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L’idéologie néolibérale semble devenue la seule idéologie réaliste, la seule à laquelle il est permis de croire aujourd’hui si l’on est le moindrement sérieux. Une des caractéristiques essentielles de cette vision du monde, qui se présente comme allant de soi, c’est que le but de la société est la croissance des marchandises. Si l’on ne contribue pas à la croissance du produit national brut (PNB), on est un mauvais citoyen. Pour que ce système fonctionne, il faut que le plus de choses possible deviennent un produit, car ce modèle est d’abord productiviste. On est passé sans s’en rendre trop compte de la nécessité de produire pour éliminer la faim et la misère au besoin de produire pour produire.

On ne réalise pas toujours à quel point cette omniprésence du produit tend à envahir l’ensemble des rapports sociaux et à modifier profondément les rapports humains. Elle conduit par exemple les membres d’une telle société à penser qu’il faut plus de compétence pour élever des animaux que des enfants. « Pour prendre soin des enfants, je peux engager quelqu’un d’aussi compétent que moi alors qu’à la ferme, personne ne travaillera avec autant de soin et de passion[1] ». Ainsi parle aujourd’hui l’épouse d’un agriculteur. Voilà à quelle absurdité conduit la survalorisation de la production marchande : à accorder « sa passion et ses soins » à la production agricole plutôt qu’à l’éducation de ses enfants.

Mais cette idéologie qui veut que tout soit produit va encore beaucoup plus loin : elle s’applique à l’Homme lui-même. L’Homme nouveau n’apparaîtra plus à la suite d’un changement social et politique, comme on l’a cru aux deux siècles précédents. Au xxie siècle, l’Homme nouveau sera la conséquence, plus précisément le produit des nouvelles technologies. Il sera lui aussi un produit. Pourquoi ? Parce que l’Homme nouveau sera fabriqué sur mesure, grâce à la génétique. Il y a aujourd’hui une utopie biologique qui tend à remplacer les idéologies politiques. Au siècle passé, on s’attaquait à la faim et la misère. Aujourd’hui, grâce aux progrès de la génétique, de la transplantation, du clonage, l’humanité croit être à la veille de vaincre ses plus terribles ennemis : la maladie et même la mort, l’handicap, les défauts de notre corps et de notre intelligence (Godbout, 2001).

Le don

Cette vision du monde tend à envahir toutes les sphères de la société ; elle tend à envahir aussi le don. Car une des conséquences fondamentales de cette conception de la société, c’est que si l’être humain est destiné à n’être qu’un produit, cela signifie qu’il ne sera plus donné. C’est ce que nous allons maintenant examiner. Qu’est-ce que le don ? Comme le marché, le don c’est aussi une façon de faire circuler les choses et les services entre nous. Mais c’est une façon différente de la forme marchande. La circulation des choses qui passent par le don repose plus sur les liens sociaux et les valeurs d’appartenance. La circulation par le don repose aussi sur la liberté. Mais c’est une autre liberté que la liberté du commerce. On peut définir le don comme le fait de se priver librement du droit de recevoir quelque chose en retour (Bourdon et al., 1999) ou, plus positivement, comme le fait de libérer le receveur de l’obligation contractuelle de rendre. Alors que le marché repose sur la valeur d’échange, le don se fonde sur ce qu’on pourrait appeler la valeur de lien de ce qui circule (Godbout et Caillé, 1992). Le lien social est prédominant ici, alors qu’il devient secondaire dans les autres formes de circulation des choses. Dans la société actuelle, le don prend plusieurs formes. On a l’habitude de distinguer deux grands types de don selon la nature des liens sociaux où il circule : le don dans les liens primaires (dans la famille, entre amis et proches) et le don aux inconnus, aux étrangers. Ce dernier type de don prend lui-même plusieurs formes : aumône, aide ponctuelle à un inconnu rencontré par hasard (la figure du samaritain, ou l’aumône), don d’organes, de sang, bénévolat, philanthropie. Le bénévolat est un don de temps, alors que la philanthropie désigne aujourd’hui principalement le don d’argent à des inconnus.

