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Le renouvellement démocratique des pratiques d’action et d’intervention sociale est tout… sauf une évidence qui saute aux yeux. Sa seule évocation est largement insuffisante pour le faire advenir. Vouloir sincèrement sa réalisation, en souligner la nécessité, sinon l’exigence, lui faire une place significative dans les discours officiels et les échanges officieux ne garantit en rien son instauration effective. Car il s’agit bien d’une question.

Question complexe, si je peux me permettre ce pléonasme (sont simples les questions qu’on a commencé par simplifier, ou les réponses précuites qu’on déguise en questions). Elle comporte de multiples ramifications, mobilise des registres hétérogènes, implique des enjeux divers et variés. Question stratégique, par conséquent. Elle met simultanément en question l’état actuel des pratiques d’action et d’intervention sociales, les mutations qu’il faudrait provoquer, les perspectives qu’il s’agirait de dégager, la place et les rôles de ces pratiques dans la dynamique d’ensemble des sociétés contemporaines.

Le leitmotiv du renouvellement, surtout s’il se veut démocratique, et concerne en outre les pratiques d’action et d’intervention sociales, sollicite des signifiants qu’il convient de travailler de près. Il faut leur donner des contenus argumentés et, par conséquent, discutables. Il faut pouvoir spécifier des critères capables de départager les pratiques qui seraient démocratiques avec d’autres qui ne le seraient guère, ou pas du tout… Condition sine qua non pour dépasser le stade des bonnes intentions, dont, comme on le sait, l’Enfer est pavé.

Pour échafauder quelques ponctuations forcément incomplètes à ce propos, nous nous servirons des trois termes de témoignage, de pari et, enfin, de métaphore. Chacun décrit un aspect de la question.

Témoignage, pour commencer. Traiter du « renouvellement démocratique des pratiques » revient à poser un diagnostic, sinon un aveu : ces pratiques ne sont pas assez démocratiques, ou le sont très partiellement, ou pas du tout, voire elles présentent un caractère carrément antidémocratique. A minima, leur caractère démocratique prête à débat. Préconiser un tel renouvellement invite à esquisser un état des lieux des pratiques d’intervention sociale. Cela nécessite des analyses comparatives des modalités démocratiques selon les différentes pratiques, des agents qui les mènent à bien, des services et organisations qui les instituent, des problématiques auxquelles les uns et les autres se confrontent. À son tour, un travail clinique apporterait sans doute des éléments d’expérience et de cas concrets, essentiels à cet éclaircissement des modalités de démocratie effectivement à l’oeuvre. L’état des lieux se doit, en effet, d’être rigoureux, donc nuancé.

Pareil éclaircissement ne peut cependant se déployer sans identifier les contenus des qualificatifs sollicités (« démocratique », « antidémocratique ») et les critères (« pas assez », « pas du tout », « carrément ») permettant d’en repérer la portée dans le réel des pratiques… Par quelque biais qu’on prenne la question, ou qu’on l’esquive, l’exigence de définition et de discussion de cette définition ne cesse de s’imposer à nous. S’y aventurer consiste à l’exposer, et à s’exposer. Passer à la définition, c’est passer aux aveux : dire de quoi on parle très précisément.

