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Introduction

Pour des raisons pratiques, le terme gambling est utilisé dans le texte comme signifiant l’ensemble des activités où de l’argent et / ou des objets de valeur sont misés, alors que la probabilité de gagner est incertaine (Shaffer et Korn, 2002). La question de savoir si oui ou non la dépendance au gambling constitue un problème individuel, voire une pathologie, loin d’être un débat d’ordre sémantique, est un enjeu psychosocial fondamental dans la mesure où la conception et la définition d’une condition ont un impact direct sur la compréhension du phénomène ainsi que sur les types de services et de traitements à privilégier. Bien que le concept de maladie ait été plus associé à l’alcoolisme au plan historique (Suissa, 1998), le gambling continue à s’appuyer sur certaines exigences fréquemment utilisées dans le champ des dépendances pour valider une certaine légitimité : une forme d’accoutumance, aspect progressif de la maladie, symptômes de sevrage en l’absence de la substance ou de l’activité en question. Dans la mesure où l’activité gambling n’inclut pas l’absorption de substances potentiellement toxiques, cela peut soulever de sérieux dilemmes. En d’autres mots, on peut se demander jusqu’à quel point un comportement, dans ce cas-ci celui du joueur, constitue effectivement une pathologie dans le sens de maladie tel qu’il est véhiculé par l’Association américaine de psychiatrie avec le DSM-IV et par le discours des Gamblers Anonymes. Pour répondre à cette question centrale, il y a lieu de recontextualiser certains faits. À cette fin, on peut dire que le gambling partage aux plans social et historique plusieurs points avec l’alcool et les autres psychotropes. Il a été associé à une pathologie et à un désordre de compulsion avec comme résultat l’équation gambling égale une pathologie / maladie incontrôlable, progressive et permanente – une fois gambler, toujours gambler (Suissa, 2001 ; Herscovitch, 1999 ; Blume, 1987).

Si le gambling peut avoir des conséquences potentiellement pathologiques sur les personnes ayant développé une dépendance (dépression, tentatives de suicide, maladies psychosomatiques), on ne peut affirmer, à ce stade-ci des connaissances, que les causes et les motifs de la dépendance le soient également. En d’autres termes, et dans la mesure où cela prend certaines conditions et un certain temps pour développer un comportement abusif, à ne pas confondre avec l’usage, il y a lieu d’apporter certaines nuances lorsqu’il s’agit d’associer le comportement de gambler à des racines pathologiques dans le sens de maladie physique. À titre d’exemple, abuser de cigarettes ou d’alcool est un comportement qui peut mener à des maladies physiques mesurables telles que le cancer du poumon ou la cirrhose du foie. Le cancer et la cirrhose du foie sont des maladies, alors que fumer ou boire ne le sont pas. Autrement dit, l’évacuation de l’intentionnalité et des motifs à la consommation dans les comportements, que ce soit l’alcool, le gambling ou la cigarette, ne peut trouver d’explication scientifique valable associant un comportement à une maladie. Dans cette logique, le gambling, en tant que comportement qui peut avoir des conséquences néfastes, ne peut constituer une maladie dans le sens classique du terme si ce n’est, comme le soulignait le psychiatre Szasz (1987), par association métaphorique : « les gamblers n’existent qu’en relation à ceux qui tentent de les contrôler » (Pfhul, 1985, traduction libre).

Le gambling et le contrôle social : les repères historiques et sociaux

Quand nous examinons le phénomène du gambling, comme avec celui de l’alcoolisme, nous nous rendons compte qu’il peut, durant une période et un contexte donnés, être compris comme un vice ou un péché et, dans d’autres circonstances, être associé à la déviance et à la maladie. Selon les périodes et les valeurs véhiculées dans une société donnée, les modalités de contrôle social des comportements compris comme déviants ou indésirables peuvent changer considérablement en passant d’une approche morale à une approche pénale, thérapeutique ou médicale. Ainsi compris, on peut penser que le gambling est le produit d’une construction sociale où plusieurs groupes d’intérêt et de pouvoir se confrontent dans la définition de ce qui est socialement acceptable et de ce qui l’est moins. Comme le soulignait Pfhul (1985) dans son étude classique sur les images de la déviance et du contrôle social, les déviants / malades n’existent qu’en relation à ceux qui tentent de les contrôler. Il en est de même avec Conrad et Schneider (1980), qui ont réussi à démontrer que l’alcoolisme était en fait un problème socialement construit et non une maladie, et avec Collins (1996), Peele (2001, 1991) et Castellani (2000) qui abondent dans le même sens en ce qui a trait au phénomène du gambling.