Revenons à la question : en quoi le don est-il menacé par la tendance à la généralisation du produit qu’on vient de décrire ? De manière générale, cette volonté de transformer tout ce qui circule en marchandises a pour conséquence de rendre illégitime tout ce qui circule autrement que sous cette forme, au nom de ce qui constituerait une « concurrence déloyale ». C’est ainsi qu’on a pu constater, avec l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA ), le North American Free Trade Agreement (NAFTA), l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI), l’Organisation mondiale du commerce (OMC), une tendance à diminuer la capacité d’intervention des États nationaux. C’est ce sur quoi on insiste surtout dans l’actualité : menace à la capacité des gouvernements d’intervenir dans les domaines de la santé, de l’éducation, et pour protéger l’environnement. Mais ce mouvement ne limite pas seulement l’intervention gouvernementale : il peut aussi menacer la circulation par le don. De quelle manière ? Au moins trois types de danger me viennent à l’esprit.

D’abord, on peut s’attaquer directement au don. Comme pour la circulation des choses sous la forme étatique, cette tendance à tout « marchandiser » (commodify) peut conduire à rendre illégitime la circulation par le don. On peut reprocher au don de faire une concurrence déloyale au marché. Ainsi, dans les années 1960, à Kansas City, les entreprises qui payaient le sang recueilli ont fait un procès à celles qui recueillaient le sang de donneurs bénévoles, pour cause de concurrence déloyale, et elles ont gagné en première instance (Titmuss, 1992). De telles dérives sont parfaitement conformes à l’esprit de l’ALENA. Mais le danger est loin d’être toujours aussi direct. Car la tendance du marché à faire en sorte que tout soit produit affecte profondément les liens sociaux et constitue en conséquence un danger pour le don. L’envahissement des produits marginalise, voire évacue les réseaux où le don a une grande importance, au profit des réseaux marchands. En outre, cette sorte d’obsession du produit tend à remplacer par des marchandises ce qui, depuis toujours, était donné par la nature. Le débat sur les organismes génétiquement modifiés (OGM) en est une bonne illustration. Les multinationales comme Aventis ou Monsanto produisent des semences stériles. Elles transforment ce qui, depuis toujours, était donné à l’homme par la nature – les semences – en produits qui devront être achetés par l’agriculteur chaque année, parce qu’ils sont stériles.

Enfin, une troisième façon pour le marché de menacer le don réside dans le fait que l’esprit marchand tend actuellement à envahir toutes les sphères de la société, y compris le monde du don. Le marché possède la propriété de s’infiltrer imperceptiblement dans les rapports sociaux comme simple moyen et de se transformer en fin. Certains types de don résistent bien. Dans la parenté, entre amis, on a constaté que le don résiste étonnamment bien au modèle marchand (Godbout, 2000). C’est moins vrai pour le don aux inconnus qui se révèle plus vulnérable et peut donc plus facilement être altéré. La philanthropie en est une illustration. Ainsi, on remarque que les organismes philanthropiques confient de plus en plus à des entreprises commerciales une de leurs activités les plus importantes : la collecte de fonds. Ce faisant « l’esprit » de ce moyen, l’entreprise commerciale, tend à envahir l’ensemble du système. Celui qui donne devient un consommateur de don. Il représente la demande. Il consomme quoi ? Quel est le produit ? Il consomme les différentes causes qui lui sont offertes par les agences spécialisées. Comme tout consommateur dans le modèle marchand, il choisit rationnellement la meilleure cause selon ses préférences. Le don philanthropique tend donc à être pensé selon le modèle marchand de l’offre et de la demande, conduisant à un étonnant renversement de la façon habituelle de voir les choses. Comme l’écrivait un journaliste, « Le donateur devient un consommateur qui a un besoin de don à assouvir » (Jean Pichette, Le Devoir, 23 octobre 1996). En utilisant au départ une entreprise commerciale uniquement comme moyen, le monde de la philanthropie finit par intégrer le modèle de l’économie néolibérale avec des consommateurs et des producteurs à la recherche de l’équilibre entre l’offre et la demande.