Même le renouvellement n’a rien d’une évidence. Ce signifiant inclut une panoplie d’acceptions, du dépoussiérage au rajeunissement et à la modernisation, de la régénération à la transformation[1]… Évitons cependant d’y voir des synonymes interchangeables. Le dépoussiérage enlève des impuretés et des souillures, sans s’attaquer à la structure des pratiques : nombre de « réformes » suivent ce modèle. Idem pour le rajeunissement, qui permet de cacher les rides sans pour autant les gommer. La modernisation vise, elle, à modifier les pratiques afin — c’est son souci principal — de les accommoder au goût du jour, plus que de les transformer systématiquement et en profondeur. Pour les modernisateurs, la nature des pratiques, leur sens et leurs objectifs sont évidents, peu ou prou « naturels » : seuls importent les protocoles et la transparence que les protocoles sont censés procurer… Quant à la régénération, cette opération délicate relève parfois de la croisade morale. Il s’agit ici de retour aux sources, de mise à ciel ouvert d’une essence ensevelie, de retrouvailles avec les principes fondateurs, condition sine qua non pour un nouveau démarrage. On trouve une demande de ce genre chez des praticiens confrontés aux idéaux qu’ils tiennent pour perdus, abandonnés ou trahis à la base de leur profession. Des théoriciens n’en sont pas en reste, qui se désolent des temps qui auraient été aisés, où tout, ou presque, était possible, le rêve encore imaginable, etc. On l’aura compris : pas de régénération sans nostalgie, pas de nostalgie sans forte idéalisation du passé et sérieuses difficultés de compréhension des enjeux du présent… Reste la transformation, ou encore la mutation, l’amélioration et dérivés : elles revêtent différents sens, généralement positifs pour ceux qui les conduisent et généralement négatifs pour ceux qui doivent s’y plier ; de la poudre aux yeux à la mutation radicale, elles n’existent pas en soi et peuvent difficilement se décliner au singulier… Exemple des transformations néolibérales actuellement en cours dans les sociétés contemporaines, porteuses d’espoirs et d’améliorations objectives et subjectives pour quelques couches sociales et de régression, récession, perte pour de larges secteurs de la population… Or, à quelques nuances près, cette ambivalence vaut également pour la modernisation, le dépoussiérage, le rajeunissement et la régénération : de multiples variantes sont chaque fois à l’oeuvre. Sans oublier que selon les conjonctures, les contraintes et les possibilités, il peut être intéressant de tenter une ou plusieurs de ces opérations…

Ce sont là, rappelons-le, autant de déclinaisons du renouvellement. Mais pas exactement du même, pas selon des paramètres identiques, ni d’après des objectifs semblables. À quel renouvellement, selon quelles modalités, en fonction de quelle logique, s’agit-il alors de procéder ? Il ne s’agit pas, bien entendu, d’y répondre une fois pour toutes (tâche impossible, comme nous le verrons plus loin), mais de prendre acte que des questions se posent, qu’il convient de déployer parce que, loin de relever d’un souci rhétorique, elles engagent des démarches spécifiques et des pratiques ad hoc.

Du fait même qu’un renouvellement démocratique des pratiques soit mis en avant, trois remarques s’imposent.

La première souligne que ces pratiques ne se trouvent pas, automatiquement, du côté des populations bénéficiaires ou supposées telles. Un renouvellement démocratique est envisageable précisément parce que cette conjonction « pratiques-populations » n’est pas consommée déjà ; elle représente un avenir possible et souhaité, bien plus qu’un présent accompli. Si ces pratiques sont au service des populations, c’est là du service commandé… Pour les mêmes raisons, les intervenants sociaux ne sont pas les alliés naturels de ces populations, dont ils chercheraient à accompagner, sinon à satisfaire les besoins, attentes et projets. Nombre de barrières séparent les uns et les autres : institutionnelles, culturelles, en termes d’idéaux et de perspectives de vie, en termes de ressources, pas que financières d’ailleurs, que les populations demandent selon leurs besoins, fournies ou non par les intervenants sociaux en fonction de leurs mandats, des ratios administratifs, de leur appréciation de la situation. Appellation curieuse : en France du moins, on appelle acteurs du social les intervenants, et non les usagers dont pourtant on attend qu’ils deviennent des protagonistes de leur destin… Est-ce le même paradoxe qui exclut les usagers de la définition des politiques publiques qui en même temps les désignent comme les premiers destinataires ?

