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Introduction

Le contexte du Sénégal reste marqué par une précarisation des populations, les résultats mitigés des politiques de développement que n’arrive pas à atténuer un secteur privé atone, un processus de désengagement de l’État, de décentralisation et de libéralisation de l’économie, la massification des initiatives à la base déployées par les acteurs sociaux en vue de se prendre en charge. Pour structurer de telles initiatives, le milieu associatif incorpore toute initiative communautaire autonome et non partisane fonctionnant sur une base démocratique et un engagement volontaire et visant à défendre ou à promouvoir ses membres, voire leur communauté. S’inspirant des approches anthropologique, associative ou sociopolitique, la plupart des écrits portant sur le milieu associatif africain restent caractérisés par une tendance intravertie cloisonnant les associations autour d’un système social circonscrit : ni les mutations en cours dans ce milieu, ni l’articulation de celles-ci avec les enjeux sociétaux ne sont suffisamment analysées (O’Deyé, 1985 ; Maret et Poncelet, 1999 ; Wade, Soumaré et Ly, 2002). Leurs tendances socioéconomiques et sociopolitiques restent souvent occultées sinon analysées comme des irritants pouvant déstabiliser leur nature propre alors qu’elles renseignent des innovations sociales en milieu associatif. Cette vision trahit une conception qui positionne l’État comme porteur du mode de régulation, le secteur privé comme acteur du système de création de richesses et l’associatif comme rivé à l’éducation populaire ou au développement social. C’est cela qui justifie la nécessité de dégager l’itinéraire du mouvement associatif sénégalais en vue de systématiser ses tendances lourdes et d’interroger son potentiel innovateur et alternatif dans un contexte de précarité mais également de reconstruction du mode de régulation.

L’analyse s’appuie, d’une part, sur un cadre théorique hybridant le paradigme des innovations sociales, l’approche sociopolitique et la nouvelle sociologie économique, et, d’autre part, sur une capitalisation d’expériences de terrain comme agent d’appui au mouvement communautaire durant une dizaine d’années et comme chercheur. L’article se structure en trois parties : après le rappel du contexte de précarité accentué par les quatre crises actuelles, la description de l’itinéraire du mouvement communautaire sénégalais va partir de la période traditionnelle pour déboucher sur les tendances des années 2000. Enfin, la troisième partie cherche à systématiser le potentiel innovateur et alternatif du mouvement associatif.

Le contexte de précarité et des quatre crises

Le Sénégal qui était en 2005 au 157e rang de l’indice de développement humain a reculé de près de 10 places dans le dernier rapport sur le développement humain de 2009, en occupant la 166e position (PNUD, 2009). Avec un taux de croissance qui a chuté de 6,7 % à 3,3 % entre 2003 et 2008, le Sénégal dispose d’une situation socioéconomique révélant la précarité de la majeure partie de la population : la pauvreté des individus qui est à 33 % à Dakar a atteint 57,5 % en milieu rural (ANSD, 2006). C’est ce qui justifie l’admissibilité du pays à l’initiative des pays pauvres très endettés (PPTE) en 2000 ainsi que son admission en 2001 dans le club des pays les moins avancés (PMA). À ce propos, l’analyse des stratégies de développement (1960-2008) du Sénégal informe de la crise permanente du régime d’accumulation qui est passé d’une économie de rente durant les premières années d’indépendance (1960-1979), à une économie de marché préconisée par les bailleurs de fonds à travers les PAS (1980- fin des années 1990) pour finalement se limiter depuis les années 2000 à une politique de lutte contre la pauvreté. Mais cette crise est en passe d’être accentuée par les quatre crises que traverse le Sénégal, comme la plupart des pays africains, à savoir les crises énergétique, alimentaire, financière et climatique.

La crise énergétique a eu des conséquences désastreuses en termes de pénurie et d’augmentation du prix de la plupart des denrées de première nécessité sans parler de ses incidences sur le déficit de la balance des paiements ainsi que sur la productivité des entreprises et la fourniture de services publics. La crise alimentaire, survenant dans un contexte d’extraversion des habitudes alimentaires dans un pays où l’alimentation représente quelque 60 % à 70 % des dépenses des ménages, traduit l’absence d’une politique agricole appropriée qu’accentuent les effets nocifs de la mondialisation néolibérale (détérioration des termes de l’échange, subventions agricoles, iniquité du marché international). Quant à la crise financière, ses incidences négatives tournent autour de la contraction de l’aide publique au développement, la baisse des flux touristiques ou encore la baisse des transferts de migrants qui, depuis 2004, n’ont cessé de dépasser le montant alloué à l’aide publique au développement. Enfin, la quatrième crise concerne les changements climatiques avec notamment les inondations et ses conséquences humaines, matérielles…

