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Introduction

La protection de l’environnement à travers la gestion publique des ressources a sensiblement évolué depuis une trentaine d’années. Fondée alors sur une approche sectorielle et réglementaire, elle reflète aujourd’hui la tendance mondiale des gouvernements à s’en remettre davantage à la concertation entre les acteurs sociaux et à la capacité d’action des communautés locales (Gareau, 2000 ; Lepage, Gauthier et Champagne, 2003). Les expériences de gestion intégrée de l’environnement se sont ainsi multipliées rapidement à travers le monde (Barraqué, 1995 ; Courchesne, 1998 ; Gariépy et Rousseau, 2000 ; Lang, 1986 ; Porto, La Laina Porto et Azevedo, 1999 ; UICN, 2000). Ces lieux de concertation regroupent des acteurs aux intérêts diversifiés à qui l’on prête, de façon circonstancielle, la capacité de définir l’intérêt général au plan environnemental. Suivant ce courant, le gouvernement du Québec s’est engagé récemment à mettre en oeuvre la gestion intégrée de l’eau par bassin versant à travers la Politique nationale de l’eau (Québec, 2002).

Quels sont les facteurs qui influencent la mise en oeuvre de la gestion intégrée ? Quels seront les effets de la concertation et de la responsabilisation récente des communautés locales sur la protection et la restauration de l’environnement ? Quels défis pour une nouvelle action collective ? Notre recherche, menée à l’enseigne de la sociologie des organisations, formule quelques éléments de réponse à ces questions en examinant le volet participatif du Plan d’action Saint-Laurent (PASL). Tout d’abord, nous exposons la méthodologie utilisée et le programme Zones d’intervention prioritaire (ZIP) qui appelle l’implication des citoyens. Ensuite, nous présentons une typologie des acteurs et leur système d’action. De cette analyse, nous concluons sur les principaux obstacles à la réalisation des objectifs de la concertation qui vise à protéger et à restaurer le fleuve Saint-Laurent, et, de façon plus générale, la gestion intégrée de l’environnement.

Méthodologie

Cet article repose sur une recherche menée auprès de 35 acteurs de deux comités ZIP (Gareau, 2000). Pour recueillir les données des deux études de cas, cinq sources d’informations ont été utilisées : documents officiels, revue de presse, entretiens semi-directifs et observations directes. Ces données ont été interprétées selon l’analyse stratégique, qui fonde sa méthode sur l’approche système-acteur (Crozier et Friedberg, 1977 ; Friedberg, 1994). Dans ce cadre d’analyse, l’action collective n’est pas un phénomène naturel, mais bien un problème que les individus ont à résoudre pour réaliser des objectifs communs. Elle accorde donc une place importante aux acteurs d’une organisation. Un acteur est défini comme tout individu qui, par son appartenance au contexte d’action étudié et par son comportement, contribue à le structurer (Friedberg, 1994). Les acteurs s’engagent dans des relations d’échange et négocient autour du fonctionnement de l’organisation. Ce système de coopération, formé par les réseaux et les relations de pouvoir, eux-mêmes structurés par les jeux et stratégies de chacun, est appelé « système d’action concret ».

Pour reconstituer le système-acteur de deux comités ZIP, situés en zone urbaine hautement industrialisée, 35 entretiens semi-directifs d’une durée approximative de soixante minutes chacun ont été menés. Le questionnaire utilisé à cette fin suit le modèle décrit par Erhard Friedberg dans L’analyse sociologique des organisations, paru en 1988. Lors de l’analyse et de l’interprétation des résultats, la comparaison des témoignages recueillis a permis de dépasser la subjectivité de chacun et de reconstituer le système d’action. Bien que certaines caractéristiques du système-acteur des deux études de cas diffèrent sous certains angles, cet article ne rapporte que les résultats obtenus à la suite d’une analyse comparative permettant de dépasser les contingences locales et de conserver l’anonymat des organisations et des sujets étudiés. Ainsi, la sélection des faits significatifs communs aux deux comités ZIP étudiés nous a permis d’atteindre un certain degré de généralisation. Parallèlement, une comparaison entre le système informel mis en place par les acteurs et le cadre formel du programme ZIP a été établie. Il a alors été possible de relever les facteurs qui stabilisent les systèmes d’action étudiés et qui entraînent le succès ou, au contraire, provoquent un blocage dans le fonctionnement organisationnel. Finalement, nous avons comparé nos résultats avec ceux d’autres recherches analogues.

