus des sciences humaines et sociales et publiés au cours des quinze dernières années (1990-2005)[4]. Cette revue de littérature[5] nous a amenées à formuler les quatre constats suivants : 1) depuis les années 1990, la plupart des articles et des monographies sur l’intervention féministe ont été écrits par des chercheures et des thérapeutes féministes d’origine américaine ; 2) les discussions les plus fécondes ont porté sur la nécessité de revoir la place prédominante des rapports de sexe/genre dans les théories et les pratiques féministes occidentales pour mieux y intégrer d’autres grands systèmes de division et de hiérarchisation sociales (race, classe sociale, hétérosexualité) ; 3) ces écrits, publiés en langue anglaise, ont eu peu de retentissement dans le milieu de l’intervention féministe au Québec ; 4) les publications en langue française qui ont contribué au renouvellement de l’intervention féministe sont plutôt rares[6].

Dans le présent article, nous exposons dans un premier temps les principales critiques émises par des féministes noires et d’autres issues de groupes minoritaires à l’endroit du mouvement des femmes. Dans un deuxième temps, nous mettons en perspective le point de vue de chercheures et de thérapeutes féministes américaines ayant renouvelé leur vision et leurs pratiques d’intervention à la lumière de ces critiques. Dans un troisième temps sera précisée la signification du concept d’intersectionnalité, tel qu’il émerge dans la littérature féministe et, dans un quatrième temps, nous examinons l’apport de ce nouveau paradigme à l’intervention féministe auprès des femmes victimes de violence conjugale. En conclusion, nous signalerons quelques-uns des enjeux et des défis que pose l’intégration de l’approche intersectionnelle à l’intervention féministe.

Lorsque le féminisme se révèle ethnocentrique

Les premières critiques adressées au féminisme, considéré hégémonique et ethnocentrique, émanent principalement de femmes noires américaines qui rappelleront à quel point le racisme demeure, pour elles, une expérience aussi visible, quotidienne et virulente que le sexisme, sinon davantage pour certaines d’entre elles (Belleau, 1996 ; Enns, 2005). Les initiatrices de ce discours que sont bell hooks[7] (1981, 1984) et Angela Davis (1981) dénoncent également le fait que la réalité quotidienne des femmes racisées et les discriminations dont elles sont l’objet ne trouvent guère de résonance, ni dans le mouvement de libération des Noirs, ni au sein du mouvement d’émancipation des femmes. Ce même reproche sera repris au cours de la décennie suivante par Crenshaw[8]:

L’impuissance du féminisme à interroger la race aboutit à des stratégies de résistance qui trop souvent reproduisent et renforcent la subordination des gens de couleur, tandis que l’impuissance de l’antiracisme à interroger le patriarcat se traduit par la reproduction trop fréquente de la subordination des femmes au sein de ce courant.

2005 : 61

Selon hooks, le « monde des femmes est construit sur la réalité des femmes blanches » (1981 : 138 ; traduction libre) alors que « ce qui est dit de la race l’est à partir des Noirs de sexe masculin », souligne Crenshaw (2005 : 79). Ainsi, pour ces « femmes de couleur »[9], l’agenda féministe ne prend pas suffisamment en compte leurs conditions de vie ainsi que la spécificité de leur histoire – liée notamment à l’esclavagisme et au colonialisme –, leurs valeurs et leurs besoins. Dans cette optique, il est difficile pour elles de s’identifier au discours des féministes égalitaristes qui, telle que Betty Friedan[10], dénoncent l’archétype de l’épouse, mère et ménagère, véritable lieu d’aliénation pour les femmes des groupes majoritaires (Enns, 2005). En réalité, selon Davis (1981), Hooks (1984) et Comas-Diaz et Greene (1994), la contestation de ce modèle de femme, mis en place par un système patriarcal, ne rejoint pas véritablement l’expérience des femmes racisées qui ont été également soumises aux rapports de domination d’un système colonialiste. Plusieurs critiquent alors cette vision féministe occidentale de la famille où s’exerce la domination masculine, car, pour ces théoriciennes, la cellule familiale peut aussi symboliser un refuge, une sorte de thébaïde où, en dépit du sexisme familial, elles se sentent à l’abri d’un monde hostile (Belleau, 1996 ; Crenshaw, 1991 ; Enns, 2005). À cet égard, bell hooks précise : « les bourgeoises peuvent répudier la famille sans croire que, ce faisant, elles vont perdre la possibilité de relations sociales, de sécurité, et de protection » (traduite dans Poiret : 2005 : 201).