Et comme dans tout marché, certains produits ne seront pas achetés, ne correspondront pas à la demande et, toujours dans la logique de ce modèle, tant pis pour eux, ils n’avaient qu’à avoir une misère vendable, une maladie à la mode, ou alors choisir une firme efficace qui sache les mettre en valeur. L’optimum sera atteint si le marché fonctionne bien. Ce n’est pas une caricature. C’est exactement ce qu’affirmait le président du Forum québécois de la philanthropie il y a quelques années : « Chacune des causes doit se mettre en marché si elle veut recueillir des fonds. Ce n’est pas parce qu’on a une bonne cause qu’on va se vendre nécessairement » (Le Devoir, 23 octobre 1996). Les causes sont donc à vendre et cherchent des acheteurs, et les acheteurs de causes, ce sont les donneurs…

On voit donc que même quand on veut utiliser le marché uniquement comme moyen pour recueillir des fonds, l’esprit marchand réussit à « contaminer » la fin pour laquelle il est appliqué et a besoin de transformer le donneur en consommateur de don cherchant son intérêt, même si chacun sait que le geste de donner de l’argent à un inconnu pour une cause n’obéit pas à la logique de la consommation. (Cela peut arriver, bien sûr, comme il peut y avoir des détournements de fonds, mais ce n’est pas ce phénomène qui est discuté ici.) On inverse le rapport entre le moyen et la fin. La question se pose : à terme, ne court-on pas le risque de diminuer le nombre de donneurs, au lieu de l’augmenter ? Si l’esprit du don n’existe plus que sous sa forme publicitaire, si des intermédiaires de plus en plus nombreux soustraient des proportions de plus en plus importantes des montants recueillis, si enfin l’introduction de cet esprit mercantile attire de plus en plus d’individus prêts à profiter de la situation en détournant les fonds au besoin, comment évoluera la confiance des donneurs dans le système ? Tout cela ne pourrait-il pas entraîner une baisse de donneurs, soit le contraire du but visé ? La question se pose. Cet exemple de l’utilisation de firmes de marketing par des organismes fondés sur le don permet d’illustrer comment le modèle marchand s’insinue dans le monde du don et peut en pervertir l’esprit. Il illustre comment l’esprit du don peut être altéré par cette volonté de généraliser l’échange marchand qui est dans l’air.

Le bénévolat

Qu’en est-il du bénévolat ? Une des dimensions de notre vie les plus précieuses pour le marché, qu’il prend un soin particulier à organiser, à quantifier, à découper en tranches de plus en plus fines et précises, c’est le temps. Le marché aspire depuis ses débuts à détenir le monopole du temps, il rêve que tout notre temps lui soit consacré, soit à produire, soit à consommer. C’est ce qu’illustre la transformation radicale de la manière d’organiser les loisirs chez les jeunes. À la limite, on a l’impression que le goût d’un jeune de s’amuser en jouant au hockey est devenu aujourd’hui un prétexte pour consommer des marchandises équipement, aréna, voiture des parents…, et pour consommer le temps de plusieurs personnes : entraîneur, parents.

Tous connaissent la phrase de Benjamin Franklin : « Rappelle-toi que le temps est de l’argent. » Time is money. Le bénévolat s’attaque de front à cette prétention du modèle marchand. Il accorde de l’importance au lien plus qu’au produit, il accorde du temps au temps. Et en ce sens il s’oppose au marché. L’acte de bénévolat, libre et gratuit, envers un inconnu, est un geste de contestation radicale de la mondialisation marchande, laquelle affirme que le temps n’est que de l’argent. C’est pourquoi on peut penser qu’il sera de plus en plus dans la mire du marché. On va chercher à l’encadrer, à le soumettre à des objectifs qui ne sont pas les siens, à diminuer l’importance du lien, de la qualité du rapport que le bénévole entretient avec la personne qui reçoit ses services, à sacrifier la qualité de la relation à l’efficacité des résultats, alors que, souvent, justement, la qualité du résultat est dans le lien. L’esprit marchand peut pénétrer l’esprit des bénévoles eux-mêmes et transformer le sens de leur geste.

Pour l’instant, c’est surtout de l’État que vient le danger. Mais c’est le même esprit qui imprègne l’intervention étatique. Les gouvernements ont tendance à soumettre le geste bénévole à leurs impératifs et à leurs priorités, à l’utiliser pour des motifs étrangers au bénévolat, pour régler par exemple les problèmes financiers du gouvernement, ce qui altère le sens du bénévolat : il devient du travail non payé, du cheap labor. C’est déjà un premier pas. On utilise de plus en plus des critères appartenant au monde salarial pour évaluer l’efficacité du bénévolat. Mais ne nous trompons pas. Le marché, comme on l’a vu avec le don de sang, va surveiller de près ces pratiques et tenter de les récupérer dans la mesure où il va percevoir une certaine rentabilité potentielle dans ces domaines d’intervention, dans la mesure où il va imaginer, et le marché a beaucoup d’imagination, que ce temps que donnent les bénévoles pourrait bien être de l’argent. Comme pour la philanthropie, on peut penser qu’il va commencer par s’offrir, par offrir ses services, en respectant les valeurs et les préférences des bénévoles. Stebbins (2001) définit le bénévolat comme un « loisir sérieux ». Or le marché a envahi depuis belle lurette l’univers des loisirs. Et les bénévoles auront de plus en plus à leur disposition des moyens fournis par le marché. Le bénévolat est un énorme marché potentiel… !

