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Introduction : Le surendettement, problème d’origine individuelle ou sociale?

La variété et la complexité des situations qui peuvent conduire une personne ou une famille à connaître une situation de surendettement font obstacle à l’élaboration d’une définition précise de ce phénomène (Duhaime, 2003). Cependant, en termes généraux, il est possible de signaler que le surendettement désigne une situation dans laquelle une personne ou une famille ne peut répondre à ses engagements financiers avec les capitaux – revenus et actifs – qui leur sont disponibles (Raijas, Lehtinen et Leskinen, 2010, Vandone, 2009).

De multiples études ont tenté de comprendre les raisons pour lesquelles une personne ou une famille s’endette au-delà de ses moyens. La plupart d’entre elles, provenant principalement de l’économie et de la psychologie, cherchent à comprendre le comportement du consommateur en ce qui concerne l’utilisation du crédit (Kamleitner, Hoelzl et Kirchler, 2012), ainsi que ses décisions financières. Qu’il soit associé à une mauvaise gestion des ressources personnelles ou à des habitudes de surconsommation (Vandone, 2009), le surendettement tel qu’appréhendé par ces approches est davantage perçu comme étant d’origine individuelle.

Le surendettement fait actuellement l’objet d’une conceptualisation individualiste et psychologisante assez répandue et même dominante dans la littérature (Townley-Jones, Griffiths et Bryant, 2008; Kamleitner, Hoelzl et Kirchler, 2012), ainsi que dans les actions menées par les centres d’aide au surendettement et au sein des campagnes de sensibilisation (Posca, 2010). Ces manières de concevoir et d’approcher le surendettement, lorsqu’elles sont intégrées par les intervenants et intervenantes, deviennent inhérentes aux structures sociales et peuvent blâmer les victimes : si un individu est victime d’un problème non pas individuel, mais social, il est par conséquent injuste de le traiter comme seul ou seule responsable de son sort en le sommant de régler, par lui-même, un problème qui lui échappe.

Se donner pour objet le surendettement, ou plutôt la compréhension d’un processus qui fait en sorte qu’une situation considérée comme « normale » (contracter des dettes) devienne problématique suppose que les personnes éprouvent d’une part des difficultés économiques construites objectivement et répondant à un contexte spécifique et que, d’autre part, elles disposent d’une certaine marge de manoeuvre quant aux situations qu’elles traversent.

Cette lecture, que le présent article tente d’appuyer, soutient que l’ampleur de la problématique du surendettement dans nos sociétés occidentales ne peut être saisie sans faire référence au contexte de la « révolution néolibérale » (Honneth et Hartmann, 2008). Ce contexte se caractérise comme étant un moment du capitalisme où, d’une part, l’État social est plus affaibli qu’auparavant par le pouvoir croissant des entreprises internationales et de l’internationalisation des flux financiers et où, d’autre part, l’expansion de la gestion financière est devenue un modèle de production des valeurs pour tous les groupes sociaux.

Replacé dans son contexte d’émergence, le surendettement serait une conséquence de l’incertitude économique et des déséquilibres financiers qui causent des changements inattendus dans la vie des individus plutôt qu’un problème de responsabilité exclusivement individuelle (Riajas et al., 2010). En effet, pour de nombreux chercheurs, si les ménages empruntent « au-delà de leurs capacités », c’est parce que le taux des ménages incapables de réunir les revenus nécessaires pour répondre à leurs besoins a continué d’augmenter ces dernières années (IRIS, 2011; Fuenzalida et Ruiz-Tagle, 2009).

Définir le surendettement comme un problème social implique aussi de supposer a priori deux principes fondamentaux : en premier lieu, tout problème social est le produit d’une construction sociale qui exige, pour être comprise, une approche épistémologique, théorique et contextuelle déterminée; sont refusées de fait toutes les approches positivistes qui suggèrent que les problèmes sociaux sont « naturels », « objectifs » et « indépendants » du contexte et de l’individu (Shön, 1994). En deuxième lieu, tout problème social comme produit d’une construction sociale comporte en lui-même une solution. Autrement dit, la solution envisagée comme possible et pertinente pour « résoudre » un problème dépendra de la façon dont le problème est désigné, nommé, décrit et présenté.

Ainsi, une identification appropriée du phénomène du surendettement est capitale : une intervention adéquate repose sur un diagnostic adéquat. Les problématiques inhérentes à la définition du concept du surendettement chez les jeunes adultes sont donc d’une grande importance pratique, en termes d’intervention professionnelle et sociale.