Fortes de leur expérience, les féministes afro-américaines en tête dénoncent les abus d’un système patriarcal, colonial et capitaliste jugé responsable d’avoir diffusé une représentation stéréotypée des femmes noires qui les cantonne dans des attitudes limitatives et dévalorisantes de victimes, de femmes dépendantes, passives ou encore sexuellement affranchies, et ce, dans un contexte où elles ont été soumises à des actes de violence et de domination tels que l’esclavagisme et son corollaire, le viol collectif. Une telle déconstruction de la bicatégorisation femme blanche, féminine et vertueuse d’un côté, et femme noire, robuste et dominante de l’autre, a permis de révéler les rapports de domination que ces construits induisent, rapports fondés sur l’intrication des multiples systèmes d’oppression.

En d’autres mots, ces féministes issues des groupes minoritaires déplorent le fait que les militantes du mouvement féministe n’aient pas intégré à leur plate-forme politique la question du racisme au même titre que celle du sexisme (Belleau, 1996). De plus, elles contestent l’idée de donner la priorité à la lutte contre l’oppression sexiste sur les autres formes de discrimination et refusent ainsi d’établir une hiérarchisation entre les systèmes d’oppression (hooks, citée dans Enns, 2005 : 204). Les objectifs visés par cette remarque, tout aussi valables pour d’autres mouvements sociaux, se trouvent confrontés à la réalité des pratiques autant au sein du mouvement des femmes que du mouvement des Noirs, comme l’indiquent ces propos de Crenshaw (2005 : 53) : « Les recoupements évidents du racisme et du sexisme dans la vie réelle – leurs points d’intersection – trouvent rarement un prolongement dans les pratiques féministes et antiracistes. »

Contestant l’idée que les femmes forment un groupe homogène, unifié et solidaire, nombre de thérapeutes, chercheures et écrivaines féministes aspirent plutôt à prendre en compte la variabilité des expériences d’oppression vécue par les femmes selon leur classe sociale, leur origine ethnique, leur religion, etc. (Barrett et al., 2005). D’où leur hésitation à reconnaître l’existence d’un lien étroit entre toutes les femmes ou encore d’une sororité universelle. Dans la foulée de ce questionnement, elles souhaitent mettre l’accent non seulement sur les rapports de domination entre les sexes, mais aussi sur les rapports de pouvoir propres à une société raciste, homophobe et colonialiste. À cet égard, elles signalent qu’une femme blanche peut exploiter le travail d’une femme noire tout en subissant, elle aussi, les effets de l’oppression sexiste (Belleau, 1996 ; Enns, 2005).

Le concept d’intersectionnalité : un nouveau paradigme pour penser la simultanéité des oppressions