En ce qui concerne les repères historiques, les cas de l’Angleterre et des États-Unis sont des exemples frappants dans la construction du gambling comme un problème social. Dans l’Angleterre du xixe siècle, le gambling constituait une activité relativement commune et n’était pas compris comme une pathologie ou une maladie. Selon Clapson (1992) et McKibbin (1979), l’expansion plus significative des jeux de hasard a eu lieu à la fin du xixe et au début du xxe siècle avec l’affluence grandissante des classes ouvrières durant l’industrialisation et le développement de technologies considérées comme importantes à l’époque tel l’avènement du télégraphe. Ces auteurs confirment également que le gambling ne représentait pas un événement passager et bénin dans les rapports sociaux de l’époque, il était, au contraire, considéré comme un problème social important par plusieurs instances de pouvoir dont le Parlement et divers groupes de pression tels que les grandes corporations, les journalistes et les avocats. Loin d’être réservé aux classes sociales privilégiées, le gambling couvrait l’ensemble de la société britannique de l’époque, certains groupes n’hésitant pas à en parler en le qualifiant d’endémique. Dans ce contexte, l’activité gambling devenait de plus en plus indésirable au plan social et se trouvait à être condamnée sur le plan moral, principalement autour de l’argument qu’on ne pouvait obtenir autant d’argent aussi rapidement de la part des autres, sans rien donner en retour.

Selon Thomas (1971), ce type de condamnation s’inscrivait principalement dans le champ des valeurs véhiculées par l’éthique protestante par rapport à la place et à la valeur du travail et de certaines idées considérées comme centrales telles la fortune, la destinée et la providence. Sous cet angle, plusieurs écrits anti-gambling se propageaient et dénonçaient les effets pervers et les coûts sociaux associés à l’usage abusif de cette activité. On n’hésitait pas à parler de danger, le gambling et les joueurs invétérés étant vus comme des menaces pour l’ordre social établi avec comme arrière-fond la pauvreté et la décadence morale. Parmi les modalités de contrôle social visant à freiner « la propagation » du gambling, deux stratégies concomitantes étaient privilégiées. D’une part, il y avait une série de législations gouvernementales visant à décourager le jeu et, d’autre part, il y avait un discours idéologique et moral avec l’émergence d’un mouvement social appelé la Ligue nationale anti-gambling (National Anti-gambling League). Cela étant, ces deux instances ne fonctionnaient pas comme des entités séparées, elles étaient complémentaires dans la dissémination du discours qui associait le gambling à une activité déviante sur les plans moral et social.

Les premières législations (Disorderly Houses Act, Gaming Act, Betting Act, Gaming Houses Act, Prevention of Gaming Act) furent promulgées entre 1818 et 1874 et furent en vigueur jusqu’en 1906 avec le Street Betting Act. Cette dernière législation, formulée et adoptée par le pouvoir législatif libéral de l’époque, a été vue comme une loi fortement discriminatoire envers les classes ouvrières dans la mesure où elle visait les groupes sociaux qui se retrouvaient principalement à s’adonner aux jeux de hasard dans les espaces sociaux publics. Contrairement aux classes privilégiées qui pouvaient s’adonner aux mêmes activités, mais dans des espaces privés, les modalités de contrôle s’appliquaient principalement dans une dynamique de contrôle social de classe. Ce rapport social de classes entre les bourgeoisies libérales et les classes ouvrières et moyennes de l’époque illustre clairement la lutte de pouvoir dans la définition et la gestion des problèmes sociaux, dans ce cas-ci le gambling.