Pour atteindre cet objectif, cet article se structure en deux temps. Dans un premier temps, nous exposerons quelques antécédents pour contextualiser la problématique du surendettement des jeunes adultes à partir de la littérature spécialisée. Puis, dans un deuxième temps, nous explorerons certains outils théoriques pour proposer une analyse alternative aux deux thèses principales et à partir desquelles s’articule la réponse à la question « pourquoi les individus s’endettent-ils au-delà de leurs moyens? », à savoir, la thèse du surendettement considérée comme une des conséquences de comportements irresponsables, et la thèse du surendettement par accident.

Le surendettement des jeunes : un phénomène à contextualiser

Alors que le phénomène de l’endettement excessif est un problème qui touche les sociétés occidentales dans leur ensemble, les études sur le sujet montrent que les effets de l’acquisition excessive de dettes sont particulièrement sensibles dans les groupes d’âge communément appelés « en transition » (Elder, 1994), c’est-à-dire les jeunes et les adultes âgés.

En effet, les jeunes sont particulièrement en situation de « risque » pour faire face à un problème de surendettement. Les problèmes d’insertion dans le monde du travail, l’augmentation constante du taux de chômage chez les jeunes diplômés, leur surexposition à des contrats de travail flexibles (Nagels et Rea, 2008) et la stagnation des salaires nous rappellent non seulement le contexte de vulnérabilité économique et de paupérisation de la jeunesse, mais aussi l’incertitude que représente aujourd’hui l’idée de penser la « transition vers l’âge adulte ».

Cette transition, associée traditionnellement aux trois critères que sont l’accès à l’emploi, le départ du foyer familial et le début de la vie en couple (Moriau, 2011), a été profondément bouleversée en raison des réformes néolibérales (McDowell, 2012). Ce contexte a transformé le passage d’entrée à la vie adulte d’un modèle propre aux sociétés dites « salariales », où « une sécurité relative d’emploi et un modèle familial fortement institutionnalisé favorisaient le développement d’un parcours de vie ternaire et linéaire autour de la période d’activité » (Van de Velde, 2008 : 2) à un modèle propre à nos sociétés occidentales, où toutes les étapes traditionnellement définies s’allongent de plus en plus; les conséquences les plus visibles de l’augmentation de la durée des études sont ainsi la « postposition de l’entrée sur le marché de l’emploi et la postposition du départ du domicile des parents » (Nagels et Rea, 2008).

Par ailleurs, les coûts actuels des frais de scolarité universitaire sont à un niveau historique jamais atteint, ce qui a pour effet que de nombreux jeunes commencent leurs carrières professionnelles avec d’importantes dettes (Leicht et Fitzgerald, 2006). Si nous prenons aussi en compte le développement de politiques de libéralisation du crédit, avec par exemple les grandes campagnes que les banques et les institutions financières ont déployées pour « fidéliser les clients » en mettant l’accent sur l’accès au crédit des jeunes (Lachance, Beaudoin et Robitaille, 2005), l’endettement semble s’établir comme un destin presque inévitable.

Malgré le fait que tous les éléments que nous venons de mentionner rendent compte de la pertinence sociale de ce problème, le surendettement n’a pas réussi à s’établir comme un sujet d’intérêt académique, que ce soit pour les sciences sociales en général ou pour le travail social en particulier. La grande majorité de la littérature de vulgarisation scientifique et populaire qui a exploré la relation entre la dette et la jeunesse se concentre principalement sur les modèles globaux de croissance de la dette et de ses impacts sur les jeunes, au détriment d’études qui cherchent à comprendre comment la dette est vécue par ces jeunes et comment elle touche leur développement présent et futur.

En ce sens, certaines études relèvent que la dette est représentée d’une manière positive chez les jeunes, car elle est considérée comme un investissement judicieux et rationnel qui portera ses fruits positifs à l’avenir (Bowen, Chingos et McPherson, 2009). D’autres travaux soulignent les conséquences négatives que l’acquisition excessive de dettes peut avoir sur l’image de soi des jeunes, étant donné le lourd fardeau de stress et d’anxiété qu’elle génère dans leur vie (Manning, 2000).

