L’entrevue

Le travail social à l’épreuve de l’idéologie managérialeEntrevue avec Vincent de Gaulejac, professeur émérite à l’université Paris-Diderot[Notice]

  • Marjolaine Goudreau

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  • Marjolaine Goudreau
    Coordonnatrice, Regroupement, échanges, concertation des intervenantes et des formatrices en social (RÉCIFS)

Il y a plusieurs niveaux de réponse à cette question par rapport à l’alliance paradoxale entre, d’un côté, les nouvelles formes de gestion et d’organisation des relations de travail et de l’autre, la conception que les professionnels peuvent avoir de leur mission. Comme sociologue, je dirais que des contradictions viennent s’installer entre ce qui est du registre de l’institution et du registre de l’organisation. L’institution se définit par ses finalités, donc le travail social pour beaucoup de professionnels est le choix d’une mission qui les verra s’occuper de personnes en difficulté. Il s’est développé cette forme de travail social depuis St-Vincent de Paul, quand certains ont choisi de travailler pour les groupes les plus vulnérables, désaffiliés, désinsérés. C’est très diversifié, mais quelque chose les réunit : cette volonté de se mettre au plus près du vécu des difficultés et des conflits, de comprendre ces difficultés existentielles, financières, économiques et relationnelles. Au début, c’était des associations, du travail communautaire, c’est-à-dire que les professionnels inventaient les structures et les organisations dont ils avaient besoin et, petit à petit, le tout s’est institutionnalisé de façon à obtenir le financement nécessaire. Cette conception du travail social se heurte à ce qui est une logique non plus institutionnelle, mais organisationnelle. L’organisation étant les modalités opératoires qu’il faut mettre en oeuvre pour réaliser les finalités institutionnelles. Ces modalités, au départ, étaient maîtrisées dans un registre associatif ou par les professionnels eux-mêmes, qui étaient pour une part des militants professionnels, puis seulement des professionnels. Maintenant, c’est le management, les outils de gestion inscrits dans le registre organisationnel, qui sont de plus en plus en contradiction, c’est-à-dire que les modalités opératoires dont les professionnels ont besoin pour réaliser leur mission entrent en contradiction avec les finalités de l’institution pour laquelle ils ont souhaité travailler. Ils sont très désemparés parce que, par exemple, on leur donne des outils d’évaluation à partir de critères quantitatifs, des indicateurs qui, pour eux, n’ont pas de sens par rapport à l’évaluation qu’ils font de la pertinence de leur action auprès des familles. Ils sont impuissants à réagir parce qu’ils se sentent coupables de ne pas savoir expliquer ce qu’ils font. De plus, ils reconnaissent qu’il y a un fond de légitimité quand ils sont face à un discours qui leur dit que le contribuable a le droit de savoir ce qu’on fait de l’argent public, donc qu’il faut donner des résultats. Qu’est-ce qui est humain? Qu’est-ce qui ne l’est pas? Vous avez une conception humaniste de ce travail qui renvoie à une conception de l’humain qui ne peut se traduire en ressources humaines. Pour vous, l’humain ne peut pas être une ressource, ne peut pas être un capital qu’il faut faire fructifier. C’est pour ça qu’un des paradoxes, c’est que cet humain réduit à une « ressource » est présenté aux travailleurs sociaux, qui ont des états d’âme et une conception idéologique du travail, par des gens qui sont des gestionnaires pragmatiques, rationnels et objectifs qui, eux, pensent qu’ils sont dans la réalité et qui ne voient pas qu’ils traduisent et travestissent en permanence la réalité en essayant de la faire rentrer dans une représentation managériale quantophrénique. La quantophrénie est la maladie de la mesure. Ils pensent que la réalité est une série de chiffres, alors que c’est une abstraction totale. Mais il y a ce discours, aujourd’hui très difficile à contester parce qu’on dit que les chiffres ne mentent pas, que les chiffres sont la réalité. Les chiffres sont une construction de la réalité et il y a une maladie dominante de notre temps qui est la quantophrénie et qu’il faut dénoncer. …

Parties annexes