Entendons-nous. Nous ne sommes pas en train de dénoncer un inconvénient rédhibitoire, moins encore de stigmatiser des fonctionnements qui seraient foncièrement antidémocratiques. Nous nous limitons à évoquer le seuil à partir duquel des pratiques se déroulent et des praticiens travaillent. Ce sont des données objectives, en ce sens qu’elles ne dépendent pas de la représentation que les intervenants se font de leur pratique. Ces données découlent de l’inscription du travail social parmi les appareils idéologiques d’État, d’où il tire sa puissance, ses recours et, donc, sa séparation d’avec les populations à qui il s’adresse[2]. Et c’est précisément à partir de ces données, et en en tenant compte, qu’un renouvellement démocratique peut prendre forme.

Des expériences multiples attestent d’une certaine perméabilité des frontières entre publics et intervenants sociaux, les premiers retirant des bénéfices effectifs d’un travail social que les seconds accomplissent au mieux de leurs compétences et de leurs moyens. Des dispositifs novateurs sont mis en place, des amendements et des ajustements se font jour. Cela atteste des marges de manoeuvre tolérées par les institutions, plus d’une fois à l’insu de ses dirigeants, ainsi que des stratégies adoptées par les intervenants. Mais les frontières, bien que relativement poreuses, restent bien des frontières. C’est là d’ailleurs une condition d’existence du travail social et de l’ensemble des appareils d’État.

D’ailleurs, ces barrières ne sont ni plus ni moins grandes dans le secteur juridiquement privé et dans le secteur juridiquement public. Les marges de manoeuvre sont à localiser dans chaque espace concret, dans chaque conjoncture, sinon dans chaque institution : je ne connais pas de recette universelle !

Mais il faut savoir que l’inscription des services sociaux dans les appareils d’État n’est pas infirmée par le statut juridiquement privé des associations du secteur. Pour une raison de fond : le juridique est bien une dimension interne de l’État, qui en stipule les modalités, la latitude et les périmètres, y compris la séparation et l’articulation du public et du privé ; c’est toujours l’État qui habilite les associations privées, les subventionne en partie ou en totalité, tout en leur déléguant des missions au regard desquelles ces associations sont tenues de rendre des comptes, financiers et symboliques, dans le cadre des politiques publiques en cours…

Le renouvellement démocratique des pratiques ne saurait faire fi de ces paramètres. Y trouve sa source la difficulté récurrente des intervenants sociaux à entrer en rapport avec les populations cibles : cette difficulté transcende la subjectivité des individus et des groupes concernés, et même la compétence des professionnels. Mille exemples cliniques en attestent. La plupart des destinataires de l’action sociale doutent, pas tant du bien-être et des améliorations qu’on leur présente, mais du fait que ce bien soit effectivement le leur, ils doutent des tenants et des aboutissants des services proposés ou imposés. Méfiance, indifférence, rejet, parfois agression caractérisée de ces populations à l’égard des interventions sociales et des intervenants sociaux paraissent bien compréhensibles et explicables. Ces réactions ne sont pas forcément « caractérielles ». La défiance a un sens qui n’est ni épuisé ni épuisable par sa seule dimension subjective. Ce sont là des figures subjectives et subjectivées d’une situation sociale objective, faite de décalages et de clivages, d’intérêts et d’aspirations relativement ou fortement dissymétriques : les différents protagonistes sont pris dans cette situation, laquelle joue un rôle déterminant avant même que ces protagonistes n’entrent personnellement en rapport, et tout au long de celui-ci. Leurs rapports interpersonnels sont socialement surcodés, idéologiquement surdéterminés.