S’il reste évident que l’effet conjugué de ces crises a empiré la situation socioéconomique déjà précaire d’une bonne partie de la population, il n’en demeure pas moins que ces quatre crises expriment l’épuisement du mythe du progrès à la base du modèle de développement des pays industrialisés. Toutefois, la permanence de la crise en Afrique devrait amener à se demander si en réalité ce qui est décrit comme tel ne relèverait pas d’éléments appartenant à un autre cadre référentiel qui ne trouvent pas dans le contexte actuel un terrain favorable pour s’affirmer. Sous ce rapport, c’est le type de lecture de la réalité africaine qui serait en crise étant donné son incapacité à traduire la vision du monde propre à l’Afrique. Par ailleurs, le contexte de précarité n’exclut pas l’émergence d’innovations induites par diverses initiatives déployées par les acteurs souvent en marge du système officiel en vue soit de renégocier les compromis sociétaux, soit d’assurer leur accès aux biens et services. L’itinéraire du milieu associatif offre à ce propos un lieu de lecture de ces innovations sociales.

Itinéraire du mouvement associatif sénégalais

L’itinéraire du mouvement communautaire ne préjuge pas d’une vision homogène et encore moins d’une vision évolutionniste : il s’agit plus d’un idéal-type permettant de catégoriser les types d’organisations les plus significatifs à la lumière des mutations politiques et économiques que connaît le Sénégal. L’analyse part du tissu communautaire traditionnel pour retracer son évolution à travers la période coloniale, les années 1960-1970, les années 1980-1990 et, enfin, les années 2000.

Dans la société traditionnelle africaine, le tissu associatif se confondait avec les structures lignagères en tant qu’institution de régulation sociale, de socialisation de l’individu et de sociabilité, expliquant d’ailleurs son caractère obligatoire et hiérarchisé. L’adhésion était automatique et répondait au souci de cohésion sociale. Les groupes ethniques, les classes d’âge, les groupes de femmes (mbootays) constituaient l’essentiel du tissu communautaire (O’Deyé, 1985).

Tableau 1

Processus d’évolution du mouvement communautaire sénégalais

Processus d’évolution du mouvement communautaire sénégalais

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Durant la période coloniale, de tels cadres ont continué à exister mais tout en cherchant à s’adapter à ce contexte de domination politique, d’économie de traite et d’acculturation en s’orientant plutôt vers des dimensions socioculturelle, symbolique, ludique et psychoaffective. Aux côtés des clubs ou amicales s’activant dans des activités culturelles et ludiques, le contexte colonial reste marqué, d’une part, par les « dahiras », structures à base religieuse, creuset de résistance culturelle, de sécurisation psychologique et de médiation des populations avec l’autorité coloniale, et, d’autre part, par les coopératives agricoles qui, intégrées à l’économie de traite, n’étaient ni autonomes, ni endogènes (Develtere, 1998).

Durant la première décennie des indépendances (1960-fin des années 1970), la construction de la nation à la base d’un État dirigiste et centralisé, sera à l’origine d’une ambivalence de la dynamique communautaire. D’un côté, une effervescence associative est notée à travers les associations sportives et culturelles, le mouvement des pionniers, éclaireurs, scouts et guides, les associations de jeunes et de femmes d’obédience politique ainsi que les coopératives agricoles. Ce sera durant cette période qu’un cadre juridique propre aux associations sera défini par l’État à travers le décret no 76-0040 du 16 janvier 1976. Mais, d’un autre côté, les indépendances ont été marquées par un contrôle systématique du milieu associatif ainsi que par des tentatives de politisation voire d’étouffement de la part des pouvoirs publics cherchant à affirmer leur tutelle (Diop, 2002).

