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Depuis le début des travaux de la Commission spéciale sur la question de mourir dans la dignité en février 2010, le sujet des soins de fin de vie actuels et souhaités a fait l’objet de débats, de consultations, de mémoires, de présentations d’articles et d’émissions spéciales comme jamais au Québec. On y a entre autres parlé d’euthanasie et d’aide médicale au suicide, des balises à instaurer et des craintes de dérive. On s’est aussi intéressé à ce qui se fait ailleurs. Cet ouvrage de l’anthropologue médicale Frances Norwood s’adresse justement à toute personne qui souhaite découvrir ou mieux saisir le sens et la pratique de l’euthanasie aux Pays-Bas – le pays qui a la plus longue pratique légale de l’euthanasie – et plus globalement le contexte dans lequel s’inscrit cette pratique.

Pour ce faire, l’auteure situe cette légalisation du point de vue de la culture des Néerlandais, de leur histoire et de leur système de santé et de soins de fin de vie. Elle s’intéresse au sens de la fin de vie et du choix de l’euthanasie pour les personnes qui ont accepté de faire partie de son étude et leurs proches. Elle interroge aussi les médecins qui accompagnent ces personnes, pour comprendre comment ils acceptent et assument la pratique de l’euthanasie. Puis, elle compare la situation des Pays-Bas avec les États-Unis, son pays natal, où le suicide assisté est permis dans certains États.

Ainsi, le citoyen qui s’interroge sur la pratique de l’euthanasie aux Pays-Bas, le professionnel de la santé et le spécialiste des sciences sociales trouveront dans ce document des éléments d’information et de réflexion sur la fin de vie à partir de cas concrets ainsi qu’une analyse critique de l’interruption de la vie sur demande. En outre, s’adressant à un large public, l’auteure ne néglige pas de définir les termes usuels et de faire quelques rappels au fil du texte pour en faciliter la lecture.

Dans un domaine de recherche dominé par des études quantitatives ou s’intéressant surtout aux médecins, l’étude de Frances Norwood, basée sur l’observation, se démarque. Entourée d’un comité-conseil néerlandais et de son comité de thèse américain, elle a d’abord appris le néerlandais, puis elle a réalisé une étude pilote d’un mois à Amsterdam afin de vérifier la faisabilité de son étude. Ses entretiens se sont étalés sur 15 mois. En tout, elle a observé et interrogé 15 médecins et quelque 650 de leurs patients avant de se concentrer davantage sur 10 médecins pratiquant à domicile (appelés huisarts) et 25 de leurs patients, tous en fin de vie et dont 14 avaient fait une demande d’euthanasie. L’intérêt pour les omnipraticiens qui pratiquent à domicile est lié au fait que ce sont ceux qui réalisent la grande majorité des euthanasies. De plus, Frances Norwood a rencontré une trentaine de chercheurs et de médecins qui défendent ou qui s’opposent à l’euthanasie. Ces derniers ont pu alimenter l’auteure quant à l’histoire, la culture et le système de santé néerlandais.

Le livre est présenté en sept chapitres, regroupés en trois parties. La première partie introduit l’euthanasie par la description détaillée du cas typique d’une patiente qui décède par euthanasie. Cet exemple amène le lecteur à saisir rapidement en quoi consiste et comment se déroule une euthanasie en fait d’étapes, de substances, de présences et d’échanges. Quelques statistiques situent la mort par euthanasie aux Pays-Bas sur une période de 15 ans. On présente également la discussion pré-euthanasie, qui réfère au processus qui s’entame sous forme de dialogue entre le médecin, le patient et ses proches à la suite d’une demande d’euthanasie. À titre d’exemple, on y découvre le cas d’une dame qui explore l’euthanasie comme option de fin de vie, mais qui, comme plusieurs autres, finira par succomber à sa maladie. Avec les nombreux récits d’entretiens menés par l’auteure, le cadre de référence utilisé s’appuie d’une part sur le concept de discours élaboré par Michel Foucault dans L’archéologie du savoir (1972). D’autre part, l’auteure réfère à Clive Seale (1998) quant à ses idées sur les réactions à la mort sociale. La première partie aborde en outre l’euthanasie sous l’angle des cultures et des époques. On y dégage quelques tendances dans la culture néerlandaise en lien avec la fin de vie et l’euthanasie, dont la tendance à la consultation en lien avec la relation entre les huisarts et leurs patients, qui est basée sur le dialogue. Une autre tendance néerlandaise est la prépondérance de l’ordre et du contrôle, qui s’illustre autant par l’histoire des Pays-Bas que par l’importance des détails de la pratique juridique au sujet de l’euthanasie.

La seconde partie porte sur la discussion pré-euthanasie. L’auteure revient sur le contenu de la première partie, mais de façon plus détaillée, et elle illustre ses propos par des extraits de ses entretiens et de ses notes d’observation. Ainsi, elle approfondit la question de la relation médecin-patient au cours de la vie du patient et en fin de vie. Puis, elle aborde les rôles et les contributions du médecin, du patient et de sa famille ou de ses proches dans la discussion pré-euthanasie. Norwood interroge des médecins sur la notion de mort idéale, à laquelle ils se réfèrent dans leur pratique en contexte de fin de vie. Puis, elle présente le point de vue des mourants sur leur fin de vie. Elle retrace la suite des événements, les ressources et la façon de vivre la fin de vie. Enfin, l’auteure aborde le point de vue de la famille, qui est très présente lorsqu’il est question des soins de fin de vie et des pratiques d’euthanasie et qui participe à la discussion pré-euthanasie.