Ce n’est pas pour autant que toute réaction serait parfaitement juste, justifiée, pis encore, parfaitement méritée, car il faudrait expier on ne sait quel péché étatique ! Les intervenants ne sont pas diaboliques, ni les usagers, angéliques. L’enjeu est tout autre. Il s’agit de comprendre que méfiance, réticence et résistance des populations, mais également accords, convergences et reconnaissance ne relèvent jamais d’un ordre uniquement personnel ou interpersonnel. Ces réactions prennent place au sein de conditions sociales dont elles sont en même temps pénétrées, pétries, portées. Exemple paroxystique de ces familles qui, inspirées du modèle des rapports marchands et calculant que vraisemblablement l’intervenant social y adhère aussi, s’enquièrent des comportements, affects et idées qu’il leur faudrait changer pour accéder à telle ou telle prestation…

La deuxième remarque prend ici toute sa place. Il s’agit de l’incontournable dimension idéologique et politique des pratiques d’action et d’intervention sociales. Incontournable, en effet, parce que si les analyses à ce propos diffèrent passablement, leur diversité atteste de l’impossibilité de l’éviter. Les places et les rôles de cette dimension idéologique et politique au sein de l’intervention sociale occupent aujourd’hui, en ce temps de régression néolibérale, le devant de la scène. Est nouveau, pas du tout que cette dimension joue un rôle actif dans les pratiques, mais le fait que praticiens et théoriciens doivent, dorénavant, la prendre explicitement en considération. Le moment est sans doute arrivé de ne plus se contenter de ces vagues approximations et de ces lieux communs ressassés qui, trop souvent encore, tiennent lieu de pensée de l’idéologie dans les pratiques concrètes de travail social (et aussi ailleurs, bien sûr).

Le leitmotiv du renouvellement démocratique illustre à merveille ces considérations. Quoi qu’on entende par démocratie, le moins qu’on puisse dire est qu’il s’agit là d’un vecteur idéologique et politique chargé d’orientations particulières, d’idéaux distinctifs, de préconisations spécifiques. Ce vecteur est censé inspirer des pratiques, influencer le moindre geste technique, modeler les rapports intervenants-publics, décideurs-salariés, etc. Partisans et pourfendeurs s’y retrouvent sans peine : le renouvellement démocratique n’est pas, ne saurait pas être, ni idéologiquement ni politiquement, neutre. Ce renouvellement se situe en opposition vis-à-vis d’autres positions (telles les « pratiques antidémocratiques ») qui, tout aussi idéologiques, sont bien entendu chargées d’autres orientations, d’autres pratiques, d’autres modalités managériales.

La conclusion semble, pour une fois, évidente. Les discours sur la démocratie et le renouvellement démocratique des pratiques affectionnent d’autant plus les sous-entendus et les envolées plus ou moins lyriques que ces discours hésitent à penser la dimension idéologique, à y repérer des contenus positifs, à entendre ce que cette dimension ouvre, désobstrue, élargit, et non pas, exclusivement et unilatéralement, ce qu’elle ferme. Entêtés à incriminer les idéologies d’autrui, ils méconnaissent leurs propres positionnements idéologiques, autrement dit pourquoi certaines manières de penser et d’agir sont préférées à d’autres. Ils méconnaissent ce qui les motive.

Car tel est le noyau rationnel de la catégorie d’idéologie. D’une part, cette catégorie implique que les discours et les pratiques des individus et des collectifs revêtent toujours un caractère partisan, orienté, intéressé — ce qui les rend parfois intéressants. Vivants, pour tout dire. Idéologie veut dire que personne ne parle du point de vue de l’Absolu, mais à partir de configurations psychiques inconscientes et d’une position sociale sur lesquelles le sujet parlant détient une maîtrise fort relative. D’autre part, cette impossible neutralité des discours et des pratiques s’articule à une conception du monde et de la société plus générale, qui inclut bien des aspects et s’étend sur de multiples champs de l’existence individuelle et collective. C’est ainsi que les pratiques sociales, en s’occupant d’affaires domestiques, familiales, personnelles, participent à une démarche plus globale de conservation du monde tel qu’il va ou de modification dans telle ou telle direction.