Le sentiment de marginalisation que plusieurs militantes des groupes minoritaires ont éprouvé à l’intérieur des mouvements sociaux et, plus particulièrement au sein du mouvement des femmes, la prise de conscience des difficultés quotidiennes qui jalonnent les trajectoires de vie des femmes minorisées, sont autant de facteurs ayant stimulé la recherche d’un outil théorique, d’un modèle d’analyse pour penser les effets conjoints des divers systèmes d’oppression. Dans cette optique, Collins (1990) introduit le concept de « matrice des oppressions » ou encore celui de « systèmes d’oppressions entrecroisées[11] » pour désigner l’interconnectivité entre le racisme, le sexisme et le « classisme », auxquels elle greffe d’autres grands systèmes de discrimination tels que l’hétérosexisme et le colonialisme. Dans un texte fondateur (1991), la juriste Kimberlé W. Crenshaw propose pour la première fois le concept d’intersectionnalité pour appréhender les législations américaines qu’elle juge inefficientes en regard des besoins exprimés par les femmes racisées victimes de violence conjugale. Dès lors, le concept d’intersectionnalité apparaît comme un outil d’analyse pertinent, d’une part, pour comprendre et répondre aux multiples façons dont les rapports de sexe entrent en interrelation avec d’autres aspects de l’identité sociale et, d’autre part, pour voir comment ces intersections mettent en place des expériences particulières d’oppression et de privilège. Précisons également que l’intersectionnalité désigne non pas un point d’ancrage fixe où les oppressions vécues s’accumulent et s’enchaînent, mais plutôt une position sociale en mouvance où les effets interactifs des systèmes discriminants modèlent la personnalité d’un individu unique et complexe (Enns, 2005 ; Poiret, 2005). De toute évidence, l’usage et la portée d’un tel paradigme suscitent l’intérêt d’un nombre grandissant de théoriciennes[12]et de praticiennes féministes préoccupées par « la diversité des rapports de pouvoir qui traversent le groupe des femmes » (Fougeyrollas-Schewbel, Lépinard et Varikas, 2005 : 5).

Pistes pour une intervention féministe « intersectionnelle » en contexte de violence conjugale

Depuis les vingt dernières années, la thérapie féministe telle qu’elle est conceptualisée et mise en oeuvre aux États-Unis s’est passablement enrichie en intégrant ce nouveau cadre d’analyse qui reconnaît les effets entrecroisés des systèmes d’oppression et de privilège (Hill et Ballou, 1998 ; Rhodes et Johnson, 1997 ; Raja, 1998 ; Worell et Johnson, 2001 ; Williams, 1999 ; Wyche, 2001). Par exemple, Laura S. Brown, dans son ouvrage Subversive Dialogue, mentionne que la « thérapie féministe ne peut s’appuyer sur une théorie qui exigerait qu’un individu choisisse d’émanciper un seul aspect de son identité, à savoir le sexe, sans égard aux autres dimensions identitaires qui le composent » (1994 : 69; traduction libre). Dès lors, il ne s’agit plus seulement de dénoncer les biais sexistes et hétérosexistes des théories traditionnelles en psychologie, mais aussi leur ethnocentrisme et leur racisme (Worell et Remer, 2003 ; Wyche, 2001).

Plusieurs thérapeutes et chercheures féministes soulignent l’importance de recourir à une analyse intersectionnelle dans le cadre d’une intervention auprès de femmes des minorités ethnoculturelles victimes de violence conjugale (Kasturirangan, Krishnan et Riger, 2004 ; Sharma, 2001 ; Sokoloff et Dupont, 2005). Ainsi, plutôt que d’adopter une lecture homogène et universelle de la violence subie par les femmes, elles proposent de regarder comment « les expériences de violences vécues dans certaines communautés culturelles sont médiatisées par d’autres formes d’oppression comme le racisme, le colonialisme, l’exploitation économique, etc. » (Sokoloff et Dupont, 2005 : 45 ; traduction libre). D’autres ajoutent qu’il s’agit de « s’attarder sur les variations dans l’espace et dans le temps de cette domination et sur les mécanismes de multiplication pour certaines catégories qui accumulent les minorisations multiples » (Bilge, 2005 : 3). Finalement, plus près de nous, Mensah rappelle que la pratique féministe appliquée à la violence doit viser la « prise en compte [de] la complexité des vécus et des identités en cause afin de développer des pistes d’action et de réflexion qui sont plus dynamiques, globales et plus inclusives » (Mensah, 2005 : 4).

À la lumière de ces réflexions critiques, plusieurs auteures américaines ont ainsi proposé une (re)modélisation des grands paramètres qui guident la pratique féministe dans le but de répondre aux besoins pluriels des femmes et, particulièrement, de celles qui subissent de la violence en contexte conjugal. Situé aux frontières limitrophes des États-Unis, le Québec n’échappe pas à cette tendance et à l’influence certaine de la littérature américaine. En effet, nous constatons sans surprise que l’intersectionnalité a d’ores et déjà coloré divers écrits francophones, que ce concept suscite de l’intérêt au sein de la communauté universitaire et occasionnera certes des débats fort pertinents pour l’avancement des connaissances en sciences sociales. S’inscrivant dans cette mouvance au sein de la francophonie, nous proposons ici de reformuler certains fondements de l’intervention féministe à l’aune de l’approche intersectionnelle. Pour introduire notre propos, nous rappelons brièvement les principes de l’intervention féministe, telle qu’elle fut élaborée au Québec dans les années 1980 et, par la suite, nous présenterons les assises théoriques sur lesquelles devrait reposer, à notre sens, toute pratique féministe intersectionnelle.