Cependant, comme le soulignent Dwyer, McCloud et Hodson (2011), les effets de la dette sur les expériences individuelles peuvent varier considérablement selon la classe sociale à laquelle appartiennent les individus. Ainsi, tandis que pour les jeunes des classes populaires et moyennes l’endettement est le seul moyen de financer leurs objectifs de mobilité sociale, pour les classes sociales privilégiées l’accès au crédit est seulement une partie du répertoire des ressources disponibles.

En effet, les résultats de la recherche menée par les auteurs sur le sens de la dette dans la construction identitaire des jeunes adultes nord-américains suggèrent que les jeunes construisent des perspectives différentes et parfois contradictoires sur la dette. Alors que pour certains la dette est conçue comme un investissement nécessaire pour la réalisation d’une position sociale déterminée, pour d’autres, c’est une obligation qui met en péril leurs possibilités futures.

C’est pourquoi les auteurs suggèrent que pour comprendre la dette, nous devons nous interroger sur les effets de l’acquisition excessive de celle-ci sur l’expérience individuelle des jeunes. Autrement dit, il serait nécessaire de comprendre comment les modèles et les besoins sociaux s’inscrivent dans des expériences individuelles, dans le but de pouvoir comprendre non seulement le phénomène de l’endettement des jeunes en particulier, mais aussi pour clarifier les implications sociales de la dette dans l’économie politique de nos sociétés néolibérales.

Lorsque la dette s’approprie la jeunesse et donc le futur des adultes, les possibilités d’acquérir une autonomie financière nécessaire pour prendre en charge un projet de vie se réduisent encore davantage. Ainsi, lorsque nous parlons de jeunes endettés, nous renvoyons à un double défi : les problèmes associés à ladite « extension de la jeunesse », mais aussi les difficultés annexes pour envisager ce transit à « crédit », c’est-à-dire à travers l’endettement.

Dans le cadre de ce double défi, nous proposons une analyse qui, à partir de la critique des deux thèses populaires du phénomène du surendettement, nous permet de favoriser une compréhension plus pointue de l’expérience des jeunes surendettés et du processus d’appropriation symbolique que fait le jeune de la dette, pour ainsi mieux soutenir l’intervention auprès des jeunes surendettés.

Critique de deux thèses populaires : la faute individuelle et l’accident

Si on observe la rhétorique politique et médiatique avec laquelle est souvent représenté le surendettement, il est possible d’identifier deux positions : ou bien il est présenté en termes de « faute », c’est-à-dire associé à des comportements économiques « irrationnels » et « irresponsables » qui sont par conséquent soumis à une perte de légitimité sociale (Perrin-Heredia, 2009), ou bien, au contraire, comme le résultat d’un « accident de la vie » (perte d’emploi, problèmes de santé, divorce, entre autres), ce qui peut arriver à n’importe qui et n’importe quand (Plot, 2009).

Les deux thèses ont installé la rhétorique selon laquelle le surendettement est un problème déconnecté de son contexte social et qui doit, par conséquent, être assumé par celles et ceux qui sont touchés par cette situation. Face aux thèses actuellement populaires, le recours aux outils d’exploration de définition alternative du surendettement, moins exclusivement individualisante et moins légitimante que les politiques néolibérales de laisser-faire et de recul des politiques sociales, constitue une piste nouvelle et intéressante à développer en termes de théorisation alternative du surendettement. Elles conduisent à une approche davantage contextualisée du phénomène, mais aussi plus attentive aux vécus subjectifs des individus en situation de surendettement.

La thèse du surendettement comme conséquence de comportements irresponsables ou irrationnels des consommateurs

D’après la perspective de Honneth (2000, 2006), la représentation dominante du surendettement (et de nombreux problèmes sociaux) comme un problème de responsabilité exclusivement individuelle doit se comprendre à partir de l’analyse des domaines normatifs qui régulent les relations de reconnaissance. Ces domaines normatifs dans nos sociétés néolibérales prennent la forme de « contradictions paradoxales ».

Une contradiction paradoxale se produirait, selon l’auteur, lorsque les intentions initiales d’un vocabulaire normatif sont transformées de manière paradoxale en une notion avec un sens différent. Par exemple, dans le contexte de la « révolution néolibérale », la notion de solidarité a pris une définition différente dans le sens où elle peut être utilisée par une entreprise pour favoriser la maximisation de ses profits plutôt que de faire référence au respect des droits des travailleurs (Honneth, 2000).