Cela dit, il est toujours possible de s’adonner à une représentation éthérée de la démocratie, en l’imaginant en deçà et au-delà de toute idéologie : voilà une position idéologique parmi d’autres ! N’empêche qu’à sa manière, cette dénégation idéologique de l’idéologie (Althusser) ponctue quelque chose d’intéressant : la démocratie se trouve au-dessus, non pas de toute idéologie, mais de certaines idéologies, dans la mesure où elle en colporte d’autres tout aussi particulières… C’est souvent ce genre de méconnaissance qui fait délirer à propos de la place effectivement occupée dans une société donnée.

Moralité : il semble pour le moins incongru de faire grief aux décideurs politiques d’introduire des éléments partisans dans leur gestion des affaires, dans leur manière de les concevoir et de les orienter. Incongru, puisqu’il est impossible de faire autrement ! Ce qui importe, en revanche, est d’identifier aussi précisément que possible les formes et les contenus de cette impossible neutralité et de préciser tout aussi rigoureusement les formes et les contenus de la non-neutralité qu’on lui oppose. Condition sine qua non pour dépasser le stade de la dénonciation morale : parfois utile, surtout lors des premières prises de conscience d’un problème, ce stade reste toujours peu ou prou rudimentaire. Au risque de conforter objectivement cela même que l’on combat subjectivement.

Il en va de même pour les intervenants sociaux et, bien entendu, pour les théoriciens de métier. Comme toute corporation professionnelle, les uns et les autres sont parcourus par des tendances diverses et variées, ils ne sont pas d’une seule et unique obédience, unanimement partisans ou unanimement adversaires des mêmes choses, des mêmes principes, des mêmes pratiques. Comme partout ailleurs, les clivages font loi. On ne saurait affirmer que les travailleurs sociaux soutiennent massivement le renouvellement démocratique des pratiques, de leurs pratiques. Même si, heureusement, nombreux sont ceux qui s’y emploient, en prenant parfois des risques professionnels et personnels.

Cette diversité de points de vue est la bienvenue : la démocratie seule peut se permettre de ne pas faire de la différence un crime de lèse-majesté ! En revanche, ce serait pour le moins curieux d’ignorer cette diversité, ces clivages entre professionnels, ou de les considérer anormaux…

J’évoquais ci-dessus trois remarques à propos de l’aspect témoignage. En voici donc la troisième et dernière. Faire grief aux décideurs de leur impossible neutralité est aussi incongru que de se désoler des prises de position chez les intervenants sociaux et chez les théoriciens, soit les orientations qu’ils préconisent, les idéaux qu’ils encouragent et ceux qu’ils refoulent en termes de comportements, affects, relations de genre, scolarité, emploi… On peut se désoler du contenu des orientations et des idéaux, mais nullement du fait qu’il y en ait. Les interventions sociales ont un impact précisément parce qu’elles ne sont pas neutres. C’est le cas apparemment paradoxal de la neutralité dite bienveillante. Elle accueille des récits en les jugeant le moins possible, en ne préjugeant pas de leur caractère politiquement correct : elle prend parti, y compris contre d’autres positions jugées discriminatoires, moralisatrices, sécuritaires. Et c’est en cela qu’elle est bienveillante.

Il est maintenant temps de passer à un nouveau point : le renouvellement démocratique en tant que pari. Pourquoi ? Parce que ce renouvellement démocratique est l’un des renouvellements possibles. Pas le seul, en aucun cas le seul et unique. Il ne fait pas irruption dans un terrain vierge de toute présence. Ce terrain, celui des pratiques d’action sociale et des théorisations à ce propos, se trouve de plus en plus agité, traversé de tensions, d’affrontements et surtout de réagencements de forme et de fond. Car un puissant renouvellement est déjà en cours, parfaitement ancré dans les organisations et dans les mentalités, dans les orientations données aux pratiques et dans les consignes assénées — et plus d’une fois assumées, y compris à leur insu — aux intervenants sociaux. Ce renouvellement est en train de devenir un segment majeur du sens commun dans le travail social, et aussi largement au-delà : une idéologie organique, dirait Antonio Gramsci. Il s’agit, bien entendu, du renouvellement à dominante néolibérale des pratiques d’intervention sociale.