Apparue au tournant des années 1970 et reconnue comme telle au début des années 1980, l’intervention féministe a pu jouir des réflexions issues à la fois des praticiennes et des théoriciennes qui se sont intéressées à cette pratique alternative venue des États-Unis. L’intervention féministe s’est ainsi développée autour de quatre principes : 1) reconnaître l’influence notable des structures et des institutions sociales inégalitaires dans la vie des femmes, d’où le leitmotiv le privé est politique ; 2) croire au potentiel des femmes et mettre en exergue leurs expériences ; 3) établir des relations égalitaires entre l’aidée et l’aidante ; 4) s’engager personnellement en vue d’un vaste changement social (Corbeil et al., 1983). Comme nous l’exposerons, ces fondements restent le coeur de toute intervention féministe, car ils sous-tendent a priori une philosophie d’intervention qui repose sur un cadre souple et non pas sur un modèle unique d’application. En greffant une perspective intersectionnelle à l’approche féministe, nous ambitionnons ainsi de réduire les limites de l’intervention féministe telle qu’elle est pratiquée au Québec, et ce, afin d’offrir aux femmes violentées et marginalisées un espace d’intervention où leurs trajectoires et leurs réalités particulières seront prises en considération. Au terme de notre revue de littérature, nous avons regroupé sous six rubriques thématiques ce qui pourrait constituer une première ébauche théorique d’un cadre d’intervention féministe intersectionnelle.

Établir un rapport égalitaire

Une approche féministe intersectionnelle privilégie l’établissement de relations égalitaires entre l’intervenante et la personne rencontrée. Conscientes des rapports de pouvoir qui existent non seulement entre les sexes, mais aussi entre les femmes elles-mêmes et les divers groupes sociaux dont elles font partie, les praticiennes utilisent différentes stratégies afin d’amoindrir ces rapports hiérarchiques et faciliter la mise en place d’une relation de confiance. À ce titre, elles usent de franchise en démystifiant le cadre d’intervention féministe, nomment les rapports de pouvoir à l’oeuvre dans la relation et dans la société en général, encouragent la « cliente » à participer activement au processus d’intervention, reconnaissent son expertise et divulguent leurs valeurs personnelles (Brown, 1994 ; Hill et Ballou, 1998 ; Worell et Remer, 2003).

Prendre conscience de ses préjugés

Pour faire contrepoids à un possible racisme « non conscient »[13], toute intervenante, et particulièrement celle issue des groupes majoritaires, doit apprendre à se débarrasser de ses propres conceptions stéréotypées, monolithiques et universalisantes entretenues à l’égard des catégories de femmes, qu’elles soient immigrantes, lesbiennes, autochtones, handicapées, âgées, ou violentées (Enns, 2005 ; Raja, 1998 ; Sharma, 2001). À cet égard, Vatz Laaroussi et al. (1999 : 343) ont perçu, dans le discours du personnel intervenant[14], ce risque de généralisation à propos des femmes issues de l’immigration, à savoir un risque de leur apposer une étiquette de femmes « traditionnellement opprimées » en raison de leur appartenance culturelle ou familiale. Ce phénomène, teinté d’ethnocentrisme, voire « d’une forme d’obscurantisme traditionnel » (Ibid. : 344), amène à attribuer aux femmes immigrantes un statut homogénéisant, sans autre expérience possible que celle d’une soumission totale à l’oppression patriarcale. Or, plusieurs auteures le confirment, l’expérience des femmes violentées, sans égard à leur origine ethnique, est beaucoup trop complexe pour que l’on envisage une intervention qui ne tienne pas compte des rapports de domination auxquels ces femmes sont soumises ni de leur potentiel de résistance qui leur permet de survivre au climat hostile dans lequel elles évoluent et, le cas échéant, de trouver les ressources nécessaires pour échapper à cette violence. De plus, cette déconstruction des stéréotypes véhiculés à propos de la violence conjugale contribue à la lutte contre le racisme et le sexisme, car, d’une part, elle met de l’avant son caractère universel – la violence conjugale touche toutes les femmes – et, d’autre part, elle contredit les stéréotypes voulant qu’elle soit avant tout le lot des groupes minorisés ou racisés (Crenshaw, 2005).