La structure et le fonctionnement du programme et des comités ZIP

Lancé en 1988 par le gouvernement canadien, le Plan d’action Saint-Laurent (PASL) visait à protéger et à restaurer le fleuve Saint-Laurent (Burton, 1997). Les partenaires privilégiés pour le réaliser étaient le gouvernement du Québec, les universités, les industries et les firmes de consultants ; aucun mécanisme spécifique pour la participation des populations locales ni des autres acteurs sociaux n’est encore prévu.

Un an plus tard, une dizaine de groupes environnementaux du Québec, inspirés de l’expérience des Areas of Concern de la région des Grands Lacs, corrigeaient cette omission en créant le concept des ZIP à travers Stratégies Saint-Laurent (SSL) (Simard, 1990). Ces lieux veulent réunir divers acteurs concernés par la protection et la restauration du fleuve Saint-Laurent : administrations publiques, municipalités, industries, environnementalistes, groupes d’intérêts et citoyens. Le moyen privilégié pour atteindre cet objectif : l’élaboration de plans d’assainissement régionaux intégrant les intérêts des citoyens et des groupes sociaux à travers un processus de consultation publique (Burton, 1997).

En 1994, SSL devient majoritairement financé par le gouvernement du Canada et le programme ZIP est intégré au PASL, devenant le principal élément du nouveau volet « participatif ». Les gouvernements produisent dorénavant un bilan sur l’ensemble des connaissances sur chaque secteur du fleuve. Dans sa nouvelle forme, la consultation publique vise à valider le bilan, à l’enrichir du savoir local et à s’enquérir de la volonté d’action du milieu. Les projets jugés prioritaires lors de ces consultations régionales guident chaque comité ZIP dans l’élaboration du Plan d’action et de réhabilitation écologique (PARE), lequel vise à engager les acteurs concernés dans un processus consensuel de prise de décision pour la mise en oeuvre des projets sélectionnés (SSL, 1996). Dans cet objectif, chaque comité ZIP s’engage à être multisectoriel et représentatif du territoire concerné.

Les enjeux des acteurs de la concertation sur le Saint-Laurent

Tout d’abord, citons certaines informations qui permettent d’améliorer la compréhension du profil des acteurs. Une enquête menée en 2004 par la Chaire d’études sur les écosystèmes urbains de l’UQÀM indique que plus de 40 % des individus impliqués dans la concertation environnementale au Québec détiennent un diplôme d’études de deuxième ou de troisième cycle (Lepage et al., 2004). De plus, un tiers seulement des participants sont des femmes[1].

À partir de l’étude du jeu entre les acteurs, cette recherche a permis de faire ressortir quatre facteurs qui influencent la mission et l’action environnementale des comités ZIP étudiés :

  1. l’éventail des intérêts sociaux de la communauté représentée et l’inégalité du rapport de force entre chaque secteur de la société concerné ;

  2. la capacité d’arbitrer les intérêts divergents des acteurs ;

  3. la stabilité organisationnelle et financière pour assurer la réalisation des priorités environnementales ;

  4. l’incertitude des connaissances scientifiques, leur accessibilité et leur interprétation variable selon les valeurs des acteurs en présence.

Ces facteurs constituent des ressources stratégiques utilisées inégalement par les acteurs concernés. La gestion des conflits, par la concertation, apparaît un problème central pour les acteurs au sein des comités ZIP. Les acteurs interprètent différemment la concertation, selon leur milieu d’origine, leurs stratégies, les sources de pouvoir qu’ils utilisent ainsi que les motifs de leur engagement. Suivant cette logique, les acteurs ont été regroupés en trois catégories.

Aussi, on s’aperçoit que ces obstacles à la mission des comités ZIP sont étroitement liés aux présupposés sur lesquels reposent la plupart des organismes de concertation :

  1. les intérêts des individus qui acceptent d’assumer certaines responsabilités au nom de leur communauté peuvent être harmonisés ;

  2. les rapports de force entre chaque secteur de la société représenté sont équivalents ;

  3. en vue d’arbitrer les problématiques environnementales, les données scientifiques sont accessibles et interprétées uniformément par tous les membres ;

  4. les lieux de concertation, dont les moyens socioéconomiques sont restreints, ont la capacité de déterminer des priorités environnementales et d’atteindre les compromis nécessaires à leur réalisation.