La troisième partie se concentre sur la comparaison des Pays-Bas et des États-Unis quant aux pratiques et aux politiques de fin de vie. On y explore les différences et spécificités de l’euthanasie néerlandaise et du suicide assisté américain, ainsi que les rapports à la famille, à la nature et à Dieu de ces deux peuples et de leur influence sur la fin de vie. Cette troisième partie présente aussi un aperçu des soins palliatifs au Québec.

Les propos de l’auteure révèlent sa sensibilité et son respect des personnes et de leurs choix, quels qu’ils soient. D’ailleurs, dès le premier chapitre, elle nous présente deux découvertes importantes de sa recherche. D’abord :

[…] l’euthanasie est principalement une discussion qui débouche rarement sur une euthanasie factuelle. Concrètement, c’est principalement une conversation enracinée dans les normes culturelles et historiques qui façonnent la pensée, les sentiments et les actes des Néerlandais en fin de vie.

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En effet, à travers les données statistiques et au fil de ses observations, Norwood démontre que, sur le total des personnes qui présentent une requête d’interruption de la vie sur demande, c’est une minorité qui finira par décéder de cette façon. Les autres décèderont des suites de leur maladie avant la date choisie, interrompront ou mettront fin au processus pour différentes raisons.

L’auteure résume sa seconde découverte en ces mots :

[…] la discussion pré-euthanasie a une fonction largement palliative, prolongeant la vie et conjurant la mort sociale en offrant aux participants un contexte où se redonner du sens, où faire de la place à la souffrance et où réaffirmer les liens sociaux et l’identité de l’individu en fin de vie néerlandaise.

p. 32

Selon Clive Seale (1998), la défaillance physique amène progressivement une difficulté à maintenir les aspects de sa personnalité et les attentes normales en matière de relations humaines, surtout lorsque les frontières de la vie privée et de l’intimité se trouvent considérablement réduites par des maladies débilitantes. Cette perte d’identité entraîne une rupture du lien social pouvant devenir une mort sociale, c’est-à-dire une mort de l’être social survenant avant la mort biologique. Pour Seale, le fait de choisir le moment de la mort est une façon de résister à ce déclin. D’autant que, selon l’un des médecins interrogés, l’interruption de la vie sur demande induit un processus encadré, comprenant une série d’étapes et faisant appel aux proches. C’est donc un processus beaucoup plus actif et planifié que celui d’une mort naturelle. Selon Norwood, ces éléments sont en adéquation avec le besoin de contrôle du peuple néerlandais.

Quant à la comparaison entre les contextes américain et néerlandais, l’auteure y voit de grandes différences. D’abord, sur le plan social, la culture néerlandaise favorise la solidarité sociale et la participation de la famille. En ce qui concerne les rencontres entre le médecin et le patient, aux Pays-Bas, le médecin travaille seul et la pratique médicale est marquée par une tradition de visites à domicile. Elle se base sur le dialogue avec le patient et aborde des questions psychosociales. La culture américaine privilégie plutôt l’autonomie et la responsabilité individuelle. Le médecin de famille travaille avec un personnel infirmier, il porte un sarrau alors que le patient est souvent déshabillé lorsqu’il rencontre le médecin. Aussi, la discussion est centrée sur l’examen.

De plus, aux Pays-Bas, ce sont les médecins qui ont amorcé le débat sur l’euthanasie en exprimant leurs frustrations relativement aux pouvoirs et aux limites des technologies qui permettent de maintenir des patients en vie plus longtemps sans toutefois être en mesure de leur assurer une qualité de vie, alors qu’aux États-Unis, le mouvement vient plutôt des patients qui voulaient faire valoir leurs droits devant les médecins et le système médical. De même, la loi néerlandaise vise à permettre à un médecin d’interrompre la vie de son patient à la demande de celui-ci, alors que la loi américaine autorise plutôt le patient à requérir une ordonnance létale de son médecin afin de mettre lui-même un terme à sa vie. Ainsi, ces deux contextes mènent à deux visions et à des lois différentes.

Cet ouvrage présente ainsi un condensé d’informations et d’éléments de réflexion, et ce, avec nuance et ouverture. L’auteure suggère en outre plusieurs références au lecteur qui souhaiterait approfondir ses connaissances sur des aspects spécifiques et périphériques à l’étude. Les récits d’entretiens laissent voir l’authenticité de la démarche sans l’embellir ou la dramatiser. Au terme de cette lecture, la mort apparaît définitivement comme un acte de vie au sein de la culture néerlandaise, où l’euthanasie apparaît davantage comme un échange que comme un geste ultime. Ce livre a de quoi nourrir la réflexion sur l’euthanasie déjà entamée et instruit assurément le néophyte. En outre, il pourra certainement contribuer à actualiser la réflexion du lecteur sur ce qu’est une mort dans la dignité et ce qu’on doit permettre et interdire pour la favoriser.