Reconnaître la pluralité des identités

L’approche intersectionnelle propose d’examiner, en collaboration avec les femmes, les positions sociales qu’elles occupent (celles-ci étant fonction de leur sexe, de leur origine ethnique, de leur statut socioéconomique, de leur orientation sexuelle, de leur appartenance religieuse, etc.) puis d’explorer leur possible influence sur leur identité sociale et personnelle. Par la suite, les intervenantes laisseront les femmes identifier elles-mêmes les systèmes discriminants qui les affectent et déterminer la prévalence de chacun d’entre eux par rapport à leur situation. Cela signifie que le système sexiste ou patriarcal n’est pas relevé d’emblée et systématiquement comme la principale cause des difficultés éprouvées pour les femmes (Belleau, 1996 ; Comas-Diaz et Greene, 1994 ; Enns, 2005 ; Sokoloff et Dupont, 2005). Cependant, plusieurs intervenantes féministes affirment que le sexisme apparaît en filigrane dans toutes les autres formes d’oppression (Worell et Remer, 2003).

Prendre conscience de sa position privilégiée

L’approche intersectionnelle insiste sur le fait que, même si les femmes blanches et les femmes noires ont une histoire commune de violence conjugale, les premières ont des privilèges que les secondes n’ont pas en raison du racisme et de ses effets subséquents : statut socioéconomique précaire, ghettoïsation, isolement, dévaluation professionnelle, etc. (Sokoloff et Dupont 2005). En d’autres termes, les femmes blanches, principalement des classes moyenne et supérieure, peuvent bénéficier de ressources auxquelles les femmes noires n’ont pas forcément accès. C’est dans cette logique que chaque praticienne doit être consciente des prérogatives qu’accorde le statut de « blanche » dans une échelle de pouvoir social ; à ce titre, il lui faut savoir que le privilège de la « blancheur » découle d’une oppression historique à l’égard des femmes des minorités ethniques[15] (Enns, 2005 ; Poiret, 2005). Néanmoins, éprouver de la culpabilité lors de l’intervention se révèle futile et inefficace. Il s’agit, au contraire, d’engager une discussion honnête et ouverte à propos des rapports de pouvoir à l’oeuvre dans la dyade intervenante-participante et de repérer les différences et les similarités entre les deux protagonistes afin d’inciter la participante à prendre ses propres décisions et à ne pas s’inscrire dans une relation de domination tacite.

Redonner du pouvoir aux femmes

L’approche féministe intersectionnelle favorise l’empowerment des femmes. Pour ce faire, l’intervenante propose des actions qui permettent aux femmes d’exercer un « pouvoir-sur » leur environnement dans le but d’instaurer un changement social et personnel. Aussi, l’intervention vise à explorer les besoins individuels des femmes, et, à partir de leurs expériences, à reconnaître leurs forces afin de favoriser l’émergence de nouvelles aptitudes pouvant favoriser l’affirmation de soi et l’autonomie. Les buts poursuivis sont d’aider les femmes à rehausser leur confiance en elles-mêmes, à prendre soin d’elles, à souligner les stratégies de survie qu’elles ont déployées et, enfin, à dépasser les images androcentriques et ethnocentriques véhiculées dans la société.