La typologie des acteurs

Les acteurs industriels

Les acteurs industriels tolèrent difficilement les épisodes conflictuels et adoptent généralement une attitude défensive s’expliquant facilement, car ce sont les impacts des activités économiques de leur employeur sur le fleuve qui sont en cause lors des discussions conflictuelles. Ces discussions houleuses sont habituellement suscitées par les acteurs environnementaux nationaux, lesquels sont considérés comme des extrémistes par ce groupe d’acteurs. Pour les acteurs industriels, la recherche du consensus occupe une place importante au plan stratégique. En outre, ils connaissent bien les règles formelles inhérentes à la gestion d’une organisation, ce qui leur confère un avantage stratégique lorsque de telles connaissances se révèlent pertinentes. Leur participation peut être considérée comme une extension de leurs tâches professionnelles et leur motivation première consiste à protéger les intérêts de la compagnie qu’ils représentent ainsi qu’à sauvegarder son image.

Les acteurs environnementaux

La majorité des environnementalistes juge la confrontation avec les représentants industriels comme nécessaire et bénéfique. Ces derniers perçoivent la concertation « en douceur » comme un cadre de discussion imposé par les instances gouvernementales. En règle générale, les représentants d’organismes environnementaux ayant une portée d’action nationale adoptent des positions plus fermes que ceux dont le champ d’action est local. Ces derniers sont généralement plus conciliants et collaborent davantage avec les acteurs industriels afin de faire avancer leurs dossiers et de résoudre les problèmes avec lesquels ils vivent quotidiennement. Soulignons que l’ensemble des organismes environnementaux se trouve dans une situation financière précaire, ce qui les place souvent en compétition. Leur participation aux comités ZIP faciliterait la recherche de financement, les rendant ainsi dépendants des contributions provenant des industries et du gouvernement. Ce phénomène entraîne d’ailleurs souvent des dissensions entre les acteurs provenant du milieu environnemental, particulièrement entre groupes locaux et nationaux.

De plus, les acteurs d’organismes environnementaux nationaux connaissent bien les règles organisationnelles du programme ZIP. Ils détiennent également une large expérience politique et médiatique en matière de protection de l’environnement. Malgré leur précarité financière, ces acteurs bénéficient de ressources plus grandes que les groupes environnementaux locaux et détiennent davantage d’expertise scientifique. En général, les acteurs d’organismes environnementaux nationaux sont très insatisfaits de l’avancement des projets. Au moment de l’étude, plusieurs acteurs ont d’ailleurs décidé de ne plus siéger aux comités ZIP ou de n’y participer qu’occasionnellement. Insatisfaits des résultats de ces comités et percevant une inégalité du rapport de force entre eux et les acteurs industriels, les groupes environnementaux recouraient fréquemment aux médias, à la loi et aux règles formelles du programme ZIP.

Les acteurs sociaux régionaux

Cette catégorie d’acteurs regroupe les autres représentants sociaux d’une région comme les groupes d’intérêts sociaux ou communautaires, les organismes récréotouristiques, les municipalités, les syndicats, certains groupes environnementaux locaux, les groupes de citoyens, etc. Les deux scénarios suivants se présentent, et ce, de manière non exclusive.

Le premier scénario se produit lorsque les acteurs estiment que l’affrontement entre les représentants environnementaux et industriels est bénéfique démocratiquement ainsi que pour l’avancement des projets environnementaux, mais ce, à l’intérieur de certaines limites. Leur attitude est donc orientée vers l’arbitrage des deux pôles qui s’affrontent au sein de l’organisme. Soulignons que ces derniers sont aussi les acteurs les plus impliqués dans la dynamique organisationnelle. Le deuxième scénario se produit lorsque les acteurs s’engagent de façon superficielle, car l’environnement n’est qu’un enjeu secondaire pour l’organisme qu’ils représentent. Ils ont alors tendance à être relativement indifférents aux conflits survenant lors de la concertation et ne s’y mêlent qu’exceptionnellement, lorsque ceux-ci affectent l’organisation qu’ils représentent.