Les années 1980-1990 vont voir les associations émerger comme acteur social autonome mais avec une logique plutôt réactive et revendicative, car s’inscrivant plus dans la contestation du mal-développement et de la mal-gouvernance que dans la construction de propositions alternatives. En effet, la crise des années 1980 va saper le compromis autour de l’État postcolonial : on note une plus grande autonomisation du tissu associatif, voire une attitude de défiance à l’égard de l’État ainsi qu’une effervescence associative avec des préoccupations non plus liées à la construction d’une nation mais orientées vers l’amélioration des conditions de vie des sociétaires. La dynamique caractéristique du mouvement de contestation sociale urbaine demeure les opérations « set-sétal » (être propre et rendre propre) qui, avant d’être des opérations de gestion palliative à l’effritement des services publics, traduisaient le malaise urbain chez les jeunes voulant amener la classe politique à des pratiques de gestion publique plus saines (O’Brien, Diop et Diouf, 2002). Cette période d’ajustement structurel sera marquée par les tontines, les groupements de promotion féminine, les centrales d’achats, les coopératives d’habitat et de mutuelles de santé au niveau notamment des corps constitués de l’État, mais également par les foyers de jeunes et les organisations de producteurs en milieu rural. On notera en outre l’apparition du groupement d’intérêt économique à partir de 1984 dont l’originalité par rapport aux associations antérieures réside, d’une part, dans son organisation hybridant une base communautaire avec une logique entrepreneuriale et, d’autre part, dans la reconnaissance de la recherche de lucrativité et de la distribution privative des ressources.

Les années 2000 restent marquées par un positionnement plus affirmé du mouvement communautaire autour de tendances majeures : l’empowerment communautaire et territorial, l’entrepreneuriat communautaire, la coproduction de services publics locaux ou de services sociaux de base et les perspectives internationales.

La première tendance révèle la mouvance sociopolitique des organisations communautaires autour d’activités d’utilité publique de promotion du développement communautaire en vue de lutter contre la marginalisation des quartiers populaires. À cet empowerment communautaire s’ajoute un empowerment territorial expressif d’une grande affirmation sociopolitique des acteurs sociaux dans la vie publique locale. Il est porté par les comités locaux de développement, les conseils de quartier et les cadres de concertation locale qui répondent la plupart du temps à une volonté du mouvement associatif de disposer d’un cadre de coordination pouvant jouer le rôle d’interface entre les populations et les pouvoirs publics locaux.

La deuxième tendance a trait à l’entrepreneuriat communautaire qui regroupe des initiatives hybridant une dynamique sociocommunautaire avec une logique entrepreneuriale soumise à une rentabilité écosociale (Ndiaye, 2005)[1] autour de deux tendances : une mouvance entrepreneuriale des associations de plus en plus insérées dans le tissu productif et une multiplication de nouvelles formes organisationnelles à orientation économique telles les mutuelles d’épargne et de crédit, les mutuelles de santé, les organisations socioprofessionnelles, les coopératives d’habitat, les GIE… La troisième tendance rend compte des expériences de coproduction de services publics locaux initiées par les gouvernements locaux. Elles visent à transférer à des groupements de jeunes ou de femmes résidant dans les quartiers défavorisés les tâches de collecte et d’évacuation des ordures ménagères moyennant une subvention mensuelle que complètent les abonnements des ménages. Cette tendance consacre la délégation de maîtrise d’oeuvre publique à des associations ainsi que leur implication dans la gestion publique locale.

Enfin, la dernière tendance met en évidence un positionnement marqué du mouvement communautaire autour d’enjeux nationaux et internationaux. C’est ce que démontre la mobilisation de plus en plus vive de certaines organisations autour d’idéaux comme la démocratie, le droit des consommateurs, la bonne gouvernance, les droits de l’Homme, jetant ainsi les bases d’une « société civile » militante. Mais la mobilisation la plus importante concerne la participation des organisations paysannes au courant altermondialiste, à savoir : les accords de partenariat économique avec l’Union européene, les règles inéquitables de l’OMC avec la question des subventions agricoles, les forums de la Banque mondiale et du FMI, les cycles de négociations internationales, les sommets du G8 ou du G20… Ce positionnement sur des enjeux internationaux a favorisé deux dynamiques porteuses. D’une part, la constitution de réseaux de la société civile africaine intervenant à la fois dans la déconstruction de la mondialisation néolibérale et dans la proposition d’alternatives devançant parfois celles des États : le Forum social africain, le Réseau des Organisations paysannes et des Producteurs agricoles de l’Afrique de l’Ouest, la Plateforme des acteurs de la société civile ouest-africaine sur l’Accord de Cotonou, le Réseau africain sur le commerce, la Plateforme des acteurs non étatiques… D’autre part, cette mobilisation sur des enjeux internationaux a favorisé une recomposition sociopolitique à l’intérieur des mouvements sociaux africains où l’on voit les mouvements coopératif, paysan, syndical et de la société civile s’arrimer autour de problématiques communes.