Partir de l’expérience des femmes pour mieux la reconnaître et la valoriser

Fidèle à la thérapie féministe telle qu’elle a été élaborée il y a une trentaine d’années, la prise en compte de l’expérience des femmes demeure essentielle afin qu’elles aient voix au chapitre. En effet, le processus d’intervention entend focaliser l’attention sur leur vécu, sur leurs capacités personnelles ainsi que sur la croyance intrinsèque en leur potentiel. Pour ce faire, il importe de considérer l’entièreté du bagage culturel, économique et social qui a contribué à façonner de manière différente la vie des femmes. Par exemple, lors d’une intervention auprès d’une femme immigrante victime de violence conjugale, une kyrielle de facteurs doivent impérativement être pris en compte dans l’analyse de la situation de violence : les raisons qui motivent le départ du pays d’origine, le parcours migratoire, l’acculturation aux valeurs promues dans la société d’accueil, la situation familiale et conjugale, la déqualification vécue sur le marché de l’emploi, la méconnaissance des droits, des lois et de la langue, l’environnement religieux, etc. (Sharma, 2001). En outre, en acceptant de parfaire ses connaissances de l’autre, les intervenantes mettent ainsi en place les conditions nécessaires pour améliorer la communication entre divers univers culturels et amoindrir, le cas échéant, le choc des idéologies.

En résumé, une intervention féministe qui intègre l’intersectionnalité reconnaît les effets simultanés du racisme, du sexisme et du « classisme », explore les sentiments de colère et de désarroi des femmes et ceux reliés au statut de minorité, insiste sur leur capacité à trouver des solutions à leurs problèmes et clarifie les liens entre l’environnement social et leurs difficultés personnelles (Comas-Diaz, citée dans Enns 1993). Elle déconstruit aussi la polarité des images stéréotypées des femmes d’ici et d’ailleurs et fait appel à l’ouverture d’esprit des intervenantes face à la diversité des vécus de femmes (Coderre et Hart, 2003). De toute évidence, l’approche intersectionnelle et l’intervention féministe défendent des principes souvent analogues. De fait, l’une et l’autre mettent en relief la construction sociale des rôles et des identités, visent l’identification des rapports de pouvoir à l’oeuvre dans ces constructions et luttent pour mettre un terme aux rapports de domination ainsi qu’aux inégalités sociales. Faisant écho au féminisme radical, l’implication sociale en vue d’un changement structurel est également préconisée. En outre, l’intervention féministe remodelée sous l’angle de l’intersectionnalité se veut holistique (Rhodes et Johnson, 1997 ; Williams, 1999) et, à l’instar de l’approche élaborée dans les années 1980, ces pratiques et stratégies d’intervention pourraient se révéler tout aussi hétéroclites.

Des recommandations pour les milieux de pratique

Sur le plan organisationnel, une attention particulière devrait être portée à l’embauche de professionnelles issues de diverses origines ethniques et culturelles (Sharma, 2001), ce qui faciliterait l’instauration d’une relation de confiance et contribuerait à surmonter plus aisément les barrières culturelles entre les femmes aidées et les intervenantes. Dans cette optique, il est préférable que les femmes violentées qui ont vécu des épisodes traumatisants puissent s’exprimer dans leur langue maternelle (Aumont, Guindon et Legault, 2000 ; Enns, 2005 ; Comas-Diaz et Greene, 1994 ; Sharma, 2001). Il est également souhaitable que les milieux d’intervention offrent à leur personnel une formation sur la diversité et les relations interculturelles afin que celui-ci se familiarise avec différentes pratiques culturelles et soit mieux outillé pour reconnaître la signification de certains comportements (Raja, 1998 ; Wyche, 2001)[16]. Plus largement, Gondolf (cité dans Sokoloff et Dupont, 2005 : 52) propose l’implantation de stratégies de lutte concertées pour combattre la pauvreté et la violence qui sévissent au sein de certaines communautés afin d’agir plus efficacement contre la violence exercée à l’endroit des femmes.