Toujours en Angleterre, et jusqu’à la fin du xixe siècle, le gambling n’est pas explicitement l’objet de discussions ou de débats en tant que forme de « maladie mentale », la notion de gambler pathologique n’existant tout simplement pas à l’époque dans la nosologie. Ne faisant donc pas partie de la classification médicale et psychiatrique officielle, le gambling pouvait toutefois être utilisé comme une raison à l’admission pour des traitements de nature médicale. D’ailleurs, il en est fait indirectement mention avec Conolly en 1830. Comparant des états de manie et d’autres exemples de perte de contrôle tel le gambling, à des états de folie, la thèse de Conolly (1830) stipulait que le fou avait perdu l’habileté de comparer et de distinguer entre le réel et l’irréel, le raisonnable et le déraisonnable. Dans cette lignée, Collins (1996 : 81) cite d’autres auteurs anglais du xixe siècle qui étudiaient ces conditions dites d’aliénation, du nom des Aliénistes, tels Neville en 1836, Moseley en 1838, Maudsley en 1868 et Seguin en 1870. Pour eux, le gambling était une condition pouvant affecter l’équilibre mental. En somme, on peut dire que le gambling durant cette fin du xixe siècle n’était pas clairement établi comme étant une pathologie.

Quant au mouvement anti-gambling qui existait durant cette période, il a été fondé en 1890 pour graduellement s’éteindre en 1946 (Chinn, 1991). Comme organisation visant à légitimer idéologiquement les actions législatives des gouvernements en place, ce mouvement avait réussi à amener sur la place publique l’idée qu’il fallait interdire le gambling et éduquer le peuple à mener des activités de loisirs autres que le gambling. Il faut rappeler que, comme avec l’alcool en Europe et en Amérique du Nord à la même période, les interventions gouvernementales, en alliance avec les grandes corporations de l’époque, visaient prioritairement un contrôle des classes ouvrières, celles-ci étant vues comme la main-d’oeuvre moteur à préserver pour la réussite de l’industrialisation. Comme illustration de ce contrôle social des classes ouvrières, mentionnons le nombre d’arrestations policières à Manchester City, par exemple, où la majorité des dossiers concernaient des citoyens issus de ces classes sociales (Clapson, 1992).

De l’autre côté de l’Atlantique, l’abus du jeu était considéré comme une autre forme de dépendance. Ces conceptions continueront de changer et passeront de comportement antisocial en 1974 jusqu’à l’adoption officielle internationale, avec la littérature principalement d’inspiration psychanalytique, du gambling comme une pathologie mentale. Rappelons que le gambling, dans les années 1950, était considéré comme une activité illégale avec une prévalence de la loi et de la religion. À l’exception des casinos de Las Vegas et de certaines églises catholiques, ce type de discours concevait donc le gambling comme une activité rationnelle effectuée par le joueur avec une entière intentionnalité et conscience. Selon Collins (1996), à part deux auteurs dans la littérature psychiatrique qui avaient fait référence à la manie du gambling (gambling mania) au début du siècle, c’est avec Bergler en 1936 et 1958 et Rosenthal en 1985 et 1987 que le gambling excessif est considéré comme une forme de désir inconscient de perdre et de masochisme psychique.

Plus exactement, c’est en 1943 qu’Edmund Bergler écrit un article sur le gambling comme étant une névrose (Bergler, 1943). Cet article allait marquer le début d’une nouvelle conception du gambling et stimuler plusieurs autres publications qui allaient devenir des repères historiques dans l’expansion du modèle médical appliqué au gambling. De l’analyse freudienne de Dostoïevsky à l’étude psychodynamique du gambling, les années 1940 et 1950 allaient être marquées par l’introduction de la pensée de Bergler jusqu’en 1958 avec son livre classique intitulé The Psychology of Gambling (Bergler, 1958). Au-delà de la faiblesse généralement associée au gambler sur le plan moral, Bergler défendait l’idée que le gambler souffrait d’une névrose accompagnée d’un désir inconscient de perdre, et situait cette condition en dehors du cadre du vice et du péché. Compris donc comme une manifestation d’une maladie intrapsychique, le gambler remplissait graduellement le rôle de la personne malade dans le sens de sick role (Parsons, 1975).