Potentiel innovateur et alternatif des dynamiques communautaires

Le potentiel innovateur systématise les initiatives porteuses promues par les associations dans le but de répondre aux besoins de leurs membres, réaliser leurs aspirations ou encore profiter/construire des opportunités, ce qui peut induire un changement social à divers niveaux. Le potentiel alternatif s’interroge sur les incidences induites par le potentiel innovateur des dynamiques communautaires en termes de repositionnement stratégique, de changement social ou encore de reconfiguration/refondation des structures ou des modalités de régulation politique et économique. Sous l’angle des innovations sociales, les dynamiques communautaires dépassent une simple réaction des populations au dépérissement de l’État ou à la crise. Guidées par des impératifs économiques (nécessité), socioculturels (identité) et sociopolitiques (projet de société) (Favreau, 2008), elles se positionnent dans la structuration et l’habilitation d’acteurs sociaux vulnérables en un groupe social, dans la détection et la systématisation de la demande sociale, dans la production/distribution de biens et services contribuant à la revitalisation socioterritoriale ou encore dans l’empowerment des communautés, voire dans la recomposition de l’architecture institutionnelle locale.

Structuration et habilitation d’acteurs sociaux vulnérables en un groupe social

L’espace associatif offre un cadre de mobilisation des acteurs sociaux, d’éducation populaire et de structuration permettant à des individus souvent vulnérables de disposer d’un cadre identitaire d’insertion sociale, d’accès aux biens et services ou encore de défense de leurs intérêts. C’est le cas des femmes du delta du fleuve Sénégal qui, devant les difficultés d’accès à la terre, au financement bancaire et aux intrants agricoles, se sont structurées en une fédération des groupements et associations de femmes productrices de la Région de Saint-Louis (FEPRODES) qui, après quelques années d’intenses lobbying, a créé en son sein la première mutuelle d’épargne et de crédit spécifiquement féminine de la Région. Actuellement, cette organisation est investie par la plupart des programmes de développement voulant en faire un relais en vue d’accéder directement aux femmes urbaines et rurales de la région. Les déterminants à ce processus de structuration démontrent un leadership volontariste disposant de compétences technique, relationnelle ou sociale, un accompagnement approprié d’organismes d’appui ainsi que l’appropriation d’une forme organisationnelle reconnue et soutenue par les pouvoirs publics ou par les partenaires au développement. En réalité, la structuration d’acteurs sociaux vulnérables en un groupe social témoigne d’une dynamique plus globale en termes d’habilitation qui informe du renforcement des aptitudes ou du repositionnement stratégique d’acteurs marginalisés. Toutefois, cette pratique d’isomorphisme institutionnel pose toute la question de la maîtrise de la dynamique organisationnelle par les membres.

Espace de détection et de systématisation de la demande sociale

Du fait de leur ancrage dans le milieu, de leur finalité non lucrative ainsi que de leur engagement civique, les dynamiques associatives semblent être plus susceptibles de détecter les besoins sociaux peu satisfaits ainsi que les nouvelles aspirations provenant de leurs membres ou de leur communauté territoriale. C’est le cas de l’Association pour le développement du quartier de Diamaguène qui, constatant l’absence de structure d’encadrement socio-éducatif de la petite enfance dans son quartier, a promu la mise en place d’une des premières garderies communautaires destinées aux enfants âgés de 0 à 6 ans. La prise en charge de cette aspiration, outre le fait de faciliter l’accès aux enfants issus de familles démunies à l’éducation préscolaire, a permis à cette association de recruter quelques-uns de ses sociétaires déjà formés en moniteurs de collectivités éducatives, assurant ainsi leur insertion socioprofessionnelle. Les facteurs explicatifs de la dynamique innovatrice des associations peuvent être trouvés dans leur potentiel proactif consistant à structurer les initiatives spontanées de leurs membres en projet mobilisateur, dans l’investissement de secteurs où l’organisation dispose d’expériences ou d’expertises, mais également dans leur capacité à arrimer demande sociale et préoccupation de leurs membres.