L’utopie productiviste

Il me semble que si le bénévolat accepte de s’intégrer à ce modèle, il est perdu. Il importe au contraire de renverser la vision des choses qu’imposent l’approche néolibérale et le paradigme de la production. Et d’abord d’en mettre en évidence le caractère fallacieux et irréaliste. Est-il possible qu’une société ne vive que de production en passant par le marché et l’État, par le rapport salarial et le commerce formel ? Oui, répond-on, et c’est même ce que toute société doit viser. Veut-on revenir à la misère antérieure ? On n’a qu’à observer les sociétés africaines actuelles qui vivent d’une économie informelle, avec des taux de chômage inacceptables, et la misère qui l’accompagne pour se convaincre que ce modèle est non seulement réaliste, mais que c’est le seul souhaitable. Cette vision me semble en partie illusoire. Le plein emploi des individus est peut-être tout simplement impossible à atteindre. Nous vivons peut-être aujourd’hui les limites de l’extension de ce modèle depuis les débuts de l’industrialisation. Pourquoi en serait-il ainsi ? Dans les sociétés africaines, le système est organisé de telle sorte que, dans un réseau de parenté, une ou deux personnes vont travailler sur le marché formel et distribuent le gain monétaire à l’ensemble du réseau. Les autres sont occupés à d’autres activités non monétaires : élevage des enfants, culture vivrière, troc, intermédiaires, petits boulots informels. Les économistes disent que cette économie informelle est inférieure à l’économie marchande, et que l’idéal serait que toutes les activités du réseau en question passent par l’économie monétaire formelle. Ce n’est pas une utopie, affirment-ils. La preuve : cela a existé pendant les trente glorieuses en Occident ; nous avions alors le plein emploi et la croissance.

Or cette situation n’a jamais existé au sens où les économistes l’entendent. Quand on l’examine de plus près, on a la surprise de constater que le modèle des trente glorieuses était en fait structurellement similaire à ce qu’on vient de décrire pour l’Afrique. Car il n’y a jamais eu de plein emploi pour les individus, mais pour des ménages seulement, c’est-à-dire pour des réseaux de parenté. Certes, ils étaient plus restreints que les réseaux de parenté africains. Mais est-ce si différent structurellement ? Un individu, un membre du réseau avait accès à l’économie monétaire et les autres fonctionnaient autrement. On disait qu’on avait le plein emploi non pas parce que tous avaient un accès à l’économie monétaire, mais simplement parce qu’une seule personne par réseau demandait un emploi. Les autres n’étaient donc pas considérés comme chômeurs. Il n’y a jamais eu rien d’autre qu’un plein emploi de réseaux (de ménages), jamais de l’ensemble des personnes en âge de travailler. Au contraire, par rapport à ce critère, la proportion de personnes ayant actuellement un emploi dans l’économie formelle est aujourd’hui beaucoup plus importante qu’au moment où l’Occident a connu le plein emploi, et non l’inverse. Cette proportion a crû constamment jusqu’à tout récemment. Et le chômage, au lieu de diminuer, a lui aussi augmenté. Ce qui devrait nous inciter peut-être à nous poser des questions sur les limites de ce modèle ainsi que sur son avenir.

Le bénévolat en tant que Cheap Labour

Parce qu’on ne tient pas compte du fait que la société salariale n’a vraiment existé que lorsqu’elle était fondée sur les réseaux familiaux, le bénévolat a de moins en moins de place et finit par n’avoir plus qu’un seul statut, celui d’être du cheap labour. On en vient à l’absurde position qu’une activité n’est pas utile si elle n’est pas exercée dans le cadre d’un emploi formel, et qu’inversement toute activité exercée dans le cadre d’un emploi formel est par définition utile puisqu’elle crée un emploi. C’est ce à quoi aboutit le paradigme de la production décrit plus haut. Mais quand Alphonse Desjardins a lancé les caisses populaires, il ne s’est pas demandé combien d’emplois cela créerait. Il voulait que ce soit utile parce qu’il avait reconnu un problème. Et si tous ses premiers collaborateurs avaient voulu travailler bénévolement parce qu’ils en avaient les moyens, il aurait été enchanté parce qu’il aurait pu accorder encore plus de prêts à des gens qui en avaient besoin.