Telle est la conjoncture dans laquelle cet autre renouvellement, à visée démocratique, tente de prendre pied.

À visée démocratique, et non pas démocratique tout court : pour accentuer ainsi que d’autres visées sont possibles et que la mise en oeuvre du renouvellement qui nous intéresse implique des luttes, soit des affrontements et des alliances. Le renouvellement démocratique des pratiques n’a rien d’un long fleuve tranquille. Il convient d’en tenir compte, tant dans le travail théorique et clinique que dans les pratiques concrètes de terrain. C’est là le seuil à partir duquel des clarifications peuvent intervenir, susceptibles de renforcer ce renouvellement démocratique.

Comme indiqué ci-dessus, la difficulté à penser positivement la logique de l’idéologie joue un rôle central dans le flou qui entoure souvent le leitmotiv du renouvellement démocratique. Nous pouvons maintenant mieux comprendre pourquoi il en est ainsi. À savoir : cette difficulté et ce flou sont à corréler, d’une part, à l’hégémonie objective du renouvellement à dominante néolibérale des pratiques d’intervention sociale et, d’autre part, à la difficulté subjective d’une mise à distance de cette hégémonie.

Le néolibéralisme, en effet, mène à son paroxysme deux postulats majeurs de notre époque ; s’il ne les invente pas de toutes pièces, il contribue à en faire un credo intangible. Il décrit comme suit ces postulats majeurs, qui s’épaulent réciproquement. Premier postulat : il n’y a plus d’idéologie, celle-ci étant imaginée comme pure spéculation oiseuse ou rigidité dogmatique. Exit les discours a priori. Second postulat : le temps du réalisme est enfin arrivé, soit la nécessité d’affronter le réel sans idée préétablie afin de trouver des solutions optimales, efficaces, viables. Puisque le réalisme fait loi, il n’y a pas d’autres alternatives économiques ou sociales que celles effectivement prises par les gouvernements néolibéraux en place. Il en est de même pour les idéologies : elles ont, dit-on, disparu, sauf chez les individus et les groupes qui se refusent à la modernité, soit au néolibéralisme devenu doxa sociale.

Voilà donc pourquoi le renouvellement démocratique ne va pas de soi : il se mesure à son infirmation quotidienne, à la lancinante mise en dérision de son irréalisme supposé. Tels les polders hollandais, ses avancées impliquent un travail têtu, à la fois objectif — il s’agit de gagner du terrain, de l’étayer et de le consolider — et subjectif — il s’agit de ne pas se laisser renfermer dans des faux dilemmes, chercher sans relâche des alliances permettant de consolider les acquis, de les actualiser et les amplifier.

Pour ce faire, le renouvellement à visée démocratique ne manque pas de ressources. Parmi elles, les tendances démocratiques déjà à l’oeuvre dans les dispositifs sociaux et médicosociaux, tout au long de leur histoire : il importe de les inventorier et de les mener de l’avant. Une autre ressource : les trouvailles des citoyens, leurs expériences et réflexions menées avec des intervenants sociaux, sans eux, voire contre eux. Un principe s’en dégage d’une saine méfiance à l’égard des experts ès démocratie.

Il s’agit également d’éviter certains faux dilemmes, qui fonctionnent comme des pièges. Éviter d’introniser des experts ès démocratie n’implique nullement qu’il faudrait abolir toute forme d’expertise comme contraire au renouvellement démocratique. Tant s’en faut ! Ce n’est nullement l’expertise qui contrarie ce renouvellement, mais ses modalités de fabrication et d’exercice : le savoir et le savoir-faire des experts sont-ils argumentés par ceux-ci, sont-ils par conséquent discutables, ou bien sont-ils énoncés comme des vérités révélées ? Idem pour les trouvailles des citoyens : si celles-ci sont toujours précieuses, leur mise en débat l’est tout autant. Car le populisme est à exclure dans une démarche de renouvellement démocratique. Ce sont de larges alliances qu’il s’agit de forger, au fil d’un travail collectif auquel chacun contribue individuellement.