Ainsi, l’idée de la responsabilité individuelle serait une contradiction paradoxale, dans la mesure où les sujets prisonniers dans des conditions chaque fois de plus en plus défavorables assument des responsabilités sans compter avec les moyens et les ressources nécessaires pour y répondre convenablement; les personnes sont blâmées moralement et financièrement pour avoir recours à une logique financière présentée ailleurs comme rationnelle et légitime. Autrement dit, pour être reconnu socialement comme une « personne responsable » dans nos sociétés néolibérales, il est nécessaire d’assumer non seulement les coûts de nos actions, mais aussi les coûts liés aux conditions d’inégalités dans lesquelles ces actions ont été prises.

Dans cette perspective, si nous voulons comprendre les comportements irresponsables ou irrationnels des sujets surendettés, nous devons déplacer la question du « pourquoi la personne n’a pas payé son engagement financier? » à « pourquoi un individu acquiert ou se voit invité, voire forcé, à contracter un engagement financier sans savoir s’il va être en mesure d’y répondre à l’avenir? ».

Cette question devient particulièrement pertinente dans le cas du surendettement des jeunes car, comme indiqué plus haut, beaucoup d’entre eux ont recourt à l’endettement comme un investissement pour l’avenir, dans un contexte d’incertitude évidente : si la dette est perçue par les jeunes comme la porte d’entrée vers l’âge adulte « désiré », l’accès à l’indépendance, aux biens et aux services (éducation, logement, etc.) permettant une plus grande autonomie, rien ne peut assurer que les conditions futures soient meilleures que les conditions actuelles. Autrement dit, le pari d’un « lendemain meilleur » n’assure pas la capacité de paiement d’une dette.

Ce type de décalage entre ce que l’on « pense » pouvoir choisir et ce que l’on peut effectivement choisir peut être compris comme un résultat paradoxal de l’évolution de la notion d’autonomie dans nos sociétés néolibérales. Pour Moriau (2011), la notion d’autonomie est liée à l’idée de liberté absolue, entendue comme la capacité de faire des choix et d’en être responsable. Cependant, cette notion évite d’aborder « le fait que la palette de choix possibles, comme la capacité même à se vivre comme acteur de sa vie, est conditionnée par un minimum d’indépendance matérielle et que, dans une société qui met en avant l’égalité des chances, cette indépendance doit être garantie par des droits collectifs » (Moriau, 2011 : 30).

Dans un contexte où les possibilités d’accès au crédit se sont popularisées et renforcées en même temps que l’idée néolibérale selon laquelle les prêts à la consommation constituent le moyen de concrétiser l’aspiration à la liberté de choix (Duhaime, 2003; Bauman, 2008), le surendettement peut être compris comme le résultat de la croyance inhérente à l’idéologie néolibérale selon laquelle on peut prétendre à l’égalité par le biais de la consommation, en ignorant les inégalités sociales et les obstacles structurels qui rendent impossible sa réalisation. Ainsi, les plus vulnérables, les moins favorisés, les plus jeunes et celles et ceux qui par définition n’ont pas les « supports nécessaires pour être des individus » (Castel, 2003), deviennent plus vulnérables pour vivre une situation de surendettement.

Plus concrètement, cela signifie que la dette est accordée pour un projet de vie qui n’est pas nécessairement conforme à la vie « réelle » des individus. Ainsi, pour donner un exemple, une jeune femme de 27 ans vivant à Montréal, qui a acquis auprès d’une banque privée une dette de plus de 30 000 CAD afin de financer des études en droit qu’elle a suspendues quelques années plus tard, doit aujourd’hui payer sa dette en différents versements qui ont été estimés sur la base d’un projet professionnel tronqué. Cette situation non seulement la confronte à une situation économique extrêmement difficile, mais compromet aussi ses décisions professionnelles futures. Ainsi, la même dette, qui à un moment donné a été un investissement pour son avenir, est aujourd’hui une entrave qui limite son présent et son futur.

En ce sens, certaines féministes canadiennes considèrent que l’une des conséquences du néolibéralisme est la privatisation des responsabilités qui favorise chez les individus une sorte de démission face à leur situation actuelle et future. Selon leur opinion, une telle situation pourrait générer un « lack of vision » (Braedley et Luxton, 2010), c’est-à-dire un état de passivité dans lequel les individus sentent qu’il « n’y a rien à faire face à leur situation ». Le risque de la passivité est que les possibilités de transformation se limitent, tant au niveau personnel (apercevoir d’autres chemins possibles) qu’au niveau social (réclamer une aide sociale particulière). Commence alors à s’enraciner un « langage de la conformité » (Perrin-Herredia, 2009) qui les empêche de se voir au-delà de leur « faute ».

