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Les sociétés vieillissent et, au Québec, ce phénomène est un des plus rapides au monde. Les personnes de 65 ans et plus constituent actuellement 14 % de la population et selon les projections, ce pourcentage doublera d’ici vingt-cinq ans (Conseil des aînés, 2007 : 14). Cette population âgée est et sera majoritairement composée de femmes, particulièrement au grand âge, où l’on dénombre deux femmes pour un homme chez les plus de 80 ans, cinq pour un chez les centenaires (Statistique Canada, 2007 ; Conseil des aînés, 2007). En plus de vieillir rapidement et de se féminiser, la population âgée devient de plus en plus diversifiée. Ainsi, au Québec, les aînés immigrants représentent 17,7 % de la population immigrante totale (Statistique Canada, 2007) et 88,3 % d’entre eux résident dans la grande région de Montréal. Ce vieillissement à la fois individuel et collectif « change la face du monde » (Lefrançois, 2011) et cette nouvelle cohabitation entre quatre, voire cinq générations fait peur. Les discours, surtout économiques, sont parfois carrément alarmistes. Pourtant, les données sont sans équivoque : ces années de plus en plus nombreuses que constitue « la vieillesse » se vivent en meilleure santé et les citoyens aînés d’aujourd’hui sont plus scolarisés, ont des conditions de vie moins précaires et bénéficient d’une pluralité de choix quant à leur de mode de vie – vie en solo, loisirs, engagement social, etc. (Charpentier et al., 2010).

À l’encontre des représentations sociales dominantes réductrices et négatives, mais sans nier la persistance des inégalités et des exclusions sociales, il y a lieu de poser un regard renouvelé sur la vieillesse, ou plutôt les vieillesses. C’était la visée de l’appel à contributions pour ce numéro que de questionner nos conceptions de la vieillesse, à la lumière des réalités plurielles et actuelles, et de revisiter nos pratiques. Revenons ici sur les trois thématiques qui nous semblaient porteuses.

Repenser la vieillesse

Tout d’abord, nous voulions mettre en lumière la diversité du vieillissement et les multiples réalités qui l’accompagnent. Car il n’y a pas un vieillissement, mais bien des vieillissements. Les parcours de vie et les expériences reliées à l’avancement en âge se conjuguent au pluriel et se déclinent différemment selon de multiples facteurs personnels et sociaux : le genre, l’origine ethnique et culturelle, l’orientation sexuelle, le statut socioéconomique, les compétences citoyennes, les capacités et les incapacités, etc. (Krekula, 2007). D’ailleurs, on ne vieillit plus aujourd’hui comme hier et de nouvelles figures apparaissent : pensons aux baby-boomers vieillissants, aux premières générations de femmes salariées qui arrivent à la retraite, aux personnes âgées immigrantes et issues de diverses communautés ou minorités culturelles, aux gais et lesbiennes âgés, aux centenaires et supercenternaires, etc. Voilà autant de vieillesses à découvrir et à mieux connaître.

Les textes reçus se sont surtout intéressés aux personnes âgées au grand âge, à leurs luttes, mettant l’accent sur les formes de résistance face à la perte d’autonomie et la vulnérabilité qui les stigmatisent. Ils adoptent une posture novatrice en interrogeant les citoyens moins connus, les grands vieillards, et en s’intéressant au corps vieillissant.

Renouveler les pratiques

En second lieu, notre intention était d’explorer les pratiques citoyennes. La littérature en gérontologie s’est beaucoup intéressée aux problèmes vécus par les personnes âgées (perte d’autonomie, isolement social, pauvreté), au point où elle a occulté les aspects positifs de leur vie. Pourtant, comme nous l’avons souligné, les personnes aînées d’aujourd’hui possèdent plus de ressources. C’est pourquoi le nouvel âge de la vie qu’est la retraite, loin de représenter une « mort sociale » pour reprendre l’expression de Guillemard (1972), s’avère une étape privilégiée pour s’engager, que ce soit auprès de ses proches, dans des associations, aux études, au travail ou dans la vie politique et démocratique (Pennec, 2004 ; Charpentier et Quéniart, 2007). Cet axe thématique appelait des contributions qui s’intéressent aux actions et pratiques citoyennes des personnes âgées, dans de multiples secteurs de la vie sociale et associative, en plus du rôle qu’elles jouent dans les soins familiaux et le bénévolat (Warburton et McLaughlin, 2006). À notre étonnement, aucun texte n’a abordé ces questions liées à la participation sociale et citoyenne des aînés. Ce constat a de quoi inquiéter d’autant plus que la revue Nouvelles pratiques sociales (NPS) est résolument orientée vers les pratiques démocratiques. Qu’en est-il du pouvoir gris (Viriot-Durandal, 2003) ? Où, comment et par qui se manifeste-t-il ? L’absence de texte sur ces questions reflète, selon nous, le fait que les aînés constituent un groupe social traditionnellement exclu de la sphère publique. Vieillir reste une expérience marquée par diverses exclusions sociales, qu’elles soient symbolique (images et représentations négatives, invisibilité), institutionnelle (peu d’accès aux services), territoriale (isolement, placement) et comme ici, sociopolitique (barrières à la participation civique et politique, accès difficile aux espaces de participation citoyenne et d’influence auprès des instances décisionnelles), notamment dans le cas des femmes (Bickel et Cavalli, 2002 ; Charpentier et Quéniart, 2009 ; Billette et Lavoie, 2010).