Faux dilemme encore que celui des protocoles, évaluations, ratios et autres formalismes bureaucratiques. Gourmands en énergies, temps, ressources, ces appareillages sont étonnamment contre-productifs dans des sociétés où, pourtant, le productivisme est censé se trouver aux postes de commande. Pourquoi faux dilemme, alors ? Parce que l’existence de protocoles, évaluations et ratios n’a rien d’inédit dans les dispositifs sociaux et médicosociaux. À moins d’imaginer que, par le passé, les intervenants travaillaient sans filets, sans références, étaient libres de leurs horaires, des actes qu’ils posaient, des références qu’ils sollicitaient… Force est de reconnaître que les mutations en cours, tout à fait réelles, consistent dans l’introduction de nouveaux critères, de consignes spécifiques, d’exigences particulières, bref de protocoles et d’évaluations obéissant à des orientations partiellement opposées à celles qui prévalaient par le passé. Ces mutations se sont insinuées progressivement, en prenant appui, comme les tendances démocratiques, sur des tendances préexistantes. On ne saurait donc prétendre que ces appareillages viendraient contrer on ne sait quelle spontanéité naturelle des intervenants, leur puissance créative innée !

Tel est, en l’occurrence, le faux dilemme. Puisque toute intervention s’accomplit toujours à partir de schèmes conscients et inconscients, puisque la spontanéité existe bel et bien, mais très différemment selon les époques, les idéologies, les engagements ou l’absence d’engagement, les configurations psychiques des individus et des groupes, il s’agit d’intervenir dans la fabrication des protocoles en cours, de peser sur les critères, les formes et les contenus des procédures d’évaluation. Il faut se mettre en conditions d’évaluer l’évaluation. Car loin d’être scandaleuse et « inhumaine », la situation actuelle se caractérise par des postures idéologiques, théoriques, politiques particulières : c’est bien sur ce plan de l’histoire en train de se faire qu’il convient de se battre. Contre la nostalgie d’un paradis d’autant plus perdu qu’il n’a jamais existé, le renouvellement démocratique exige de ne pas se limiter à travailler sous les protocoles et les formulaires, mais aussi d’agir sur eux, y compris au moment de remplir les cases des statistiques. Difficile ? Complexe ? Construire des polders n’a jamais été de tout repos…

Un dernier faux dilemme à évoquer ici est celui de l’innovation prise pour un critère automatiquement positif, sinon comme un gage de démocratie. Hélas, le néolibéralisme ne cesse d’innover dans les plus divers domaines individuels et collectifs… Ce qui compte, chaque fois, c’est la qualification des procédures et des dispositifs, leur fonctionnement concret, leur but, qu’il s’agisse d’innovation ou de pratiques ancestrales. Importe, non pas qu’une expérience soit innovante, mais la nature de cette innovation, ses tenants et ses aboutissants, ses enjeux. De même, que les différents protagonistes (chercheurs, praticiens, publics) aient la possibilité d’exprimer leurs points de vue et de faire état de leurs expériences sans représailles explicites ou implicites constitue sans doute un excellent indice de démocratie… formelle : encore faut-il voir par qui et comment les décisions sont prises, et dans quel sens.

Tout cela pour dire que pareil renouvellement est possible, désiré, désirable. Et pour redire qu’il ne va pas de soi. C’est ce que notre dernier point, ci-après, met en scène.

Le renouvellement démocratique des pratiques a le statut d’une métaphore, voire d’une utopie. Ce n’est pas un acte susceptible d’être accompli une fois pour toutes, l’emblème d’une Terre promise dont l’accès, malaisé, scabreux, serait le prix pour s’y installer définitivement. Le renouvellement démocratique des pratiques est un processus en recomposition incessante, inachevé et inachevable.