Mentionnons également certaines études effectuées durant les années 1970 où le gambling est compris comme une sociopathie ou comme un désordre de personnalité combinant la personnalité compulsive et hystérique (Collins, 1996 : 83). Selon la même source, et jusqu’en 1966, le Guide américain de psychiatrie ne fait que rarement mention du gambling comme un désordre d’impulsion avec le DSM-III. Il a fallu attendre 1980 pour l’inclure officiellement à la liste des maladies dites psychiatriques.

Comme avec Jellinek (1960) dans la construction sociale de l’alcoolisme, nous assistons avec le gambling à une transformation similaire où l’étiquetage du gambler pathologique s’inscrit comme une maladie de l’esprit (disease of the mind) ou, comme disaient Conrad et Schneider (1980), dans leur étude classique de la médicalisation de la déviance, from badness to sickness. Dans cette optique, on peut mieux comprendre les réactions visant à décourager certains types de comportements liés au gambling comme le reflet d’intérêts et d’idéologies privilégiés de l’époque. Michel Foucault, grand philosophe et scientifique ayant marqué la pensée et l’analyse critiques au xxe siècle, enrichit ce point de vue en contribuant avec ses multiples études sur les mécanismes de contrôle social. Parmi celles-ci, mentionnons, à titre d’exemple, son livre Surveiller et Punir (1975). Dans cette oeuvre classique, il démontre clairement comment le pouvoir / savoir investit les classes dominantes dans leur tentative continue de contrôler idéologiquement et matériellement les classes sociales moins favorisées, c’est ce qu’il a appelé la construction sociale de citoyens « dociles et utiles » par le pouvoir dominant. Par pouvoir, il faut entendre le pouvoir de l’exercice politique ou ce qu’il a appelé la technocratie politique avec les institutions de contrôle social telles les lois, les prisons et la police. Quant au savoir, c’est le pouvoir de définir ce qui est acceptable et ce qui l’est moins, dans le processus de régulation sociale et des rapports sociaux. En d’autres termes, c’est le discours épistémologique fondé sur un certain savoir qui permet de légitimer l’application de mesures privilégiées de contrôle social dans une société donnée.

Dans cette perspective, on peut mieux comprendre le phénomène du gambling aujourd’hui. Tout en étant une entité séparée avec son pouvoir autonome interne, le monde du gambling est une institution liée à des instances connexes de pouvoir (l’industrie privée du jeu, l’État avec ses casinos, l’industrie du traitement, le monde médical et psychiatrique). Ce contexte permet une extension du pouvoir, dans la mesure où celui-ci n’est plus concentré entre les mains des juges seulement, par exemple, mais également des « disciplines psy » qui jouent le rôle d’intermédiaires dans la dissémination du discours associant le gambling à la maladie, condition qu’il faut alors contrôler par le discours médical et psychiatrique, maladie / pathologie oblige. En tant que formes de savoir social, les disciplines qui agissent comme médiatrices dans l’exercice du pouvoir / savoir, que ce soit la psychologie, le travail social ou la criminologie, sont, selon Foucault, des sciences indicatrices / informatrices du corps social de l’individu, dans ce cas, l’individu gambler au pouvoir dominant.

Contrairement aux croyances populaires voulant que la chance soit égale pour tout le monde, une étude récente sur le facteur chance selon les classes sociales conclut que la chance n’a pas le même impact sur les riches que sur les pauvres (Coram, 1997). À partir de tableaux axés sur la distribution de probabilités, Coram démontre que les probabilités de se ruiner avec le jeu sont plus plausibles à l’intérieur d’une seule génération pour les pauvres alors que cela prend plusieurs générations pour les classes sociales plus favorisées et qu’elles sont de 30 % pour les pauvres et d’un peu moins de 8 sur 1000 pour les riches.

Ce constat est bien reflété dans la réalité sociale de ce début de troisième millénaire dans le champ du gambling. En effet, nous remarquons que les groupes sociaux ayant développé une dépendance aux jeux de hasard se recrutent principalement dans les catégories sociales à faibles revenus avec une plus grande exposition de leurs symptômes dans les espaces sociaux publics, les groupes plus aisés préférant emprunter des trajectoires plus privées pour trouver des solutions aux mêmes problèmes. Une étude récente sur la répartition des ALV (appareils de loterie vidéo), par exemple, dans les territoires des villes de Montréal et de Laval démontre une plus grande concentration géographique dans les milieux socioéconomiques défavorisés (Gilliland et Ross, 2005).