Ainsi, en nous référant à la nécessité de remettre en question la représentation sociale du surendettement comme une conséquence des comportements individuels, nous faisons allusion au fait que cette prétendue « faute » – d’une plus grande capacité d’anticipation, d’une plus grande capacité d’épargne, d’une plus grande humilité pour assumer que l’on ne peut pas dépenser plus que ce que l’on a, de prudence – ne doit pas nier l’utilisation que de nombreux individus font du crédit dans un contexte d’obstacles structurels qui empêchent l’égalité des conditions. Nous faisons référence précisément à celles et ceux qui sont catégorisés comme « irrationnels » puisqu’ils osent demander un crédit dans le but de « joindre les deux bouts » à chaque fin de mois.

La thèse du surendettement par accident

La thèse du surendettement par accident a tendance à masquer les conditions d’existence des individus qui « souffrent » de cet accident. Après l’idée d’un « accident de la vie », on dénote une « rhétorique généralisée du risque » qui installe le sentiment que nous sommes toutes et tous dans un « risque permanent » d’être confrontés à une situation de surendettement, selon la fausse hypothèse que le risque se distribue de manière uniforme dans nos sociétés néolibérales.

Cette rhétorique généralisée du risque trouve écho dans ce que Plot (2009) appelle l’« anonymisation du risque », c’est-à-dire dans un besoin de prévention permanente que favorisent nos sociétés et qui tend à éviter le traitement du particulier ou de « classe » en encourageant une image vide du collectif. Ainsi, dans le cas de l’endettement, la prévention est orientée vers les « consommateurs » en général et pas vers celles et ceux qui, notamment, sont plus souvent confrontés à des problèmes de surendettement. Autrement dit, cette perspective installe dans le discours public l’idée que, si quelque chose de « mauvais » venait à se produire, le surendettement est un problème que nous pourrions toutes et tous traverser, et que le recours à l’endettement serait toujours une situation fautive.

Pour Lazzarato (2011), la notion de risque est à son tour la base du système d’endettement tant que les conditions de crédit dépendent de l’évaluation du risque du client et où à un plus grand risque (possibilité de chômage, de maladie et même de rupture matrimoniale) sera appliqué un intérêt plus important de la dette de la part des institutions financières. Les objectifs de cette « évaluation du risque » sont, selon Lazzarato, une sorte de normalisation du comportement dans le sens où cela implique une évaluation morale des actions et des modes de vie de l’individu : « chaque individu est un cas particulier, qu’il faut analyser avec soin, car comme dans le dossier pour obtenir un crédit, ce sont les projets du débiteur, son style de vie, sa “solvabilité” qui constituent la garantie du remboursement de la dette sociale qu’il a contractée » (Lazzarato, 2011 : 102).

Dans un autre ordre d’idée, les études de Kelly (2006) sur l’utilisation de la notion de jeunes à risque dans la littérature, tout comme dans les modèles d’intervention qui leur sont destinés, montrent comment la rhétorique du risque engendre une épistémologie normative qui s’installe dans nos sociétés néolibérales comme « vérité ». Kelly soutient que la notion de jeunes à risque mobilise, par déni, l’avenir idéal d’une vie adulte souhaitable, favorisant ainsi une éthique du comportement « d’une belle vie », qui, dans le cas des sociétés occidentales, serait définie par l’idée du « sujet entrepreneur » (Kelly, 2006).

L’image du « sujet entrepreneur », à savoir, un individu qui réussit et qui a su comment contrôler les risques, s’est installée comme l’horizon identitaire dominant de nos sociétés (Kelly, 2006). Cette idée, qui est semblable à celle soulevée par Ehrenberg (1999), montre comment, dans nos sociétés contemporaines, les aspirations de réussite individuelle se sont transformées, modifiant dans le même temps le désir de reconnaissance intersubjective des individus.

Comprises de cette façon, la rhétorique du risque et la normativité qui en découle influenceraient non seulement la manière dont le discours du surendettement se positionne publiquement, mais aussi la manière dont les individus se conçoivent eux-mêmes. Par exemple, Donncha Marron (2009) explore dans son livre, Consumer Credit in the United States, comment les consommateurs réagissent aux nouvelles formes de régulation du crédit (the credit score serves FICO) et comment cette dernière détermine l’action des individus à partir de la modélisation de certains aspects de soi.