Ces acteurs participent aux comités ZIP principalement pour faciliter la recherche de financement et de partenaires, protéger les intérêts de l’organisme qu’ils représentent, accroître leurs connaissances environnementales et évaluer la situation sociopolitique de la région. Malgré leur peu d’expertise scientifique et le fait que les débats opposent surtout les écologistes et les industriels, ces acteurs participent néanmoins aux décisions. Leurs choix sont principalement influencés par les intérêts de leur milieu d’appartenance où l’économie tient souvent une place importante, mais également par les informations amenées par les « deux camps ».

La mise en lien des résultats de la présente étude avec ceux d’études canadiennes, américaines et européennes permet de cerner des obstacles similaires qu’entraînent des systèmes d’action qui sous-tendent la concertation. Ces limites sont liées aux principes fondamentaux de la gestion intégrée ; elles ont été regroupées en deux catégories : le processus décisionnel axé sur l’harmonisation des intérêts et sur les connaissances scientifiques.

L’analyse du système-acteurs

La gestion et l’évitement des conflits

L’ensemble du processus décisionnel des comités ZIP se caractérise par son caractère conflictuel, car les acteurs sont porteurs d’intérêts différents. Ceux-ci ont donc mis sur pied un système afin de faciliter leur coopération et, dans les cas étudiés, ce système se fonde sur la concertation et l’atteinte du consensus. Cependant, cette recherche du consensus à tout prix peut souvent devenir stérile et peu conséquente pour la protection de l’environnement, car les membres dépensent davantage d’énergie au processus de décision qu’à l’action. Ce phénomène a également été remarqué dans le programme Areas of Concern pour la gestion des Grands Lacs et les organismes de gestion par bassin versant aux États-Unis (Armour, 1990 ; Griffin, 1999).

Quoique la concertation facilite la coopération entre les acteurs, elle entraîne souvent un évitement des conflits, créant un système duquel les acteurs plus fermes sur leur position sont marginalisés. Pourtant, selon la présente étude, ce sont surtout les comportements atypiques d’une minorité d’acteurs environnementaux contestataires qui poussent les acteurs industriels à intégrer dans leurs activités certains principes de bonne gestion environnementale. On constate donc une première dérive entre la théorie et son application. En effet, un des principes de la gestion intégrée présuppose que chacun des acteurs est habilité à défendre l’intérêt général rendant ainsi possibles l’insertion de nouveaux acteurs, la prise en compte des intérêts divergents et une circulation de l’information plus grande (Lascoumes et Le Bourhis, 1998).

L’inégalité du rapport de force entre les acteurs

Un des principes fondamentaux de la gestion intégrée de l’environnement consiste à engager, dans le processus décisionnel, le maximum d’acteurs concernés de façon à refléter l’ensemble des intérêts sociaux (Lascoumes et Le Bourhis, 1998 ; Tomalty et al., 1994). Or, à l’instar d’autres études, les résultats de celle-ci révèlent que ce principe se heurte à plusieurs obstacles, notamment à l’inégalité du rapport de force entre les acteurs des divers secteurs de la société. En effet, certains délégués ont la possibilité d’être complètement ou partiellement rémunérés par l’organisme qu’ils représentent pour leur participation au comité ZIP (acteurs industriels, gouvernementaux et municipaux) alors que d’autres ne le sont pas (acteurs des milieux communautaires sociaux, environnementaux et civils). Ainsi, les acteurs communautaires et civils seraient désavantagés par rapport aux acteurs qui sont en partie rémunérés et qui ont davantage l’occasion d’occuper des positions clés, donc de mieux contrôler le programme des activités de l’organisme.

L’inégalité du rapport de force entre les acteurs est également relevée dans des études traitant notamment des organismes de bassin versant en France et aux États-Unis ainsi que des mouvements sociaux québécois (Griffin, 1999 ; Hamel, 1993 ; Lascoumes, 1993 ; Séguin, Maheu et Vaillancourt, 1995). Cette inégalité proviendrait notamment du sous-financement dont souffrent les groupes communautaires, environnementaux et de citoyens. En outre, plusieurs acteurs affirmaient que la situation financière des organismes environnementaux dont les objectifs cadrent avec les critères gouvernementaux, comme ceux utilisant la concertation comme moyen d’action, est meilleure que celle des groupes utilisant des moyens de pression plus oppositionnels. Cela est corroboré par une étude du Réseau québécois des groupes écologistes (RQGE, 2000) et par une recherche portant sur un Conseil régional de l’environnement (CRE) du Québec (Chouinard, 1998). Par ailleurs, l’analyse des entretiens semi-directifs confirme qu’un des principaux motifs de participation des groupes communautaires et environnementaux aux comités ZIP est l’augmentation de leurs chances de financement par le gouvernement.