Est-il tout de même possible d’évoquer quelques repères, voire quelques taquets, dans le cheminement de sa construction ?

Débats et rectifications aussi motivées que possibles en sont une garantie, plutôt relative au demeurant : seule la pratique des débats et des rectifications en atteste. Cela suppose des échanges contradictoires et argumentés au sein des collectifs de travail (équipes). À la condition toutefois que l’étayage théorico-pratique prime l’énoncé, l’argument d’autorité ne venant pas trop supplanter l’autorité de l’argument. Cette démarche ne saurait se faire sans un travail clinique de mise au clair des enjeux objectifs et subjectifs des pratiques[3].

Dans l’état présent de nos sociétés, le renouvellement démocratique passe par des revendications théoriques.

En effet, sous peine de ne pas dépasser le stade de la déclaration d’intention, discours et expériences ont à répondre à l’incontournable exigence du comment faire. Il faut chercher, et si possible trouver, des solutions et des parades aux problèmes qui se posent ici et maintenant. Mais sans pour autant contourner l’impérieuse nécessité du pourquoi faire, soit la question du sens, des fondements et des visées. Autrement dit, sans imaginer que la pratique se suffit à elle-même. Que les praticiens revendiquent leur droit à un travail théorique régulier, à une confrontation constante aux concepts et aux arguments, à une formation non pas permanente, mais ininterrompue, est aujourd’hui une revendication démocratique. A minima, parce qu’elle interroge la division sociale du travail manuel/intellectuel, exécutants/décideurs. Ne pas renoncer à la question du pourquoi — entre collègues, entre chercheurs et praticiens, moins encore dans le travail auprès des populations — se situe aux antipodes de tout fatalisme. C’est le refus de transformer la normalité historique, statistique et, donc, périssable, en indépassable normose métaphysique.

Une certaine éthique est ainsi engagée dans le travail auprès des populations. Il s’agit d’expliciter les mécanismes dans lesquels les protagonistes (populations et intervenants) sont pris, l’histoire sociale au sein de laquelle ils évoluent, le caractère transindividuel de leurs agissements individuels. Engagement antinaturaliste, en somme. C’est pourquoi il y a lieu de détailler, dans l’analyse des pratiques de terrain, ce qu’il en est de la prise en charge et ce qu’il en est de la prise en compte des populations : ce que les intervenants sociaux font pour et ce qu’ils font avec ces populations.

On l’aura compris, le renouvellement démocratique des pratiques ne saurait être le fait des seuls praticiens, ni non plus des seuls théoriciens. De larges alliances sont requises, dans lesquelles les populations seront non pas l’objet des interventions, mais bien leur sujet, plus précisément leur cosujet actif, agissant, entreprenant. Partant, pas toujours complaisant. Condition sine qua non, gorges caudines, moment de vérité d’un renouvellement démocratique se plaçant au-delà du registre incantatoire[4].

Ce renouvellement vise une manière de refondation des pratiques. Sont en cause des mutations significatives dans l’exercice professionnel, dans ses aspects organisationnels et fonctionnels, dans ses méthodologies d’intervention. Sont également en cause des conditions de ressourcement personnel pour les intervenants, dont les retrouvailles avec le plaisir de travailler : par les temps présents, ce n’est pas là un bénéfice secondaire. Est en cause, en dernier ressort, la contribution des pratiques d’intervention sociale et médicosociale à l’affermissement de tendances démocratiques dans des sociétés sérieusement tentées de s’en délester au profit du sécuritaire, c’est-à-dire de la sécurité des dominants.

Si l’on peut continuer à parler de démocratie, il convient cependant de penser démocratisation : terme plus dialectique qui met l’accent sur le jeu des tendances, leurs entrecroisements, avancées, impasses… Affaire de polders, en somme !