Mais, sommes-nous toutes et tous effectivement candidats à connaître une période de surendettement? Ou existe-t-il des candidats « potentiels » au surendettement? Afin de répondre à ces questions, nous considérons pertinent de s’interroger sur les conditions qui affaiblissent ou stabilisent les représentations du surendettement qui sont socialement installées. Elles se trouvent non seulement dans les représentations populaires de compréhension du surendettement, mais aussi sur les critères de valorisation ou d’estime sociale (dans le sens donné par Honneth) que la société donne autant aux individus surendettés qu’à celles et ceux qui ne le sont pas.

Dans ce même ordre d’idées, pour la féministe Nancy Fraser (2005), les relations de reconnaissance que favorisent les sociétés doivent être comprises à la lumière des matrices institutionnelles d’injustices d’ordre distributif qui y sont intimement liées. Autrement dit, les représentations sociales fonctionnent non seulement à partir des représentations culturelles diffuses, mais reposent aussi sur les institutions sociales qui régissent l’interaction sociale. Ce qui impliquerait, aux fins de notre analyse, que la représentation du surendettement comme un accident ait une base institutionnelle et politique qui n’est pas nécessairement un « accident ».

Suivant cet argument, l’analyse des relations de reconnaissance chez les jeunes surendettés exigerait alors d’examiner comment la catégorie de surendettement est construite et de quelle manière cette catégorie détermine la possibilité réelle pour les jeunes de participer comme acteurs dans notre société et dans les mêmes conditions d’égalité.

L’analyse de Lazzarato (2011) sur ce qu’il appelle « l’économie de la dette » s’inscrit précisément dans cette perspective. Selon lui, la relation entre créancier et débiteur est avant tout une relation de pouvoir et, par conséquent, une relation politique qui fonctionne de manière générale à travers la transformation des droits sociaux (santé, éducation, chômage, retraite, etc.) en propriétés individuelles (crédits, assurances, etc.), et qui se matérialisent par l’intermédiaire de l’acquisition de dettes.

La relation de pouvoir qui existe entre le créancier et le débiteur est indéniable, comme la force des processus de libéralisation économique et de privatisation des biens de l’État qui ont été conduits par les gouvernements néolibéraux. La dette comme problème politique peut aussi générer des demandes de reconnaissance au sein d’un mouvement social, comme cela serait le cas des mouvements étudiants qui ont vu le jour ces dernières années où l’une des principales revendications était d’arrêter et d’inverser la privatisation de l’éducation en général, pour ainsi éviter l’endettement étudiant. Ces revendications ont non seulement introduit dans le discours public les risques de transformer les droits sociaux en biens privés, mais elles ont aussi installé une discussion publique sur les effets de l’endettement des jeunes.

Conclusions

Promouvoir une lecture alternative du surendettement des jeunes a un double objectif : tout d’abord, cela permet de mettre de l’avant une analyse contextuelle d’une notion fluide, hétérogène et peu étudiée – comme le surendettement – à partir de son cadre d’émergence, et de comment cette problématique s’inscrit dans l’expérience individuelle des jeunes.

Ensuite, cette perspective d’analyse nous permet d’affirmer la nécessité de problématiser le « défaut de paiement d’une dette » à partir d’une analyse de l’expérience sociale de celles et ceux qui se trouvent surendettés, puisque c’est dans cette expérience qu’il est possible de démêler comment les logiques sociales peuvent se cristalliser chez les individus et sont transformées en actions à partir desquelles les sujets donnent un sens à leur expérience. Autrement dit, nous avons ici tenté de construire une analyse qui permet de générer des espaces de réflexivité propices à la construction de nouveaux espaces de compréhension entre le sujet et son expérience.

Ce type de cadres interprétatifs se révèle éminemment utile devant l’urgence d’une construction analytique qui nous permet de sortir des notions binaires qui inondent le champ des sciences sociales, telles que « responsable-irresponsable », « capable-incapable », « rationnel-irrationnel », et qui sont fortement ancrées dans l’intervention sociale. Il serait alors possible d’admettre que les expériences problématiques, comme c’est le cas du surendettement des jeunes, peuvent refléter des conflits qui s’inscrivent dans nos sociétés néolibérales, mais qui ne peuvent pas être dénoncés par notre grammaire normative disponible.