Cette analyse nous apprend que la protection de l’eau au nom de l’intérêt général, par la confrontation d’idées entre les différents groupes sociaux d’une région comme principe de gestion intégrée, est l’objet de divers blocages. De plus, l’intérêt général est partiellement représenté dans les lieux de concertation, tels les comités ZIP, car ils donnent la parole aux groupes déjà organisés, au détriment de ceux qui ne possèdent ni un niveau d’organisation suffisant, ni les ressources pour se faire entendre (Gauthier, 1998).

L’analyse du système-acteurs au sein des comités ZIP révèle également que les connaissances scientifiques constituent à la fois une ressource stratégique pour les acteurs et un obstacle à la réalisation des projets environnementaux. Les difficultés observées par rapport aux informations scientifiques concernent leur libre circulation, leur accessibilité, leurs incertitudes et leur utilisation par les différents acteurs. La cristallisation des débats scientifiques entre les représentants industriels et environnementaux est la principale résultante de ces blocages.

La verticalité de la collecte d’informations scientifiques

Le premier problème soulevé est lié à l’accessibilité des informations scientifiques. Rappelons que la production des connaissances scientifiques incombe aux experts travaillant pour le gouvernement canadien. Or, les entrevues révèlent que ces connaissances ne sont utilisées que sporadiquement par les acteurs, car elles ne conviennent pas à leurs besoins ou leur sont difficilement accessibles, ignorant ainsi un des principes de la gestion intégrée, soit l’intégration du savoir local. Le manque de vulgarisation des informations scientifiques contribuerait à expliquer la sous-utilisation des connaissances fournies par l’appareil gouvernemental. En effet, le gouvernement ne semble pas avoir tenu compte du fait que, tant au sein des comités ZIP que lors des consultations publiques, les niveaux de connaissances des acteurs sont très inégaux, certains étant des experts en matière d’environnement, et d’autres, des profanes.

Les incertitudes scientifiques, principe de précaution et statu quo

Un recours abusif aux connaissances scientifiques fait souvent obstacle à l’un des concepts clés de la gestion intégrée, soit celui du principe de précaution. En effet, l’incertitude des données recueillies sert souvent de prétexte pour remettre à plus tard les décisions à prendre. Cet obstacle est présent également dans le modèle des Areas of Concern (Boyer, 1988 ; Hartig et Zarull, 1992). En fait, seuls les acteurs environnementaux promeuvent le principe de précaution. Puisque l’incertitude reliée aux connaissances scientifiques bloque fréquemment la réalisation des projets environnementaux, les acteurs se tournent vers d’autres moyens pour arriver à leurs fins. Ils font appel, en fonction des intérêts qu’ils défendent, aux valeurs sociales, à l’économie, aux perceptions du public, etc. Cela nous amène à décrire le système élaboré par les acteurs des comités ZIP en mettant l’accent sur l’incertitude des connaissances scientifiques.

Les connaissances scientifiques : axe central du jeu des acteurs

Les entretiens réalisés démontrent que les débats entre experts sur les dossiers environnementaux se cristallisent autour des acteurs environnementaux et des acteurs industriels, à plus forte raison lorsque les négociations relatives aux projets ont pour enjeux des intérêts économiques importants. Les autres acteurs sont pratiquement exclus de ces discussions ; ils se sentent dépassés relativement à leur connaissance technique du dossier et aux règles du système. Dans ces négociations, l’accessibilité aux informations scientifiques et leur interprétation prennent une grande importance.

Les deux pôles qui s’affrontent utilisent les incertitudes scientifiques, mais de façon différente. D’un côté, les acteurs industriels appuient leur argumentation sur les enjeux économiques et la fragilité des avis des experts. De l’autre côté, les acteurs environnementaux se tournent vers l’opinion publique et préconisent une approche proactive et préventive devant l’incertitude. Il est important de préciser ici que, même si les représentants gouvernementaux n’ont pas droit de vote dans les comités ZIP, leur rôle de bailleurs de fonds fait en sorte que les acteurs ne les considèrent pas comme des agents neutres du système. Cela pose un problème, car, d’une part, ils ne sont pas considérés comme des médiateurs légitimes dans le système et, d’autre part, la majorité des connaissances scientifiques qu’ils fournissent ne sont pas considérées objectives par les acteurs des comités ZIP, causant souvent un rejet des informations fournies.