En troisième lieu, l’appel invitait les chercheurs à se pencher sur les pratiques d’intervention auprès des personnes âgées. Vieillir, être âgé, surtout très âgé, c’est aussi devoir affronter au quotidien des limitations physiques et de santé plus ou moins importantes, et parfois aussi des fragilités en ce qui a trait à sa santé mentale et à ses capacités cognitives. Or, à la lumière des transformations en cours dans les familles et l’organisation des services de santé et des services sociaux, ces défis révèlent des enjeux sur lesquels il y a lieu de s’interroger : accès aux services, humanisation des soins, désinstitutionnalisation, diversité des milieux de vie, etc. Les textes reçus portent sur la dynamique des relations d’aide et de soins, en prenant en compte la perspective des aînés eux-mêmes et des intervenants, parfois des proches.

Présentation des textes

Reflet de la pluralité des vieillissements, les articles qui composent ce dossier s’intéressent aux trajectoires de vieillissement, de la fin de carrière à la fin de vie : allongement de la vie/grand âge (Feillet, Héas et Bodin), mutations de la retraite (Pernigotti et Tremblay), rapport au temps et à soi (Pott, Seferdjeli et Foley, Grenier), rapport aux institutions et aux services (Balard et Somme, Loffeier). Ils proviennent d’horizons disciplinaires variés (travail social, sociologie, anthropologie, etc.) et proposent des cadres d’analyse diversifiés (interactionniste, constructiviste, psychanalytique, ethnographique, phénoménologique). Sur le plan méthodologique, les auteurs optent tous pour des approches donnant la primauté à la « parole des vieux » (Argaud et Puijalon, 2003). Plusieurs articles viennent d’Europe mais les thèmes trouvent écho dans la réalité québécoise, et ce, tant du côté des acteurs, des organisations que des enjeux soulevés.

Tout d’abord, Feillet et al. proposent un texte intitulé « Corps et identité au grand âge », qui analyse la persistance ou l’abandon de l’exercice corporel comme analyseur de luttes contre la vulnérabilité. À travers des entretiens avec des personnes très âgées, ils mettent en évidence que la gymnastique est une stratégie permettant de continuer à être reconnu et accepté par les autres, tel qu’on est devenu, c’est-à-dire de maintenir son « équilibre identitaire ». Pour ces auteurs, l’exercice corporel représente un lieu d’intersubjectivité, où « les stratégies de compensation peuvent être facilitées, pour continuer d’exister dans le regard des autres et ainsi maintenir sa dignité ».

Grenier, pour sa part, présente une partie de ses résultats de thèse de doctorat sur les représentations sociales du vieillissement, en mettant l’accent sur la vision qu’ont les aînés de l’autonomie. Ses entretiens auprès de personnes de 70 à 91 ans confirment l’importance pour eux de maintenir leur liberté de choisir et de mener leur vie comme ils l’entendent. Cette étude réaffirme que pour les aînés, ce n’est pas la vieillesse qui est un problème, mais la maladie.

De leur côté, Pernigotti et Tremblay explorent la fin de carrière d’hommes cadres et de femmes ouvrières, montrant que le vieillissement professionnel transforme les rapports sociaux de genre et de classe. Les chercheures constatent aussi que contrairement aux générations antérieures, les femmes d’aujourd’hui tendent à prendre leur retraite plus tard que leur conjoint, les unes pour la satisfaction qu’elles tirent du travail (cadres), les autres pour l’importance d’une retraite à taux plein (ouvrières).

Les institutions d’hébergement pour personnes âgées font l’objet du texte de Loffeier, qui vient mettre en tension leur double mission, celle de « faire habiter » et celle de soigner. Comme le souligne l’auteure, la rencontre entre ces deux objectifs fait ressortir des logiques institutionnelles de trois ordres, qu’elle nomme « marchande », « industrielle » et « domestique ». Dans chacune de ces logiques, qui renvoient très bien au contexte québécois, « les résidents n’occupent pas la même place, et les interactions gagnent à être comprises dans l’entremêlement complexe de ces systèmes de références qui agissent l’institution ».

Dans leur texte sur le refus d’aide et de soin, Balard et Somme invitent les intervenants à aller au-delà de leur sentiment d’impuissance pour accueillir le refus comme une dimension à part entière de l’accompagnement. Pour eux, « refuser le refus, c’est passer à côté de la logique de l’usager ». Cette étude questionne les diverses manifestations et le sens du refus des aînés en tant que préservation de soi, négation de l’expertise professionnelle et volonté d’autonomie. Ces deux chercheurs montrent bien que si quelques personnes âgées veulent ne plus exister, pour la plupart refuser, c’est exister.

Enfin, Pott et al. abordent la question essentielle de la fin de vie, du lieu du mourir et de ses effets sur les proches aidants. Dans « finir ses jours chez soi », quatre études de cas viennent mettre au jour « un ordre négocié qui favorise la solidarité familiale et le maintien d’une belle image, au détriment de la santé des aidantes âgées ». Parmi les valeurs partagées par tous les acteurs impliqués, la famille s’avère fondamentale, de même que le domicile et le personnel soignant. Tout comme d’autres auteurs de ce dossier, Pott et al. insistent sur l’autonomie, principe prédominant, tant pour les aînés eux-mêmes que pour ceux qui les accompagnent jusqu’à la fin de leur vie.

En somme, ce dossier valorise la reconnaissance sociale et la prise en compte des réalités et des besoins des personnes âgées en leur donnant la parole. Il veut ainsi, en s’inscrivant dans la tradition de Nouvelles pratiques sociales, repenser le discours social à l’endroit des vieux, des seniors, et reconsidérer les pratiques et les interventions qui les concernent. C’est à cet exercice réflexif que sont conviés les lecteurs et lectrices.