Quelques enjeux et défis pour l’intervention féministe

La mise en oeuvre d’un cadre d’intervention féministe intersectionnel comporte un nombre considérable d’enjeux et de défis pour les milieux de pratique. Comme le soulignent Oxman-Martinez et Krane[17] (2005 : 10) dans une étude sur les femmes immigrantes victimes de violence conjugale au Québec, « la complexité de l’oppression vécue par les femmes immigrantes demeure ambiguë aux yeux des intervenant[e]s et leur pratique quotidienne ne [réussit pas toujours à saisir] la réalité de la diversité qui caractérise une société multiethnique telle celle du Québec et du Canada ». Au terme de leur étude, elles notent l’existence d’un décalage « entre la reconnaissance rationnelle de la diversité et l’application d’une pratique capable de distinguer clairement les axes d’oppression et les inégalités vécues par les femmes immigrantes » (Ibid., 2005 : 10).

À l’instar d’autres chercheures, plusieurs questionnements traversent notre réflexion sur l’avenir de l’intervention féministe et, plus largement, sur le mouvement des femmes : de quelle manière pourra-t-on rejoindre les femmes des différentes communautés ethnoculturelles au Québec alors que plusieurs d’entre elles entretiennent une perception négative à l’égard du féminisme et de ses pratiques (Belleau, 1996 ; Vatz Laaroussi, 1999) ? Comment mettre un terme à ces préjugés, émergeant des lieux communs et d’une méconnaissance historique du mouvement féministe, qui contribuent à rendre les féministes responsables de l’éclatement des familles, de la perte des valeurs familiales et des problèmes identitaires des hommes ? S’il appert indéniable que les systèmes de valeurs peuvent parfois être éloignés, sinon opposés entre les intervenantes des groupes dominants et des femmes d’origines diverses, comment éviter le cantonnement à des schèmes restrictifs et plutôt négatifs à propos de l’autre qui nuit au dialogue, à la construction d’une relation de confiance et élude complètement l’accent qui devrait être mis sur l’exploration de la dimension expérientielle et identitaire des femmes ? Comment éviter que l’intersectionnalité devienne « un outil d’analyse qui stabilise les relations en des positions fixes, qui sectorise les mobilisations, exactement de la même façon que le discours dominant naturalise et enferme les sujets dans des identités altérisées toujours déjà là » (Dorlin, 2005 : 93) ?

Cela étant dit, l’un des principaux enjeux de l’intervention féministe, dès lors qu’elle intègre une perspective intersectionnelle, réside dans la place qu’elle saura réserver à l’analyse des rapports sociaux de sexe tout en prenant en compte les autres systèmes de domination. En d’autres mots, comment reconnaître les particularismes liés à l’histoire, à la culture, à la trajectoire personnelle, familiale et sociale des femmes tout en essayant d’endiguer la violence masculine telle qu’elle s’exerce à travers les rapports de sexe ? En ce sens, est-il réellement possible d’arriver à éliminer, dans nos analyses et nos stratégies d’intervention, toute pensée hiérarchisante qui contribue à placer en amont un système discriminant plutôt que l’autre ? Pour paraphraser Vatz Laaroussi et al. (1999), cette ambiguïté que pose la recherche d’une réponse dite universelle aux problèmes marqués non seulement par la différence, mais aussi par les singularités sociales et personnelles demeure transversale à tout le champ du social et, en l’occurrence, au renouvellement des pratiques d’intervention sociale. En revanche, il est fort probable que l’approche de l’intersectionnalité, qui se distingue du relativisme culturel, contribue à l’enrichissement de la pratique féministe et comble les écueils maintes fois observés par différentes théoriciennes et praticiennes oeuvrant en violence conjugale auprès des femmes minorisées ou marginalisées. Également, il y a lieu de souligner l’influence positive de l’approche intersectionnelle sur la pensée et la pratique féministes, particulièrement en regard de l’expérience des femmes les plus ostracisées dans le discours dominant. En effet, l’imbrication d’une perspective intersectionnelle à l’intervention féministe semble répondre à un besoin certain en termes d’inclusion de la diversité expérientielle des femmes victimes de violence conjugale. En conclusion, une approche féministe intersectionnelle pour intervenir en contexte de violence conjugale pourrait se révéler être un modèle prometteur, mais qui nécessitera des connaissances plus pointues sur le plan des stratégies d’intervention, car, estimons-nous, l’opérationnalisation d’un tel cadre d’intervention demeure complexe et ambitieux.