On appelle aujourd’hui de nos voeux un « social de troisième type », une « société d’insertion » sans se rendre compte que tout cela existait avant, dans un modèle où chaque réseau était globalement inséré dans la société, où l’économie formelle était insérée dans les réseaux. On fait comme si la société salariale des trente glorieuses était une société dont l’économie était entièrement « formalisée », alors qu’en fait l’économie sociale est en train de disparaître et non pas de naître, nos efforts doivent s’appliquer à l’empêcher de mourir et à la faire renaître sous une autre forme. Car il faut évidemment modifier ces réseaux qui reposaient sur une division sexuelle des tâches qui n’est plus admise dans la société actuelle. Mais il faut reconnaître le principe que le modèle antérieur qu’il faut remplacer fonctionnait bien parce que l’emploi était réparti par réseau, et non pas parce que tout le monde était salarié. Aujourd’hui, on considère la société à partir des individus seulement. Voilà la source du problème.

On oublie qu’elle est composée de réseaux. Voir la société comme un ensemble de réseaux redonne une place au bénévolat et lui accorde un statut autre que celui d’activité non salariée, comme on a souvent tendance à le définir. C’est l’enjeu fondamental pour le bénévolat. Car, une fois défini de cette manière négative, le bénévolat n’a plus d’avenir. Tout le reste s’ensuit. Dans ce contexte, le bénévolat est condamné à devenir instrumental et par le fait même à disparaître. Le principal danger du bénévolat aujourd’hui me semble être cette tendance à s’autodéfinir par rapport au modèle productiviste. Pour avoir de l’avenir, le bénévolat ne doit pas essayer à tout prix de s’intégrer dans ce modèle productiviste mais au contraire penser la société actuelle, l’État, le problème de la crise de l’emploi, à partir d’autres postulats émergeant du bénévolat lui-même. Le bénévolat doit résister à cette définition hétéronome, et définir au contraire la société à partir des valeurs qui lui sont propres : les valeurs du don, fondées sur le lien. On mettra ainsi en évidence l’absurdité de la société actuelle, à partir de l’impossibilité d’une véritable reconnaissance de l’activité bénévole. Mais, pour ce faire, il faut adopter un modèle qui part vraiment du relationnel, et non pas des catégories propres au rapport salarial et au marché. Or on a de plus en plus tendance à définir les bénévoles comme du personnel non rétribué. Ce faisant on le définit par l’absence de quelque chose au lieu de le définir positivement : le bénévolat désigne la liberté du geste, il renvoie au don, à un autre modèle, à une autre matrice. On ne doit pas analyser les activités de ce secteur d’activités sociales en ayant recours aux catégories appartenant à un autre secteur.

Mais comment faire ? Je pense que, dans toute société, le fondement relationnel, ce sont les liens primaires, les réseaux sociaux. C’est en un sens le premier secteur (et non le quatrième, après l’État, le marché et le tiers secteur). Dans la société moderne, les autres secteurs se sont développés de façon unique dans l’histoire de l’humanité, ce qui porte à définir le bénévolat en fonction de ces secteurs seulement. Mais on ne peut comprendre la dynamique du bénévolat que si on le situe entre les liens primaires, l’État et le marché. De l’État et du marché, il a la caractéristique d’être un rapport entre inconnus ou étrangers. Des liens primaires, il a la caractéristique d’être fondé sur le don, et non sur l’intérêt (profit) ou sur la hiérarchie. La proportion plus ou moins importante de ces deux principes fait que les différentes composantes du tiers secteur, dont fait partie le bénévolat, se situent sur un continuum allant du plus près des liens primaires au plus près du marché ou de l’État. C’est ainsi qu’on pourra mieux comprendre la dynamique du bénévolat et aussi analyser sa force et ses faiblesses. En abordant les organismes bénévoles de cette façon, comme étant situés quelque part entre ces deux pôles, plus ou moins près de l’un ou de l’autre selon les organismes, on évite le danger de les assimiler à un pôle, on évite un biais relationnel, et on met en évidence des expériences spécifiques qui n’entrent pas dans les catégories du rapport marchand ou étatique. En outre, on n’évacue pas de l’analyse les expériences qui sont le plus près du pôle des liens primaires, au profit de celles qui sont plus près du pôle étatique ou marchand.