Même si les écrits sur le gambling augmentent avec l’apport significatif de la discipline de la psychologie, principalement la psychologie cognitive et comportementale, il n’en demeure pas moins que c’est dans le cadre de la pathologie que le gambling est étudié. Aujourd’hui, il faut reconnaître que, parallèlement aux études importantes qui sont effectuées par les chercheurs en psychologie, rares sont celles qui examinent l’impact de l’étiquetage du gambling comme une pathologie / maladie sur les individus et leurs réseaux familial et social. Le phénomène est généralement compris, a priori, à l’intérieur d’une déficience intrapsychique ou d’un désordre de la personnalité ou cognitif, tout cela sous l’étiquette officielle psychiatrique de désordre d’impulsion :

« Le pari le plus sûr dans un casino est d’en être le propriétaire[2]. »

L’idéologie de l’individualisme : place centrale dans le discours de la pathologie

L’un des concepts centraux sur lequel repose le discours qui permet d’associer la dépendance au jeu à une pathologie est la valeur même de l’individualisme qui est véhiculée dans le champ du gambling. L’histoire de l’individualisme nous apprend que l’individu est désormais appelé à se réaliser lui-même de plus en plus au détriment des réseaux de solidarité (Laurent, 1993). Selon Pazarelli (2004), nous assistons aujourd’hui à un brouillage des repères normatifs issu de la montée de formes d’individualisme qui contraignent les sociétés occidentales à survaloriser la liberté individuelle et la performance des compétences. Dans cette logique, on peut mieux comprendre la prise de risque et les comportements à risque (sports extrêmes tels que bungee, escalade ou parachutisme) comme étant des activités socialement valorisées, voire désirables.

Selon Dekker (1997), le cadre qui permet de légitimer le discours de la pathologie du gambling peut se résumer à la scission de la réalité de ce phénomène en deux catégories : la « majorité sociale » qui peut jouer sans développer de dépendance ou les joueurs dits « sociaux » et la minorité des « quelques pathologiques » ou les joueurs dits « compulsifs ». Cette conception de la réalité est à comprendre comme un construit social qui a des implications directes pour l’industrie des jeux de hasard et d’argent. En appliquant cette grille de lecture, nous assistons à au moins deux dérapages épistémologiques visant à effacer toute trace de responsabilité de la part de l’industrie.

En premier lieu, et une fois ce cadre appliqué avec succès, nous assistons à une rupture qui permet de légitimer la pathologisation du joueur ayant développé une dépendance. Celui-ci est alors compris comme existant à l’extérieur des structures de l’industrie plutôt que le résultat de l’interaction entre l’environnement des espaces de jeu et le monde social des joueurs. En deuxième lieu, le joueur dépendant est une personne « malade » et donc l’industrie ne peut porter le blâme ni être responsable des problèmes psychosociaux associés à cette condition.

Parmi les autres facteurs visant à promouvoir la valeur absolue de l’individualisme dans le discours sur le gambling, mentionnons celle de la liberté de choix. À ce sujet, soulignons le fait que la liberté de choix est d’abord un concept de nature abstraite dans la mesure où les choix sont d’abord et avant tout influencés, et jusqu’à un certain point déterminés, par les forces sociales et les acteurs en présence. Cette question est importante, car l’industrie véhicule l’idée que les personnes sont libres de choisir alors que l’exercice même du choix repose sur l’accès à des informations pertinentes dans le processus de décision des citoyens et des comportements sociaux inhérents à ces mêmes choix. Or, la réalité est tout autre. Combien de citoyens ont réellement accès aux informations sur les moyens privilégiés par l’industrie du gambling dont le but premier est l’augmentation des profits ? Peut-on parler de liberté de choix quand l’information nécessaire pour faire des choix éclairés est détenue exclusivement par des experts et par des corporations, pouvoir / savoir oblige ?