Espace de production et de distribution de biens et services contribuant à la revitalisation socioterritoriale

La mouvance entrepreneuriale des associations consacre l’entrepreneuriat communautaire qui cherche à assurer la production ou la distribution d’une gamme variée de services financiers, matériels et sociaux, accessibles à moindre coût et répondant à la demande sociale. Par exemple, devant le problème d’accès au logement, les coopératives d’habitat se multiplient au Sénégal notamment celles promues par des fonctionnaires de la classe moyenne, élargissant ainsi le membership associatif limité antérieurement aux jeunes et aux femmes de quartiers démunis. De même, c’est la performance de la microfinance en termes de démocratisation de l’accès au crédit à des conditions soutenables et en termes d’effets structurants en matière de dynamisation du secteur d’activité et de l’économie locale qui a amené une mutuelle censée lutter contre l’exclusion financière dont souffraient les artisans de Saint-Louis, la Caisse de Crédit des Artisans de Saint-Louis, à se positionner comme un système de financement de l’entrepreneuriat local en élargissant son lien commun à des micro-entrepreneurs et à des fonctionnaires. L’effet levier sur la revitalisation des territoires ou des secteurs investis peut se mesurer tant du point de vue des financements injectés, des ressources et partenaires mobilisés, des emplois créés ou maintenus, que des acteurs ou secteurs habilités.

Le souci prioritaire de prendre en charge la demande sociale non satisfaite en proposant des réponses concrètes, la préoccupation de faciliter l’accès aux biens et services, la dynamique autogérée, l’adoption d’un mode de gestion flexible, voire personnalisé réduisant l’asymétrie d’information entre le sociétaire et l’organisation, l’effet de proximité sociale, l’ancrage socioterritorial, toutes choses par ailleurs sous-tendues par une dynamique d’autopromotion et d’empowerment constituent entre autres les bases du mode de production associatif (Ndiaye, 2000). Ces modalités de production ne peuvent difficilement être internalisées par les pouvoirs publics avec leurs logiques sectorielles et hiérarchiques, par les partenaires au développement avec leurs logiques standardisées ou par le privé capitaliste avec sa logique de profit à moindre coût. C’est pourquoi la dynamique communautaire et plus largement les initiatives des acteurs de la « société civile » devraient être considérées comme expressives d’un quatrième pôle d’acteur dans le système de création de richesses. Il reste cependant à signaler que ce positionnement des associations de plus en plus marqué dans le champ productif comporte des incidences en termes d’appropriation des principes coopératifs, mutualistes ou associatifs par les membres, de recomposition de l’identité communautaire, de recomposition du membership communautaire vers une tendance sociétaire (avec l’immersion de fonctionnaires), de fragilité de la gouvernance organisationnelle avec des tensions pouvant subsister entre mission sociale et exigences de rentabilité et d’efficience ou encore de prédominance de la rationalité instrumentale sur celle communicationnelle (Habermas, 1987 ; Laville et Sainsaulieu, 1997 ; Prouteau, 2003).

Contribution à l’empowerment des communautés et à la recomposition de l’architecture institutionnelle locale

Parmi les associations, les conseils de quartier ainsi que les cadres de concertation apparaissent comme des dispositifs autonomes mobilisés autour des problèmes de développement territorial à travers des activités d’animation, de mobilisation sociale et de coordination. Disposant d’un ancrage institutionnel local, ils traduisent la volonté des acteurs de la société civile locale de se positionner dans l’espace public local, témoignant de la multiplication des espaces publics autonomes ainsi que d’une meilleure présence des acteurs sociaux dans les espaces publics institués (Eme, 2005).

À ce propos, les dynamiques de coproduction de services publics locaux (à travers notamment le système de co-gestion des ordures ménagères) dans la plupart des villes sénégalaises témoignent des effets induits de l’intervention du mouvement communautaire en termes de recomposition de l’architecture institutionnelle locale et de l’espace public local. En déplaçant la gestion des ordures ménagères de l’espace domestique à l’espace public en termes de services de proximité (Vaillancourt, Aubry et Jetté, 2003), ces dynamiques se positionnent comme un espace de construction de nouveaux compromis territorialisés impliquant les habitants, les groupes sociaux, les collectivités locales et les services techniques municipaux et décentralisés, le privé local ainsi que les partenaires au développement (Ndiaye, 2006). La recomposition de l’architecture institutionnelle locale reste appréciable à travers l’intégration de nouvelles parties prenantes dans la prise en charge du service public local, le changement de position institutionnelle et de fonction des pouvoirs publics locaux (fonction d’impulsion, d’animation et de coordination en lieu et place d’une gestion centralisée) et, enfin, la reconnaissance du quartier comme échelle de planification locale, à côté de l’échelle ville. Il reste cependant à se demander si cette recomposition de l’architecture institutionnelle locale aboutit à une reconfiguration du mode de régulation locale, ce qui amène à questionner le potentiel alternatif du mouvement communautaire.