En se basant sur le concept du don, on est porté à partir des liens primaires, à effectuer réellement ce renversement de perspectives, car le don circule d’abord dans les réseaux primaires, dans les organisations et les institutions primaires. C’est le pôle opposé au marché et à l’État. Le modèle marchand, celui de l’appareil étatique et le modèle des liens primaires sont là comme des matrices pour comprendre la circulation des choses. Il s’avère que le marché s’adapte assez bien à la circulation des biens (produits), l’État, aux services qui ne sont pas trop personnels et les liens primaires, à ce qui a d’abord valeur de lien. Pour penser théoriquement[2] ce qu’on appelle le tiers secteur, dont fait partie le bénévolat, il faut partir de tous les autres secteurs, et pas seulement de l’État et du marché. Car le tiers secteur contient des éléments des autres. Et il est dangereux d’analyser le bénévolat à partir de l’État ou du marché seulement, en se conformant aux pressions qui s’exercent actuellement sur les organismes de ce secteur pour ressembler ou même s’intégrer à l’un ou à l’autre secteur, en y appliquant par exemple le modèle du travail des organisations salariales.

Les résistances à cette tendance se développent. Le don est un contre-modèle. Chaque fois qu’on donne, on affirme la valeur du geste gratuit, de la création, contre la tendance à tout produire. Chaque fois qu’on donne, on réaffirme ce droit des membres de toute société de refuser le modèle comptable, de se priver de leur droit au retour, de prendre le risque de la relation. Le don ajoute en permanence quelque chose aux équivalences comptables, et le système marchand tend toujours à réintégrer ce surplus qu’introduit le don, à le ramener à un échange équivalent. Donner, c’est vivre l’expérience d’une appartenance communautaire qui, loin de limiter la personnalité de chacun, au contraire l’amplifie. Contrairement aux prétentions d’une certaine approche individualiste, l’expérience de la solidarité communautaire ne s’oppose pas nécessairement à l’affirmation de l’identité, car elle peut au contraire la favoriser.

C’est cette expérience que vivent les bénévoles : une expérience sociale fondamentale au sens littéral. Car, avec le don, nous expérimentons les fondements de la société, de ce qui nous rattache à elle au-delà de l’intérêt et de l’équivalence comptable entre les choses. Nous la sentons passer en nous, ce qui crée un état psychique particulier. Pourquoi donne-t-on ? Pourquoi devient-on bénévole ? Pour se relier, pour rompre la solitude et faire partie de la chaîne à nouveau, pour se brancher sur la vie, pour faire circuler les choses dans un système vivant, sentir qu’on fait partie de quelque chose de plus vaste – et notamment de l’humanité chaque fois qu’on fait un don à un inconnu, à un étranger vivant à l’autre bout de la planète, qu’on ne verra jamais. On a alors l’impression d’établir avec lui un lien symbolique bien différent du rapport marchand, bien différent de ce que nous vivons quand nous achetons un produit fabriqué à l’étranger. Du cadeau aux proches au bénévolat lors des grandes catastrophes, à l’aumône ou au don de sang, on donne fondamentalement pour rompre l’isolement de l’individu, pour sentir son identité de façon non narcissique – d’où ce sentiment de puissance, de transformation, d’ouverture, de vitalité qui vient aux donneurs, et qui leur fait dire qu’ils reçoivent plus qu’ils ne donnent.

Avec la mondialisation et la généralisation du libre-échange, avec l’ALENA et la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA), on entend de plus en plus raconter une seule histoire, celle du marché, comme si l’humanité ne vivait que de commerce, comme si tout n’était que produits. Ce siècle verra l’opposition entre un nouvel homme, l’homme produit et producteur, et l’homo donator, celui qui conteste cette vision de l’humanité. Les bénévoles seront au centre de cette opposition majeure qui se dessine. Le bénévolat, parce qu’il est la preuve constante que le temps ce n’est pas de l’argent, sera le témoignage permanent de la nécessité d’autres valeurs que celles fondées sur la production, d’autres valeurs que la valeur marchande. L’action bénévole contribue, comme disait Castoriadis, à construire un autre imaginaire pour remplacer l’imaginaire du Marché.