Ce type de pratique s’apparente fortement à celle de l’industrie pharmaceutique où les « secrets corporatistes », par exemple, s’appuient sur des aménagements et des modes de gestion qui sont rarement et de moins en moins accessibles aux citoyens (Saint-Onge, 2004). Espaces clôturés et bien gardés au plan physique, ces centres administratifs, de recherche et de décision pour ces types de corporation vivent généralement en vase clos par rapport à la population sociale ambiante, et ce, afin de légitimer ce que Foucault nommait le pouvoir / savoir comme moyen idéologique de domination dans les rapports sociaux. Certains nommeront ce type de pratique comme relevant de la théorie du rationalisme économique, à savoir que la logique du « laisser-faire » est ce qui permet la prospérité économique pour l’ensemble des citoyens. Or, la réalité sociale et économique est, au contraire, à l’opposé de cette théorie. Il y a de plus en plus de disparités entre les riches et les pauvres allant, dans certains cas, jusqu’à menacer la paix sociale dans plusieurs pays et continents (Chossudovsky, 1998). L’industrie du gambling est l’exemple par excellence de ce corporatisme où les politiques s’appuient principalement sur le rationalisme économique.

Toujours sur le plan du discours qui s’appuie sur l’individualisme, nous pouvons également mentionner les recherches visant à étudier les « victimes du gambling » de notre société, ce qui permet de déplacer, jusqu’à un certain point, l’attention sur des causes plus structurelles de ce type de problème social (Séguin, Suissa et Boyer, 2005). Ce type de recherche, bien que très utile dans l’accès à des meilleures connaissances sur les joueurs et leur style de vie, peut se traduire par une conception / définition des personnes « victimes » comme souffrant de déficits personnels et des théories principalement nourries par la pathologie individuelle. En parallèle, les structures sociales de l’industrie du gambling prennent alors la route de la « normalisation sociale » dans le but de devenir de plus en plus socialement acceptables, légitimes, et parfois même désirables. En fait, la conception même de l’individualisme repose sur une philosophie qui voit l’individu comme une entité séparée et séparable de son contexte social tout en lui accordant des droits reconnus au plan légal pour faire reconnaître ses différences. Ce processus, appelé également individuation, s’appuie sur les caractéristiques individuelles comprises généralement comme innées, voire comme indépendantes des structures sociales.

Dans cette logique, le regard psychanalytique sur la dépendance aux jeux de hasard s’inscrit également dans cette perspective intrapsychique et individuelle. L’argent n’étant pas un objet comme les autres, Gardaz (1997) nous invite à nous pencher sur le gambling à partir d’une grille qui voit l’argent comme un support de désirs, de préceptes moraux, une source de tracas et de malaises. Selon cet auteur, ce type de conduite humaine peut s’expliquer à partir de ce qu’il appelle une pulsion irrépressible dans le rapport profond que toute personne entretient avec l’argent. Du narcissisme au désir inconscient, la relation excessive à l’argent passerait par ces canaux afin de répondre aux besoins du moi personnel. Bien que cette grille puisse nous éclairer sur les motifs plus « refoulés » ou inconscients des personnes dans leur rapport au jeu, cette façon de voir l’être humain s’avère bien incomplète, car on ne peut dissocier le processus d’individuation de celui de la socialisation, cela constituant le ciment dans le développement de toute personnalité psychosociale (Suissa, 2000).

Les autres repères et enjeux dans le débat

Véhiculer dans le discours politique actuel que l’incidence de la dépendance au gambling est de 2 %, par exemple, relève plus d’un mythe, car il y aurait près de 10 à 15 proches qui sont affectés dans les dynamiques familiales avec des difficultés reliées au gambling (Suissa, 2004, 2003). Cette approche visant à minimiser les dégâts causés par la prolifération de l’industrie du jeu s’inscrit dans une tentative de légitimer sur une base continue un discours corporatiste ayant pour but non pas le développement et le bien-être des citoyens, mais plutôt l’enrichissement des actionnaires privés et, de plus en plus, des gouvernements qui travaillent conjointement avec l’industrie privée des jeux de hasard.