Dans un processus consensuel, les autres acteurs, même s’ils ne détiennent que peu de connaissances scientifiques, doivent prendre des décisions relatives aux projets environnementaux. Ces décisions sont notamment influencées par les informations présentées par les deux camps, lesquels travaillent pour obtenir l’appui des autres acteurs du système. Les acteurs industriels et environnementaux utilisent donc les connaissances scientifiques pour défendre leurs positions et justifier leur argumentation. Ils usent d’une rhétorique de justification qui prend la forme d’études et de contre-expertises, rédigées dans un jargon scientifique et technique souvent incompréhensible pour la plupart des autres membres. Le même phénomène est observé en France et aux États-Unis (Barouch, 1989 ; Fischer, 2000 ; Latour et Le Bourhis, 1995 ; Mermet, 1992).

L’absence d’expertise considérée neutre par tous les acteurs des comités ZIP entrave sérieusement la réalisation de leur mission principale. Pour mettre un terme à ces débats d’experts, une solution potentielle consisterait à financer une expertise indépendante et un arbitre neutre qui serait responsable de l’organisation des débats (Barouch, 1989). En somme, le recours aux connaissances scientifiques pour régler les controverses environnementales amène un argument supplémentaire aux défenseurs du statu quo et les projets de protection du fleuve Saint-Laurent sont souvent relégués aux oubliettes.

Conclusion

Les résultats de la recherche révèlent qu’au Québec, à l’instar d’autres travaux canadiens, américains et européens sur les expériences de gestion intégrée – axées sur la négociation entre les acteurs –, leur jeu constitue un obstacle majeur. La dynamique sociopolitique vient souvent contredire les présupposés sur lesquels repose la gestion concertée de l’environnement : 1) les intérêts des individus qui acceptent de prendre certaines responsabilités au nom de leur communauté peuvent être harmonisés facilement ; 2) la capacité des acteurs est comparable, ainsi les rapports de force sont négligés ; 3) en vue d’arbitrer les problématiques environnementales, les données scientifiques sont accessibles et interprétées uniformément par tous les acteurs.

Le jeu de la concertation favorise les groupes organisés au détriment de ceux qui ne possèdent pas un niveau d’organisation développé. De plus, on observe la marginalisation des acteurs qui emploient une stratégie d’opposition plus intransigeante. La plupart du temps, le processus de concertation et la recherche du consensus à tout prix l’emportent sur l’objectif de protection de l’environnement.

Paradoxalement, l’utilisation des connaissances scientifiques devient souvent un obstacle à la mise en oeuvre des projets environnementaux liés à la protection du fleuve Saint-Laurent dans les comités ZIP étudiés. Les blocages observés quant aux informations scientifiques concernent leur accessibilité, leurs incertitudes et leur interprétation, ce qui entraîne la cristallisation des débats scientifiques entre les représentants industriels et les experts des groupes environnementaux. Le manque de connaissances scientifiques est souvent utilisé comme argument pour maintenir le statu quo. Voilà bien un obstacle important au développement durable, qui s’éloigne du principe de précaution. De plus, l’incompréhension du jargon scientifique et technique employé entraîne une inégalité entre les acteurs et l’exclusion de plusieurs d’entre eux. Parallèlement, le processus de collecte et de production des connaissances élaboré par les instances gouvernementales intègre insuffisamment les acteurs des comités ZIP, ce qui crée un obstacle à l’intégration du savoir local.

Pour la mise en oeuvre de la gestion intégrée par bassin versant, comme la prévoit le gouvernement québécois avec sa politique nationale sur l’eau, il serait judicieux de tenir compte des facteurs de réussite et d’échec des expériences actuelles et passées d’ici et d’ailleurs. La société québécoise y gagnerait tant sur les plans environnemental, social qu’économique. Il faut enfin reconnaître, plutôt que de nier, l’importance du défi que pose toute nouvelle forme d’action collective dans le domaine de la protection environnementale.