Potentiel alternatif des dynamiques associatives

Des difficultés inhibent le potentiel innovateur des associations du Sénégal. L’absence de subventions, le bénévolat associatif avec ses effets pervers en termes de faible professionnalisation, d’accaparement du processus décisionnel par les leaders, de fonctionnement intermittent ou encore la faible capacité d’expansion, la dynamique se reproduisant la plupart du temps sur elle-même, traduisent des contraintes récurrentes en milieu associatif. En outre, l’expression « mouvement communautaire » reste une nébuleuse : ni à l’intérieur des secteurs, ni entre les secteurs, les pratiques organisationnelles ne témoignent de l’émergence d’un mouvement social unifié disposant d’un projet de société alternatif. L’absence d’une vision claire du réseautage, l’intrusion permanente des partenaires, les relations entre organisations souvent perçues en termes de rivalité bloquent l’émergence du mouvement associatif qui apparaît ainsi comme une force sociopolitique dispersée qui a des difficultés à se reconnaître et à se constituer comme acteur stratégique. En outre, inscrites dans une logique de captage des ressources et de transfert technologique, les dynamiques communautaires ne démontrent pas un positionnement marqué dans la reconnaissance des innovations dont elles sont porteuses. Par exemple, l’entrepreneuriat féminin à travers les GIE de femmes transformatrices de poissons continue à demander à ses partenaires l’appui en fours modernes de braisage de poissons au lieu de chercher à amener ces derniers à s’inscrire dans la valorisation des techniques traditionnelles de transformation du poisson. Ainsi, au lieu de partir des savoirs techniques endogènes comme point de départ d’innovations techniques, ces groupements de femmes semblent se ravaler dans une logique de transfert technologique et de diffusion d’innovations, ce qui participe d’un processus d’appauvrissement symbolique et de dévalorisation du savoir-faire local. Cette situation traduit plus généralement les relations entretenues avec les pouvoirs publics et avec les partenaires au développement (organisme de développement ou de coopération internationale, ONG) qui restent marquées par une logique d’accaparement et de dépendance au détriment de stratégies cherchant à influer leurs logiques d’action. Ce défi renseigne sur le fait que, d’une part, les associations sont porteuses d’innovations sociales, mais qui restent circonscrites ou se meuvent dans les interstices du système, et que, d’autre part, le problème de ces associations réside moins dans la construction d’innovations sociales que dans leur portage et leur institutionnalisation.

À un autre niveau, de grands débats se posent concernant les cadres de concertation ainsi que les conseils de quartier : leur position institutionnelle comme outil des collectivités locales ou comme dispositif autonome de gestion de proximité, la position des élus dans les instances comme membre délibératif ou comme membre consultatif ou encore la place conférée à ces dispositifs dans les instances délibératives locales sont autant d’enjeux dont les réponses traduisent plus des positions d’intérêts (Ndiaye, 2009). Ces dispositifs démontrent que l’implication des acteurs sociaux à la coconstruction des politiques publiques locales, même si elle reste une pratique irréversible, demeure inachevée du fait, entre autres, d’une politique de gouvernance sectorielle et limitée à certains domaines, d’une définition unilatérale des conditions de participation ou encore d’une tendance plus ouverte à la délégation de tâches qu’à la délégation de compétences.

Conclusion

L’objet de cet article était de partir de l’itinéraire du mouvement associatif pour systématiser ses tendances lourdes ainsi que son potentiel innovateur et alternatif à la lumière des mutations sociales que vit le Sénégal. L’analyse révèle que dans ce contexte de précarité accentué par les crises climatique, énergétique, alimentaire et financière, le mouvement associatif se positionne comme vecteur, acteur et révélateur d’innovations sociales. Ce mouvement reste traversé par une dynamique évolutive en perpétuelle recomposition à la fois dans ses formes organisationnelles, dans ses tendances, dans la diversité des trajectoires et des capacités d’action et dans sa composition sociale. Toutefois, le potentiel innovateur du mouvement associatif est en décalage eu égard à son potentiel alternatif du fait qu’il reste un mouvement en construction porteur d’innovations interstitielles qui n’ont pas encore atteint une cohérence systémique en vue de transformer le mode de régulation en cours. C’est que le mouvement ne se reconnaît pas encore comme acteur stratégique pouvant influer de manière décisive la reconstruction de l’historicité. Son expansion appellerait une reconfiguration du mode de régulation.