Sur le plan de la participation démocratique à ce débat, et dans la mesure où l’information objective sur les réalités objectives du gambling par les acteurs principaux (casinos, industrie privée, Loto-Québec, recherches financées par l’industrie du jeu) n’est pas disséminée auprès de l’ensemble des citoyens, on peut se demander quel est le chemin que pourrait emprunter le citoyen pour participer à cet enjeu démocratique important.

À cette question, les observations récentes sur le terrain montrent que de plus en plus de groupes de pression et d’individus s’organisent pour revendiquer des changements aux politiques actuelles des jeux de hasard et d’argent. Certains individus et organismes vont jusqu’à exiger des dédommagements pour les joueurs dépendants ou des amendements aux lois actuelles. Parmi ceux-ci mentionnons Viva Consulting, Jeu-compulsif.info, EmJEU (Éthique pour une modération du jeu), RCCEJA (Regroupement des citoyens et citoyennes contre l’expansion des jeux de hasard et d’argent), le sénateur Jean Lapointe à Ottawa, Gambling Watch Network en Ontario, les sagas judiciaires au Canada, au Québec et à travers le monde (Suissa, 2005).

Au-delà des interventions psychosociales et des traitements thérapeutiques pour les citoyens ayant développé des dépendances au gambling, on peut dire que la création de ces divers groupes de pression correspond à un type de participation citoyenne en émergence qui se situe en marge des modes plus traditionnels dans les revendications des droits démocratiques qui les lient aux pouvoirs et aux gouvernances. Pour reprendre les propos de Carlander (1994), aujourd’hui, c’est le citoyen qui se trouve en danger à cause de cette formidable invasion ludique du gambling.

Enfin, on peut dire que l’État se désengage d’une part de ses responsabilités dans la mesure où il présente ce problème social complexe comme relevant d’une défaillance plus individuelle que collective, alors qu’il est le principal maître d’oeuvre des casinos et des divers espaces de jeu. Tant et aussi longtemps que le débat sur ces aspects n’a pas lieu sur une base démocratique et transparente, nous continuerons à produire de plus en plus de joueurs dits compulsifs, à assister à des drames de suicide, de violence familiale, de faillites personnelles, etc. On ne peut concilier à long terme le double standard et l’ambiguïté des rôles des gouvernements, à savoir de promoteur du jeu et de protecteur des citoyens au plan public, car cela constitue un obstacle majeur à l’instauration d’une politique efficace, socialement acceptable et légitime au plan éthique.

Conclusion

En termes pratiques, nous pouvons dire que le gambling est le produit d’une construction sociale, dans la mesure où le concept est relativement nouveau au plan historique et qu’il a été l’objet de plusieurs définitions qui changent de sens selon le pouvoir des groupes en présence. Nous remarquons également que, malgré le nombre impressionnant de recherches sur le gambling, le regard dominant sur cette condition passe principalement par la pathologie tout en mettant en veilleuse les facteurs macro contextuels explicatifs de nature politique, historique, culturelle et psychosociale dans la construction d’un tel discours. Ce discours milite en fait à l’encontre des potentiels humains en anesthésiant le changement et en les étiquetant de malades à vie (une fois gambler, toujours gambler). À titre d’illustration, une revue de littérature en 1996 révèle que 156 articles sur les 211 publiés dans le Journal of Gambling Studies (74 %) mettent l’accent sur les symptômes et l’étiologie en tant que pathologie (Volberg, 1996).

Soulignons également le fait que le concept de dépendance est lui-même l’objet d’un débat scientifique et social de grande importance, car il n’y a pas d’entendement entre les scientifiques, les divers intervenants, les instances gouvernementales, corporatistes ou professionnelles. Quand on tient compte des conditions qui permettent la désignation d’une condition comme étant une pathologie ou une maladie, on réalise que celles-ci changent considérablement selon les acteurs sociaux et les intérêts de pouvoir en présence, les contextes historiques culturels et sociaux (Peele, 2001 ; Suissa, 2005, 1998). Dans cette optique, la dépendance au jeu ne peut être réduite à un désordre individuel de nature intrapsychique, pathologique ou compulsive, elle relève plutôt d’un phénomène psychosocial complexe et donc d’une réalité sociale construite et multifactorielle. Peut-on penser le gambling comme un problème social qui se construit dans le temps plutôt qu’une pathologie ou une maladie ?